Ce texte précis dans ses descriptions apparait comme un petit tableau, juste un clin d’œil sur les coulisses des bureaux, juste de quoi se laisser surprendre par l'occasion d'un rapide toilettage de libido endormie par quelque effet de décalage horaire.
Tout en n'étant pas avare en détails, sans toutefois atteindre la description chirurgicale, ce petit texte m'a semblé empreint d'une pudeur si marquée, que je reste persuadée qu'à aucun moment le lecteur ne mettra en question sa réalité expérimentale, et, pour ceux qui ne pratiquent pas le genre, l'exercice semblera si naturel, que du coup le caractère documentaire s'effacera sans céder la place à une simple curiosité, peut-être parce que l'on ressent que le personnage principal tout en restant plutôt réservée, n'en est pas à son premier "délit".
J'ai trouvé aussi entre les lignes quelque chose d'un appel, comme un "allez, les filles, laissez-vous donc aller", au fond, comme si l'exercice en question était appelé comme supplément aux bains-douches, un petit massage brésilien pris en passant, sans trop de douceur cependant. Personnellement j'imagine assez bien ce que notre héroïne est allée chercher au Brésil, ou qu'elle y a trouvé sans avoir rien prémédité, car on devine encore, entre ses pensées, un vague souvenir de plage, qui sans doute l'aide à se laisser aller, peut-être pour se réveiller complètement et se persuader qu'elle est de retour sous un ciel moins cool, qui ne propose plus qu'une douche très excitante à la place des grandes eaux tropicales.
Ce texte est vraiment découpé au couteau de Tchouang Tseu : "Le même couteau me sert depuis dix‑neuf ans. Il a dépecé plusieurs milliers de bœufs, sans éprouver aucune usure. Parce que je ne le fais passer, que là où il peut passer."
On pourrait dire tout aussi bien que l'auteure ne fait que passer sur cette histoire, et le lecteur devrait se méfier, de ne pas se laisser embarquer dans la voiture pour finalement passer à travers les mailles du texte. En effet le récit n'a presque pas d'épaisseur, donc il n'y a pas besoin de couteau, et plutôt que de lire des mots on a l'impression de voir une série d'images qui ne tournent même pas au ralenti, tellement ce temps-là est réel.
Le texte est (presque) banal, en somme, sans prouesse de style, et pourtant il se lit lentement, ça se digère comme un médicament contre la migraine produite par l'ingestion d'infos trop lourdes, comme tant de médias savent en délivrer jusqu'à l'indigestion. Le tout baigne dans une sorte de lumière qui ne manque pas d'esthétique. On n'aura pas besoin de se réveiller, puisqu'on ne rêve pas, au point qu'au lieu d'intervenir le lecteur aurait plutôt envie de participer, comme pour y voir plus clair ou pour se pincer : est-ce que cela s'est vraiment passé ?
C'est rapide et sans gras, cette histoire, même si ce n'est pas privé de nerfs : tout le superflu et le superfétatoire a été nettoyé, comme si un chirurgien était passé par là, ou un expert en écriture qui vous dit en deux mots le quoi et le qu'est-ce des caractères des personnages, sans émettre le moindre jugement éthique ou porter le moindre avis sur la plausibilité du fait :c'était donc possible, puisque cela est. C'est à vous de juger, si vous voulez, mais souvenez-vous qu'un homme au volant change de nature, soit il se met à gueuler, soit il est cool et parle calmement ; donc faites bien attention, messieurs, en prenant le volant, même si peut-être, ici, la voiture aura été volée.
Cela arrive aussi, au conducteur, de dégainer quelques mots à sa passagère, donc l'opération est ici décrite à coup de phrases courtes mais incisives, ce qui fait que, à bien y regarder, le lecteur passe à travers le récit tout entier jusqu'à l'événement final ; ou plutôt non, voyez, il passe aussi à travers celui-ci et reprend finalement la route. Comme pour un texte de pub ou de marketing, rien n'est "vraiment" décrit, et pourtant on aboutit à l'objet qui apparaît en provoquant l'envie d'en savoir davantage, comme dans une pub pour les voitures. Rien de matériel en somme, juste l'envie d'évoquer la joliesse de la voiture en question et son équipement ; sauf qu'ici c'est un meurtre qui est évoqué, comme pour nous donner envie d'y voir plus clair, parce que, voyez-vous, il n'y a ni pourquoi ni comment. Après tout, ce n'est peut-être qu'une option dans votre voiture, ou bien l'un de ces agréments que l'on trouve souvent sur une aire d'autoroute.
C'est un événement banal sur l'aire d'une autoroute, donc, et pourtant cela ne manque pas de toupet. Finalement, banal comme une circulation fluide, ce n'est même pas, en somme, un accident, et pourtant en peu de mots et trois mouvements tout n'est pas dit, même si non seulement la scène, mais les personnages sont décrits, inscrits et circonscrits dans une sorte de plan fixe mortel. A la fin, c'est au lecteur de faire tout le boulot, car il reste quand même dubitatif, le lecteur, si oui ou non un délit peut être aussi simple que ça, disons, dans son contour esthétique, et si facilement perpétré, et il se dit, le lecteur, non seulement "pourquoi pas", mais qu'en fait c'est ainsi que ça se passe "en vrai", une fois décapés tous le médias qui font le gras d'un fait divers. Oui, le lecteur est pris dans le vif d'un événement vu à travers un journal sans texte, juste une fenêtre ouverte avant que flics et journalistes s'en mêlent pour dire la soi-disant vérité et enquêter pour la justice. "Pour une fois qu'on y voit clair", voilà ce que le lecteur se dit.
D'ailleurs, peut-être que le lecteur aura envie d'en profiter lui aussi, tellement cela parait facile, mais ce qui est sûr, c'est qu'il n'ira pas cafter, car lui aussi est maintenant coupable d'avoir vu. Curieuse, cette impression, de penser qu'en tant que lecteur on aurait pu souvent intervenir, ne serait-ce que pour critiquer la forme d'un texte ou son contenu, alors qu'on ne le peut pas ici. C'est l'histoire d'une rencontre banale entre deux individus lambda, qui aurait pu finir tout autrement, c'est à dire dans rien du tout, un petit mensonge de la fille, un silence du gars, au fond, juste une petite aventure, sauf qu'ici cela se passe tout autrement... quoique aussi banalement.
N'est-ce pas, là, en dehors de tout pathos, un poème sur la disparition de tout ? La "nature", finalement, n'aura été que la magie de l'enfance, l'histoire d'un soir funèbre, car seul encore ce qui reste des animaux apprécie l'aube et le couchant. C'est surtout un poème sur le crépuscule de "l'homme" (pardon, de l'Homme), que l'on "voit" là, car quand les ours, les éléphants et les tigres auront disparus, même nos vieux jouets ne nous parleront plus.
Voilà le message, qui n'aura pas été émis par le narcissisme de l'auteur(e), mais comme le dernier trait issu d'un monde qui déjà n'est plus.
Mais pourquoi venir déclamer sous les murs d'une Humanité urbaine qui n'entend plus que la télé, et qui n'est plus obsédée que par le recyclage de ses déchets ?
Pour paraphé Zoroastre, je dirais que la meilleure des choses qui puisse nous arriver, c'est de mourir bientôt.
Voilà ce qui selon moi, au-delà de l'hommage à la défunte poétesse, que ce soit voulu ou pas, émane du message enclos dans le poème de V9V, comme une bouteille à la mer, si vous voulez.
Ce poème est à la fois très émouvant, mais réaliste, un débat entre mémoire et oubli, et, en même temps avec un olivier tout tordu. Et puis la mort, et de nouveau l'arbre, qui est plus qu'un symbole, mais un fil nécessaire, à la fois pour se souvenir, et se ramener à soi.
Il est aussi, l'olivier, comme le fil du travail du texte : cela se sent bien de partout, ses branches qui s'entrelacent dans les vers du poème.
Parfois, on se demande si l'on ne voit pas le tronc. L'arbre est à la fois marqué, dans doute par des cœurs et des flèches,ceux qui de coutume percent l'écorce et la triturent en mémoire, mais aussi par le texte du poème lui-même, qui s'écrit dessus en même temps qu'il s'y emmêle.
Quand même, je crois que c'est l'olivier qui est plus fort et qui reprend tout ça. Mais enfin, on dirait, à défaut de symbiose, une sorte de construct végétal, un peu artificiel, comme le lierre lorsqu'il s'enroule à un arbre; sauf qu'ici, il ne semble pas que l'un soit le parasite de l'autre, et vice versa.
Ce qu'il y a, aussi bien, c'est qu'un certain vide a sa place : l'olivier a, je dirais, quelque chose de transparent, on y verrait presque à travers, quelque chose comme... le souvenir du mort.
L'auteure oubliera-t-elle le décédé, ou bien cet oubli à la fois suspecté et testé est-il déjà contenu dans l'arbre, soutenu par lui?
En fait, il ne s'agit pas du débat sempiternel entre mémoire et oubli, comme un amant qui se souviendrait de l'autre, qui est passé, comme on dit, de l'autre côté : ce qui est interrogé, c'est une certaine vérité, une certaine authenticité du souvenir et de l'oubli.
Ici, on ne se sent pas coupable, si l'on oublie; ce serait, disons, comme une certaine mécanique, une machinerie qui appartiendrait à quelque chose de l'arbre, de l'olivier, qui est à la fois un dedans et un dehors de l'auteure : l'oubli, et la mémoire se sont rapprochés des procès biologiques de l'arbre, qui détient le secret de leur mécanisme, précisément parce que l'auteure prend le soutien de l'arbre pour les interroger.
De même que poème et branches s'entremêlent, de même se mêlent mémoire et oubli, mais, nullement comme des oppositions entre lesquelles s'infiltreraient amour et mort, souvenir et désintérêt. Plutôt, ici, comme une alchimie entre des instances, alchimie qui appartiendrait à l'arbre, cette fois comme identifié avec l'auteure.
C'est ce dernier, l'auteure, qui interroge l'arbre, car, lui, l'arbre, a peut-être la solution : comment s'y prend-t-il, pour venir à bout du binôme mémoire/oubli ? Assurément, on devine qu'il doit s'y connaître, lui, l'olivier, pour revenir tous les ans, redonner les olives qu'il oublie pourtant entre-temps, sans doute parce qu'il est occupé ailleurs, la nuit par exemple, à lutter contre le froid. Si toutefois il donne des olives chaque année... ce qui n'est pas toujours le cas. De même la mémoire et ses efforts... ne portent pas toujours de fruits.
On sent bien aussi, la présence de la nature, ou en tout cas, quelque chose du temps, qui s'écoule, mais, à la façon des plantes. Qui s'écoule ? peut-être pas. Et le mort, de son côté, est peut-être dans l'arbre, vous savez, les cendres... mais cela n'est que subtilement évoqué, on est loin des discours sur le mort qui revient dans le bois, qui se survit grâce à la plante.
Tous ces clichés glissent et sont successivement détruits, tout comme on passe sur ce galvaudage de la mémoire qui s'inscrirait sur l'écorce de l'âme, vous savez, dans ces cœurs tracés par les amants.
On devine, donc, que quelque chose du deuil a été dépassé, y compris le trop fameux "travail" du deuil... Et l'auteure elle(?)-même, à son tour, n'est pas situable; elle est dans le vide que j'évoquais, peut-être, entre le mort et les racines, mais, en même temps, l'auteure s'est dégagée.
On devine que l'arbre lui-même est moins fascinant; quelque chose, dans la clarté intellectuelle, parvient à se défaire de l'arbre-symbole, tout comme du symbolisme lui-même.
J'ai trouvé fort intéressant le ton du texte, pour une fois que l'on n'est pas en train de décrire (le mieux possible - et il faut voir comment certains auteurs classiques s'y sont attelés pour nous enfiler le suppositoire soporifique) un état de fait, un événement... réel.
Et pourtant, cela en a tout l'air, alors que la force de la conviction, en lisant le texte, on la tient du rêve, ou de sa description. Ou de la conviction, du sentiment qu'a le lecteur, qu'en fait on lui raconte un rêve, et ce, le plus scrupuleusement possible. Pour un peu, on sentirait presque l'effort mené par la narrateur, pour nous rendre ce rêve perceptible.
C'est un fait : le narrateur écrit son rêve, nous le raconte, comme s'il (le narrateur, mais aussi bien le rêve lui-même) se trouvait dans la "vraie" vie.
Et c'est crédible, parce que possible : il y a des narrateurs qui ignorent la réalité qu'ils décrivent naïvement : ils croient décrire ce qui leur est arrivé, et c'est vrai; mais c'est naïf dans le sens où, à les lire, le lecteur sent bien que pour l'auteur, cette réalité décrite, non seulement est la seule qu'il ait jamais connue, mais reste la seule possible, considérée comme possible par l'auteur lui-même, qui, de ce fait, "croit" à sa vie, à sa validité complète, même si elle a été difficile. Et, si en effet il peut imaginer une autre vie possible, s'il peut imaginer,tout aussi bien, avoir préféré faire ceci plutôt que cela, ou encore s'il peut imaginer une autre vie qui eût pu être la sienne, il faut dire qu'il se l'imaginerait encore dans le type de celle-là, non pas en tant que valeur, bonheur, ou efficacité, plus puissante ou plus vraie, mais, disons dans le même type de décor.
Plus exactement je veux dire ceci : y compris dans les œuvres de fiction, ou hyper-réalistes, on tourne autour d'une réalité qui est donnée, par ex comme si les cités-dortoir avaient toujours existé; on reprend l'enfance qu'on y a vécue, et c'est vrai, la description peut être honnête, et surtout authentique, mais, le lecteur aura toujours l'impression que l'on se trouve là, non pas dans une position existentielle relative, mais dans le seul monde possible, le seul monde qui nous ait été donné, ou qui ait été donné non seulement à l'auteur, mais aussi bien à nous-même, dans une équivalence ou opposition, par ex, nous aurions eu, contrairement à lui, avoir, et décrire, une enfance de bourgeois, que nous pourrions narrer au même titre que la sienne, en revendiquer une certaine valeur, la validité de nos souvenirs, une certaine bonne-foi.
Et quand le narrateur d'un texte donné parle de l'oppression d'un système politique, par exemple de "cages à lapin" des cités dortoir, il ne laisse pas entendre que le décor, les constructions, les voies d'accès, les relations inter-individuelles aussi, tout cela c'est du politique, de fond en comble politique, obsession rebelle ou non, consciente ou pas.
D'ailleurs on en vient à défendre une "vraie" vie dans les HLM, on revendique son enfance quand les immeubles sont volontairement détruits - et il faut dire que cette revendication peut s'expliquer ou se justifier, être marquée du sceau de l'authentique.
Reste que le fond même du décor est très rarement remis en question, et, ceci est d'autant plus vrai quand il y a oppression directe, épreuve de force. Par ex Orwell et Kafka lui-même ne remettent pas vraiment en question ce fond-là, cette arnaque politique fondamentale.
Il ne faut pas comprendre celle-ci, même si c'est vrai aussi, comme étant la seule conséquence d'une mise en œuvre politique, une manipulation du dehors qui aurait été menée par les classes dominantes : c'est vrai, mais, à partir d'un certain temps, même à des degrés divers, tout le monde est victime et dupe; ainsi, dans l'empire romain, même les nobles vivaient dans un décor de carton; surtout eux, dont la vie se déroulait dans les palais princiers ou les villas avec des motifs en trompe-l’œil. Ils étaient eux-aussi, en quelque sorte, les victimes des architectes ou du bon goût dominant; et pire encore, de la façon dont la société romaine en général s'était débarrassée de la vision grecque de l'existence, et surtout de l'idée d'une certaine "nature".
Ainsi, le peuple romain avait conçu des collines artificielles, avec leur temple dessus, et ce, pas (seulement) parce qu'en Italie, dans certaines zones, il n'y avait pas de tertre, de "hauteur" pour accueillir un temple : la vision de la nature avait changé, car, à la nature, on voulait lui faire la nique, et, plutôt que d'habiter sur une colline, on préférait en construire une fausse, non pas pour dominer la nature, mais pour en dresser un simulacre, sans doute devenu définitif.
Bon, pour revenir au texte de Landor : c'est intéressant, car l'assertion de la description n'a pas seulement la force du rêve : cette description très simple, si elle dit le rêve, remet en question la mono-réalité que nous connaissons tous.
Cette description, donc, ne nous dit pas seulement, par exemple, que "la vie n'est qu'un rêve"; non, ça va plus loin, elle jette sur le lecteur un soupçon plus profond : si moi, en tant que lecteur, avait pour projet de faire, par exemple, une description aussi serrée que possible d'une journée à Paris, dans le métro, elle ressemblerait, aussi, au texte de Landor.
Non pas en ceci que le texte de Landor décrirait un héros qui se déplacerait dans un décor de fiction, comme si ce dernier était vrai, un peu comme un vieux romain passerait de sa fausse colline aux trompe-l’œil des (fausses) colonnes de son salon, mais plutôt comme si le texte de la description que je ferais de l'une de mes journée en venait à ressembler à celui d'un récit de rêve, et surtout, mieux encore, comme si mon récit, qui se veut récit d'une fiction (celle de mon rêve), risquait à tout moment de démontrer l'invalidité, non pas du récit lui-même, mais de sa référence : et si toute ma vie ne s'était déroulée, au fond, non pas seulement dans un monde seulement possible mais rendu réel, mais dans un monde de politique réelle qui aurait pu être, tout aussi bien, un décor de politique fiction ?
Dans ce sens, tout décor, tout monde de politique-fiction peut être donné comme réel au même titre, tout monde politique hypothétique aurait très bien pu fonctionner et faire l'affaire, au sens qu'il eût dupé de la même façon l'individu qui à présent nous décrit sa journée dans le texte de Landor, au point que, si j'en avais rêvé (je veux dire : comme si j'avais rêvé une journée de moi dans ce monde de fiction), eh bien, j'y aurais cru au même titre qu'à présent, quand je raconte un rêve à mon psy.
Dans le récit d'un rêve, rien, alors, ne permettrait de distinguer le rêve d'un individu réel dans un monde que l'on dira réel, d'avec un rêve imaginé par un auteur, à propos d'un personnage de roman qui dériverait dans un monde fictif, étant entendu que cette fiction ne serait pas créée par l'auteur-magicien Landor, mais serait le décor lui-même, le décor d'un autre monde (politique).
C'est de la même façon, pourtant et par exemple, que la plupart des individus que nous sommes ne s'aperçoit pas que la structure de leurs souvenirs dépend en grande partie de la fiction architecturale dans laquelle ils ont vécu; une fiction qui est devenue réelle à partir des inventions des architectes, eux-même inféodés inconsciemment au pouvoir en place, lui-même conditionné par les faits et les idéaux culturels qui l'ont précédé, et dans lesquels cette même classe dominante est née.
Ce que l'on appelle une "époque", c'est bien cela, une sorte de conditionnement à mort, via l'architecture d'intérieur et d'extérieur, des moyens de transports, etc, de tous nos actes et de toutes nos pensées; non pas seulement au sens simple, où ils seraient "conditionnés", mais plus exactement formatés, sans que soit possible une certaine distance critique, puisque, à ce stade, la conscience elle-même est conditionnée dès l'origine.
A moins que l'on ne puisse dire, tout aussi bien, mais de façon plus radicale, que c'est la politique fiction, qui s'est imposée comme réelle (dans telle société elle est telle, dans une autre société elle sera autrement) qui, au fil des siècles de son application aura, non pas conditionné la conscience, mais, bel et bien, l'aura créée, cette même conscience, telle que nous la connaissons. En ce sens, la théorie de la conscience de la psychanalyse dénonce la conscience décrite par le philosophe (qui la prend comme principe même de sa pensée) comme une conséquence de l'histoire, et par conséquent, de la succession des systèmes politiques.
Il nous reste un certain malaise, que le texte de Landor nous rend perceptible, ou encore l'angoisse, ou une certaine nostalgie d'une autre forme de vie possible, ou d'une autre utopie qui, si elle se réalisait, non seulement cesserait d'être utopie, mais reproduirait sans doute des conditionnements à outrance, sauf peut-être que, si un tel projet sociétal était commun, faisait partie d'un plan partagé, alors, tous les conditionnements de base seraient conscients dès le départ, ce qui ne présuppose en rien leur avenir ou le destin des individus qui naîtraient dans cette nouvelle fiction, devenue à son tour la seule réalité possible - à moins que, dans le fin fond des conditionnements eux-mêmes ne soient inscrits des indices qui trahiraient ce nouveau monde comme ayant été une invention, une utopie réalisée, presque, pourrait-on dire, pour le fun.
Illustrer des haïkus avec des images, n'est-ce pas contradictoire, car le haïku ne parle pas des objets, "l'auteur" étant entre les lignes, et les lignes entre les choses. L'image, entre autre chose, détourne de la lecture, qui d'ailleurs ne devrait pas en être une, car le haïku ne devrait pas être lu comme nous lisons les phrases, ni même comme des phrases tronquées. Le haïku n'a-t-il pas pour but de se débarrasser de l'image, de la pensée par image ou par l'image, et de faire en sorte que la pensée prenne place entre les choses? Le haïku ne saurait être une description, bien davantage une surprise. Et l'image saute par-dessus la description, évite d'en faire la critique. Mais bon, l'occident est féru d'esthétique... Ceci n'est qu'une critique de fond.
Je n'en suis qu'au chapitre 6, et je dirais qu'à la fois rien ne se passe dans l'action et tout se passe dans le récit, je veux dire, pour le le lecteur.
Le récit semble se déployer dans un temps que l'on dira réel, mais qui pourtant s'étire.
Mais ce n'est pas là un temps à suspense, une technique littéraire pour tenir le lecteur en émoi - et pourtant ça fonctionne aussi dans ce sens là, puisqu'on a envie d'entendre la suite.
Oui, d'entendre raconter, bien davantage que de guetter l'événement. Le temps, en fait, s'étire comme un élastique, au fil de la narration, qui au début est divisée en épisodes, qui sont autant de vues sur des jeunes filles en fleurs, avant de focaliser sur une seule, qui pourtant garde pour le lecteur le souvenir de toutes les autres.
Ce qui est curieux, c'est que ce temps réel n'est pas exactement celui de la narration, comme si on voulait dire... que celle-ci s'étire. Elle s'étire en effet, cette narration, mais les actes qui sont narrés, pour ainsi dire, n'avancent pas.
C'est plutôt le temps du récit, je veux dire le temps pris à lire, qui se trouve distendu, et pas du tout le temps qui appartient de coutume à l'action. Même quand il ne se passe rien, on lit quand même. On lit ce qui ne se passe pas et qui attend, sans pourtant presser notre attente.
Justement, l'action s'étire comme sur une aquarelle, dans le temps du récit qui est lu.
Il en résulte une impression très intéressante : les événements narrés, pris dans ce temps de la narration, sont pour ainsi dire saisis au ralenti, il n'en finissent pas de venir, car, quand même, on les attend - et aussi ils n'en finissent pas de finir, car ils durent au-delà de l'attente du lecteur, ils ne s'achèvent pas dans une scène érotique. Ils s'étirent en longueur, et le lecteur sans être pris de langueur pense naïvement que ces événements-là pourraient ne jamais finir. Non pas seulement dans le sens où, comme on dit "on peut toujours en rajouter", soit dans la description, soit dans l'action propres aux événements : non, cette élasticité évoquée plus haut est ailleurs, elle n'est même pas ce ralenti cinématographique tant évoqué, parce que, l'intérêt, c'est que ce ralenti textuel est vraiment une propriété de la narration, ou, pourrait-on dire, interne à la narration, qui laisserait voir quelque chose que l'on pourrait nommer le temps pour lire.
Impossible, donc, de lire machinalement. Oui, les scène se déroulent à travers quelque chose qui permet de les saisir, et on comprend que l'auteur, volontairement ou pas, ne s'est pas contenté de les rapporter ou de les transcrire à partir de ses souvenirs ou de son imagination. On obtient cet effet curieux : on devine quelque chose derrière le texte, qui n'est pas exactement l'auteur : les événements sont comme ralentis par quelque chose, qui serait l'équivalent littéraire d'une lentille optique, qui peut-être ne grossit même pas. Tout comme la traversée de la lumière provoque une réfraction, et surtout un ralentissement de la lumière, quelque chose des événements narrés est ralenti par un filtre invisible du texte, qui ainsi en fait voir l'importance pour eux-mêmes, en dehors de toute signification ou interprétation immédiate ou différée, loin du pathos et du drame, comme peinture de l'essentiel, de ce qui est seulement là, mais qui en dit long sur lui-même.
Quelque chose qui va vieillir, mais qui en attendant est pris, capturé, donné à voir comme une scène de peinture, qui se déroule pourtant. De fait une scène de peinture se déroule aussi, car pour l'amateur d'art les personnages du tableau "bougent", évoluent, et pourtant, aussi bien, restent là. On peut d'autant mieux comprendre la suite de l'action que, justement, ils ne bougent pas, et cependant ne sont pas "immobiles". La peinture n'est pas une prise, un point d'arrêt marqué sur une action dite réelle ou captée, mais un artifice qui démarre une action, qui la fait se prolonger hors du cadre. Même une action relatée, qui serait peinte, dit autre chose que ce qui s'est passé. Pas seulement ce qui aurait pu se passer, non, cela se passe ailleurs.
Assurément, dans le texte, la narration impose aux actions décrites un déroulement lent, mais l'élasticité du temps est ailleurs. Je l'ai dit, elle n'est pas langueur, car la distance entre les personnages est maintenue, cependant dans une sorte d'expectative.
L'échéance n'est pas retardée ou douteuse, ou reportée expressément par un effet de suspense, non : l'échéance de l'acte est certaine, et pourtant elle ne vient pas, et pourtant on ne l'attend même pas, ou à peine, car, l'échéance érotique est reportée dans le texte lui-même. Je veux dire que le texte prend en charge cette échéance, et la scène qui pourrait être décrite in fine est comme projetée dans le plaisir que l'on prend à lire. On pourrait dire qu'il y a là comme un plaisir préparatoire, préliminaire, en attendant la chute du texte et le plaisir des personnages, mais non, pas tout à fait, même si la fin n'a pas lieu, le lecteur se dit, par exemple : "c'est toujours ça de pris". Rien (ou presque)n'est dans la scène, tout est dans la narration.
On comprendra mieux si je vends la mèche, puisque le héros du texte, tout en étant actif, est photographe, de sorte que les événements fixés, que les filles qui se préparent, se déploient dans un temps qui n'est pas naturel ou mécanique, mais qui est celui de la pose. En même temps, on évite le supposé rapport trivial et sempiternel de la fille qui pose nue devant le photographe : la photo est-elle un ersatz pervers, ou un moyen pour atteindre la fin tant attendue par le lecteur, et, dans la vie, par le photographe? Un photographe professionnel couche-t-il avec ses modèles, ou bien est-il blasé? En fait, rien de tout cela ne vient au premier plan, pas même à la surface. Moi-même, j'ai dû faire un effort pour y penser, puisque l'auteur est au-delà, il est passé par là, il a pensé cela et ne s'y attarde pas.
Et alors, me dira-t-on? Alors, la narration elle-même entre dans le temps de la pose, elle a la possibilité, elle aurait la possibilité de s'étirer à l'infini, ou, en tout cas, à la lecture le lecteur souhaiterait en fait que la pose dure, à la fois la pose du modèle, de la fille photographiée (ou plutôt préparée pour la photo), mais aussi la pose du récit, qui somme toute n'en est plus vraiment un, et pourtant, il ne sombre pas, non plus, dans la seule description des faits ou des personnages qui posent.
On pourrait dire que le temps photographique,en général, est considéré (sans trop de réflexion), comme étant celui de l'instantané, mais ce n'est pas ici le cas, du moins dans le texte, car, les sujets, les filles, ne se présentent même pas directement. Non seulement elles ne sont pas "données" avant d'être photographiées, mais, dans le récit, elles se présentent elles-mêmes à leur photographe, déjà photographiées par un autre, de sorte que notre personnage photographe les découvre d'abord vues par un autre (photographe), et il souhaite les améliorer.
Améliorer les photographies de la fille, certes, mais aussi la fille elle-même,puisque, in fine, la photographie améliorée, directement ou indirectement, finit par améliorer la relation.
Comme quoi, non seulement refaire un tirage, mais reprendre une photo, améliore non seulement le résultat, mais la fille elle-même, qui se présente ainsi à votre avantage. Normal, puisque de toute façon nous n'avons affaire qu'à des images, et ici, oui, l'image a été embellie, elle plaît à la fille, qui rentre dedans sans toutefois se laisser trivialement prendre à un jeu qui se serait voulu subtil. Or il s'agit ici d'un jeu littéraire, bien davantage qu'un jeu de séduction ou d'une scène que le texte décrirait comme telle. Encore une fois, le texte a plusieurs dimensions.
Bref, me direz-vous, et je vous répondrai "clic", car si la photo est peut-être prise, voilà que les événements débordent du cadre, notre photographe invite ou se fait inviter au restaurant, et pourrait-on dire, le voilà qui rentre dans le cadre, on se demande maintenant qui va faire la photo du couple en train de dîner.
On devine que le repas pourrait durer longtemps, et la suite aussi, mais ce qui est intéressant, c'est que notre narrateur photographe, dès lors que lui aussi est pris dans le gel du temps concocté par la narration, eh bien, on se demande ce qui va lui arriver.
On se demande aussi, comme lecteur, qui est, maintenant que notre photographe est entré en scène (ou plutôt dans la scène qu'il a préparée), qui est donc,à présent, le photographe de la scène, ou peut-être le photographe du texte lui-même, si ce n'est le lecteur, tant il est vrai que l'on se voit en train de lire, non pas pour entendre dire la suite, ou pour savoir ce qui se passe présentement, mais justement, seulement, pour lire.
Il y a en effet comme une identification du lecteur au photographe qui maintenant de son côté se défausse. On a envie de dire que le texte refait sans cesse le point sur la position du lecteur par rapport au récit : non pas pour entendre ou attendre la fin de l'histoire, mais simplement, si on peut dire, pour entrer soi-même dans le temps : de même qu'il y avait une sorte d'expectative entre le photographe et les filles, de même que celles-ci étaient toujours en train de se préparer pour on ne sait quelle photo, le lecteur est lui aussi, pour ainsi dire, photographié, tenu à distance de la fin, qui est suspendue sans cesse, mais sans effet de suspense.
En attendant, le lecteur lit, tout simplement, ou, si vous préférez, il rentre lui-même dans le temps de la photo, je veux dire, le temps de la photo préparée, qui n'est pas seulement le temps de l'attente de la fin ou de la fameuse "chute", mais peut-être le temps du récit lui-même, ou encore le temps réel, celui des chansons de gestes, mais transposé jusque chez nous, dans la modernité, de sorte que la photographie, en cédant la place au texte, serait presque un artefact qui permet le retour vers le temps réel des événements, à la recherche d'une relation, certes moins dialoguée que ralentie, comme pour se laisser voir, comme pour se donner, enfin, comme modèle.
Peut-être, aussi bien, comme un manuel de combat pour se mouvoir au sein des rapides de la modernité : non pas par un arrêt sur image, car ce ne serait alors qu'un morceau découpé sur les rapides obscurs des gens qui filent en express sans queue ni tête, non pas, peut-être, pour seulement ralentir, mais pour montrer ce qui était pourtant toujours là et qui ne faisait qu'attendre que l'on vienne le cueillir.
C'est donc ici une photo à l'ancienne mode, certes pas numérique ni instantanée, mais révélée, oui, avec un texte comme révélateur, ou encore comme si, en revenant en arrière, on tentait de saisir l'âme de l'ancienne photographie, son pourquoi, et surtout les raisons de ses opérateurs. Que cherchaient-ils ? A entrer dans le temps de la peinture, peut-être(d'ailleurs évoquée par le texte et dans le texte), car ce temps du peintre est peut-être le seul qui permette de voir ce qui est, même s'il révèle parfois ce qui vient.
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Ce texte précis dans ses descriptions apparait comme un petit tableau, juste un clin d’œil sur les coulisses des bureaux, juste de quoi se laisser surprendre par l'occasion d'un rapide toilettage de libido endormie par quelque effet de décalage horaire.
Tout en n'étant pas avare en détails, sans toutefois atteindre la description chirurgicale, ce petit texte m'a semblé empreint d'une pudeur si marquée, que je reste persuadée qu'à aucun moment le lecteur ne mettra en question sa réalité expérimentale, et, pour ceux qui ne pratiquent pas le genre, l'exercice semblera si naturel, que du coup le caractère documentaire s'effacera sans céder la place à une simple curiosité, peut-être parce que l'on ressent que le personnage principal tout en restant plutôt réservée, n'en est pas à son premier "délit".
J'ai trouvé aussi entre les lignes quelque chose d'un appel, comme un "allez, les filles, laissez-vous donc aller", au fond, comme si l'exercice en question était appelé comme supplément aux bains-douches, un petit massage brésilien pris en passant, sans trop de douceur cependant. Personnellement j'imagine assez bien ce que notre héroïne est allée chercher au Brésil, ou qu'elle y a trouvé sans avoir rien prémédité, car on devine encore, entre ses pensées, un vague souvenir de plage, qui sans doute l'aide à se laisser aller, peut-être pour se réveiller complètement et se persuader qu'elle est de retour sous un ciel moins cool, qui ne propose plus qu'une douche très excitante à la place des grandes eaux tropicales.
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Ce texte est vraiment découpé au couteau de Tchouang Tseu : "Le même couteau me sert depuis dix‑neuf ans. Il a dépecé plusieurs milliers de bœufs, sans éprouver aucune usure. Parce que je ne le fais passer, que là où il peut passer."
On pourrait dire tout aussi bien que l'auteure ne fait que passer sur cette histoire, et le lecteur devrait se méfier, de ne pas se laisser embarquer dans la voiture pour finalement passer à travers les mailles du texte. En effet le récit n'a presque pas d'épaisseur, donc il n'y a pas besoin de couteau, et plutôt que de lire des mots on a l'impression de voir une série d'images qui ne tournent même pas au ralenti, tellement ce temps-là est réel.
Le texte est (presque) banal, en somme, sans prouesse de style, et pourtant il se lit lentement, ça se digère comme un médicament contre la migraine produite par l'ingestion d'infos trop lourdes, comme tant de médias savent en délivrer jusqu'à l'indigestion. Le tout baigne dans une sorte de lumière qui ne manque pas d'esthétique. On n'aura pas besoin de se réveiller, puisqu'on ne rêve pas, au point qu'au lieu d'intervenir le lecteur aurait plutôt envie de participer, comme pour y voir plus clair ou pour se pincer : est-ce que cela s'est vraiment passé ?
C'est rapide et sans gras, cette histoire, même si ce n'est pas privé de nerfs : tout le superflu et le superfétatoire a été nettoyé, comme si un chirurgien était passé par là, ou un expert en écriture qui vous dit en deux mots le quoi et le qu'est-ce des caractères des personnages, sans émettre le moindre jugement éthique ou porter le moindre avis sur la plausibilité du fait :c'était donc possible, puisque cela est. C'est à vous de juger, si vous voulez, mais souvenez-vous qu'un homme au volant change de nature, soit il se met à gueuler, soit il est cool et parle calmement ; donc faites bien attention, messieurs, en prenant le volant, même si peut-être, ici, la voiture aura été volée.
Cela arrive aussi, au conducteur, de dégainer quelques mots à sa passagère, donc l'opération est ici décrite à coup de phrases courtes mais incisives, ce qui fait que, à bien y regarder, le lecteur passe à travers le récit tout entier jusqu'à l'événement final ; ou plutôt non, voyez, il passe aussi à travers celui-ci et reprend finalement la route. Comme pour un texte de pub ou de marketing, rien n'est "vraiment" décrit, et pourtant on aboutit à l'objet qui apparaît en provoquant l'envie d'en savoir davantage, comme dans une pub pour les voitures. Rien de matériel en somme, juste l'envie d'évoquer la joliesse de la voiture en question et son équipement ; sauf qu'ici c'est un meurtre qui est évoqué, comme pour nous donner envie d'y voir plus clair, parce que, voyez-vous, il n'y a ni pourquoi ni comment. Après tout, ce n'est peut-être qu'une option dans votre voiture, ou bien l'un de ces agréments que l'on trouve souvent sur une aire d'autoroute.
C'est un événement banal sur l'aire d'une autoroute, donc, et pourtant cela ne manque pas de toupet. Finalement, banal comme une circulation fluide, ce n'est même pas, en somme, un accident, et pourtant en peu de mots et trois mouvements tout n'est pas dit, même si non seulement la scène, mais les personnages sont décrits, inscrits et circonscrits dans une sorte de plan fixe mortel. A la fin, c'est au lecteur de faire tout le boulot, car il reste quand même dubitatif, le lecteur, si oui ou non un délit peut être aussi simple que ça, disons, dans son contour esthétique, et si facilement perpétré, et il se dit, le lecteur, non seulement "pourquoi pas", mais qu'en fait c'est ainsi que ça se passe "en vrai", une fois décapés tous le médias qui font le gras d'un fait divers. Oui, le lecteur est pris dans le vif d'un événement vu à travers un journal sans texte, juste une fenêtre ouverte avant que flics et journalistes s'en mêlent pour dire la soi-disant vérité et enquêter pour la justice. "Pour une fois qu'on y voit clair", voilà ce que le lecteur se dit.
D'ailleurs, peut-être que le lecteur aura envie d'en profiter lui aussi, tellement cela parait facile, mais ce qui est sûr, c'est qu'il n'ira pas cafter, car lui aussi est maintenant coupable d'avoir vu. Curieuse, cette impression, de penser qu'en tant que lecteur on aurait pu souvent intervenir, ne serait-ce que pour critiquer la forme d'un texte ou son contenu, alors qu'on ne le peut pas ici. C'est l'histoire d'une rencontre banale entre deux individus lambda, qui aurait pu finir tout autrement, c'est à dire dans rien du tout, un petit mensonge de la fille, un silence du gars, au fond, juste une petite aventure, sauf qu'ici cela se passe tout autrement... quoique aussi banalement.
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N'est-ce pas, là, en dehors de tout pathos, un poème sur la disparition de tout ? La "nature", finalement, n'aura été que la magie de l'enfance, l'histoire d'un soir funèbre, car seul encore ce qui reste des animaux apprécie l'aube et le couchant. C'est surtout un poème sur le crépuscule de "l'homme" (pardon, de l'Homme), que l'on "voit" là, car quand les ours, les éléphants et les tigres auront disparus, même nos vieux jouets ne nous parleront plus.
Voilà le message, qui n'aura pas été émis par le narcissisme de l'auteur(e), mais comme le dernier trait issu d'un monde qui déjà n'est plus.
Mais pourquoi venir déclamer sous les murs d'une Humanité urbaine qui n'entend plus que la télé, et qui n'est plus obsédée que par le recyclage de ses déchets ?
Pour paraphé Zoroastre, je dirais que la meilleure des choses qui puisse nous arriver, c'est de mourir bientôt.
Voilà ce qui selon moi, au-delà de l'hommage à la défunte poétesse, que ce soit voulu ou pas, émane du message enclos dans le poème de V9V, comme une bouteille à la mer, si vous voulez.
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Ce poème est à la fois très émouvant, mais réaliste, un débat entre mémoire et oubli, et, en même temps avec un olivier tout tordu. Et puis la mort, et de nouveau l'arbre, qui est plus qu'un symbole, mais un fil nécessaire, à la fois pour se souvenir, et se ramener à soi.
Il est aussi, l'olivier, comme le fil du travail du texte : cela se sent bien de partout, ses branches qui s'entrelacent dans les vers du poème.
Parfois, on se demande si l'on ne voit pas le tronc. L'arbre est à la fois marqué, dans doute par des cœurs et des flèches,ceux qui de coutume percent l'écorce et la triturent en mémoire, mais aussi par le texte du poème lui-même, qui s'écrit dessus en même temps qu'il s'y emmêle.
Quand même, je crois que c'est l'olivier qui est plus fort et qui reprend tout ça. Mais enfin, on dirait, à défaut de symbiose, une sorte de construct végétal, un peu artificiel, comme le lierre lorsqu'il s'enroule à un arbre; sauf qu'ici, il ne semble pas que l'un soit le parasite de l'autre, et vice versa.
Ce qu'il y a, aussi bien, c'est qu'un certain vide a sa place : l'olivier a, je dirais, quelque chose de transparent, on y verrait presque à travers, quelque chose comme... le souvenir du mort.
L'auteure oubliera-t-elle le décédé, ou bien cet oubli à la fois suspecté et testé est-il déjà contenu dans l'arbre, soutenu par lui?
En fait, il ne s'agit pas du débat sempiternel entre mémoire et oubli, comme un amant qui se souviendrait de l'autre, qui est passé, comme on dit, de l'autre côté : ce qui est interrogé, c'est une certaine vérité, une certaine authenticité du souvenir et de l'oubli.
Ici, on ne se sent pas coupable, si l'on oublie; ce serait, disons, comme une certaine mécanique, une machinerie qui appartiendrait à quelque chose de l'arbre, de l'olivier, qui est à la fois un dedans et un dehors de l'auteure : l'oubli, et la mémoire se sont rapprochés des procès biologiques de l'arbre, qui détient le secret de leur mécanisme, précisément parce que l'auteure prend le soutien de l'arbre pour les interroger.
De même que poème et branches s'entremêlent, de même se mêlent mémoire et oubli, mais, nullement comme des oppositions entre lesquelles s'infiltreraient amour et mort, souvenir et désintérêt. Plutôt, ici, comme une alchimie entre des instances, alchimie qui appartiendrait à l'arbre, cette fois comme identifié avec l'auteure.
C'est ce dernier, l'auteure, qui interroge l'arbre, car, lui, l'arbre, a peut-être la solution : comment s'y prend-t-il, pour venir à bout du binôme mémoire/oubli ? Assurément, on devine qu'il doit s'y connaître, lui, l'olivier, pour revenir tous les ans, redonner les olives qu'il oublie pourtant entre-temps, sans doute parce qu'il est occupé ailleurs, la nuit par exemple, à lutter contre le froid. Si toutefois il donne des olives chaque année... ce qui n'est pas toujours le cas. De même la mémoire et ses efforts... ne portent pas toujours de fruits.
On sent bien aussi, la présence de la nature, ou en tout cas, quelque chose du temps, qui s'écoule, mais, à la façon des plantes. Qui s'écoule ? peut-être pas. Et le mort, de son côté, est peut-être dans l'arbre, vous savez, les cendres... mais cela n'est que subtilement évoqué, on est loin des discours sur le mort qui revient dans le bois, qui se survit grâce à la plante.
Tous ces clichés glissent et sont successivement détruits, tout comme on passe sur ce galvaudage de la mémoire qui s'inscrirait sur l'écorce de l'âme, vous savez, dans ces cœurs tracés par les amants.
On devine, donc, que quelque chose du deuil a été dépassé, y compris le trop fameux "travail" du deuil... Et l'auteure elle(?)-même, à son tour, n'est pas situable; elle est dans le vide que j'évoquais, peut-être, entre le mort et les racines, mais, en même temps, l'auteure s'est dégagée.
On devine que l'arbre lui-même est moins fascinant; quelque chose, dans la clarté intellectuelle, parvient à se défaire de l'arbre-symbole, tout comme du symbolisme lui-même.
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J'ai trouvé fort intéressant le ton du texte, pour une fois que l'on n'est pas en train de décrire (le mieux possible - et il faut voir comment certains auteurs classiques s'y sont attelés pour nous enfiler le suppositoire soporifique) un état de fait, un événement... réel.
Et pourtant, cela en a tout l'air, alors que la force de la conviction, en lisant le texte, on la tient du rêve, ou de sa description. Ou de la conviction, du sentiment qu'a le lecteur, qu'en fait on lui raconte un rêve, et ce, le plus scrupuleusement possible. Pour un peu, on sentirait presque l'effort mené par la narrateur, pour nous rendre ce rêve perceptible.
C'est un fait : le narrateur écrit son rêve, nous le raconte, comme s'il (le narrateur, mais aussi bien le rêve lui-même) se trouvait dans la "vraie" vie.
Et c'est crédible, parce que possible : il y a des narrateurs qui ignorent la réalité qu'ils décrivent naïvement : ils croient décrire ce qui leur est arrivé, et c'est vrai; mais c'est naïf dans le sens où, à les lire, le lecteur sent bien que pour l'auteur, cette réalité décrite, non seulement est la seule qu'il ait jamais connue, mais reste la seule possible, considérée comme possible par l'auteur lui-même, qui, de ce fait, "croit" à sa vie, à sa validité complète, même si elle a été difficile. Et, si en effet il peut imaginer une autre vie possible, s'il peut imaginer,tout aussi bien, avoir préféré faire ceci plutôt que cela, ou encore s'il peut imaginer une autre vie qui eût pu être la sienne, il faut dire qu'il se l'imaginerait encore dans le type de celle-là, non pas en tant que valeur, bonheur, ou efficacité, plus puissante ou plus vraie, mais, disons dans le même type de décor.
Plus exactement je veux dire ceci : y compris dans les œuvres de fiction, ou hyper-réalistes, on tourne autour d'une réalité qui est donnée, par ex comme si les cités-dortoir avaient toujours existé; on reprend l'enfance qu'on y a vécue, et c'est vrai, la description peut être honnête, et surtout authentique, mais, le lecteur aura toujours l'impression que l'on se trouve là, non pas dans une position existentielle relative, mais dans le seul monde possible, le seul monde qui nous ait été donné, ou qui ait été donné non seulement à l'auteur, mais aussi bien à nous-même, dans une équivalence ou opposition, par ex, nous aurions eu, contrairement à lui, avoir, et décrire, une enfance de bourgeois, que nous pourrions narrer au même titre que la sienne, en revendiquer une certaine valeur, la validité de nos souvenirs, une certaine bonne-foi.
Et quand le narrateur d'un texte donné parle de l'oppression d'un système politique, par exemple de "cages à lapin" des cités dortoir, il ne laisse pas entendre que le décor, les constructions, les voies d'accès, les relations inter-individuelles aussi, tout cela c'est du politique, de fond en comble politique, obsession rebelle ou non, consciente ou pas.
D'ailleurs on en vient à défendre une "vraie" vie dans les HLM, on revendique son enfance quand les immeubles sont volontairement détruits - et il faut dire que cette revendication peut s'expliquer ou se justifier, être marquée du sceau de l'authentique.
Reste que le fond même du décor est très rarement remis en question, et, ceci est d'autant plus vrai quand il y a oppression directe, épreuve de force. Par ex Orwell et Kafka lui-même ne remettent pas vraiment en question ce fond-là, cette arnaque politique fondamentale.
Il ne faut pas comprendre celle-ci, même si c'est vrai aussi, comme étant la seule conséquence d'une mise en œuvre politique, une manipulation du dehors qui aurait été menée par les classes dominantes : c'est vrai, mais, à partir d'un certain temps, même à des degrés divers, tout le monde est victime et dupe; ainsi, dans l'empire romain, même les nobles vivaient dans un décor de carton; surtout eux, dont la vie se déroulait dans les palais princiers ou les villas avec des motifs en trompe-l’œil. Ils étaient eux-aussi, en quelque sorte, les victimes des architectes ou du bon goût dominant; et pire encore, de la façon dont la société romaine en général s'était débarrassée de la vision grecque de l'existence, et surtout de l'idée d'une certaine "nature".
Ainsi, le peuple romain avait conçu des collines artificielles, avec leur temple dessus, et ce, pas (seulement) parce qu'en Italie, dans certaines zones, il n'y avait pas de tertre, de "hauteur" pour accueillir un temple : la vision de la nature avait changé, car, à la nature, on voulait lui faire la nique, et, plutôt que d'habiter sur une colline, on préférait en construire une fausse, non pas pour dominer la nature, mais pour en dresser un simulacre, sans doute devenu définitif.
Bon, pour revenir au texte de Landor : c'est intéressant, car l'assertion de la description n'a pas seulement la force du rêve : cette description très simple, si elle dit le rêve, remet en question la mono-réalité que nous connaissons tous.
Cette description, donc, ne nous dit pas seulement, par exemple, que "la vie n'est qu'un rêve"; non, ça va plus loin, elle jette sur le lecteur un soupçon plus profond : si moi, en tant que lecteur, avait pour projet de faire, par exemple, une description aussi serrée que possible d'une journée à Paris, dans le métro, elle ressemblerait, aussi, au texte de Landor.
Non pas en ceci que le texte de Landor décrirait un héros qui se déplacerait dans un décor de fiction, comme si ce dernier était vrai, un peu comme un vieux romain passerait de sa fausse colline aux trompe-l’œil des (fausses) colonnes de son salon, mais plutôt comme si le texte de la description que je ferais de l'une de mes journée en venait à ressembler à celui d'un récit de rêve, et surtout, mieux encore, comme si mon récit, qui se veut récit d'une fiction (celle de mon rêve), risquait à tout moment de démontrer l'invalidité, non pas du récit lui-même, mais de sa référence : et si toute ma vie ne s'était déroulée, au fond, non pas seulement dans un monde seulement possible mais rendu réel, mais dans un monde de politique réelle qui aurait pu être, tout aussi bien, un décor de politique fiction ?
Dans ce sens, tout décor, tout monde de politique-fiction peut être donné comme réel au même titre, tout monde politique hypothétique aurait très bien pu fonctionner et faire l'affaire, au sens qu'il eût dupé de la même façon l'individu qui à présent nous décrit sa journée dans le texte de Landor, au point que, si j'en avais rêvé (je veux dire : comme si j'avais rêvé une journée de moi dans ce monde de fiction), eh bien, j'y aurais cru au même titre qu'à présent, quand je raconte un rêve à mon psy.
Dans le récit d'un rêve, rien, alors, ne permettrait de distinguer le rêve d'un individu réel dans un monde que l'on dira réel, d'avec un rêve imaginé par un auteur, à propos d'un personnage de roman qui dériverait dans un monde fictif, étant entendu que cette fiction ne serait pas créée par l'auteur-magicien Landor, mais serait le décor lui-même, le décor d'un autre monde (politique).
C'est de la même façon, pourtant et par exemple, que la plupart des individus que nous sommes ne s'aperçoit pas que la structure de leurs souvenirs dépend en grande partie de la fiction architecturale dans laquelle ils ont vécu; une fiction qui est devenue réelle à partir des inventions des architectes, eux-même inféodés inconsciemment au pouvoir en place, lui-même conditionné par les faits et les idéaux culturels qui l'ont précédé, et dans lesquels cette même classe dominante est née.
Ce que l'on appelle une "époque", c'est bien cela, une sorte de conditionnement à mort, via l'architecture d'intérieur et d'extérieur, des moyens de transports, etc, de tous nos actes et de toutes nos pensées; non pas seulement au sens simple, où ils seraient "conditionnés", mais plus exactement formatés, sans que soit possible une certaine distance critique, puisque, à ce stade, la conscience elle-même est conditionnée dès l'origine.
A moins que l'on ne puisse dire, tout aussi bien, mais de façon plus radicale, que c'est la politique fiction, qui s'est imposée comme réelle (dans telle société elle est telle, dans une autre société elle sera autrement) qui, au fil des siècles de son application aura, non pas conditionné la conscience, mais, bel et bien, l'aura créée, cette même conscience, telle que nous la connaissons. En ce sens, la théorie de la conscience de la psychanalyse dénonce la conscience décrite par le philosophe (qui la prend comme principe même de sa pensée) comme une conséquence de l'histoire, et par conséquent, de la succession des systèmes politiques.
Il nous reste un certain malaise, que le texte de Landor nous rend perceptible, ou encore l'angoisse, ou une certaine nostalgie d'une autre forme de vie possible, ou d'une autre utopie qui, si elle se réalisait, non seulement cesserait d'être utopie, mais reproduirait sans doute des conditionnements à outrance, sauf peut-être que, si un tel projet sociétal était commun, faisait partie d'un plan partagé, alors, tous les conditionnements de base seraient conscients dès le départ, ce qui ne présuppose en rien leur avenir ou le destin des individus qui naîtraient dans cette nouvelle fiction, devenue à son tour la seule réalité possible - à moins que, dans le fin fond des conditionnements eux-mêmes ne soient inscrits des indices qui trahiraient ce nouveau monde comme ayant été une invention, une utopie réalisée, presque, pourrait-on dire, pour le fun.
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Illustrer des haïkus avec des images, n'est-ce pas contradictoire, car le haïku ne parle pas des objets, "l'auteur" étant entre les lignes, et les lignes entre les choses. L'image, entre autre chose, détourne de la lecture, qui d'ailleurs ne devrait pas en être une, car le haïku ne devrait pas être lu comme nous lisons les phrases, ni même comme des phrases tronquées. Le haïku n'a-t-il pas pour but de se débarrasser de l'image, de la pensée par image ou par l'image, et de faire en sorte que la pensée prenne place entre les choses? Le haïku ne saurait être une description, bien davantage une surprise. Et l'image saute par-dessus la description, évite d'en faire la critique. Mais bon, l'occident est féru d'esthétique... Ceci n'est qu'une critique de fond.
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Je n'en suis qu'au chapitre 6, et je dirais qu'à la fois rien ne se passe dans l'action et tout se passe dans le récit, je veux dire, pour le le lecteur.
Le récit semble se déployer dans un temps que l'on dira réel, mais qui pourtant s'étire.
Mais ce n'est pas là un temps à suspense, une technique littéraire pour tenir le lecteur en émoi - et pourtant ça fonctionne aussi dans ce sens là, puisqu'on a envie d'entendre la suite.
Oui, d'entendre raconter, bien davantage que de guetter l'événement. Le temps, en fait, s'étire comme un élastique, au fil de la narration, qui au début est divisée en épisodes, qui sont autant de vues sur des jeunes filles en fleurs, avant de focaliser sur une seule, qui pourtant garde pour le lecteur le souvenir de toutes les autres.
Ce qui est curieux, c'est que ce temps réel n'est pas exactement celui de la narration, comme si on voulait dire... que celle-ci s'étire. Elle s'étire en effet, cette narration, mais les actes qui sont narrés, pour ainsi dire, n'avancent pas.
C'est plutôt le temps du récit, je veux dire le temps pris à lire, qui se trouve distendu, et pas du tout le temps qui appartient de coutume à l'action. Même quand il ne se passe rien, on lit quand même. On lit ce qui ne se passe pas et qui attend, sans pourtant presser notre attente.
Justement, l'action s'étire comme sur une aquarelle, dans le temps du récit qui est lu.
Il en résulte une impression très intéressante : les événements narrés, pris dans ce temps de la narration, sont pour ainsi dire saisis au ralenti, il n'en finissent pas de venir, car, quand même, on les attend - et aussi ils n'en finissent pas de finir, car ils durent au-delà de l'attente du lecteur, ils ne s'achèvent pas dans une scène érotique. Ils s'étirent en longueur, et le lecteur sans être pris de langueur pense naïvement que ces événements-là pourraient ne jamais finir. Non pas seulement dans le sens où, comme on dit "on peut toujours en rajouter", soit dans la description, soit dans l'action propres aux événements : non, cette élasticité évoquée plus haut est ailleurs, elle n'est même pas ce ralenti cinématographique tant évoqué, parce que, l'intérêt, c'est que ce ralenti textuel est vraiment une propriété de la narration, ou, pourrait-on dire, interne à la narration, qui laisserait voir quelque chose que l'on pourrait nommer le temps pour lire.
Impossible, donc, de lire machinalement. Oui, les scène se déroulent à travers quelque chose qui permet de les saisir, et on comprend que l'auteur, volontairement ou pas, ne s'est pas contenté de les rapporter ou de les transcrire à partir de ses souvenirs ou de son imagination. On obtient cet effet curieux : on devine quelque chose derrière le texte, qui n'est pas exactement l'auteur : les événements sont comme ralentis par quelque chose, qui serait l'équivalent littéraire d'une lentille optique, qui peut-être ne grossit même pas. Tout comme la traversée de la lumière provoque une réfraction, et surtout un ralentissement de la lumière, quelque chose des événements narrés est ralenti par un filtre invisible du texte, qui ainsi en fait voir l'importance pour eux-mêmes, en dehors de toute signification ou interprétation immédiate ou différée, loin du pathos et du drame, comme peinture de l'essentiel, de ce qui est seulement là, mais qui en dit long sur lui-même.
Quelque chose qui va vieillir, mais qui en attendant est pris, capturé, donné à voir comme une scène de peinture, qui se déroule pourtant. De fait une scène de peinture se déroule aussi, car pour l'amateur d'art les personnages du tableau "bougent", évoluent, et pourtant, aussi bien, restent là. On peut d'autant mieux comprendre la suite de l'action que, justement, ils ne bougent pas, et cependant ne sont pas "immobiles". La peinture n'est pas une prise, un point d'arrêt marqué sur une action dite réelle ou captée, mais un artifice qui démarre une action, qui la fait se prolonger hors du cadre. Même une action relatée, qui serait peinte, dit autre chose que ce qui s'est passé. Pas seulement ce qui aurait pu se passer, non, cela se passe ailleurs.
Assurément, dans le texte, la narration impose aux actions décrites un déroulement lent, mais l'élasticité du temps est ailleurs. Je l'ai dit, elle n'est pas langueur, car la distance entre les personnages est maintenue, cependant dans une sorte d'expectative.
L'échéance n'est pas retardée ou douteuse, ou reportée expressément par un effet de suspense, non : l'échéance de l'acte est certaine, et pourtant elle ne vient pas, et pourtant on ne l'attend même pas, ou à peine, car, l'échéance érotique est reportée dans le texte lui-même. Je veux dire que le texte prend en charge cette échéance, et la scène qui pourrait être décrite in fine est comme projetée dans le plaisir que l'on prend à lire. On pourrait dire qu'il y a là comme un plaisir préparatoire, préliminaire, en attendant la chute du texte et le plaisir des personnages, mais non, pas tout à fait, même si la fin n'a pas lieu, le lecteur se dit, par exemple : "c'est toujours ça de pris". Rien (ou presque)n'est dans la scène, tout est dans la narration.
On comprendra mieux si je vends la mèche, puisque le héros du texte, tout en étant actif, est photographe, de sorte que les événements fixés, que les filles qui se préparent, se déploient dans un temps qui n'est pas naturel ou mécanique, mais qui est celui de la pose. En même temps, on évite le supposé rapport trivial et sempiternel de la fille qui pose nue devant le photographe : la photo est-elle un ersatz pervers, ou un moyen pour atteindre la fin tant attendue par le lecteur, et, dans la vie, par le photographe? Un photographe professionnel couche-t-il avec ses modèles, ou bien est-il blasé? En fait, rien de tout cela ne vient au premier plan, pas même à la surface. Moi-même, j'ai dû faire un effort pour y penser, puisque l'auteur est au-delà, il est passé par là, il a pensé cela et ne s'y attarde pas.
Et alors, me dira-t-on? Alors, la narration elle-même entre dans le temps de la pose, elle a la possibilité, elle aurait la possibilité de s'étirer à l'infini, ou, en tout cas, à la lecture le lecteur souhaiterait en fait que la pose dure, à la fois la pose du modèle, de la fille photographiée (ou plutôt préparée pour la photo), mais aussi la pose du récit, qui somme toute n'en est plus vraiment un, et pourtant, il ne sombre pas, non plus, dans la seule description des faits ou des personnages qui posent.
On pourrait dire que le temps photographique,en général, est considéré (sans trop de réflexion), comme étant celui de l'instantané, mais ce n'est pas ici le cas, du moins dans le texte, car, les sujets, les filles, ne se présentent même pas directement. Non seulement elles ne sont pas "données" avant d'être photographiées, mais, dans le récit, elles se présentent elles-mêmes à leur photographe, déjà photographiées par un autre, de sorte que notre personnage photographe les découvre d'abord vues par un autre (photographe), et il souhaite les améliorer.
Améliorer les photographies de la fille, certes, mais aussi la fille elle-même,puisque, in fine, la photographie améliorée, directement ou indirectement, finit par améliorer la relation.
Comme quoi, non seulement refaire un tirage, mais reprendre une photo, améliore non seulement le résultat, mais la fille elle-même, qui se présente ainsi à votre avantage. Normal, puisque de toute façon nous n'avons affaire qu'à des images, et ici, oui, l'image a été embellie, elle plaît à la fille, qui rentre dedans sans toutefois se laisser trivialement prendre à un jeu qui se serait voulu subtil. Or il s'agit ici d'un jeu littéraire, bien davantage qu'un jeu de séduction ou d'une scène que le texte décrirait comme telle. Encore une fois, le texte a plusieurs dimensions.
Bref, me direz-vous, et je vous répondrai "clic", car si la photo est peut-être prise, voilà que les événements débordent du cadre, notre photographe invite ou se fait inviter au restaurant, et pourrait-on dire, le voilà qui rentre dans le cadre, on se demande maintenant qui va faire la photo du couple en train de dîner.
On devine que le repas pourrait durer longtemps, et la suite aussi, mais ce qui est intéressant, c'est que notre narrateur photographe, dès lors que lui aussi est pris dans le gel du temps concocté par la narration, eh bien, on se demande ce qui va lui arriver.
On se demande aussi, comme lecteur, qui est, maintenant que notre photographe est entré en scène (ou plutôt dans la scène qu'il a préparée), qui est donc,à présent, le photographe de la scène, ou peut-être le photographe du texte lui-même, si ce n'est le lecteur, tant il est vrai que l'on se voit en train de lire, non pas pour entendre dire la suite, ou pour savoir ce qui se passe présentement, mais justement, seulement, pour lire.
Il y a en effet comme une identification du lecteur au photographe qui maintenant de son côté se défausse. On a envie de dire que le texte refait sans cesse le point sur la position du lecteur par rapport au récit : non pas pour entendre ou attendre la fin de l'histoire, mais simplement, si on peut dire, pour entrer soi-même dans le temps : de même qu'il y avait une sorte d'expectative entre le photographe et les filles, de même que celles-ci étaient toujours en train de se préparer pour on ne sait quelle photo, le lecteur est lui aussi, pour ainsi dire, photographié, tenu à distance de la fin, qui est suspendue sans cesse, mais sans effet de suspense.
En attendant, le lecteur lit, tout simplement, ou, si vous préférez, il rentre lui-même dans le temps de la photo, je veux dire, le temps de la photo préparée, qui n'est pas seulement le temps de l'attente de la fin ou de la fameuse "chute", mais peut-être le temps du récit lui-même, ou encore le temps réel, celui des chansons de gestes, mais transposé jusque chez nous, dans la modernité, de sorte que la photographie, en cédant la place au texte, serait presque un artefact qui permet le retour vers le temps réel des événements, à la recherche d'une relation, certes moins dialoguée que ralentie, comme pour se laisser voir, comme pour se donner, enfin, comme modèle.
Peut-être, aussi bien, comme un manuel de combat pour se mouvoir au sein des rapides de la modernité : non pas par un arrêt sur image, car ce ne serait alors qu'un morceau découpé sur les rapides obscurs des gens qui filent en express sans queue ni tête, non pas, peut-être, pour seulement ralentir, mais pour montrer ce qui était pourtant toujours là et qui ne faisait qu'attendre que l'on vienne le cueillir.
C'est donc ici une photo à l'ancienne mode, certes pas numérique ni instantanée, mais révélée, oui, avec un texte comme révélateur, ou encore comme si, en revenant en arrière, on tentait de saisir l'âme de l'ancienne photographie, son pourquoi, et surtout les raisons de ses opérateurs. Que cherchaient-ils ? A entrer dans le temps de la peinture, peut-être(d'ailleurs évoquée par le texte et dans le texte), car ce temps du peintre est peut-être le seul qui permette de voir ce qui est, même s'il révèle parfois ce qui vient.