Au-delà des morts

Fils unique, j’avais onze ans quand ma mère est morte lors d’un bombardement en 1917. Mon père, lui, était parti à la guerre. A cette époque, on perdait facilement ses parents avant de devenir adulte. Ensuite, on se perdait soi-même.

Je suis resté quelque temps auprès du corps de ma mère, sans trop savoir ce que je devais faire. Nous étions en hiver et elle semblait dormir sous les ruines de notre maison. Elle était dans la cuisine et pour moi, elle y est encore aujourd’hui.

Quand j’ai compris que ma vie serait désormais différente, sans une larme, je suis parti. J’ai marché de façon automatique sur les routes défoncées par les obus et quand la nuit est tombée, je me suis retrouvé non loin du front. Je crois que c’est le bruit qui m’avait attiré jusque là. Et aussi l’espoir de retrouver mon père.

Ou son cadavre.

Durant une nuit noire où il était impossible d’y voir à plus de deux mètres, j’ai fait un pas de trop et je suis tombé dans une tranchée.

Un homme a pointé son fusil sur moi, la baïonnette trouant presque mon manteau humide. Il avait été à deux doigts de me tuer avec son arme, mais préféra se servir de mots :

— Va-t’en ! me cracha-t-il en abaissant son fusil.

— Où ? lui demandai-je aussitôt, ne voulant pas mourir sans me défendre.

Nous nous voyions à peine. Autour de nous pourrissaient des cadavres invisibles, victimes des assauts répétés contre un ennemi acharné. L’hiver avait déclaré la guerre, lui aussi : une odeur de mort, de terre et de crasse par-dessus une couche de glace. Il faisait froid jusqu’au centre du cœur, là où l’amour, apeuré, recroquevillé, tassé dans un coin, se demandait s’il aurait encore sa place dans le monde, après.

— Retourne d’où tu viens.

— Ils sont morts, là d’où je viens.

— Demain, ici, nous serons morts aussi.

Je le savais. L’odeur était trop forte pour ne pas le comprendre.

Je mis alors ma petite main dans celle de ce soldat.

— Ça m’est égal, lui dis-je en le pensant vraiment.

J’étais las de marcher seul et si je devais continuer ainsi, je serais bientôt las de vivre.

— Ce n’est pas un coin pour toi, ici. Tu devrais aller jouer ailleurs.

— Je ne joue plus depuis que papa est parti.

Nous étions tous deux hors du temps. Nous discutions comme des acteurs déclamant un mauvais texte dans un décor flou, le froid nous mordant la peau.

Et cette odeur de cadavres.

L’homme parut réfléchir encore quelques secondes et il sourit enfin. Je serrai un peu plus sa main.

— Tu as mangé ?

— Non, dis-je.

Il fouilla dans sa poche et sortit un morceau de pain noir.

Encore une odeur quand je l’approchai tout près de ma bouche, avant de l’engloutir en trois bouchées.

— Je m’appelle Julien, dit le soldat.

— Robert, dis-je la bouche pleine.

Il sourit. Il devait être heureux de donner un peu de bonheur.

— Viens avec moi. On va se mettre à l’abri.

Je le suivis, pataugeant dans une boue nauséabonde. Chacun de mes pas était un exploit : il était si difficile de rester debout.

Nous nous sommes assis sur des sacs, à l’abri sous un bout de tôle, maigre rempart contre les attaques de l’ennemi. Ici, les soldats ne luttaient pas seulement contre les balles. Le bout de tôle, c’était pour se tromper soi-même, pour ne pas croire que tout était vain. Il y avait tant d’horreurs cachées par la nuit autour d’eux et tant de nuit dans leur cœur qu’ils en avaient pris leur parti : au final, ils ne vivaient plus, ils obéissaient.

Ce soir-là, dans la pénombre, je découvris l’endroit par les odeurs qui s’en dégageaient. Je n’avais pas lâché la main de mon soldat et fermant les yeux, j’avais passé en revue toutes ces informations qui me donnaient tant de plaisir. Plus tard, il m’attira contre lui, une main passée derrière mon dos.

— J’ai un fils qui doit avoir ton âge, dit-il alors que je blottissais ma tête au creux de son épaule. Il m’attend à la maison, au coin du feu, en lisant son livre d’école tandis que sa mère tricote une longue écharpe.

Il se frotta les yeux et ajouta :

— J’espère que ce n’est pas trop difficile, pour eux.

Ma mère et moi avions attendu mon père et ça avait été très difficile.

Quand l’aube se leva, je découvris vraiment ce nouveau monde. D’autres soldats se tenaient non loin de nous. Je ne les avais pas vus alors qu’ils étaient là depuis toujours. Ils regardaient au loin, ils regardaient leurs pieds, ils posaient les yeux sur mon soldat et moi, ils regardaient la mort en face et ça n’enlevait plus rien dans leur regard déjà vide. Assis dans la boue, ils se demandaient comment serait ce monde, vu d’en dessous. Certainement pas plus horrible.

Un soldat me sourit :

— Ça va, petit ? Tu viens te battre, toi aussi ?

J’avais les cils encore collés par le mauvais sommeil, j’avais froid, j’avais mal, j’avais faim, je me sentais sale, mais j’étais là, et oui, ça allait. Je hochai donc la tête en signe d’assentiment, un petit sourire au coin des lèvres.

— Bon, dit-il. Alors, on va gagner.

Et c’était vrai. Malgré la puanteur des cadavres qui nous parvenait quand la brise tournait vers nous, je représentais, sur l’instant, leur raison de vivre. Ils formaient autour de moi une barrière inviolable et malheur à celui qui aurait touché à un de mes cheveux.

Puis trois soldats sortirent de nulle part, avec une marmite enveloppée de fumée et une odeur de café. Cette odeur, je la connaissais bien : ma mère versait le liquide noir dans la grande tasse de mon père tandis qu’il beurrait mes tartines.

— Eh ! fit un des trois soldats. Qui c’est, lui ?

— C’est Robert, dit mon soldat, il vient nous aider.

— Tu es devenu fou, Julien ? Ce n’est pas un endroit pour les enfants. Il doit partir.

— Où ?

— Chez lui.

— Il est français : chez lui, c’est partout en France.

— Tu es devenu fou, mon pauvre Julien. Il va se faire tuer et tu seras bien avancé. Tu es devenu fou.

Le jour s’était complètement levé, maintenant. De lourds nuages noirs tapissaient le ciel et on comprenait que le soleil n’avait rien à faire là. Je vis les corps des autres soldats, hors du trou. Une dizaine de cadavres jonchant les alentours, comme un tapis montrant la route vers l’ennemi. L’odeur était plus forte aussi.

Je découvris la tranchée : une large tombe encore ouverte sur le ciel, et habitée par d’innocents assassins.

Le soldat qui ne voulait pas de moi me saisit par la manche de mon manteau, me forçant à me lever brutalement. Julien ne bougea pas. Il était sûrement heureux qu’un autre fasse ce qu’il ne savait plus faire : agir raisonnablement.

Je suivis cet homme, un sergent, et il me présenta à un plus gradé encore.

— Qui c’est ?

— Un enfant qui s’est glissé parmi nous cette nuit, mon lieutenant, répondit le sergent.

— Un Allemand ?

— Non, un Français, mon lieutenant.

Le lieutenant me regarda avec mépris. Je n’étais qu’un souci de plus.

— Nous sommes isolés pour au moins trois jours. On ne peut pas le garder ici. Que quelqu’un de confiance le raccompagne à l’arrière, à une dizaine de kilomètres au moins.

Il se tourna vers moi.

— Et si tu reviens, c’est moi qui te tue. Compris ?

— Oui, mon lieutenant, dis-je.

Il ouvrit de grands yeux, pleins de surprise, et il se fâcha encore plus. D’un geste de la tête, il fit signe au sergent de m’enlever hors de sa vue.

Quelques instants plus tard, le sergent désigna un gros soldat avec une mauvaise tête pour me ramener en sécurité, plus loin.

Je n’eus aucune difficulté à lui fausser compagnie. Il ne pouvait pas avancer très vite tant il était lourd. Il soufflait comme une bête en me maudissant. Quand je partis en courant, c’est à peine s’il fit semblant de me rattraper. Un peu plus loin, je me retournai pour voir où il était : il me visait dans le dos avec son fusil à une centaine de mètres. Je m’arrêtai et regardai bien droit vers lui, ouvrant les bras en une invitation à tirer. C’est lui qui s’écroula alors à terre et je l’entendis pleurer. Sans éprouver la moindre pitié pour ce gros porc, je me remis en route et pris une direction quelconque, me fiant au hasard. Je me suis bientôt retrouvé à piétiner le tapis de cadavres vu le matin même : je marchais bien droit sur le champ de bataille.

Quand je le compris, j’en restai interdit. Je tournai la tête à droite, puis à gauche, et de chaque côté, les soldats me regardaient. Ils étaient trop loin pour que je puisse reconnaître mon soldat ou même le lieutenant, mais je savais où se trouvaient les Français.

Aussi, je partis en direction des Allemands.

Je ne fus pas inquiété. Mais debout devant leur tranchée, la même que de l’autre côté, je ne sus pas sauter dedans. Une poignée de soldats allemands me regardait, sans réagir. Ils avaient baissé leur fusil.

Enfin, je saisis la main que l’un d’entre eux me tendit et je suivis mon soldat jusqu’à ce qui servait de cuisine, dans cette tranchée pleine de boue.

Ici, les odeurs étaient les mêmes que là-bas. On me servit une tasse de café brûlant tandis qu’en une conversation animée, à quelques mètres de moi, mon nouveau sort se décidait. Je ne voulais pas devenir allemand mais je ne voulais pas, non plus, quitter le front. J’irais avec ceux qui me permettraient de rester. Je voulais respirer encore toutes ces odeurs, au petit matin.

Je finissais à peine ma tasse de café, quand les Français donnèrent l’assaut.

J’assistai pour la première fois de ma vie à une bataille.

Un soldat allemand me jeta violemment à terre derrière des sacs de sable et se mit à tirer, sortant à peine la tête hors de la tranchée. Une odeur de poudre brûlée enveloppa tout l’espace. Le bruit des coups de feu tirés ici était trop fort et je plaquai mes mains sur mes oreilles.

Puis, sans plus bouger, j’attendis.

J’attendis que les uns meurent pour que les autres m’autorisent à m’asseoir avec eux.

C’était la guerre. Il s’y mêlait une douce odeur de sang à celle de poudre et je fermai les yeux pour en déguster pleinement la saveur.

La bataille tourna court. Mon soldat allemand vint s’installer auprès de moi et je posai ma tête sur son épaule. Je ne voyais pas plus loin que maintenant.

J’étais perdu dans ma vie.

Quelques jours plus tard, les Allemands se replièrent et je restai sur place.

Les Français reprirent possession de mon être et je fus conduit très loin du front, dans un orphelinat tenu par des religieuses, un endroit où des enfants qui n’avaient plus de parents obéissaient à des femmes qui n’avaient jamais eu d’enfants.

Nous ne pouvions pas nous comprendre.

J’ai cinquante-cinq ans, aujourd’hui.

Est-ce à cause de moi que l’assaut fut donné ce jour-là, sur le front ? C’est la seule chose que les sœurs auront voulu me faire comprendre durant des années. De ces quelques jours passés dans les tranchées, j’avais ramené des odeurs et des impressions. Les religieuses me racontèrent le reste et n’eurent de cesse de me culpabiliser pour tenter de me faire obéir.

Je me suis posé la question durant toute ma vie, ensuite. Je me suis endormi dessus, je me suis levé avec et j’ai exercé mon métier en y pensant.

Je n’ai aimé personne, je n’ai pas pu, trop préoccupé par cette question.

Je n’ai pas vécu, non plus, trop replié sur mon passé, et je ne me suis plus jamais perdu sur aucun champ de bataille : je les évitais si facilement, depuis.

 Je fus passionné par les armes à feu, et j’ai pratiqué le tir avec assiduité. J’ai même été le meilleur tireur de mon club pendant des années. Certainement grâce à mon tempérament imperturbable. Une froideur enviée par mes collègues. Pour eux, l’odeur de la poudre, et de la poudre seulement, évoquait des souvenirs heureux : quand ils allaient à la chasse avec leur père, par exemple. Pour moi, cette odeur était orpheline : d’autres devaient venir l’envelopper pour que je la savoure.

Ai-je tué tous ces soldats, sur ce champ de bataille ?

Je ne le saurai jamais. Je ne veux pas le savoir. Mais j’ai trouvé la solution pour ne plus me poser cette question.

Aujourd’hui, c’est dimanche et j’ai creusé une tranchée dans mon jardin. Quand les voisins sont venus voir ce qui se passait, je les ai étendus d’un coup de fusil, comme les soldats, autrefois. Ah ! Ce parfum de sang et de poudre ! Une demi-douzaine de cadavres vieux de six jours jonche mon jardin : je les ai ressortis de ma cave. J’y retrouve cette odeur que je pris autrefois pour le bonheur, en arrivant en pleine nuit auprès de mon soldat : j’étais innocent, j’étais juste un enfant perdu.

Et je n’ai pas trouvé l’adulte.

Il y a une minute, j’ai tiré sur des policiers. J’ai pu sentir à nouveau cette odeur de sang mêlé à la poudre. Je vais bien. Maintenant, j’attends la nuit. Je ne me pose plus de questions. Tout est là, devant mes yeux.

Et quand je les ferme, je retrouve ce doux parfum d’enfance.