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Tu devrais apprendre à danser le tango
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- Catégorie : Savoir, culture et société > Voyages et explorations
- Date de publication sur Atramenta : 12 janvier 2021 à 16h52
- Dernière modification : 12 janvier 2021 à 20h44
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- Longueur : Environ 6 pages / 1 940 mots
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Tu devrais apprendre à danser le tango
Tu devrais apprendre à danser le tango
Nous repassons aujourd’hui devant le cimetière de la Recoleta, car je tiens à revoir l’arbre gigantesque se dressant pas loin de l’entrée. La vie à côté de la mort endormie dans ses petites cases. De loin, on n’aperçoit qu’une épaisse chevelure trapue et crépue coiffant le tronc.
Les arbres et les minéraux sont les éléments de la nature qui me fascinent le plus, davantage que les animaux et les êtres humains. J’en aime les traces laissées par le temps, donc leur histoire : stries, boursouflures, plissements, sinuosités, méandres, circonvolutions, détours, embrassements, enjambements et chevauchements, virgules et courbettes … Le jeu aléatoire des branches et des racines, voici ce que je dessine depuis que je suis toute petite sans trop savoir pourquoi. À croire que je prête une âme au végétal et suis animiste.
Le gommier ou le gomero comme on l’appelle ici frappe par son tronc massif, son amplitude de cinquante mètres et sa cime atteignant les vingt. Un arbre doué d’une vitalité extraordinaire qui renvoie à une époque antédiluvienne par son énormité et ses formes inquiétantes.
Il me plaît d’imaginer le lieu quand il a été planté, soit par les frères récollets il y a un peu plus de deux siècles d’où le nom de Recoleta, soit par un agronome cent ans plus tard possédant ici une ferme, on ne le sait pas avec certitude. Si on ne le sait pas, c’est que c’était encore une terre presque vierge ou réservée à l’élevage et l’agriculture, donc très peu peuplée ; un morceau de pampa un peu en hauteur, plus sain que les rives du Rio de la Plata, où sont venues se réfugier plus tard les classes supérieures par crainte de la fièvre jaune. C’est difficile de se représenter le paysage d’alors quand on voit aujourd’hui les immeubles haussmanniens, les magasins et les hôtels de luxe, les restaurants et les bars avec terrasses pour touristes où je n’ai aucune envie de mettre les pieds. Bref, une copie de Paris où la provinciale que je suis se sent toujours étrangère.
Je ne me lasse pas d’observer l’éventrement du tronc dont s’échappent des stalactites en un fluide mouvement. De lourdes branches, longues d’une vingtaine de mètres, rampent près du sol comme des serpents. On se sent insignifiant auprès du mastodonte mitraillé de toutes parts par des touristes comme une œuvre prodigieuse de la nature.
Dans le parc jouxtant le colosse, entièrement façonné par la main de l’homme, les chiens folâtrent, les enfants crient, des vieux se traînent en se tenant le dos, un musicien joue des airs de gaucho en s’accompagnant de son accordéon. Sur les bancs ou adossés à des arbres, des couples sont enlacés sans pudeur.
À l’écart, deux jeunes femmes, une Noire et une Blanche, sortent des vêtements et tout un attirail bizarre de deux valises posées dans l’herbe. Veulent-elles se changer ici ?
Assises à l’ombre du gomero, nous goûtons la paix relative du lieu que Cristina finit par interrompre :
– Hier soir, vous étiez si fatiguées que je ne vous ai pas raconté pendant le dîner ce qu’il est advenu du cercueil d’Evita, laquelle repose maintenant dans le tombeau familial. Il s’agit d’une histoire incroyable comme tout ce qui touche cette femme.
– Tu nous avais dit que son corps embaumé reposait dans l’immeuble de la CGT. Voulait-on l’y laisser pour l’éternité ?
– Non, Catherine. La construction du Monument du Descamisado où elle devait être inhumée est interrompue par le renversement de Peron par les militaires en 55, et le corps de sa femme disparaît. De même, on arrête du jour au lendemain les informations radiophoniques rappelant tous les soirs au peuple depuis trois ans qu’Eva Peron est entrée dans l’immortalité à vingt heures et vingt-cinq minutes.
– Un culte de la personnalité inouï ! Peut-être davantage pratiqué que celui des saints !
– Oui, mais à des fins politiques. Evita est l’emblème du péronisme comme Maradona, le roi du football. Quand ce dernier mourra, vous pouvez être sûr que le pays organisera un deuil national et le sanctifiera.
– Je ne vois pas qui je pourrais aduler en France ! s’exclame Catherine. Certains vénèrent de Gaulle et Mitterrand mais pas à ce point !
– Chez nous, à Cuba, nous avons aussi nos icônes : Castro et le Che. Ce dernier est mort à temps comme Eva…
– Ces deux Argentins sont des figures romantiques incarnant la soif de justice sociale alors que Peron et Castro, en tant que politiciens pragmatiques, n’hésitent pas à recourir aux pires compromissions, dis-je.
– On apprendra plus tard que la dépouille a été transportée dans le plus grand secret à Milan puis enterrée sous une fausse identité avec la complicité des autorités vaticanes.
– Une fois de plus, l’Église aux côtés des fripouilles de la droite !
– Oui, Catherine, une droite qui est le fer de lance du catholicisme. Treize plus tard, le cadavre d’Evita est restitué à Peron exilé en Espagne jusqu’en 71.
– Comme quoi il était bien un ami de Franco ! dis-je.
– Peut-être pas complètement, mais il n’était le bienvenu dans aucun pays d’Amérique latine à l’époque. En 73, il est réélu président, mais il meurt neuf mois plus tard. Sa nouvelle épouse, Isabel, fait rapatrier le corps d’Eva lors d’une manifestation monstre pour redorer le blason du péronisme. En 76, le général Videla prend le pouvoir et la fait enterrer, en pleine nuit, sous six mètres de béton, dans le mausolée des Duarte.
Je m’apprête encore à faire quelques réflexions d’ordre politique lorsque ma sœur me donne un coup de coude :
– Regarde là-bas ! Une statue vivante…
Une femme noire, juchée sur un petit piédestal en bois, revêtue d’une longue robe de velours rouge, la tête un peu penchée en arrière, la main droite tendue, lève les yeux vers le ciel dans une immobilité parfaite.
Nous nous approchons de cette sculpture d’ébène en chair et en os d’une beauté divine : un teint d’une grande pureté, un corps svelte et délicat, des mains très fines. Ai-je jamais vu femme plus belle ? Comment fait-elle pour ne pas respirer ? Ne pas avoir envie de se gratter ? De tousser ? Comment peut-elle ne pas réagir aux réflexions des uns et des autres ? Combien de temps va-t-elle poser ?
Les pièces tintent dans la boîte en métal posée à terre.
Une dizaine de mètres plus loin, un homme apparemment assez âgé, transformé en statue de bronze de la tête au pied, tient fermement dans ses mains un accordéon. Là aussi une performance extraordinaire.
Plus loin encore, l’amie de la femme noire qui sortait des vêtements d’une valise sur la pelouse du parc, pose en Vierge Marie, drapée de blanc et de bleu. Son attitude éthérée est accentuée par un teint diaphane et le bleu intense de ses yeux.
Tout près se dresse une étrange église en briques rouges.
– C’est le centre culturel la Recoleta, déclare Cristina. J’adore y venir, car il y a toujours des nouveautés, et le cadre est agréable. Sinon, dans ce riche quartier où vit la bonne société portègne, les musées abondent.
Dans le bâtiment dédié aux expositions, toutes gratuites, nous parcourons de nombreuses salles où une foule dense se presse devant des créations plus ou moins originales dans différents domaines artistiques : peinture, dessin, calligraphie, sculpture, photographie…
Il y a trop de choses pour que je m’en souvienne, mais je n’oublierai pas cette petite pièce où le visiteur, arrêté sur le seuil par une grosse corde en travers de la porte, s’avance sur la pointe des pieds et ne tarde pas à hocher de la tête : que signifient ces chaises banales placées tout autour de la pièce ? Ah, de l’art contemporain ! Mes compagnes se montrent tout aussi perplexes que moi.
– La décadence de l’art s’est bien exportée sur le nouveau continent, dis-je, entourée d’un bla-bla abscons pour faire intelligent. Oui, mes amies, c’est l’un des aspects de l’hiver de la culture, une expression du critique d’art Jean Clair que je fais mienne.
Finalement, l’extérieur offre davantage d’attraits avec sa terrasse où nous commandons un maté.
À côté de nous, deux jeunes filles sont enlacées et s’embrassent.
– Je les vois mal s’afficher de la sorte dans la campagne des gauchos, murmure ma sœur.
– Dans la grande ville, on peut effectivement tout se permettre, répond Cristina.
L’architecture de l’ancienne église en style néogothique me plaît tellement que j’en photographie les angles les plus insolites.
Parfois, la géométrie m’inspire autant que les sinuosités de mes amis les arbres. La ligne renvoie à l’homme et à sa culture dont la richesse parvient à me subjuguer quand elle ne foisonne pas trop autour de moi, plus sensible que je suis à une petite chapelle de village qu’à une grande cathédrale.
Petite flânerie ensuite dans le parc où tout semble fait pour le repos de l’être humain malgré la rumeur de la ville. Des arbres exotiques, des fleurs, des statues sous un ciel aujourd’hui tout bleu.
Pour rentrer à notre hôtel, nous devons repasser devant la Casa Rosada, le siège du gouvernement donnant sur la célèbre place de Mai.
En ce mercredi, nous ne verrons pas les mères qui en font le tour tous les jeudis depuis la fin de la terrible dictature de Videla en 74, mais y a-t-il une seule journée sans manifestation revendicative à Buenos Aires ?
Aujourd’hui, ce sont des vétérans de la guerre des Malouines qui hurlent leur colère.
– L’Argentine et le Royaume Uni se sont fait la guerre en 82 à propos de l’archipel des Malouines, moins pour ce territoire que pour les ressources pétrolières, explique Cristina. Les soldats survivants, qui ne pouvaient être traités en héros en raison de la défaite après deux mois de combats acharnés, ont vécu un cauchemar à leur retour : relégation, chômage, pension dérisoire, aucun soutien psychologique, suicides… Le regard noir que ces hommes lancent aux femmes nanties que nous sommes me fait mal…
Cristina lève des yeux embués vers le balcon du palais :
– Elle haranguait la foule de là-haut, notre Evita si frêle ! Un petit bout de femme vraiment extraordinaire ! Des millions l’ont écoutée religieusement, remplis d’espoir. Les discours de son mari étaient bien pâles à côté. Que de chemin parcouru depuis ses débuts de starlette ! Qui eût dit, dans son enfance, qu’elle jouerait un jour un tel rôle sur la scène internationale !
Je ne réponds rien, mais moi aussi je suis émue. Je ferme les yeux pour voir et entendre la passionaria, mais les bruits de la circulation tout autour, les cars de police, les cris des manifestants me ramènent à la réalité du jour.
Ce court voyage m’a bouleversée avec la Boca et le coloriage de la misère, le cimetière où se résume l’histoire de l’Argentine dans toute sa violence, les espoirs fous des descamisados noyés dans des bains de sang, la triste ronde des mères pleurant depuis plus de quarante ans leurs enfants noyés dans le Rio de la Plata et leurs petits-enfants volés…
Catherine, qui sent mon abattement, dit :
– Ma sœur, tu devrais apprendre à danser le tango ! Il n’y a pas que de la tristesse et de la laideur dans la vie…
– Tu as raison. Là, je boirais bien un verre de vin argentin…
– Allons manger ! conclut Cristina. Je connais un restaurant où on sert de délicieuses empanadas…
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