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Navigation : Lecture libre > Littérature générale > Romans > Sans famille

Sans famille

Couverture de l'oeuvre
  • Catégorie : Littérature générale > Romans
  • Date de publication sur Atramenta : 10 mars 2011 à 13h29
  • Dernière modification : 10 février 2016 à 10h08
  • Longueur : Environ 350 pages / 122 164 mots
  • Lecteurs : 17 481 lectures + 2 228 téléchargements
Par Hector Malot
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Sans famille

VIII – La vache du prince

J’aimais bien Mattia quand nous arrivâmes à Mende, mais, quand nous sortîmes de cette ville, je l’aimais encore plus. Est-il rien de meilleur, rien de plus doux pour l’amitié que de sentir avec certitude que l’on est aimé de ceux qu’on aime ?

Et quelle plus grande preuve Mattia pouvait-il me donner de son affection que de refuser, comme il l’avait fait, la proposition d’Espinassous, c’est-à-dire la tranquillité, la sécurité, le bien-être, l’instruction dans le présent et la fortune dans l’avenir, pour partager mon existence aventureuse et précaire, sans avenir et peut-être même sans lendemain ?

Je n’avais pas pu lui dire devant Espinassous l’émotion que son cri : « Quitter mon ami ! » avait provoquée en moi ; mais, quand nous fûmes sortis, je lui pris la main et, la lui serrant :

« Tu sais, lui dis-je, que c’est entre nous à la vie et à la mort ? »

Il se mit à sourire en me regardant avec ses grands yeux.

« Je savais ça avant aujourd’hui », dit-il.

Mattia, qui jusqu’alors avait très peu mordu à la lecture, fit des progrès surprenants le jour où il lut dans la Théorie de la musique de Kuhn. Malheureusement je ne pus pas le faire travailler autant que j’aurais voulu et qu’il le désirait lui-même, car nous étions obligés de marcher du matin au soir, faisant de longues étapes pour traverser au plus vite ces pays de la Lozère et de l’Auvergne, qui sont peu hospitaliers pour des chanteurs et des musiciens. Sur ces pauvres terres, le paysan qui gagne peu n’est pas disposé à mettre la main à la poche ; il écoute avec un air placide tout ce qu’on veut bien jouer, mais, quand il prévoit que la quête va commencer, il s’en va ou il ferme sa porte.

Enfin, par Saint-Flour et Issoire, nous arrivâmes aux villages d’eaux qui étaient le but de notre expédition, et il se trouva par bonheur que les renseignements du montreur d’ours étaient vrais : à la Bourboule, au Mont-Dore surtout, nous fîmes de belles recettes.

Pour être juste, je dois dire que ce fut surtout à Mattia que nous les dûmes, à son adresse, à son tact.

Pour moi, quand je voyais des gens assemblés, je prenais ma harpe et me mettais à jouer de mon mieux, il est vrai, mais avec une certaine indifférence. Mattia ne procédait pas de cette façon primitive ; quant à lui, il ne suffisait pas que des gens fussent rassemblés pour qu’il se mit tout de suite à jouer. Avant de prendre son violon ou son cornet à piston, il étudiait son public, et il ne lui fallait pas longtemps pour voir s’il jouerait ou s’il ne jouerait pas, et surtout ce qu’il devait jouer.

À l’école de Garofoli, qui exploitait en grand la charité publique, il avait appris dans toutes ses finesses l’art si difficile de forcer la générosité ou la sympathie des gens. Dès la première fois que je l’avais rencontré dans son grenier de la rue de Lourcine, il m’avait bien étonné en m’expliquant les raisons pour lesquelles les passants se décident à mettre la main à la poche ; mais il m’étonna bien plus encore quand je le vis à l’oeuvre.

Ce fut dans les villes d’eaux qu’il déploya toute son adresse, et pour le public parisien, son ancien public qu’il avait appris à connaître et qu’il retrouvait là.

« Attention ! me disait-il quand nous voyions venir à nous une jeune dame en deuil dans les allées du Capucin, c’est du triste qu’il faut jouer, tâchons de l’attendrir et de la faire penser à celui qu’elle a perdu ; si elle pleure, notre fortune est faite. »

Et nous nous mettions à jouer avec des mouvements si ralentis, que c’était à fendre le cœur.

Il y a dans les promenades aux environs du Mont-Dore des endroits qu’on appelle des salons : ce sont des groupes d’arbres, des quinconces sous l’ombrage desquels les baigneurs vont passer quelques heures en plein air. Mattia étudiait le public de ces salons, et c’était d’après ses observations que nous arrangions notre répertoire.

Quand nous apercevions un malade assis mélancoliquement sur une chaise, pâle, les yeux vitreux, les joues caves, nous nous gardions bien d’aller nous camper brutalement devant lui pour l’arracher à ses tristes pensées. Nous nous mettions à jouer loin de lui comme si nous jouions pour nous seuls et en nous appliquant consciencieusement. Du coin de l’oeil nous l’observions ; s’il nous regardait avec colère, nous nous en allions ; s’il paraissait nous écouter avec plaisir, nous nous rapprochions, et Capi pouvait présenter hardiment sa sébile, il n’avait pas à craindre d’être renvoyé à coups de pied.

Mais c’était surtout près des enfants que Mattia obtenait ses succès les plus fructueux ; avec son archet il leur donnait des jambes pour danser, et avec son sourire il les faisait rire même quand ils étaient de mauvaise humeur. Comment s’y prenait-il ? Je n’en sais rien.

Mais les choses étaient ainsi : il plaisait, on l’aimait.

Le résultat de notre campagne fut vraiment merveilleux ; toutes nos dépenses payées, nous eûmes assez vite gagné soixante-huit francs.

Soixante-huit francs et cent quarante-six que nous avions en caisse, cela faisait deux cent quatorze francs ; l’heure était venue de nous diriger sans plus tarder vers Chavanon en passant par Ussel où, nous avait-on dit, devait se tenir une foire importante pour les bestiaux.

Une foire, c’était notre affaire ; nous allions pouvoir acheter enfin cette fameuse vache dont nous parlions si souvent et pour laquelle nous avions fait de si rudes économies.

Jusqu’à ce moment, nous n’avions eu que le plaisir de caresser notre rêve et de le faire aussi beau que notre imagination nous le permettait : notre vache serait blanche, c’était le souhait de Mattia ; elle serait rousse, c’était le mien, en souvenir de notre pauvre Roussette ; elle serait douce, elle aurait plusieurs seaux de lait ; tout cela était superbe et charmant.

Mais maintenant il fallait de la rêverie passer à l’exécution, et c’était là que l’embarras commençait.

Comment choisir notre vache avec la certitude qu’elle aurait réellement toutes les qualités dont nous nous plaisions à la parer ? Cela était grave. Quelle responsabilité ! Je ne savais pas à quels signes on reconnaît une bonne vache, et Mattia était aussi ignorant que moi.

Ce qui redoublait notre inquiétude, c’étaient les histoires étonnantes dont nous avions entendu le récit dans les auberges, depuis que nous nous étions mis en tête la belle idée d’acheter une vache. Qui dit maquignon de chevaux ou de vaches dit artisan de ruses et de tromperies.

Parmi les histoires qui nous avaient été contées, il y en avait une dans laquelle un vétérinaire jouait un rôle terrible, au moins à l’égard du marchand de vaches. Si nous prenions un vétérinaire pour nous aider, sans doute cela nous serait une dépense, mais combien elle nous rassurerait !

Au milieu de notre embarras, nous nous arrêtâmes à ce parti, qui, sous tous les rapports, paraissait le plus sage, et nous continuâmes alors gaiement notre route.

La distance n’est pas longue du Mont-Dore à Ussel ; nous mîmes deux jours à faire la route, encore arrivâmes-nous de bonne heure à Ussel.

J’étais là dans mon pays pour ainsi dire : c’était à Ussel que j’avais paru pour la première fois en public dans Le Domestique de M. Joli-Cœur, ou Le plus bête des deux n’est pas celui qu’on pense, et c’était à Ussel aussi que Vitalis m’avait acheté ma première paire de souliers, ces souliers à clous qui m’avaient rendu si heureux.

Pauvre Joli-Cœur, il n’était plus là, avec son bel habit rouge de général anglais, et Zerbino avec la gentille Dolce manquaient aussi.

Pauvre Vitalis ! je l’avais perdu et je ne le reverrais plus marchant la tête haute, la poitrine cambrée, marquant le pas des deux bras et des deux pieds en jouant une valse sur son fifre perçant.

Sur six que nous étions alors, deux seulement restaient debout : Capi et moi ; cela rendit mon entrée à Ussel toute mélancolique. Malgré moi je m’imaginais que j’allais apercevoir le feutre de Vitalis au coin de chaque rue et que j’allais entendre l’appel qui tant de fois avait retenti à mes oreilles : « En avant ! »

Après avoir déposé nos sacs et nos instruments à l’auberge où j’avais logé avec Vitalis, nous nous mîmes

à la recherche d’un vétérinaire.

« Et pourquoi diable voulez-vous une vache ? » demanda le vétérinaire.

En quelques mots, j’expliquai ce que je voulais faire de cette vache.

« Vous êtes de bons garçons, dit-il, je vous accompagnerai demain matin sur le champ de foire ; mais, pour acheter, il faut être en état de payer. »

Sans répondre, je dénouai un mouchoir dans lequel était enfermé notre trésor.

« C’est parfait, venez me prendre demain matin à sept heures. »

À sept heures nous trouvâmes le vétérinaire qui nous attendait, et nous revînmes avec lui au champ de foire en lui expliquant de nouveau quelles qualités nous exigions dans la vache que nous allions acheter.

Elles se résumaient en deux mots : donner beaucoup de lait et manger peu.

« En voici une qui doit être bonne, dit Mattia en désignant une vache blanchâtre.

— Je crois que celle-là est meilleure », dis-je en montrant une rousse.

Le vétérinaire nous mit d’accord en ne s’arrêtant ni à l’une ni à l’autre, mais en allant à une troisième : c’était une petite vache aux jambes grêles, rouge de poil, avec les oreilles et les joues brunes, les yeux bordés de noir et un cercle blanchâtre autour du mufle.

« Voilà une vache du Rouergue qui est justement ce qu’il vous faut », dit-il.

Un paysan à l’air chétif la tenait par la longe ; ce fut à lui que le vétérinaire s’adressa pour savoir combien il voulait vendre sa vache.

« Trois cents francs. »

Déjà cette petite vache alerte et fine, maligne de physionomie, avait fait notre conquête ; les bras nous tombèrent du corps.

Trois cents francs ! ce n’était pas du tout notre affaire. Je fis un signe au vétérinaire pour lui dire que nous devions passer à une autre ; il m’en fit un pour me dire au contraire que nous devions persévérer.

Alors une discussion s’engagea entre lui et le paysan. Il offrit cent cinquante francs ; le paysan diminua dix francs. Le vétérinaire monta à cent soixante-dix ; le paysan descendit à deux cent quatre-vingts.

Mais, arrivées à ce point, les choses ne continuèrent pas ainsi, ce qui nous avait donné bonne espérance. Au lieu d’offrir, le vétérinaire commença à examiner la vache en détail : elle avait les jambes trop faibles, le cou trop court, les cornes trop longues ; elle manquait de poumons, la mamelle n’était pas bien conformée.

Le paysan répondit que, puisque nous nous y connaissions si bien, il nous donnerait sa vache pour deux cent cinquante francs, afin qu’elle fût en bonnes mains.

Là-dessus la peur nous prit, nous imaginant tous deux que c’était une mauvaise vache.

« Allons en voir d’autres », dis-je.

Sur ce mot le paysan, faisant un effort, diminua de nouveau de dix francs.

Enfin, de diminution en diminution, il arriva à deux cent dix francs, mais il y resta.

D’un coup de coude le vétérinaire nous avait fait comprendre que tout ce qu’il disait n’était pas sérieux et que la vache, loin d’être mauvaise, était excellente ; mais deux cent dix francs, c’était une grosse somme pour nous.

Pendant ce temps Mattia, tournant par-derrière la vache, lui avait arraché un long poil à la queue, et la vache lui avait détaché un coup de pied.

Cela me décida.

« Va pour deux cent dix francs », dis-je, croyant tout fini.

« Vous avez apporté un licou ? me dit le paysan ; je vends la vache, je ne vends pas son licou. »

Cependant, comme nous étions amis, il voulait bien me céder ce licou pour trente sous, ce n’était pas cher.

Il nous fallait un licou pour conduire notre vache ; j’abandonnai les trente sous, calculant qu’il nous en resterait encore vingt.

« Où donc est votre longe ? demanda le paysan ; je vous ai vendu le licou, je ne vous ai pas vendu la longe. »

La longe nous coûta vingt sous, nos vingt derniers sous.

Et lorsqu’ils furent payés, la vache nous fut enfin livrée avec son licou et sa longe.

Nous avions une vache, mais nous n’avions plus un sou, pas un seul pour sa nourriture et pour nous nourrir nous-mêmes.

« Nous allons travailler, dit Mattia, les cafés sont pleins de monde ; en nous divisant nous pouvons jouer dans tous, nous aurons une bonne recette ce soir. »

Et, après avoir conduit notre vache dans l’écurie de notre auberge où nous l’attachâmes avec plusieurs nœuds, nous nous mîmes à travailler chacun de notre côté, et, le soir, quand nous fîmes le compte de notre recette, je trouvai que celle de Mattia était de quatre francs cinquante centimes et la mienne de trois francs.

Avec sept francs cinquante centimes nous étions riches.

Mais la joie d’avoir gagné ces sept francs cinquante était bien petite, comparée à la joie que nous éprouvions d’en avoir dépensé deux cent quatorze.

Nous décidâmes la fille de cuisine à traire notre vache, et nous soupâmes avec son lait : jamais nous n’en avions bu d’aussi bon ; Mattia déclara qu’il était sucré et qu’il sentait la fleur d’oranger, comme celui qu’il avait bu à l’hôpital, mais bien meilleur.

Et dans notre enthousiasme nous allâmes embrasser notre vache sur son mufle noir ; sans doute elle fut sensible à cette caresse, car elle nous lécha la figure de sa langue rude.

« Tu sais qu’elle embrasse », s’écria Mattia ravi.

Pour comprendre le bonheur que nous éprouvions à embrasser notre vache et à être embrassés par elle, il faut se rappeler que ni Mattia ni moi nous n’étions gâtés par les embrassades ; notre sort n’était pas celui des enfants choyés, qui ont à se défendre contre les caresses de leurs mères, et tous deux cependant nous aurions bien aimé à nous faire caresser.

Le lendemain matin nous étions levés avec le soleil, et tout de suite nous nous mettions en route pour Chavanon.

Mon intention, pour ne pas fatiguer notre vache, et aussi pour ne pas arriver trop tard à Chavanon, était d’aller coucher dans le village où j’avais passé ma première nuit de voyage avec Vitalis, dans ce lit de fougère où le bon Capi, voyant mon chagrin, était venu s’allonger près de moi et avait mis sa patte dans ma main pour me dire qu’il serait mon ami.

De là nous partirions le lendemain matin pour arriver de bonne heure chez mère Barberin.

Mais le sort, qui jusque-là nous avait été si favorable, se mit contre nous et changea nos dispositions.

Nous avions décidé de partager notre journée de marche en deux parts, et de la couper par notre déjeuner, surtout par le déjeuner de notre vache, qui consisterait en herbe des fossés de la route qu’elle paîtrait.

Vers dix heures, ayant trouvé un endroit où l’herbe était verte et épaisse, nous mîmes les sacs à bas, et nous fîmes descendre notre vache dans le fossé.

Tout d’abord je voulus la tenir par la longe, mais elle se montra si tranquille, et surtout si appliquée à paître, que bientôt je lui entortillai la longe autour des cornes, et m’assis près d’elle pour manger mon pain.

Naturellement nous eûmes fini de manger bien avant elle. Alors, après l’avoir admirée pendant assez longtemps, ne sachant plus que faire, nous nous mîmes à jouer aux billes, Mattia et moi, car il ne faut pas croire que nous étions deux petits bonshommes graves et sérieux, ne pensant qu’à gagner de l’argent.

Nous eûmes fini de jouer avant que la vache eût fini de paître, et, quand elle nous vit venir à elle, elle se mit à tondre l’herbe à grands coups de langue, comme pour nous dire qu’elle avait encore faim.

« Attendons un peu, dit Mattia.

— Tu ne sais donc pas qu’une vache mange toute la journée ?

— Un tout petit peu. »

Tout en attendant, nous reprîmes nos sacs et nos instruments.

« Si je lui jouais un petit air de cornet à piston ? dit Mattia qui restait difficilement en repos ; nous avions une vache dans le cirque Gassot, et elle aimait la musique. »

Et sans en demander davantage, Mattia se mit à jouer une fanfare de parade.

Aux premières notes, notre vache leva la tête ; puis tout à coup, avant que j’eusse pu me jeter à ses cornes pour prendre sa longe, elle partit au galop.

Et aussitôt nous partîmes après elle, galopant aussi de toutes nos forces en l’appelant. Je criai à Capi de l’arrêter, mais on ne peut pas avoir tous les talents : un chien de conducteur de bestiaux eût sauté au nez de notre vache ; Capi, qui était un savant, lui sauta aux jambes.

C’était deux kilomètres environ avant d’arriver à un gros village que nous nous étions arrêtés pour manger, et c’était vers ce village que notre vache galopait. Elle entra dans ce village naturellement avant nous, et, comme la route était droite, nous pûmes voir, malgré la distance, que des gens lui barraient le passage et s’emparaient d’elle.

À mesure que nous avancions, le nombre des gens augmentait autour de notre vache, et, quand nous arrivâmes enfin près d’elle, il y avait là une vingtaine d’hommes, de femmes ou d’enfants, qui discutaient en nous regardant venir.

Je m’étais imaginé que je n’avais qu’à réclamer ma vache ; mais, au lieu de me la donner, on nous entoura et l’on nous posa question sur question : D’où venions-nous ? puis, où avions-nous eu cette vache ?

Nos réponses étaient aussi simples que faciles ; cependant elles ne persuadèrent pas ces gens, et deux ou trois voix s’élevèrent pour dire que nous avions volé cette vache qui nous avait échappé, et qu’il fallait nous mettre en prison en attendant que l’affaire s’éclaircît.

L’horrible frayeur que le mot de prison m’inspirait me troubla et nous perdit : je pâlis, je balbutiai, et, comme notre course avait rendu ma respiration haletante, je fus incapable de me défendre.

Sur ces entrefaites, un gendarme arriva ; en quelques mots on lui conta notre affaire, et, comme elle ne lui parut pas nette, il déclara qu’il allait mettre notre vache en fourrière et nous en prison ; on verrait plus tard.

Je voulus protester, Mattia voulut parler, le gendarme nous imposa durement silence ; alors, me rappelant la scène de Vitalis avec l’agent de police de Toulouse, je dis à Mattia de se taire et de suivre M. le gendarme.

Tout le village nous fit cortège jusqu’à la mairie où se trouvait la prison ; on nous entourait, on nous pressait, on nous poussait, on nous bourrait, on nous injuriait, et je crois bien que sans le gendarme, qui nous protégeait, on nous aurait lapidés comme si nous étions de grands coupables, des assassins ou des incendiaires.

Et cependant nous n’avions commis aucun crime. Mais les foules sont souvent ainsi ; elles s’en rapportent aux premières apparences et se tournent contre les malheureux, sans savoir ce qu’ils ont fait, s’ils sont coupables ou innocents.

Nous étions en prison. Pour combien de temps ?

Comme je me posais cette question, Mattia vint se mettre devant moi et, baissant la tête :

« Cogne, dit-il, cogne sur la tête, tu ne frapperas jamais assez fort pour ma bêtise.

— Tu as fait la bêtise, et j’ai laissé la faire, j’ai été aussi bête que toi.

— J’aimerais mieux que tu cognes, j’aurais moins de chagrin… notre pauvre vache, la vache du prince ! »

Et il se mit à pleurer.

Alors ce fut à moi de le consoler en lui expliquant que notre position n’était pas bien grave ; nous n’avions rien fait, et il ne nous serait pas difficile de prouver que nous avions acheté notre vache ; le bon vétérinaire d’Ussel serait notre témoin.

« Et si l’on nous accuse d’avoir volé l’argent avec lequel nous avons payé notre vache, comment prouverons-nous que nous l’avons gagné ? »

Mattia avait raison.

« Et puis, dit Mattia en continuant de pleurer, quand nous sortirions de cette prison, quand on nous rendrait notre vache, est-il certain que nous trouverons mère Barberin ?

— Pourquoi ne la trouverions-nous pas ?

— Depuis le temps que tu l’as quittée, elle a pu mourir. »

Je fus frappé au cœur par cette crainte. C’était vrai que mère Barberin avait pu mourir, car, bien que n’étant pas d’un âge où l’on admet facilement l’idée de la mort, je savais par expérience qu’on peut perdre ceux qu’on aime ; n’avais-je pas perdu Vitalis ? Comment cette idée ne m’était-elle pas venue déjà ?

« Pourquoi ne m’as-tu pas dit cela plus tôt ? demandai-je.

— Parce que, quand je suis heureux, je n’ai que des idées gaies dans ma tête stupide, tandis que, quand je suis malheureux, je n’ai que des idées tristes. Et j’étais si heureux à la pensée d’offrir ta vache à ta mère Barberin que je ne voyais que le contentement de mère Barberin, je ne voyais que le nôtre et j’étais ébloui, comme grisé. »

Assurément c’était l’influence de la prison qui nous inspirait ces tristes pensées, c’étaient les cris de la foule, c’était le gendarme, c’était le bruit de la serrure et des verrous quand on avait fermé la porte sur nous.

J’essayai cependant de réconforter Mattia en lui expliquant qu’on allait venir nous interroger.

« Eh bien, que dirons-nous ?

— La vérité.

— Alors on va te remettre entre les mains de Barberin, ou bien, si mère Barberin est seule chez elle, on va l’interroger aussi pour savoir si nous ne mentons pas : nous ne pourrons donc plus lui faire notre surprise. »

Enfin notre porte s’ouvrit avec un terrible bruit de ferraille, et nous vîmes entrer un vieux monsieur à cheveux blancs dont l’air ouvert et bon nous rendit tout de suite l’espérance.

« Allons, coquins, levez-vous, dit le geôlier, et répondez à M. le juge de paix.

— C’est bien, c’est bien, dit le juge de paix en faisant signe au geôlier de le laisser seul, je me charge d’interroger celui-là – il me désigna du doigt –, emmenez l’autre et gardez-le ; je l’interrogerai ensuite. »

Je crus que dans ces conditions je devais avertir Mattia de ce qu’il avait à répondre.

« Comme moi, monsieur le juge de paix, dis-je, il vous racontera la vérité, toute la vérité.

— C’est bien, c’est bien », interrompit vivement le juge de paix comme s’il voulait me couper la parole.

Mattia sortit, mais avant il eut le temps de me lancer un rapide coup d’oeil pour me dire qu’il m’avait compris.

« On vous accuse d’avoir volé une vache », me dit le juge de paix en me regardant dans les deux yeux.

Je répondis que nous avions acheté cette vache à la foire d’Ussel, et je nommai le vétérinaire qui nous avait assistés dans cet achat.

« Cela sera vérifié.

— Je l’espère, car ce sera cette vérification qui prouvera notre innocence.

— Et dans quelle intention avez-vous acheté une vache ?

— Pour la conduire à Chavanon et l’offrir à la femme qui a été ma nourrice, en reconnaissance de ses soins et en souvenir de mon affection pour elle.

— Et comment se nomme cette femme ?

— Mère Barberin.

— Est-ce la femme d’un ouvrier maçon qui, il y a quelques années, a été estropié à Paris ?

— Oui, monsieur le juge de paix.

— Cela aussi sera vérifié. »

Mais je ne répondis pas à cette parole comme je l’avais fait pour le vétérinaire d’Ussel.

Voyant mon embarras, le juge de paix me pressa de questions et je dus répondre que, s’il interrogeait mère Barberin, le but que nous nous étions proposé se trouvait manqué, il n’y avait plus de surprise.

Cependant, au milieu de mon embarras, j’éprouvais une vive satisfaction : puisque le juge de paix connaissait mère Barberin et qu’il s’informerait auprès d’elle de la vérité ou de la fausseté de mon récit, cela prouvait que mère Barberin était toujours vivante.

J’en éprouvai bientôt une plus grande encore ; au milieu de ces questions, le juge de paix me dit que Barberin était retourné à Paris depuis quelque temps.

Cela me rendit si joyeux que je trouvai des paroles persuasives pour le convaincre que la déposition du vétérinaire devait suffire pour prouver que nous n’avions pas volé notre vache.

« Et où avez-vous eu l’argent nécessaire pour acheter cette vache ? »

C’était là la question qui avait si fort effrayé Mattia quand il avait prévu qu’elle nous serait adressée.

« Nous l’avons gagné.

— Où ? Comment ? »

J’expliquai comment, depuis Paris jusqu’à Varses et depuis Varses jusqu’au Mont-Dore, nous l’avions gagné et amassé sou à sou.

« Et qu’alliez-vous faire à Varses ? »

Cette question m’obligea à un nouveau récit ; quand le juge de paix entendit que j’avais été enseveli dans la mine de la Truyère, il m’arrêta, et d’une voix tout adoucie, presque amicale :

« Lequel de vous deux est Rémi ? dit-il.

— Moi, monsieur le juge de paix.

— Qui le prouve ? Tu n’as pas de papiers, m’a dit le gendarme.

— Non, monsieur le juge de paix.

— Allons, raconte-moi comment est arrivée la catastrophe de Varses. J’en ai lu le récit dans les journaux ; si tu n’es pas vraiment Rémi, tu ne me tromperas pas. Je t’écoute, fais donc attention. »

Le tutoiement du juge de paix m’avait donné du courage ; je voyais bien qu’il ne nous était pas hostile.

Quand j’eus achevé mon récit, le juge de paix me regarda longuement avec des yeux doux et attendris. Je m’imaginais qu’il allait me dire qu’il nous rendait la liberté, mais il n’en fut rien. Sans m’adresser la parole, il me laissa seul. Sans doute il allait interroger Mattia pour voir si nos deux récits s’accorderaient.

Je restai assez longtemps livré à mes réflexions ; mais à la fin le juge de paix revint avec Mattia.

« Je vais faire prendre des renseignements à Ussel, dit-il, et si, comme je l’espère, ils confirment vos récits, demain on vous mettra en liberté.

— Et notre vache ? demanda Mattia.

— On vous la rendra.

— Ce n’est pas cela que je voulais dire, répliqua Mattia ; qui va lui donner à manger ? qui va la traire ?

— Sois tranquille, gamin. »

Mattia aussi était rassuré.

« Si on trait notre vache, dit-il en souriant, est-ce qu’on ne pourrait pas nous donner le lait ? cela serait bien bon pour notre souper. »

Aussitôt que le juge de paix fut parti, j’annonçai à Mattia les deux grandes nouvelles qui m’avaient fait oublier que nous étions en prison : mère Barberin vivante, et Barberin à Paris.

« La vache du prince fera son entrée triomphale », dit Mattia.

Et dans sa joie il se mit à danser en chantant ; je lui pris les mains, entraîné par sa gaieté, et Capi, qui jusqu’alors était resté dans un coin, triste et inquiet, vint se placer au milieu de nous debout sur ses deux pattes de derrière. Alors nous nous livrâmes à une si belle danse que le concierge effrayé vint voir si nous ne nous révoltions pas.

Il nous engagea à nous taire ; mais il ne nous adressa pas la parole brutalement comme lorsqu’il était entré avec le juge de paix.

Par là nous comprîmes que notre position n’était pas mauvaise, et bientôt nous eûmes la preuve que nous ne nous étions pas trompés, car il ne tarda pas à rentrer nous apportant une grande terrine toute pleine de lait, – le lait de notre vache. Mais ce n’était pas tout ; avec la terrine, il nous donna un gros pain blanc et un morceau de veau froid qui, nous dit-il, nous était envoyé par M. le juge de paix.

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Table des matières

  1. … Env. 1 page / 96 mots
  2. Première partie Env. / 0 mots
  3. I – Au village Env. 7 pages / 2275 mots
  4. II – Un père nourricier Env. 7 pages / 2421 mots
  5. III - La troupe du signor Vitalis Env. 9 pages / 3092 mots
  6. IV – La maison maternelle Env. 6 pages / 1984 mots
  7. V – En route Env. 5 pages / 1753 mots
  8. VI – Mes débuts Env. 11 pages / 3618 mots
  9. VII – J’apprends à lire Env. 7 pages / 2157 mots
  10. VIII – Par monts et par vaux Env. 3 pages / 917 mots
  11. IX – Je rencontre un géant chaussé de bottes de sept lieues Env. 5 pages / 1513 mots
  12. X – Devant la justice Env. 8 pages / 2514 mots
  13. XI – En bateau Env. 14 pages / 4613 mots
  14. XII – Mon premier ami Env. 9 pages / 2834 mots
  15. XIII – Enfant trouvé Env. 5 pages / 1652 mots
  16. XIV – Neige et loups Env. 15 pages / 4948 mots
  17. XV – Monsieur Joli-Cœur Env. 9 pages / 2977 mots
  18. XVI – Entrée à Paris Env. 5 pages / 1446 mots
  19. XVII – Un padrone de la rue de Lourcine Env. 14 pages / 4589 mots
  20. XVIII – Les carrières de Gentilly Env. 6 pages / 1960 mots
  21. XIX – Lise Env. 12 pages / 4195 mots
  22. XX – Jardinier Env. 7 pages / 2189 mots
  23. XXI – La famille dispersée Env. 12 pages / 4032 mots
  24. Seconde partie Env. / 0 mots
  25. I – En avant Env. 15 pages / 5070 mots
  26. II – Une ville noire Env. 11 pages / 3445 mots
  27. III – Rouleur Env. 9 pages / 3012 mots
  28. IV – L’inondation Env. 7 pages / 2350 mots
  29. V – Dans la remontée Env. 9 pages / 3072 mots
  30. VI – Sauvetage Env. 15 pages / 4756 mots
  31. VII – Une leçon de musique Env. 8 pages / 2646 mots
  32. VIII – La vache du prince Env. 14 pages / 4794 mots
  33. IX – Mère Barberin Env. 9 pages / 3030 mots
  34. X – L’ancienne et la nouvelle famille Env. 5 pages / 1546 mots
  35. XI – Barberin Env. 11 pages / 3715 mots
  36. XII – Recherches Env. 9 pages / 2950 mots
  37. XIII – La famille Driscoll Env. 6 pages / 1909 mots
  38. XIV – Père et mère honoreras Env. 8 pages / 2564 mots
  39. XV – Capi perverti Env. 5 pages / 1506 mots
  40. XVI – Les beaux langes ont menti Env. 7 pages / 2374 mots
  41. XVII – Les nuits de Noël Env. 16 pages / 5544 mots
  42. XVIII – Bob Env. 8 pages / 2485 mots
  43. XIX – Le Cygne Env. 6 pages / 1986 mots
  44. XX – Les beaux langes ont dit vrai Env. 8 pages / 2621 mots
  45. XXI – En famille Env. 9 pages / 3014 mots
  46. … Env. / 0 mots
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