Navigation : Lecture libre > Théâtre > Peines d'amour perdues
Peines d'amour perdues
-
- Catégorie : Théâtre
- Date de publication sur Atramenta : 10 mars 2011 à 13h29
- Dernière modification : 30 décembre 2016 à 9h51
-
- Longueur : Environ 90 pages / 29 891 mots
- Lecteurs : 4 050 lectures + 1 493 téléchargements
Peines d'amour perdues
ACTE QUATRIÈME
Scène I
Une autre partie du parc.
LA PRINCESSE, ROSALINE, MARIE, CATHERINE, SEIGNEURS, suite, et UN GARDE-FORÊT.
LA PRINCESSE
Était-ce le roi qui piquait si vivement son cheval et lui faisait gravir cette colline escarpée ?
BOYET
Je ne sais pas bien ; mais je ne crois pas que ce fût lui.
LA PRINCESSE
Quel qu’il fût, il annonçait une âme qui aspire à monter. Allons, nobles seigneurs, nous aurons aujourd’hui notre congé, et samedi nous repartirons pour la France. Garde, mon ami, où est le bois, afin que nous puissions nous y poster et y jouer le rôle de meurtriers ?
LE GARDE
Ici près, sur le bord de ce taillis qui est là-bas : c’est le poste où vous pouvez faire la plus belle chasse.
LA PRINCESSE
Je rends grâces à ma beauté : je suis une belle qui dois tirer, et voilà pourquoi tu dis la plus belle chasse ?
LE GARDE
Pardonnez-moi, madame : ce n’est pas là ce que j’entendais.
LA PRINCESSE
Comment ? comment ? me louer d’abord et ensuite se rétracter ! Ô courte jouissance de mon orgueil ! Je ne suis donc pas belle ? hélas ! je suis bien malheureuse !
LE GARDE
Oui, madame, vous êtes belle.
LA PRINCESSE
Non, ne te charge plus de faire mon portrait. Un visage sans beauté ne peut jamais être embelli par le pinceau de la louange. Allons, mon fidèle miroir[32], tiens, voilà pour avoir dit la vérité. (Elle lui donne de l’argent.) De bel argent pour de laides paroles, c’est payer généreusement.
LE GARDE
Tout ce que vous possédez est beau.
LA PRINCESSE
Voyez, voyez, ma beauté se sauvera par le mérite de mes dons. Ô hérésie dans le jugement du beau, bien digne de ces temps ! Une main qui donne, fût-elle laide, est sûre d’être louée. Mais allons, donnez-moi l’arc. — Maintenant la bonté va tuer ; et bien tirer est un mal. — Ainsi, je sauverai la gloire de mon habileté à tirer ; car, si je ne blesse pas, ce sera la pitié qui n’aura pas voulu me laisser faire ; et si je blesse, c’est que j’aurai voulu montrer mon habileté, qui aura consenti à tuer une fois, plutôt pour s’attirer des éloges que par l’envie de tuer ; et, sans contredit, c’est ce qui arrive quelquefois. La gloire se rend coupable de crimes détestables, lorsque, pour obtenir la renommée, pour gagner la louange, biens extérieurs, nous dirigeons vers ce but tous les mouvements du cœur, comme je fais aujourd’hui, moi qui, dans la seule vue d’être louée, cherche à répandre le sang d’un pauvre daim, à qui mon cœur ne veut aucun mal.
BOYET
N’est-ce pas uniquement par amour de la gloire, que les maudites femmes aspirent à la souveraineté exclusive, lorsqu’elles bataillent pour être les maîtresses de leurs maîtres ?
LA PRINCESSE
Oui, c’est uniquement par amour de la gloire ; et nous devons le tribut de nos louanges à toute dame qui subjugue son maître. (Entre Costard.) Voilà un membre de la république[33].
COSTARD
Bien le bonsoir à tous. Je vous prie, laquelle est la princesse qui est la tête de toute la troupe ?
LA PRINCESSE
Tu la reconnaîtras, ami, par les autres qui n’ont point de tête.
COSTARD
Quelle est ici la plus grande, la plus haute dame ?
LA PRINCESSE
La plus grosse, et la plus grande ?
COSTARD
La plus grosse et la plus grande ! Oui ! cela même : la vérité est la vérité. Si votre taille, madame était aussi mince que mon esprit, une des ceintures de ces demoiselles serait bonne pour votre ceinture. N’êtes-vous pas la principale femme ? Vous êtes la plus grosse d’ici.
LA PRINCESSE
Que voulez-vous, l’ami ? que voulez-vous ?
COSTARD
J’ai une lettre de la part de M. Biron pour une dame Rosaline.
LA PRINCESSE
Oh ! donne ta lettre, donne ta lettre : c’est un de mes bons amis. Tiens-toi à l’écart, mon cher porteur. — (À Boyet.) Boyet, vous pouvez ouvrir ; brisez-moi ce chapon[34].
BOYET
Je suis dévoué à vos ordres. — Cette lettre est mal adressée : elle n’est pour aucune des dames qui sont ici. Elle est écrite à Jacquinette.
LA PRINCESSE
Nous la lirons, je le jure. — Brisez le cou de la cire[35], et que chacun prête l’oreille.
BOYET, lit
« Par le ciel, que vous soyez belle, c’est une chose infaillible ; c’est une vérité que vous êtes belle ; et la vérité même que vous êtes aimable. Toi, plus belle que la beauté, plus gracieuse que la grâce, plus vraie que la vérité même, prends pitié de ton héroïque vassal. Le magnanime et très-illustre roi Cophétua fixa ses yeux sur la pernicieuse et indubitable mendiante[36] Zénélophon ; et ce fut lui qui put dire à juste titre, veni, vidi, vici ; ce qui, pour le réduire en langage vulgaire (ô vil et obscur vulgaire !) signifie : il vint, vit et vainquit ; il vint, un ; il vit, deux ; il vainquit, trois. Qui vint ? Le roi. Pourquoi vint-il ? pour voir. Pourquoi vit-il ? pour vaincre. Vers qui vint-il ? vers la mendiante. Que vit-il ? la mendiante. Qui vainquit-il ? la mendiante. La conclusion est la victoire. Du côté de qui ? du côté du roi. La captive est enrichie. Du côté de qui ? du côté de la mendiante. La catastrophe est une noce. Du côté de qui ? du roi. Non ; du côté de tous les deux en un, ou d’un en deux. Je suis le roi ; car ainsi se comporte la comparaison. Toi, tu es la mendiante, car ton humble situation l’atteste ainsi. Te commanderai-je l’amour ? je le pourrais. Forcerai-je ton amour ? je le pourrais. Emploierai-je la prière pour obtenir ton amour ? c’est ce que je veux faire. Qu’échangeras-tu contre des haillons ? des robes. Contre des brimborions[37] ? des titres. Contre toi ? moi. Ainsi, en attendant ta réponse, je profane mes lèvres sur tes pieds, mes yeux sur ton portrait, et mon cœur sur toutes les parties de toi-même. Tout à toi, dans le plus tendre empressement de te servir. Don Adriano d’Armado à Jacquinette. » C’est ainsi que tu entends le lion de Némée rugir contre toi, pauvre agneau, destiné à être sa proie. Tombe avec soumission aux pieds du monarque, et, au retour du carnage, il pourra être d’humeur de se jouer avec toi ; mais si tu résistes, pauvre infortuné, que deviens-tu alors ? La proie de sa rage et la provision de sa caverne.
LA PRINCESSE
De quel plumage est celui qui a dicté cette lettre ? Quelle girouette ! quel coq de clocher ! Avez-vous jamais rien entendu de mieux ?
BOYET
Je suis bien trompé si je ne reconnais pas le style.
LA PRINCESSE
Je le crois sans peine ; autrement votre mémoire serait bien mauvaise, vous venez de le lire il n’y a qu’un moment.
BOYET
Cet Armado est un Espagnol qui hante ici la cour. Un rêve-creux, un monarcho[38]. Un homme qui sert de divertissement au prince et à ses compagnons d’étude.
LA PRINCESSE, à Costard
Toi, l’ami, un mot. Qui t’a donné cette lettre ?
COSTARD
Je vous l’ai dit : monseigneur.
LA PRINCESSE
À qui devais-tu la remettre ?
COSTARD
De la part de monseigneur, à madame.
LA PRINCESSE
De quel seigneur et à quelle dame ?
COSTARD
De monseigneur Biron, mon bon maître, à une dame de France qu’il appelle Rosaline.
LA PRINCESSE
Tu t’es mépris sur l’adresse de cette lettre. Allons, mesdames, partons. — (À Costard.) Mon ami, cède cette lettre, on te la rendra une autre fois.
(La princesse sort avec sa suite.)
BOYET
Quel est le galant[39] ?
ROSALINE
Vous apprendrez à le connaître.
BOYET
Oui, mon continent de beauté[40].
ROSALINE
Eh bien ! celle qui tient l’arc. — Bien répliqué, n’est-ce pas ?
BOYET
La princesse va tuer des cornes ; mais si vous vous mariez, pendez-moi par le cou, si les cornes manquent cette année ; bien riposté.
ROSALINE
Eh bien ! je suis le tireur.
BOYET
Et quel est votre daim ?
ROSALINE
Si on le choisit aux cornes, c’est vous-même…
Ne m’approchez pas ; riposté.
MARIE
Vous disputez toujours avec elle, Boyet ; et elle frappe au front.
BOYET
Mais elle-même est frappée plus bas, l’ai-je bien visée de ce coup ?
ROSALINE
Voulez-vous que je vous attaque avec un vieux proverbe qui dit : « Il était un homme, lorsque le roi Pépin de France n’était encore qu’un petit garçon, » qui visa le but ?
BOYET
Je pourrais vous répliquer par un autre, qui dit : « Il était une femme, lorsque la reine Genièvre de Bretagne n’était qu’une petite fille, » qui visa le but ?
ROSALINE, chantant
Tu ne peux le toucher, le toucher, le toucher, Tu ne peux le toucher, bonhomme.
BOYET, chantant
Si je ne le peux, si je ne le peux, Si je ne le peux, un autre le pourra.
(Rosaline et Catherine sortent.)
COSTARD
Sur ma foi, cela est bien plaisant ! comme tous deux l’ont ajusté !
MARIE
Un but merveilleusement visé ! car tous deux l’ont touché.
BOYET
Un but ! Oh ! remarquez bien le but ; un but, dit cette dame. Mettez une marque à ce but, pour le reconnaître, si cela se peut.
MARIE
La main est à côté de l’arc : en vérité, la main est hors de la ligne.
COSTARD
Oui vraiment, il faut viser plus près, ou jamais il ne touchera le blanc[41].
BOYET
Si ma main est à côté de la ligne, il y a apparence que la vôtre est dans la ligne.
COSTARD
Alors elle aura gagné le prix, en fendant la cheville du blanc.
MARIE
Allons, allons, vos propos sont trop grossiers. Vos lèvres se salissent.
COSTARD, à Boyet
Elle est trop forte pour vous à la pointe, monsieur. Défiez-la aux boules.
BOYET
Je crains de trouver trop d’inégalités dans le terrain : bonne nuit, ma chère chouette.
(Boyet et Marie sortent.)
COSTARD, seul
Par mon âme, un simple berger, un pauvre paysan ! ô seigneur, seigneur ! Comme les dames et moi nous l’avons battu ! Oh ! sur ma vie, excellentes plaisanteries ! Un esprit sale et vulgaire quand il coule si uniment, si obscènement, comme qui dirait, si à propos. Armado d’un côté. Oh ! c’est un élégant des plus raffinés ! Il faut le voir marcher devant une dame et porter son éventail ! Il faut le voir envoyer des baisers ; et avec quelle grâce il lui fait des serments ! et son page de l’autre côté : cette poignée d’esprit ! Ah ! ciel ! c’est la lente la plus pathétique ! « Sol, la, sol, la. »
(On entend des cris à l’intérieur. — Costard sort en courant.)
Scène II
DULL, HOLOFERNE et NATHANIEL.
NATHANIEL
En vérité, une fort honorable chasse ! et exécutée d’après le témoignage d’une bonne conscience !
HOLOFERNE
La bête était, comme vous le savez, in sanguis, en sang : mûre comme une « pomme d’eau[42] » ; qui pend comme un joyau à l’oreille du coelum, c’est-à-dire le ciel, le firmament, l’empyrée ; et tout à coup tombe comme un fruit sauvage sur la face de la terra, le sol, le continent, la terre.
NATHANIEL
En vérité, maître Holoferne, vous variez agréablement vos épithètes, comme le ferait un savant pour le moins ; mais je puis vous assurer que c’était un chevreuil de deux ans.
HOLOFERNE
Monsieur Nathaniel, haud credo.
DULL
Ce n’était pas un haud credo, c’était un petit chevreuil.
HOLOFERNE
Voilà une remarque des plus barbares : et cependant une espèce d’insinuation, comme par forme, in viâ, en manière d’explication pour facere comme qui dirait une réplique ; ou plutôt, ostentare, pour montrer, comme qui dirait son inclination ; d’après sa manière mal instruite, mal polie, mal élevée, mal cultivée, mal disciplinée, ou plutôt illettrée ; ou plutôt encore, mal assurée, d’aller insérer là pour un chevreuil, mon haud credo !
DULL
J’ai dit que le chevreuil n’était point un haud credo, mais un petit chevreuil de trois ans.
HOLOFERNE
Double bêtise renforcée ; bis coctus ; ô monstrueuse ignorance, comme tu es difforme !
NATHANIEL
Monsieur, il ne s’est jamais nourri de ces délicates friandises qu’on amasse dans les livres : il n’a point, comme qui dirait, mangé de papier, ni bu d’encre : son intellect n’est point garni de provisions : ce n’est qu’un animal, qui n’est sensible que dans ses parties grossières. Et lorsque nous voyons sous nos yeux ces plantes stériles, cela doit nous inspirer de la reconnaissance (à nous, qui avons du goût et du sens) pour les talents qui fructifient en nous, plutôt qu’en lui ; car il me siérait aussi mal d’être vain, indiscret et insensé, qu’un manant serait déplacé dans une école et au milieu de la science : mais omne benè, c’est le sentiment d’un vieux père, que bien des gens supportent la tempête, qui n’aiment pas le vent.
DULL
Vous êtes deux hommes de livres et de science : pouvez-vous, avec tout votre esprit, deviner qui est-ce qui était âgé d’un mois à la naissance de Caïn, et qui aujourd’hui n’a pas encore cinq semaines ?
HOLOFERNE
C’est Dictynna, mon cher Dull : Dictynna, mon cher Dull.
DULL
Qu’est-ce que c’est que Dictynna ?
NATHANIEL
C’est un titre de Phébé, de luna, de la lune.
HOLOFERNE
La lune avait un mois lorsqu’Adam n’avait pas davantage, et elle n’avait pas atteint cinq semaines, quand Adam avait ses cent ans : l’allusion a été la même malgré le changement des noms.
DULL
Cela est ma foi vrai. La collusion tient les noms changés.
HOLOFERNE
Dieu veuille corroborer ta capacité ! je dis que l’allusion reste malgré les noms changés.
DULL
Et moi je dis que la pollusion est dans le changement de noms, car la lune n’est jamais âgée de plus d’un mois ; et je dis en outre que c’était un petit chevreuil de deux ans que la princesse a tué.
HOLOFERNE
Monsieur Nathaniel, voulez-vous entendre une épitaphe impromptu sur la mort du chevreuil ? Et pour plaire aux ignorants, j’ai appelé le chevreuil que la princesse a tué un pricket.
NATHANIEL
Perge, mon digne monsieur Holoferne, perge ; comme cela vous abrogerez toute bouffonnerie.
HOLOFERNE
Je m’attacherai un peu à l’allitération, car cela dénote de la facilité. La digne princesse a percé et abattu un joli daguet[43]. Il en est qui disent que c’est un chevreuil de trois ans, mais ce n’est pas un chevreuil de trois ans tant qu’il n’est pas blessé. Les chiens aboyèrent : ajoutez une L, un chevreuil sortira du bois. Daguet, blessé ou chevreuil, le peuple se met à crier : si chevreuil est blessé, alors une L de plus fait cinquante blessures, ô L blessé ! D’un I blessé faites-en cent en ajoutant seulement une L !
NATHANIEL
Rare talent !
DULL
Si le talent est une griffe, voyez comme il le déchire avec un talent.
HOLOFERNE
C’est un don que je possède ; fort simple, ah ! fort simple ; un esprit fou, extravagant, plein de formes, de figures, d’images, d’objets, d’idées, d’appréhensions, de mouvements, de révolutions ; et tout cela est engendré dans le ventricule de la mémoire, nourri dans le sein de la pia mater[44], et mis au jour à la maturité de l’occasion ; mais ce talent est bon pour ceux dans lesquels il est aigu, et je remercie le ciel de me l’avoir donné.
NATHANIEL
Monsieur, j’en loue Dieu pour vous ; et mes paroissiens pourraient en faire autant ; car leurs garçons sont fort bien élevés par vous, et leurs filles profitent considérablement sous vous. Vous êtes un bon membre de la république.
HOLOFERNE
Meherclè, si leurs garçons ont des dispositions, ils ne manqueront pas d’instruction : et si leurs filles ont de la capacité, je saurai leur insinuer la science ; mais, vir sapit qui pauca loquitur, voilà une âme féminine qui nous salue ?
(Entre Jacquinette avec Costard.)
JACQUINETTE
Dieu vous donne le bonjour, monsieur Personne[45] !
HOLOFERNE
Monsieur Personne, quasi perce-un. Qui est cet un qu’on veut percer ?
COSTARD
Ma foi, monsieur le maître d’école, c’est celui qui ressemble le plus à un tonneau.
HOLOFERNE
Percer un tonneau ! belle invention pour une motte de terre, assez de feu pour un caillou, assez de perles pour un pourceau ; c’est joli, c’est bien.
JACQUINETTE
Mon bon monsieur le curé, faites-moi la grâce de me lire cette lettre ; elle m’a été donnée par Costard, et elle m’est envoyée de la part de don Armado. Je vous en prie, lisez-la.
HOLOFERNE
Fauste, precor, gelidâ quando pecus omne sub umbrâ ruminat, et la suite. — Ah ! digne et sublime Mantouan, je puis dire de toi ce que le voyageur dit de Venise : Vinegia ! Vinegia ! Chi non te vide, ei non te pregia. Vieux Mantouan ! vieux Mantouan[46] ! qui ne t’entend pas, ne t’aime pas. — Ut, re, sol, la, mi, fa. — Avec votre permission, monsieur, quel est le contenu de la lettre ? Ou plutôt, comme dit Horace, dans son… Quels sont les vers, mon cœur ?
NATHANIEL
Oui, des vers, monsieur, et de fort savants.
HOLOFERNE
Ah ! que j’en entende une strophe, une stance, un vers ! Lege, domine.
NATHANIEL lit les vers
Si l’amour m’a rendu parjure, comment pourrai-je faire serment d’aimer ? Ah ! il n’est de serments constants que ceux qui sont faits à la beauté, Quoique parjure à moi-même, je n’en serai pas moins fidèle à toi. Ces pensées, qui étaient pour moi comme des chênes, s’inclinent devant toi comme des roseaux. L’étude abandonne ses livres pour ne lire que dans tes yeux Où brillent tous les plaisirs que l’art peut comprendre. Si la science est le but de l’étude, te connaître suffit pour l’atteindre. Savante est la langue qui peut te bien louer. Ignorante est l’âme qui te voit sans surprise (Et c’est un éloge pour moi de savoir admirer ton mérite). Ton œil lance l’éclair de Jupiter, et ta voix son redoutable tonnerre. Mais, quand tu n’es point en courroux, ta voix est une douce musique, Et ton regard communique une douce chaleur. Tu es céleste, ô mon amour ! pardonne si je te fais injure En chantant avec une voix mortelle les louanges d’un objet céleste.
HOLOFERNE
Vous ne sentez pas les apostrophes, et vous ne mettez pas l’accent : laissez-moi parcourir cette chanson ; il n’y a ici que le nombre et la mesure d’observés ; mais pour l’élégance, la facilité et la cadence dorée de la poésie, caret. Ovide Nason, c’était là un homme ! Et pourquoi s’appelle-t-il Nason ? si ce n’est parce qu’il savait sentir les fleurs odorantes de l’imagination, les élans de l’invention. Imitari n’est rien ; le chien imite son maître, le singe son gardien, et le cheval enrubanné[47] son cavalier. Mais damosella vierge, est-ce à vous que cette épître est adressée ?
JACQUINETTE
Oui, monsieur ; de la part d’un M. Biron, un des seigneurs de la princesse étrangère[48].
HOLOFERNE
Je veux lancer un coup d’œil sur l’adresse : « À la belle main blanche de la très-belle dame Rosaline. » Je veux jeter encore les yeux sur le contenu de la lettre, pour voir la dénomination de la partie qui écrit à la personne suscrite. — « Le serviteur dévoué aux ordres de votre seigneurie, Biron. » — Monsieur Nathaniel, ce Biron est un des seigneurs qui ont fait vœu de retraite avec le roi. Et il a bâti ici une lettre adressée à une dame de la suite de la reine étrangère, laquelle lettre, par accident et dans le progrès de sa route, s’est égarée. — Allons, trottez, courez, ma chère ; remettez cet écrit dans les royales mains du roi ; cela peut être très-important : ne vous arrêtez pas à faire votre compliment ; je vous dispense de votre devoir. — Adieu.
JACQUINETTE
Bon Costard, viens avec moi. — Dieu conserve vos jours !
COSTARD
Je te suis, ma fille.
(Costard et Jacquinette sortent.)
NATHANIEL
Monsieur, vous avez agi là dans la crainte de Dieu, fort religieusement, et, comme dit un certain père…
HOLOFERNE, l’interrompant
Monsieur, ne me parlez point de pères, je crains les spécieuses apparences. — Mais pour revenir à ces vers, vous ont-ils plu, monsieur Nathaniel ?
NATHANIEL
Merveilleusement bien, quant à la plume.
HOLOFERNE
Je dois dîner aujourd’hui chez le père d’une élève à moi, où, s’il vous plaît, avant le repas, de gratifier la table d’un benedicite, je me chargerai, en vertu du privilège que j’ai auprès des parents de la susdite enfant ou pupille, de vous faire bien accueillir ; et là je prouverai que ces vers sont très-peu savants, et n’ont aucune teinture de poésie, d’esprit, ni d’invention ; je vous demande votre société.
NATHANIEL
Et je vous remercie aussi de la vôtre ; car la société, dit l’Écriture, est le bonheur de la vie.
HOLOFERNE
Et, certes, l’Écriture dit là une chose très-vraie et très-juste. (À Dull.) Monsieur, je vous invite aussi ; vous ne me direz pas non. Pauca verba. Partons ; les nobles sont à leur plaisir, et nous aussi, nous allons nous récréer.
(Ils sortent.)
Scène III
Une autre partie du parc.
BIRON, tenant un papier
Le roi chasse à la bête, et moi je cours après moi-même. Ils ont tendu les toiles, et moi je m’embarrasse dans la poix[49], dans une poix qui salit. Salir ! ce mot n’est pas beau. Allons, apaise-toi, chagrin ; car on dit que le fou l’a dit ; et je le dis aussi moi, et je suis le fou. Bien raisonné, esprit ! — Par le ciel, cet amour est aussi forcené qu’Ajax ; il tue les moutons ; il me tue ; et je suis un mouton. Bien raisonné encore en ma faveur ! — Je ne veux pas aimer : si j’aime, qu’on me pende ; en conscience, je ne le veux pas. Oh ! mais son bel œil… Par cette lumière, s’il n’y avait que son œil, je ne l’aimerais pas : bon pour ses deux yeux. Allons, je ne fais rien au monde que mentir, et me mentir à moi-même. Par le ciel, je suis amoureux, et cela m’a appris à rimer, et à être mélancolique ; et voici un échantillon de mes rimes et de ma mélancolie. Fort bien : la belle a déjà un de mes sonnets ; le bouffon le lui a porté, et le fou le lui a envoyé, et la dame le tient en sa possession. Cher bouffon, cher fou, dame plus chère encore. — Par l’univers, je m’en moquerais comme d’une épingle, si les trois autres partageaient ma folie. — En voici un avec un papier à la main ! Dieu veuille lui faire la grâce de gémir !
(Il monte et se cache dans un arbre.)
(Entre le roi.)
LE ROI, soupirant
Hélas !
BIRON, à part
Il est atteint, par le ciel ! Poursuis, cher Cupidon. Tu l’as frappé de ta petite flèche sous la mamelle gauche. Par ma foi, des secrets !
LE ROI, lisant des vers
Le soleil doré ne donne point un aussi doux baiser Aux fraîches gouttes de la rosée du matin sur la rose Que le premier rayon de tes yeux Tombant sur la rosée de pleurs que la nuit a fait couler sur mes joues. La lune argentée brille avec moins d’éclat Au travers du sein transparent de l’onde Que l’éclat de ta beauté au travers de mes larmes. Tu brilles dans chaque larme que je verse. Il n’en est aucune qui ne te porte comme un char Dans lequel tu passes triomphant de mes peines. Daigne seulement regarder ces larmes qui se gonflent dans mes yeux, Et tu y verras ta gloire éclater dans mes douleurs. Garde-toi d’aimer, car alors mes larmes ne cesseront de couler, Et elles serviront de miroir pour réfléchir ta beauté. Ô reine des reines ! que tu es incomparable ! La pensée de l’homme ne peut le concevoir, ni sa langue l’exprimer. Comment lui ferai-je connaître mes peines ? Je vais laisser tomber ce papier ; douces feuilles, abritez ma folie. — Mais qui vient en ce lieu ? (Le roi se met à l’écart. Entre Longueville qui se croit seul.) Quoi ! c’est Longueville ! et lisant ! Écoute bien, mon oreille.
BIRON, à part
Allons, voici un autre fou qui paraît sur la scène et qui te ressemble !
LONGUEVILLE
Malheureux que je suis ! je suis parjure.
BIRON, à part
Bon, il s’avance comme un parjure portant son écriteau devant lui[50].
LE ROI, à part
Il est amoureux, j’espère. Heureuse société de honte !
BIRON, à part
Un ivrogne aime un ivrogne comme lui.
LONGUEVILLE, à part
Suis-je le premier qui me suis ainsi parjuré ?
BIRON, à part
Je pourrais, moi, servir à te consoler ; sans compter les deux parjures que je connais, tu complètes le triumvirat : tu es la corne du chapeau de la société, la figure de la potence d’amour à laquelle est pendue l’innocence.
LONGUEVILLE
Je crains bien que ces vers impuissants ne manquent de force pour t’émouvoir, ô aimable Marie, souveraine de mes tendres vœux ! Je veux déchirer ces rimes et lui écrire en prose.
BIRON, à part
Oh ! les rimes sont les sentinelles qui gardent le haut-de-chausses du folâtre Cupidon ; ne défigure pas son costume[51].
LONGUEVILLE
Allons, ces vers peuvent passer. (Il lit un sonnet.) N’est-ce pas la céleste éloquence de tes yeux, Contre laquelle l’univers n’a point de réplique, Qui a conduit mon cœur à ce parjure ? Un vœu, rompu pour toi, ne mérite pas d’être puni. Mon vœu regardait une femme : mais je prouverai Que, toi étant une déesse, je n’ai pas commis un parjure. Mon vœu ne comprenait que les beautés mortelles, et tu es une beauté céleste. La conquête de tes grâces effacera en moi toute disgrâce. Les serments ne sont qu’un souffle, et le souffle n’est qu’une vapeur. C’est donc toi, beau soleil, qui brilles sur une terre, Et qui attires à toi ce serment de vapeur : elle monte vers toi. Si mon serment est rompu, ce n’est donc pas ma faute. Et si c’est moi qui l’ai violé, quel fou ne serait pas assez sage Pour perdre un serment afin de gagner un paradis !
BIRON, à part
Voilà des vers qui ont coulé d’une veine du foie[52] ; cela vous fait d’une chair mortelle une divinité, une déesse d’une jeune oie. Pure, pure idolâtrie ! Dieu nous amende, Dieu nous amende ! nous sommes bien loin du droit chemin.
(Dumaine arrive avec un papier.)
LONGUEVILLE
Par qui enverrai-je ce sonnet ? Voilà quelqu’un. — Doucement !
(Il s’éloigne à l’écart.)
BIRON, à part
Tous cachés, tous cachés ! ancien jeu d’enfant. — Je suis ici comme un demi-dieu dans l’Olympe, d’où mon œil attentif plonge sur les malheureux insensés et pénètre leurs secrets. Encore des sacs au moulin. Ô ciel ! mes vœux sont remplis ; Dumaine a subi aussi la métamorphose ; quatre bécasses dans un seul plat.
DUMAINE
Ô divine Catherine !
BIRON, à part
Ô profane misérable !
DUMAINE
Par le ciel, une merveille faite pour étonner des yeux mortels !
BIRON, à part
Jure encore par la terre, qu’elle n’est pas un corps mortel, et je te donne là un démenti net.
DUMAINE
Sa chevelure d’ambre surpasse la noirceur de l’ambre même.
BIRON, à part
Fort bien remarqué, un corbeau couleur d’ambre.
DUMAINE
Aussi droite qu’un cèdre.
BIRON, à part
Arrête, te dis-je, son épaule est dans un état de grossesse.
DUMAINE
Aussi belle que le jour.
BIRON, à part
Oui, que certains jours où le soleil ne brille pas.
DUMAINE
Oh ! que mes vœux fussent remplis !
LONGUEVILLE, à part
Et les miens aussi !
LE ROI, à part
Et moi, les miens, par le ciel !
BIRON, à part
Et que le ciel exauce les miens ! N’est-ce pas là un bon mot ?
DUMAINE
Je voudrais l’oublier ; mais elle est une fièvre qui règne dans mon sang et qui me force à me souvenir d’elle.
BIRON, à part
Comme une fièvre dans votre sang ! Eh bien, alors une incision la ferait[53] couler dans la palette. — Ô charmante méprise !
DUMAINE
Je veux relire encore l’ode que j’ai composée.
BIRON, à part
Je vais voir encore comment l’amour diversifie les productions de l’esprit.
DUMAINE lit sa pièce de vers
Un jour de mai. Malheureux jour ! L’amour, qui choisit toujours mai pour son mois, Vit une fleur des plus belles Se jouant dans le vague de l’air ; Il vit le zéphyr folâtre S’ouvrir un passage À travers ses feuilles veloutées ; L’amant, malade à en mourir, envia le souffle aérien. Zéphyr, dit-il, tu peux enfler tes joues ; Que ne puis-je triompher avec toi ! Mais, hélas ! rose, ma main a juré De ne jamais te cueillir de ton épine : Serment, hélas ! peu propre à la jeunesse : La jeunesse se plaît à cueillir ce qui est doux. Ah ! ne me reproche pas mon crime : Si pour toi je suis devenu parjure. Jupiter même, en te voyant, jurerait Que Juno est une noire Éthiopienne ; Il nierait être Jupiter, Et se ferait mortel pour l’amour de toi ! Je lui enverrai ces vers et quelques autres lignes encore plus simples qui lui exprimeront les peines et les privations de mon sincère amour. Oh ! que je voudrais que le roi, et Biron, et Longueville fussent amants aussi ! Le mal, servant d’exemple au mal, laverait mon front de la honte du parjure ; la folie devient innocente quand tous sont en délire.
LONGUEVILLE, se montrant tout à coup
Dumaine, ton amour n’est pas charitable, de souhaiter des compagnons d’infortune en amour. — Vous pouvez changer de couleur et pâlir : pour moi, je rougirais qu’on m’eût entendu tenir pareil langage, et surpris dans ce sommeil.
LE ROI, sortant à son tour et abordant brusquement Longueville
Allons, l’ami, vous rougissez : vous êtes dans le même cas que lui : vous le reprenez, et vous êtes deux fois plus coupable : vous n’aimez pas Marie, non ? Longueville n’a jamais composé de sonnet pour elle ? jamais il n’a serré ses bras en croix contre son sein amoureux, pour contenir les élans de son cœur ? J’étais enveloppé des ombres de ce buisson et je vous observais tous deux, et j’ai rougi pour tous deux. J’ai entendu vos coupables rimes, observé votre contenance, vu les brûlants soupirs qu’exhalait votre sein ; j’ai bien remarqué tous les symptômes de votre passion. « Hélas ! » s’écriait l’un ; « ô Jupiter ! » criait l’autre : « sa chevelure est brillante comme l’or ; » l’autre : « ses yeux brillants comme le cristal. » (À Longueville.) Vous, vous voulez violer votre foi et vos serments pour la conquête de ce paradis. (À Dumaine.) Et vous : disiez-vous, « Jupiter, violerait ses serments pour l’amour de ma belle. » — Que dira Biron, lorsqu’il viendra à apprendre que vous avez violé une parole, jurée avec tant de zèle et d’ardeur ? Oh ! comme il vous méprisera ! comme son esprit s’égayera à vos dépens ! comme il triomphera ! comme il sautera de joie ! comme il rira aux éclats ! Pour tous les trésors que j’ai jamais vus, je ne voudrais pas qu’il pût m’en reprocher autant.
BIRON
Je m’avance pour châtier l’hypocrisie. (Il descend de l’arbre.) Ah ! mon cher souverain, je vous prie, daignez me pardonner… Cœur généreux, vous sied-il bien de reprocher à ces malheureux reptiles d’aimer, vous qui êtes le plus amoureux ? Vos yeux ne portent-ils pas l’image d’une belle ? N’est-il pas certaine princesse qui se peint dans vos larmes ? Vous ne voudriez pas vous parjurer : c’est une chose odieuse ; allons, il n’y a que des ménestrels qui fassent des sonnets. Mais ne rougissez-vous pas ? Oui, tous trois, n’avez-vous pas honte de vous voir ainsi surpris et convaincus ? Vous, Longueville, vous avez vu une paille dans l’œil de Dumaine ; le roi en a vu une dans vos yeux à tous deux ; mais moi, je découvre une poutre dans l’œil de tous trois. Oh ! à quelle scène d’extravagance j’ai assisté ! de combien de soupirs, de gémissements, de douleur, de désespoir j’ai été le témoin ! Avec quelle patience je me suis tenu assis et coi, pour voir un roi métamorphosé en moucheron ! pour voir le robuste Hercule danser une gavotte, et le sage Salomon fredonner une gigue, et Nestor jouer au jeu d’épingle avec les enfants, et le cynique Timon rire de vains hochets ! — Où gît ta douleur ? dis-le-moi, mon cher Dumaine ; et toi, mon cher Longueville, où est la peine ? Et où est le mal de mon souverain ? Tous au cœur, n’est-ce pas ? Holà ! qu’on apporte un cordial, vite !
LE ROI
Biron, tes railleries ont trop d’amertume : sommes-nous donc ainsi trahis et exposés à tes regards !
BIRON
Ce n’est pas vous qui êtes trahis par moi ; c’est moi qui le suis par vous ; moi qui reste honnête à moi, qui regarde comme un crime de violer le vœu dont je suis lié : je suis trahi, puisque je suis dans la société d’hommes changeant comme la lune, et d’une rare inconstance ! Quand me verrez-vous rien écrire en rimes ou pousser des soupirs pour une femme ? ou dépenser une seule minute de mon temps à polir mes plumes ? Quand entendrez-vous dire que je loue une main, un pied, un visage, un œil, une démarche, une contenance, un sourcil, une gorge, une ceinture, une jambe ?…
(Biron va sortir.)
LE ROI
Arrêtez. — Où courez-vous si vite ? Est-ce un honnête homme, ou un voleur, qui s’enfuit avec cette précipitation ?
BIRON
Je fuis l’amour : bel amoureux, laissez-moi partir.
(Entrent Jacquinette et Costard.)
JACQUINETTE
Dieu conserve le roi !
LE ROI
Quel présent as-tu là ?
COSTARD
Une certaine trahison.
LE ROI
Que fait la trahison ici ?
COSTARD
Elle n’y fait rien, seigneur.
LE ROI
Si elle n’y fait rien non plus, la trahison et toi, allez tous deux en paix ensemble.
JACQUINETTE
Je conjure Votre Altesse de lire cette lettre, notre curé a des soupçons sur elle, il a dit que c’était une trahison.
LE ROI, la donnant à Biron
Biron, lisez-la. — (À Jacquinette.) D’où tiens-tu cette lettre ?
JACQUINETTE
De Costard.
LE ROI, à Costard
Où l’as-tu prise ?
COSTARD
De dun Adramadio, dun Adramadio.
LE ROI
Eh bien ! que se passe-t-il donc en vous ? Pourquoi la déchirez-vous ?
BIRON
Une bagatelle, mon souverain, une bagatelle : n’en concevez aucune inquiétude.
LONGUEVILLE
Elle lui a causé du trouble : il faut la voir.
DUMAINE, la considérant
Eh ! c’est l’écriture de Biron, et voilà son nom au bas.
(Il ramasse les morceaux.)
BIRON, à Costard
Ah ! infâme bâtard, tu es né pour me déshonorer. — Je suis coupable, mon souverain, coupable ; je le confesse, je l’avoue.
LE ROI
Et de quoi ?
BIRON
Vous êtes trois fous, qui vous moquez d’un quatrième fou, comme moi, pour compléter le plat. Lui, et lui, et vous, mon souverain, et moi, sommes des filous en amour, et nous méritons la mort. (Montrant Costard et Jacquinette.) Congédiez, je vous prie, ce vil auditoire, et je vous en dirai davantage.
DUMAINE
À présent nous sommes en nombre pair.
BIRON
Oh ! oui, oui, nous sommes quatre. — Ces tourtereaux s’en iront-ils ?
LE ROI
Allons, mes amis, retirez-vous. — Partez.
COSTARD
Oui, que tous les honnêtes gens s’en aillent, et que les traîtres restent.
(Costard et Jacquinette s’en vont.)
BIRON
Mes chers seigneurs, mes chers amoureux, embrassons-nous : nous sommes aussi fidèles à nos serments que le peuvent être la chair et le sang. La mer aura toujours son flux et reflux ; le ciel montrera toujours sa face étoilée ; le sang jeune et fougueux n’obéira jamais à un conseil suranné. Nous ne pouvons nous écarter du but pour lequel nous sommes nés. Ainsi, nous sommes contraints de toutes manières d’être parjures.
LE ROI
Quoi, les lambeaux de cette lettre déchirée contiennent-ils quelques rimes de ta composition ?
BIRON
Si elles en contiennent, dites-vous ? Hé ! qui peut voir la céleste Rosaline, sans incliner devant elle sa tête vassale, comme le grossier et sauvage Indien se prosterne à la première ouverture des portes brillantes de l’orient ? Qui peut, ébloui de son éclat, ne pas humilier son front jusqu’à baiser la poussière ? Quel œil audacieux, fût-il perçant comme celui de l’aigle, ose fixer son céleste front sans être aveuglé de sa majesté ?
LE ROI
Quelle passion, quelle fureur s’est tout à coup emparée de toi ? Ma bien-aimée, la maîtresse de la tienne, est une lune gracieuse ; ta Rosaline n’est qu’une étoile de sa suite, dont l’éclat s’aperçoit à peine.
BIRON
Mes yeux ne sont donc pas des yeux, et je ne suis pas Biron. Que le ciel voulût, pour mon amour, changer le jour en nuit ! Les plus belles couleurs de tous les teints s’assemblent dans ses belles joues, et de cent attraits divers font une grâce unique, où rien ne manque de tout ce que peut chercher le désir. Prêtez-moi la trompette à mille voix. Non, loin de moi, rhétorique fardée ! Elle n’en a pas besoin. Ce sont les denrées communes qui ont besoin de l’éloge du vendeur : elle, elle surpasse la louange ; et un éloge imparfait la ternit. Un ermite flétri, usé par cent hivers, pourrait, en se mirant dans son bel œil, en secouer cinquante. La vue de sa beauté rend à la vieillesse un coloris qui la rajeunit, et ramène la béquille vers le berceau de l’enfance. Oh ! c’est le soleil qui fait briller tous les objets !
LE ROI
Par le ciel ! ta maîtresse est noire comme l’ébène.
BIRON
L’ébène lui ressemble-t-il ? Ô bois divin ! Une femme faite de ce bois serait le bonheur suprême. Qui peut ici me faire prêter serment : où y a-t-il un livre, afin que je jure que la beauté est imparfaite, si elle n’emprunte pas son regard de ses beaux yeux ? Il n’est point de beau visage, s’il n’est noir comme le sien.
LE ROI
Ô paradoxe ! La couleur noire est le symbole de l’enfer, la couleur des prisons et du front de la nuit ; la beauté suprême est seule digne du ciel.
BIRON
Les démons, pour nous tenter plus sûrement, prennent la forme des anges de lumière. Si les sourcils de ma belle sont tendus du noir, c’est de douleur de ce qu’un fard mensonger, une chevelure usurpée séduisent les amants par une fausse apparence. Rosaline est née pour ériger le noir en beauté ; car les couleurs naturelles sont maintenant prises pour un fard artificiel : aussi le rouge, pour éviter l’affront de cette méprise, se peint en noir, afin d’imiter le sourcil de Rosaline.
DUMAINE
C’est aussi pour lui ressembler que les ramoneurs sont noirs.
LONGUEVILLE
Et c’est depuis elle que les charbonniers passent pour beaux.
LE ROI
Et que les Éthiopiens se vantent d’un aimable teint.
LONGUEVILLE
Aujourd’hui l’obscurité n’a plus besoin de flambeaux, car les ténèbres sont lumière.
BIRON
Vos maîtresses n’osent jamais s’exposer à la pluie, de crainte de voir leurs couleurs lavées s’effacer de leurs joues.
LE ROI
Il ne serait pas mal que la vôtre lavât les siennes ; car, à vous parler franchement, je trouverai un plus beau visage que le sien qui n’a pas été lavé d’aujourd’hui.
BIRON
Je prouverai sa beauté ou je parlerai jusqu’au jour du jugement.
LE ROI
Aucun démon ne te fera autant de peur qu’elle ce jour-là.
DUMAINE
Je n’ai jamais vu d’homme faire tant de cas d’une drogue aussi vile.
LONGUEVILLE, montrant son pied
Tiens, voilà ta belle ; vois mon soulier et son visage.
BIRON
Oh ! si les rues étaient pavées avec des yeux comme les siens, ses pieds seraient encore trop délicats pour fouler un tel pavé.
DUMAINE
Fi donc ! alors, sur son passage, la rue verrait bien des mensonges à la face du ciel.
LE ROI
À quoi bon tous ces propos ? Ne sommes-nous pas tous amoureux ?
BIRON
Rien n’est plus certain ; et par là tous parjures.
LE ROI
Eh bien ! finissez donc ce vain dialogue ; et toi, cher Biron, prouve-nous à présent que notre amour est légitime, et que notre foi n’est pas violée.
DUMAINE
Oui, vraiment, rends-nous ce service. Excuse et flatte un peu notre faiblesse.
LONGUEVILLE
Oui, quelque argument qui nous autorise à poursuivre ; quelques ruses, quelques chicanes pour duper le diable.
DUMAINE
Quelque apologie pour notre parjure.
BIRON
Oh ! il y a plus de raisons qu’il n’en faut. Allons, aux armes, soldats de l’amour ! Considérez ce que vous avez juré d’abord : de jeûner, d’étudier et de ne voir aucune femme ; trahison notoire contre l’empire de la jeunesse. Dites, pouvez-vous jeûner ? Vos estomacs sont trop jeunes, et l’abstinence engendre des maladies. Et lorsque vous avez fait vœu d’étudier, chers seigneurs, chacun de vous a fait un parjure à son propre livre ; pouvez-vous toujours rêver, réfléchir et méditer ? Et quand est-ce que vous, seigneur, ou vous, ou vous, avez trouvé le fondement de l’excellence de l’étude, sans la beauté du visage d’une femme ? C’est des yeux des femmes que je tire cette doctrine. Elles sont le fond, le texte, le livre, l’académie d’où jaillit la vraie flamme de Prométhée. Tous les efforts de l’étude enchaînent les esprits de la vie dans les artères[54], comme le mouvement et une action longtemps continués fatiguent les nerfs et la vigueur du voyageur. En jurant de ne point regarder le visage d’une femme, vous avez en cela fait un parjure à l’usage de vos yeux, et à l’étude même, qui est le principe de votre vœu ; car, où est, dans le monde, l’auteur qui enseigne une beauté comparable à l’œil d’une femme ? La science n’est qu’un accessoire à notre individu, et partout où nous sommes, notre science y est aussi ; or, quand nous nous contemplons nous-mêmes dans les yeux d’une femme, n’y voyons-nous pas aussi notre science ? Nous avons fait vœu d’étudier, chers seigneurs ; et, par ce vœu, nous avons manqué de foi à nos livres. Car, quand est-ce que vous, mon souverain, ou vous, ou vous, avez, dans une pesante contemplation, découvert jamais autant de feu poétique, que vous en ont communiqué les yeux brillants d’une belle maîtresse ? Les autres arts indolents restent emprisonnés et oisifs dans le cerveau, et ne produisent que des savants stériles en pratique, qui montrent rarement quelque moisson de leurs pénibles travaux ; mais l’amour, étudié d’abord dans les yeux d’une belle, ne vit pas emprisonné dans l’enceinte du cerveau : porté par le mouvement de tous les éléments, il court aussi vite que la pensée dans toutes les puissances de l’homme, et donne à chaque faculté une double force, qui l’élève au-dessus de leurs fonctions et de leurs offices ; il ajoute une vue précieuse à l’organe de l’œil : les yeux d’un amant peuvent éblouir l’œil d’un aigle ; l’oreille d’un amant saisit jusqu’au plus faible son, là où l’oreille soupçonneuse du voleur n’entend rien. Le sens de l’amour est plus sensible que ne le sont les cornes délicates du limaçon dans sa coquille. Le dieu Bacchus lui-même n’a qu’un palais grossier au prix du goût délicat de l’Amour. L’Amour n’est-il pas un Hercule en valeur, qui grimpe toujours sur les arbres des Hespérides ; subtil comme le Sphinx, aussi doux, aussi musical que la lyre brillante d’Apollon, tendue de ses cheveux d’or ? Et lorsque l’Amour parle, tous les dieux de l’Olympe s’assoupissent aux doux accents de sa voix. Jamais poëte n’osa toucher une plume pour écrire, qu’il ne l’eût trempée dans les pleurs de l’Amour ; mais alors ses vers charmaient les oreilles les plus sauvages, et faisaient entrer la douceur dans le cœur des tyrans. Voilà la science que je puise dans les yeux des femmes. Elles étincellent comme le feu de Prométhée, elles sont les livres, les arts et les académies qui expliquent, contiennent et nourrissent tout l’univers ; sans elles, nul homme n’excellera en rien. Ainsi, vous étiez des insensés d’avoir violé la foi que vous deviez aux femmes, ou vous serez des insensés en tenant votre serment. Au nom de la Sagesse, mot qu’aiment tous les hommes, ou au nom de l’Amour, mot qui les aime tous, ou au nom des hommes, les auteurs des femmes, ou au nom des femmes, par lesquelles nous sommes hommes, perdons une bonne fois nos serments pour nous retrouver nous-mêmes, ou bien nous nous perdons nous-mêmes pour conserver nos serments. C’est religion de se parjurer ainsi ; car la charité elle-même accomplit la loi ; et qui peut séparer l’Amour de la charité ?
LE ROI
Allons, crions donc tous : saint Cupidon ! et en plaine, soldats !
BIRON
Avancez vos étendards et fondons sur elles ; allons, chaude mêlée, renversons-les ; mais prenez garde avant tout, dans ce choc, de rencontrer un soleil, grâce à elles[55].
LONGUEVILLE
Allons, parlons clairement ; laissons de côté les gloses. Prendrons-nous le parti de faire notre cour à ces filles de France ?
LE ROI
Oui, et d’en faire la conquête aussi ; ainsi, méditons quelque divertissement pour les amuser dans leurs tentes.
BIRON
D’abord, conduisons-les hors du parc jusqu’ici, et qu’ensuite, sous les lambris du palais, chaque homme saisisse la main de sa belle maîtresse ; dans l’après-dînée, nous les égayerons par quelque passe-temps nouveau, tel que la brièveté du temps pourra permettre de le former ; car les bals, les danses, les mascarades, les plaisirs précèdent les pas du bel Amour et jonchent son chemin de fleurs.
LE ROI
Partons, partons ; nous ne perdrons point de temps, ni aucune des occasions que nous pourrons employer à propos.
BIRON
Allons, allons ! quand on sème de l’ivraie, on ne recueille pas de blé, et toujours la justice tient sa balance égale. Des filles volages pourraient devenir le fléau d’hommes parjures ; si cela arrive, notre cuivre n’achètera pas de métal plus précieux.
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
Table des matières
Rejoignez nos plus de 44 000 membres amoureux de lecture et d'écriture ! Inscrivez-vous gratuitement pour reprendre la lecture de cette œuvre au bon endroit à votre prochaine visite et pouvoir la commenter.
- Que pensez vous de cette oeuvre ?
- Annonces à propos de cette oeuvre Flux RSS
-
- Aucune annonce à propos de cette oeuvre
- L'avis des lecteurs
- 4 aiment
- 3 n'aiment pas
- Fond : Aucun avis
- Forme : 1 plumes sur 5
- À retravailler : 1 lecteur
- Télécharger cette oeuvre
-
- Télécharger en ebook PDF
Lecture sur ordinateurEbook PDF - Télécharger en ebook EPUB
Lecture sur liseuse, tablette, smartphone...Ebook EPUB - Télécharger en ebook Mobipocket
Lecture sur liseuse KindleEbook Kindle - Télécharger au format texte OpenDocument
Pour correction ou modification sous traitement de texteFichier OpenDocument
- Télécharger en ebook PDF
- Partager cette oeuvre
- Raccourcis clavier :
-
- ← page précédente
- → page suivante
- L Lumière (fond noir)
- +/- taille du texte
- M Mise en forme
- P Police
- Lecture libre
-
- Littérature générale
- Fictions historiques
- Contes, légendes et fables
- Érotisme
- Action, aventure, polars
- SF et fantastique
- Littérature humoristique
- Littérature sentimentale
- Poésie
- Paroles de chansons
- Scénarios
- Théâtre
- B.D, Manga, Comics
- Jeunesse
- Jeu de rôle
- Savoir, culture et société
- Défis et jeux d'écriture
- Inclassables
- Librairie Atramenta
- Livres audios
- Atramenta Mobile
- A découvrir ?
-
- Littérature humoristique
2 pages -
- Lire
- Telecharger l'ebook
- Oeuvre déclarée complète, relue et corrigée par son auteur.
- Pas de Noël pour Lëon
- Géode AM
- Littérature humoristique