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Peines d'amour perdues
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- Catégorie : Théâtre
- Date de publication sur Atramenta : 10 mars 2011 à 13h29
- Dernière modification : 30 décembre 2016 à 9h51
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- Longueur : Environ 90 pages / 29 891 mots
- Lecteurs : 4 050 lectures + 1 493 téléchargements
Peines d'amour perdues
ACTE PREMIER
Scène I
Navarre. Un parc avec un palais.
LE ROI FERDINAND, BIRON, LONGUEVILLE ET DUMAINE.
LE ROI
Que la Renommée, objet de la poursuite de tous les hommes pendant leur vie, reste gravée sur nos tombeaux d’airain et nous honore dans la disgrâce de la mort ! En dépit du temps, ce cormoran qui dévore tout, un effort, pendant l’instant où nous respirons, peut nous conquérir un honneur qui émoussera le tranchant de sa faux, et fera de nous les héritiers de toute l’éternité. Courage donc, braves vainqueurs, car vous l’êtes, vous qui faites la guerre à vos propres passions, et qui combattez l’immense armée des désirs du monde. — Notre dernier édit subsistera dans toute sa force, la Navarre deviendra la merveille du monde ; notre cour sera une petite académie, adonnée au repos et à la contemplation. Vous trois, Biron, Longueville et Dumaine, vous avez fait serment de vivre avec moi pendant trois ans, compagnons de mes études, et d’observer les statuts qui sont rédigés dans cette cédule : vos serments sont prononcés ; maintenant signez, et que celui qui violera le plus petit article de ce règlement voie son déshonneur écrit de sa propre main. Si vous êtes armés de courage pour exécuter ce que vous avez juré, signez votre grave serment, et observez-le.
LONGUEVILLE
Je suis décidé : ce n’est qu’un jeûne de trois ans ; si le corps souffre, l’âme jouira. Les panses trop bien remplies ont de pauvres cervelles, et les mets succulents, en engraissant les côtes, ruinent entièrement l’esprit.
DUMAINE
Mon aimable souverain, Dumaine se mortifiera ; il abandonne aux vils esclaves d’un monde grossier ses plaisirs plus grossiers encore : je renonce et je meurs à l’amour, à la richesse et aux grandeurs, pour vivre en philosophe avec eux et vous.
BIRON
Je ne puis que répéter à mon tour la même protestation. J’ai déjà fait les mêmes vœux, mon cher souverain : j’ai juré de vivre, d’étudier ici trois années. Mais il y a d’autres pratiques rigides, comme de ne pas voir une seule femme jusqu’à ce terme, article qui, j’espère, n’est pas enregistré dans l’acte ; de ne goûter d’aucune nourriture durant un jour entier de la semaine, et, les autres jours, de ne manger que d’un seul mets, autre point qui, j’espère, ne s’y trouve pas non plus ; et encore de ne dormir que trois heures par nuit, sans jamais être surpris les yeux assoupis dans le jour (tandis que moi, ma coutume est de ne jamais songer à mal toute la nuit, et même de changer en nuit la moitié du jour), troisième clause qui, j’espère, n’est pas non plus mentionnée dans l’écrit. Oh ! ce sont là des tâches bien arides, trop pénibles à remplir : ne pas voir les dames, étudier, jeûner et ne pas dormir !
LE ROI
Votre serment de vous abstenir de ces trois points est prononcé.
BIRON
Permettez-moi de répondre non, mon souverain. J’ai simplement juré d’étudier avec Votre Altesse, et de passer ici à votre cour l’espace de trois ans.
LE ROI
Biron, avec cet article, vous avez juré les autres aussi.
BIRON
Par oui et par non, mon prince ; alors mon serment n’était pas sérieux. — Quel est le but de l’étude ? Apprenez-le-moi.
LE ROI
Quoi ! c’est de savoir ce que nous ne saurions pas sans elle.
BIRON
Voulez-vous parler des connaissances cachées et interdites à l’intelligence ordinaire ?
LE ROI
Oui ; telle est la divine récompense de l’étude !
BIRON
Allons, je veux bien jurer d’étudier, pour connaître la chose qu’il m’est interdit de savoir. — Par exemple, je veux bien étudier pour savoir où je pourrai dîner, lorsque les festins me seront expressément défendus. Et encore, pour savoir où trouver une belle maîtresse, quand les belles seront cachées à mes yeux. Ou bien, m’étant lié par un serment trop difficile à garder, je veux bien étudier l’art de l’enfreindre sans manquer à ma foi. Si tels sont les fruits de l’étude, et qu’il soit vrai qu’elle apprenne à connaître ce qu’on ne savait pas avant, je suis prêt à faire le serment, et jamais je ne me rétracterai.
LE ROI
Vous venez justement de citer les obstacles qui détournent l’homme de l’étude, et qui donnent à nos âmes le goût des vains plaisirs.
BIRON
Sans doute, tous les plaisirs sont vains : mais les plus vains de tous sont ceux qui, acquis avec peine, ne produisent pour fruit que la peine ; comme de méditer péniblement sur un livre, pour chercher la lumière de la vérité, tandis que son éclat perfide ne sert qu’à aveugler la vue éblouie. La lumière, en cherchant la lumière, enlève la lumière à la lumière. Ainsi, les yeux perdent la vue avant de trouver une faible lueur dans les ténèbres. Étudiez-moi plutôt comment on peut charmer ses yeux, en les fixant sur des yeux plus beaux, qui, s’ils les éblouissent, servent du moins d’étoiles à l’homme qu’ils ont aveuglé. L’étude ressemble au radieux soleil des cieux, qui ne veut pas être approfondi par d’insolents regards : ces infatigables travailleurs n’ont jamais rien gagné qu’un vil renom fondé sur les livres d’autrui. Ces parrains terrestres des astres du ciel, qui donnent un nom à chaque étoile fixe, ne retirent pas plus de fruit de leurs brillantes nuits, que ceux qui se promènent à leur clarté sans les connaître : trop savoir, c’est ne connaître que la gloire, et tout parrain peut donner un nom.
LE ROI
Comme il est savant en arguments contre la science !
DUMAINE
Il est fort instruit dans l’art d’empêcher les autres de s’instruire.
LONGUEVILLE
Il sarcle le bon grain et laisse croître l’ivraie.
BIRON
Le printemps est proche, quand les oisons couvent.
DUMAINE
Et la conséquence, quelle est-elle ?
BIRON
Qu’il faut que chaque chose se fasse en son temps et en son lieu.
DUMAINE
Rien pour la raison.
BIRON
Quelque chose donc pour la rime.
LONGUEVILLE
Biron ressemble à une gelée jalouse, qui attaque les premiers-nés des enfants du printemps.
BIRON
Eh bien ! oui ; et pourquoi l’été se vanterait-il avant d’entendre le chant des oiseaux ? Pourquoi me glorifierais-je de productions prématurées ? À Noël, je ne désire pas plus les roses, que je ne désire la neige dans les jours où Mai se montre émaillé de fleurs nouvelles ; mais j’aime chaque fruit dans sa saison. Quant à vous, il est trop tard maintenant pour étudier : ce serait monter sur le toit de la maison pour en ouvrir la porte.
LE ROI
Eh bien ! quittez-nous, retournez chez vous : adieu.
BIRON
Non, mon gracieux souverain. J’ai fait serment de rester avec vous, et quoique j’aie défendu l’ignorance et la barbarie, par des arguments plus forts que vous ne pouvez en alléguer en faveur de votre céleste science, je n’en garderai pas moins constamment la parole que j’ai jurée, et je supporterai chaque jour toutes les privations des trois années fixes. Donnez-moi l’écrit, que j’en prenne lecture, et je souscrirai mon nom à ses plus rigoureux décrets.
LE ROI
C’est vous rendre à propos, pour vous racheter de la honte qui allait vous couvrir !
BIRON, lisant
Item. « Que nulle femme ne s’approchera de ma cour, à distance d’un mille. » — Cet article a-t-il été proclamé ?
LONGUEVILLE
Il y a quatre jours.
BIRON
Voyons sous quelle peine. — (Lisant.) « Sous peine de perdre la langue. » Qui a décerné cette peine ?
LONGUEVILLE
Hé ! c’est moi.
BIRON
Eh pour quelle raison, cher seigneur ?
LONGUEVILLE
Pour les éloigner de cette cour, par la terreur de cette punition.
BIRON
Voilà une dangereuse loi contre l’urbanité. (Lisant.) Item. « Si un homme est surpris parlant à une femme dans l’espace de ces trois années, il subira l’ignominie publique que toute la cour jugera à propos d’infliger. » Pour cet article, vous le violerez vous-même, mon souverain ; car, vous savez bien qu’ici vient en ambassade la fille du roi de France, pour vous parler à vous-même. — Une jeune princesse pleine de grâce et de majesté ! Elle vient traiter avec vous de la cession de l’Aquitaine à son père, vieillard décrépit, infirme, et détenu dans son lit. Ainsi, c’est un article fait en vain, ou c’est en vain que cette illustre princesse vient à votre cour.
LE ROI
Qu’en dites-vous, seigneurs ? Cela a été tout à fait oublié.
BIRON
C’est ainsi que l’étude est toujours en défaut ; tandis qu’elle s’occupe de ce qu’elle voudrait acquérir, elle oublie de faire ce qui est nécessaire ; et lorsqu’elle atteint l’objet qu’elle poursuit avec le plus d’ardeur, c’est une conquête qui ressemble à celle d’une ville incendiée : aussitôt gagnée, aussitôt perdue.
LE ROI
Nous sommes contraints de violer ce décret ; mais c’est la nécessité qui nous force à souffrir ici le séjour de la princesse.
BIRON
La nécessité nous rendra tous mille fois parjures dans l’espace de ces trois années, car chaque homme naît avec ses penchants, qui ne sont jamais domptés par la violence, mais toujours par une grâce spéciale. — Si je viole ma foi, mon apologie sera cette excuse : je ne me suis parjuré que par la force de la nécessité ; aussi je souscris mon nom sans réserve à ces lois, et je consens que celui qui les enfreindra dans la moindre partie en soit puni par une honte éternelle : les tentations sont pour les autres comme pour moi ; mais je crois, malgré la répugnance que je montre, que je serai encore le dernier à violer mon serment. — Mais n’y a-t-il aucune récréation qui soit permise ?
LE ROI
Oui, il y en a : notre cour, vous le savez, est fréquentée par un illustre voyageur d’Espagne. Cet homme possède toutes les belles manières du monde : sa tête est une mine de phrases. Un homme dont l’oreille est flattée du son de ses vaines paroles, comme de l’harmonie la plus ravissante ; homme, au surplus, d’une politesse accomplie, et que le juste et l’injuste semblent avoir choisi pour être l’arbitre de leurs disputes. Cet enfant de l’imagination, ce sublime Armado, dans les intervalles de nos études, nous racontera, en termes pompeux, les prouesses de maints chevaliers de l’Espagne basanée, qui ont péri dans les querelles du siècle. — À quel point il vous amuse, messieurs, c’est ce que j’ignore ; mais pour moi, je proteste que j’aime beaucoup à l’entendre mentir, et je le ferai entrer dans la troupe de mes ménétriers.
BIRON
Armado ! c’est un des plus illustres mortels : un homme à mots nouvellement raffinés, le vrai chevalier de la mode !
LONGUEVILLE
Ce bouffon de Costard et lui feront notre divertissement. Ainsi donc, à l’étude, trois ans sont vite passés.
(Entrent Dull et Costard tenant une lettre.)
DULL[1]
Quelle est la personne du duc ?
BIRON
Le voici, l’ami ; que veux-tu ?
DULL
Je représente moi-même sa personne, car je suis un officier de police ; mais je voudrais voir sa personne propre en chair et en os.
BIRON
Voilà le duc.
DULL
Le seigneur Arme… Arme… vous salue : il y a de vilaines choses sur le tapis ; cette lettre vous en dira davantage.
COSTARD
Monsieur, le contenu[2] de cette lettre me touche aussi, moi.
LE ROI, prenant la lettre
Une lettre du magnifique Armado !
BIRON
Quelque mince qu’en soit le sujet, j’espère, par la grâce de Dieu, de sublimes paroles.
LONGUEVILLE
Beaucoup d’espérances pour peu de choses ! Dieu veuille nous donner la patience.
BIRON
D’écouter ou de nous abstenir d’écouter.
LONGUEVILLE
D’écouter patiemment, monsieur ; et de rire modérément ; ou de nous abstenir de l’un et de l’autre.
BIRON
Allons, monsieur, ce sera comme le style de la lettre nous montera l’humeur à la gaieté.
COSTARD
La matière, monsieur, me regarde, comme concernant Jacquelinette. La forme en est que j’ai été pris sur le fait.
BIRON
Sur quel fait ?
COSTARD
Dans le fait et dans la forme[3] qui suivent, monsieur, trois choses à la fois : j’ai été vu avec elle dans la maison de la ferme, assis avec elle, et surpris à la suivre dans le parc ; lesquelles choses, mises ensemble, sont dans le fait et la manière suivantes. — À présent, monsieur, quant à la manière… c’est la manière dont un homme parle à une femme, pour la forme… en quelque forme.
BIRON
Et la suite, l’ami ?
COSTARD
La suite sera comme sera la correction qu’on me donnera, et Dieu veuille protéger la bonne cause !
LE ROI
Voulez-vous écouter la lettre avec attention ?
BIRON
Comme nous écouterions un oracle.
COSTARD
Telle est la simplicité de l’homme, d’écouter les penchants de la chair.
LE ROI, lit
« Grand lieutenant, illustre vice-roi du firmament, et seul dominateur de la Navarre, Dieu terrestre de mon âme, et patron nourricier de mon corps.
COSTARD
Il n’y a pas encore là un mot de Costard.
LE ROI, lisant
« Il est de fait…
COSTARD
Cela peut être ainsi ; mais s’il dit que cela est ainsi, il n’est, lui, à dire vrai, qu’ainsi[4]…
LE ROI
Paix[5] !
COSTARD
Soit à moi et à tout homme qui n’ose pas se battre !
LE ROI
Pas le mot.
COSTARD
Pas le mot des secrets des autres, je vous en prie.
LE ROI, continuant de lire
« Il est de fait qu’affligé d’une mélancolie de couleur noire, j’ai recommandé la sombre et accablante humeur qui m’enveloppait à la médecine salutaire de votre air qui donne la santé ; et comme je suis un gentilhomme, je me suis mis à me promener. L’heure, laquelle ? Vers la sixième heure, lorsque les animaux paissent du meilleur appétit, que les oiseaux becquettent le mieux le grain, et que les hommes sont assis pour prendre ce repas que l’on nomme le souper : voilà pour le temps. Maintenant le sol, je veux dire le sol sur lequel je me promenais, il est enclos de murs : c’était votre parc. À présent, venons à l’endroit ; je veux dire l’endroit où j’ai rencontré cet événement obscène et des plus monstrueux, qui tire aujourd’hui de ma plume, blanche comme la neige, l’encre de couleur d’ébène, que vos yeux voient, contemplent, parcourent ou regardent ici. C’est là au nord-nord-ouest et au coin ouest de votre jardin aux curieux détours que j’ai vu ce berger à l’âme basse ; ce misérable ver qui sert à votre divertissement.
COSTARD
C’est moi.
LE ROI, continuant
« Cette âme illettrée et bornée.
COSTARD
C’est moi.
LE ROI, continuant
« Cet insipide vassal.
COSTARD
C’est encore moi.
LE ROI, continuant
« Qui, autant que je m’en souviens, se nomme Costard.
COSTARD
Oh ! c’est bien moi.
LE ROI, continuant
« En compagnie et en tête-à-tête, contre le statut formel de votre édit et de votre loi promulguée, avec… avec… Oh ! avec… mais je souffre de dire avec qui.
COSTARD
Avec une fille.
LE ROI, continuant
« Avec un enfant de notre grand-mère Ève, une femelle, ou pour me faire comprendre de votre âme délicate, une femme. Mû par l’aiguillon de mon devoir toujours respecté, je vous l’ai envoyé, pour recevoir le lot de sa punition, sous la garde d’un officier de votre noble Altesse, Antoine Dull, homme de bonne renommée, de bonne conduite, de bonne réputation, et fort considéré.
DULL
C’est moi, sous le bon plaisir de Votre Altesse ; je suis Antoine Dull.
LE ROI, continuant
« Quant à Jacquinette (c’est ainsi qu’on appelle le vase le plus faible, que j’ai surpris avec le berger susdit), je la garde comme un vase dévoué à la fureur de votre loi ; et, au moindre signal de votre illustre volonté, je la mènerai subir son procès. Je suis à vous, dans toutes les formalités de l’ardeur brûlante d’un zèle dévoué, « Don Adrien d’Armado. »
BIRON
Cette lettre n’est pas en aussi bon style que je l’attendais, mais c’est le plus menteur que j’aie jamais entendu.
LE ROI
Oui, le meilleur pour le pire. — Mais, toi, coquin, que réponds-tu à cela ?
COSTARD
Seigneur, je confesse la fille.
LE ROI
As-tu entendu la proclamation de mon édit ?
COSTARD
Je confesse que je l’ai beaucoup entendue, mais aussi que j’y ai fait fort peu d’attention.
LE ROI
On a publié la peine d’un an de prison pour quiconque serait surpris avec une fille.
COSTARD
Je n’ai pas été pris avec une fille, seigneur, j’ai été pris avec une damoiselle.
LE ROI
Eh bien ! l’édit porte aussi une damoiselle.
COSTARD
Ce n’était pas une damoiselle non plus, seigneur : c’était une vierge.
LE ROI
Cela a été défendu aussi. L’édit porte aussi une vierge.
COSTARD
Si cela est, je nie sa virginité : j’ai été pris avec une pucelle.
LE ROI
Cette pucelle ne te servira pas, l’ami.
COSTARD
Cette pucelle me servira, sire.
LE ROI
Allons, je vais prononcer la sentence : tu jeûneras une semaine entière au pain bis et à l’eau.
COSTARD
J’aimerais mieux prier un mois avec du mouton et du poireau.
LE ROI
Et don Armado sera ton gardien. — Biron, ayez soin qu’il lui soit livré. — Et nous, chers seigneurs, allons mettre en pratique ce que nous avons réciproquement juré d’observer par un serment si solennel.
(Le roi sort avec Longueville et Dumaine.)
BIRON
Je gagerais ma tête contre le chapeau du premier honnête homme, que ces serments et ces lois deviendront un objet de mépris. — (À Costard.) Allons, drôle, marchons.
COSTARD
Je souffre pour la vérité, monsieur, car il est très-vrai que j’ai été pris avec Jacquinette, et que Jacquinette est une vraie fille ; et ainsi donc, que la coupe amère de la prospérité[6] soit la bienvenue ! L’affliction pourra un jour me sourire encore, et jusqu’à ce moment reste avec moi, douleur.
(Ils sortent tous deux.)
Scène II
La maison d’Armado.
ARMADO avec MOTH son page.
ARMADO
Page, quel signe est-ce, quand une grande âme devient mélancolique ?
MOTH
C’est un grand signe, monsieur, qu’elle deviendra triste.
ARMADO
Quoi ! la tristesse et la mélancolie sont la même chose, mon cher lutin ?
MOTH
Non, non, monsieur ; oh ! non.
ARMADO
Comment peux-tu séparer la tristesse de la mélancolie, mon tendre jouvenceau ?
MOTH
Par une démonstration familière de leurs effets, mon rude seigneur.
ARMADO
Pourquoi dis-tu rude seigneur ? rude seigneur ?
MOTH
Et pourquoi dites-vous tendre jouvenceau ? tendre jouvenceau ?
ARMADO
J’ai dit tendre jouvenceau, comme une épithète qui convient à tes jeunes années, que l’on peut dénommer tendres.
MOTH
Et moi, j’ai dit rude seigneur, comme un titre qui appartient à votre vieillesse, que l’on peut nommer rude.
ARMADO
Joli et convenable.
MOTH
Comment l’entendez-vous, monsieur ? Est-ce moi qui suis joli, et mon propos convenable ; ou mon propos qui est joli, et moi convenable ?
ARMADO
Tu es joli parce que tu es petit.
MOTH
Petitement joli, parce que je suis petit ; et pourquoi convenable ?
ARMADO
Convenable, parce que tu es vif.
MOTH
Dites-vous ceci à ma louange, mon maître ?
ARMADO
À ton digne éloge, vraiment.
MOTH
Je vanterai une anguille avec le même éloge.
ARMADO
Quoi ! est-ce qu’une anguille est ingénieuse ?
MOTH
Une anguille est vive.
ARMADO
Je dis que tu es vif dans tes réponses. — Tu m’échauffes le sang.
MOTH
Me voilà payé d’une réponse, monsieur.
ARMADO
Je n’aime pas à être contrarié.
MOTH
Celui qui parle par contradictions, les croix[7] ne l’aiment pas.
ARMADO
J’ai promis d’étudier trois ans avec le duc.
MOTH
Vous pourriez le faire en une heure, monsieur.
ARMADO
Impossible.
MOTH
Combien fait un répété trois fois ?
ARMADO
Je sais mal compter : c’est le talent d’un garçon de cabaret.
MOTH
Vous êtes un gentilhomme, monsieur, et un joueur.
ARMADO
J’avoue tous les deux ; tous deux sont le vernis qui rend un homme accompli.
MOTH
En ce cas, je suis sûr que vous savez très-bien à quelle somme montent deux as.
ARMADO
Elle monte à un de plus que deux.
MOTH
Ce que le pauvre vulgaire appelle trois.
ARMADO
Cela est vrai.
MOTH
Eh bien ! monsieur, n’est-ce que cela à étudier ? En voilà déjà trois d’étudiés avant que vous puissiez cligner l’œil trois fois ; et combien il est aisé d’ajouter les années au mot trois, et d’étudier trois ans en deux mots, le cheval sautant[8] vous le dira.
ARMADO
Une fort belle figure !
MOTH, à part
Pour prouver que vous n’êtes qu’un zéro.
ARMADO
Je t’avouerai là-dessus, que je suis amoureux et de même qu’il est bas à un guerrier d’aimer, de même je suis amoureux d’une fille de bas étage. Si de tirer l’épée contre l’humeur de mon penchant me délivrait de la pensée réprouvée qu’il m’inspire, je prendrais le désir prisonnier, je le rançonnerais et je l’enverrais à quelque courtisan de France pour y nouer quelque nouvelle galanterie. Je regarde comme un opprobre de soupirer : je voudrais abjurer Cupidon. Console-moi, mon enfant ; quels sont les grands hommes qui ont été amoureux ?
MOTH
Hercule, mon maître.
ARMADO
Ô doux Hercule ! — D’autres autorités, mon cher, d’autres encore ; et qu’ils soient surtout, mon enfant, des hommes de bonne renommée et de bonne façon.
MOTH
Samson, mon maître. C’était un homme d’un port avantageux, d’un port très-robuste, car il porta les portes de la ville sur son dos, comme un portefaix. Et il était amoureux.
ARMADO
Ô robuste Samson ! ô nerveux Samson ! je te surpasse autant dans le maniement de mon épée, que tu me surpasses dans la force d’emporter les portes. Je suis amoureux aussi. — Quelle était l’amante de Samson, mon enfant ?
MOTH
Une femme, mon maître.
ARMADO
De quelle couleur de peau ?
MOTH
Des quatre à la fois ; ou de trois, ou de deux, ou de l’une des quatre.
ARMADO
Dis-moi au juste de laquelle.
MOTH
D’un vert d’eau, monsieur.
ARMADO
Est-ce là une des quatre ?
MOTH
Oui, monsieur, suivant ce que j’ai lu. Et la meilleure des quatre.
ARMADO
Le vert[9], en effet, est la couleur des amants ; mais avoir une amante de cette couleur… Je trouve que Samson n’avait guère de raison de le faire. Sûrement il l’affectionnait pour son esprit.
MOTH
C’était justement pour cela, monsieur ; car elle avait une intelligence verte[10].
ARMADO
Ma maîtresse est du blanc et du rouge le plus pur.
MOTH
Ces couleurs, mon maître, masquent les pensées les plus impures.
ARMADO
Définis, définis, enfant bien élevé.
MOTH
Esprit de mon père, langue de ma mère, assistez-moi !
ARMADO
Tendre invocation d’un enfant ; très-jolie et très-pathétique !
MOTH
Si une femme est composée de blanc et de rouge Jamais ses fautes ne seront connues. Car les fautes engendrent les joues pourpres. Et la blanche pâleur décèle la crainte. Ainsi, que votre maîtresse ait des craintes, ou qu’elle mérite le blâme, Vous ne le connaîtrez pas à la couleur ; Car toujours ses joues conserveront la couleur Qu’elles doivent à la Nature. Voilà de terribles rimes, mon maître, contre le rouge et le blanc !
ARMADO
N’y a-t-il pas, enfant, une ballade du roi et de la mendiante[11] ?
MOTH
Il y a trois siècles environ que le monde était infecté de cette ballade ; mais je crois qu’à présent on ne la trouverait guère, ou, si on la trouvait, elle ne servirait guère ici ni pour les paroles, ni pour la musique.
ARMADO
Je veux composer quelque chose de neuf sur ce sujet, afin de justifier mon écart par quelque autorité imposante. Page, j’aime cette jeune paysanne que j’ai surprise dans le parc avec cette brute raisonnante de Costard : elle le mérite bien.
MOTH
D’être fustigée. (À part.) — Et pourtant elle mérite un plus digne amant que mon maître.
ARMADO
Chante, mon enfant, mon âme languit accablée par l’amour.
MOTH
Et cela est bien étrange, lorsque vous aimez une fille si légère[12].
ARMADO
Chante donc.
MOTH
Attendez que la compagnie soit passée.
(Entrent Dull, Costard et Jacquinette.)
DULL
Monsieur, les intentions du duc sont que vous veilliez sur la personne de Costard, et que vous ne lui laissiez prendre aucun plaisir pour prix de sa conduite ; mais qu’il jeûne trois jours de la semaine. Quant à cette damoiselle, je dois la garder dans le parc ; elle aidera la laitière. Adieu.
ARMADO
Ma rougeur me trahit. — Jeune fille ?
JACQUINETTE
Homme ?
ARMADO
J’irai te rendre visite à la loge.
JACQUINETTE
Cela se peut.
ARMADO
Je sais où elle est située.
JACQUINETTE
Ô Dieu, que vous êtes savant !
ARMADO
Je te conterai des choses merveilleuses.
JACQUINETTE
Avec cette face ?
ARMADO
Je t’aime.
JACQUINETTE
Je vous l’ai ouï dire ainsi.
ARMADO
Et là-dessus, adieu.
JACQUINETTE
Que les beaux jours vous suivent !
DULL
Allons, venez, Jacquinette.
(Dull et Jacquinette sortent.)
ARMADO
Coquin, tu jeûneras pour tes péchés, avant que tu obtiennes ton pardon.
COSTARD
Allons, monsieur, quand je jeûnerai, j’espère jeûner l’estomac plein.
ARMADO
Tu seras grièvement puni.
COSTARD
Je vous ai plus d’obligations que ne vous en ont vos gens, car ils sont fort légèrement récompensés.
ARMADO
Emmenez ce coquin, enfermez-le.
MOTH
Allons, viens, esclave transgresseur, vite.
COSTARD
Ne me faites pas enfermer, monsieur, je jeûnerai fort bien en liberté.
MOTH
Non, ce serait être lié et délié[13], l’ami, tu iras en prison.
COSTARD
Eh bien ! si jamais je revois les heureux jours de désolation que j’ai vus, il y aura quelqu’un qui verra…
MOTH
Que verra-t-on ?
COSTARD
Rien, monsieur Moth, que ce que l’on regardera. Il ne convient pas aux prisonniers de trop garder le silence dans leurs paroles ; ainsi je ne dirai rien. Je remercie Dieu de ce que j’ai aussi peu de patience qu’un autre homme ; ainsi, je peux rester tranquille.
(Moth sort emmenant Costard.)
ARMADO, seul
J’aime jusqu’à la terre qui est basse, où a marché sa chaussure, plus basse encore, conduite par son pied, qui est le plus bas des trois. Si j’aime, je serai parjure, ce qui est une grande preuve de fausseté. Et comment peut-il être sincère, l’amour qui est fondé sur une fausseté ? L’amour est un esprit familier, l’amour est un démon : s’il y a un mauvais ange, c’est l’amour. Et cependant Samson fut tenté de même, et Samson avait une force extraordinaire ; Salomon fut aussi séduit de même, et Salomon avait une grande dose de sagesse. Le trait de Cupidon est trop dur pour la massue d’Hercule, et par conséquent trop fort aussi pour l’épée d’un Espagnol. La première et la seconde cause ne me serviront de rien[14]. Il ne fait pas de cas de l’escrime. Il ne s’embarrasse point du duel : sa honte est d’être appelé un enfant ; mais sa gloire est de vaincre les hommes. Adieu, valeur ! rouille-toi dans le repos, mon épée ! taisez-vous, tambours ! votre maître est amoureux. Oui, il aime. Que quelque dieu des vers impromptus veuille m’assister, car je suis sûr que je deviendrai poëte à sonnets. Esprit, invente ; plume, écris ; car je suis prêt à faire des volumes in-folio.
(Il sort.)
FIN DU PREMIER ACTE.
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