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Navigation : Lecture libre > SF et fantastique > Science-fiction, Anticipation > Lucie

Lucie

Couverture de l'oeuvre
  • Catégorie : SF et fantastique > Science-fiction, Anticipation
  • Date de publication sur Atramenta : 9 novembre 2012 à 14h17
  • Dernière modification : 14 avril 2014 à 17h01
  • Longueur : Environ 357 pages / 122 741 mots
  • Lecteurs : 535 lectures + 804 téléchargements
Mots clés : froid, train, colonie
Par Philippe Moret
Philippe Moret
  • 2 oeuvres en lecture libre
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Œuvre publiée sous licence Creative Commons by-nc-nd 3.0

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Lucie

Chapitre un

 

Lucie serra plus fort la main de sa mère tandis qu’elle observait, les yeux ronds, le curieux spectacle qu’offrait la Grande Gare. Partout où elle regardait, il y avait une foule de monde qui circulait entre les épais piliers de béton qui soutenaient l’épais plafond arrondi de la station. Contrairement à ceux qui se dressaient dans le quartier étroit d’où venaient la petite fille et sa mère, ces piliers-ci semblaient défier l’usure du temps, c’était à peine si on discernait ici ou là une entaille ou une éraflure. Une troupe d’hommes et de femmes en tenues orange s’occupaient d’entretenir l’un de ces énormes supports, nettoyant les graffitis à l’aide de serpillières dotées de longs manches. D’autres prenaient pied sur un échafaudage en hauteur, hissés par l’échelle mécanique d’une petite voiture électrique. À une dizaine de mètre au-dessus du sol, ils riaient et échangeaient des plaisanteries sans même regarder en bas, vérifiant avec la nonchalance de l’habitude les harnais à l’air fragiles qui assuraient leur sécurité. Nulle trace de peinture à cette hauteur, mais les équipes d’entretien inspectaient régulièrement l’intégrité des piliers. Dix mètres plus haut se trouvait un autre échafaudage semblable au premier, et un dernier surplombait le tout. Lucie manqua se dévisser le cou pour l’apercevoir : elle n’en avait jamais vu d’aussi hauts ! Dans son quartier, l’éternel plafond gris était bien plus bas et écrasait de sa masse les petits immeubles d’habitations serrés les uns contre les autres. La place était un luxe qu’on ne pouvait se permettre sous la surface, aussi la sensation d’espace que provoquait la gare donnait à la fillette l’impression d’être soudainement sortie à l’air libre après des années de confinement.

Mais elle savait qu’il n’en était rien : comme partout ailleurs dans l’Hégémonie, la gare était séparée du monde extérieur par l’épaisseur de son plafond, supporté par ses innombrables piliers. Rien d’étonnant à ce que leur entretien soit pris au sérieux, y compris jusque dans le quartier d’où venaient Lucie et sa mère et ceux, plus sombres et étroits encore, situés au-delà. La présence des ouvriers en orange qui se chargeaient de ce travail était une vision des plus communes et, surtout, rassurantes. Là d’où Lucie venait, tout le monde respectait la tenue orange et celles et ceux qui la portaient ; c’était même un grand honneur pour quiconque d’endosser un jour la fameuse veste et de contribuer à la sécurité de l’Hégémonie, où craindre que le ciel ne tombe sur la tête n’était pas une métaphore. Plus de quatre siècles après la fin des travaux titanesques qui avaient été accomplis pour que l’Hégémonie se réfugie sous la surface d’un monde de plus en plus inhospitalier, un seul terrible accident avait suffi pour renforcer cette crainte dans le cœur des gens. Lucie se rappelait parfaitement du jour où la maîtresse d’histoire leur avait parlé de l’effondrement de la zone sud. Comment les fondations de la structure n’avaient pas supporté la dureté du climat extérieur, comment le froid et la glace s’étaient infiltrés plus profondément que jamais pour fragiliser l’ensemble et comment, il y a cinquante-quatre ans, le plafond s’était en partie effondré, emportant avec lui plusieurs piliers et les deux tiers de la zone. Plusieurs milliers de personnes avaient péri. Celles qui n’étaient pas mortes écrasées par les décombres avaient succombé aux éléments impitoyables de la surface, et celles qui furent plus tard assez âgées pour se rappeler de l’événement continuent encore de raconter qu’un incroyable vent glacial avait parcouru l’ensemble de l’Hégémonie, s’infiltrant dans la moindre des fissures et faisant frissonner les cœurs. Ce fut la dernière fois que le peuple de l’Hégémonie fut directement confronté à l’extérieur, à son ciel d’un bleu qui brûlait les yeux, au froid, et aux choses qui en sortaient.

À cette pensée, un délicieux frisson parcourut Lucie ; les choses venues du froid étaient issues des histoires et des rumeurs qui se racontaient sur l’effondrement de la zone sud, et que les gamins adoraient s’échanger entre eux pour se faire peur au coin du vieux radiateur de la cour intérieure de l’école. Les enseignants avaient beau assurer qu’il s’agissait là de racontars sans fondements et d’histoires de vieilles femmes, les enfants se passaient de l’un à l’autre ces histoires de monstres insaisissables venus du froid, qui parcouraient librement la surface de ce monde désolé et croquaient les imprudents qui avaient été assez fou pour sortir un jour. Certains disaient même que plusieurs de ces créatures avaient survécu à l’intérieur de l’Hégémonie, séparées de l’extérieur par l’effondrement, et se dissimulaient maintenant à l’intérieur des murs et des énormes tuyaux venus des égouts qui circulaient un peu partout, plus profondément encore dans le sol. Quand elle avait rapporté ces histoires, toute excitée, à sa mère, cette dernière avait souri avant de lui dire d’arrêter de croire à tout ce qu’on pouvait bien lui dire, que ce n’était là qu’une légende urbaine. C’était ce que disaient tous les adultes, ou presque ; parmi les plus vieux, il y en avait toujours pour évoquer l’effondrement et les choses du dehors, un verre de gin industriel entre les mains, accoudés au comptoir du minuscule bistrot toujours bondé, là où la mère de Lucie travaillait tous les soirs après avoir quitté le bureau où elle officiait durant la journée. C’était là-bas que Lucie allait l’attendre après l’école, avant qu’elles ne puissent toutes deux rentrer dans leur petit appartement. Le patron trouvait toujours une place où installer celle qu’il nommait toujours « la gamine » avec un large sourire et lui servait un grog dans lequel le lait chaud et le miel noyaient l’unique goutte de gin que l’homme y glissait avec un clin d’œil, à la grande satisfaction de Lucie qui pouvait alors s’imaginer boire « comme les grands ». Là, elle faisait ses devoirs sur un coin de table et, surtout, elle écoutait les histoires. Elle faisait si bien partie du décor, et elle était d’un naturel si discret, que personne ne faisait vraiment attention à elle. Elles avaient entendu un groupe d’ouvriers décrire comment Tony avait perdu sa jambe, arrachée par une des machines d’usine et elle avait écouté avec la plus grande attention – fascinée et horrifiée – la manière dont l’os avait été exposé et le sang avait coulé avant qu’ils ne réussirent à lui faire un garrot. Lucie avait été aussi particulièrement intriguée par ce que monsieur Johnson avait commencé à raconter sur les « mœurs frivoles de la Geneviève de la rue numéro trois » mais sa mère était arrivée avant qu’il n’explique ce en quoi ça consistait ; la mère de Lucie lui avait jeté un regard noir, et il s’était soudainement souvenu de la fillette installée à côté de lui qui buvait ses paroles, installée sur une chaise trop grande pour elle. Il avait trituré son chapeau entre les mains avec un air contrit d’excuse, que la mère de Lucie arrivait à merveille à faire naître chez les autres. Et elle avait refusé d’expliquer à une Lucie déçue en quoi une mœurs pouvait être frivole. Mais ce qui passionnait le plus la fillette, c’étaient les histoires du dehors.

Comme tous ceux qu’elle connaissait, elle n’avait jamais vu à quoi pouvait ressembler le monde au-dehors du complexe géant de l’Hégémonie. Pour le dépeindre, elle n’avait que son imagination, nourrie par les bribes d’informations qui avaient survécu à travers les contes. Des contes qui remontaient à plus de quatre siècles, quand les vaisseaux de colonisation étaient arrivés sur ce monde pour y établir leur Hégémonie. La planète n’avait alors qu’un nom de code constitué d’une ennuyeuse succession de chiffres et de lettres, mais les premiers pilotes à l’apercevoir à travers leur cockpit la nommèrent Éclat. Parce que même vue de l’espace, l’éclat de ce monde bleu et blanc purs donnait envie à ceux qui le contemplaient de fermer les yeux, aveuglés par l’idée même de sa radiance. Mais les vaisseaux de l’Hégémonie n’avaient nulle part ailleurs où aller, et ils se posèrent sur Éclat pour ne jamais en repartir. Ceux-ci étaient vieux et usés par plusieurs générations d’un long voyage, et conçus pour se démanteler en de fantastiques usines qui devaient permettre aux colons de s’établir sur la planète. La surface était inhospitalière, déserte et dotée d’un air si froid qu’il vous gelait les poumons si vous preniez de grandes respirations (Lucie ouvrait toujours des yeux ronds et sentait sa respiration s’accélérer quand les vieux piliers de bar mentionnaient cette légende). Partout où les yeux se portaient, il n’y avait que de la neige et de la glace, et sous le froid, la pierre. Et à peine plus profondément, de gigantesques cavernes souterraines dans lesquelles l’Hégémonie décida de s’établir, en renforçant et isolant les plafonds à l’aide des matériaux produits par les usines afin de séparer rigoureusement les installations de la rigueur mortelle de la surface, et en maintenant le tout avec les impressionnants piliers qui avaient poussé comme des champignons de béton. Réfugiée au cœur des quartiers étroits et des usines, la population n’avait eu d’autre choix que d’accepter leur nouvelle demeure, et d’apprendre à l’aimer. Seul le gouvernement avait à s’inquiéter de l’extérieur, pour que leurs citoyens n’aient pas à s’en soucier. Les images qui en avaient été prises étaient devenues rares, et les histoires ne vantaient pas leur intérêt : il n’y avait que deux couleurs à la surface, le bleu et le blanc. Deux couleurs pour lesquelles Lucie aurait tout donné pour les voir de ses propres yeux un jour. Elle voulait respirer cet air glacial pour voir si ses poumons se gèleraient, et elle voulait voir si ses doigts allaient finir par se congeler avant de tomber en morceaux, comme elle avait entendu le vieux MacDarwin le raconter. C’était ce genre d’histoire qu’elle préférait, avec celles qu’échangeaient les clients du bar concernant les rumeurs d’expéditions ici et là, à la surface. Ici, même à l’abri de l’Hégémonie, la température n’était pas toujours chaude – tous s’en plaignaient assez en buvant leur gin – mais Lucie n’avait jamais eu froid : à la place, elle rêvait du froid. Et elle se réveillait ensuite l’esprit plus clair que jamais, sa tête emplie d’un bleu immense. De ce bleu qui poussait même les moins superstitieux des colons à éviter de contempler les images de l’extérieur. Il y avait dans ce bleu froid quelque chose d’implacable, de terrible et d’envoûtant, disaient les vieux au coin du feu, quelque chose qui vous poussait à vous abandonner à la blancheur, à l’éclat. Quand Lucie avait demandé ce qu’était vraiment cet éclat, elle n’avait eu droit qu’à des regards plissés et des toux gênées ; c’était à croire que personne ne le savait vraiment. Mais dans ce cas, se disait la fillette, pourquoi sa seule mention les rendait aussi inquiets ? Alors ils changeaient de sujet, commentant le dernier dysfonctionnement de l’usine de textiles, ou l’effondrement de la zone sud. Tour à tour étaient blâmés les ingénieurs responsables de l’entretien de la zone, les équipes d’ouvriers et le gouvernement lui-même ; ce qui était certain, c’était qu’il y avait eu un défaut dans la cuirasse de l’Hégémonie, et que ses services travaillaient jour et nuit avec une attention redoublée pour qu’il ne se reproduise jamais ailleurs. Et les ruines de la zone sud reposaient sinistrement, témoignage terrible de ce que pouvait coûter la moindre erreur sur Éclat.

—… secteur sept. Attention, tous les passagers pour Domaine sont priés de rejoindre dès à présent le secteur sept.

Lucie leva la tête à l’annonce des haut-parleurs, essayant de repérer le plus proche, installé sur un pilier sous le plafond en dôme de la Grande Gare. C’était la première fois que la fillette s’y rendait, et elle n’en revenait pas de l’impression d’espace que dégageaient les lieux. On aurait pu y déplacer tous les immeubles serrés de son quartier, et peut-même quelques jardins souterrains, d’où provenaient les rares fruits et légumes de l’Hégémonie qui avaient réussis à se développer sous un tel climat. Et pourtant, malgré tout l’espace de la gare, l’endroit était bondé. Lucie avait l’habitude de la foule, comme quiconque vivant dans les complexes de l’Hégémonie, mais jamais elle n’avait vu autant de personnes différentes aller dans tous les sens comme cela, tous après un but bien particulier. Il y avait des groupes d’hommes sérieux vêtus de costumes en lin synthétique qui devaient coûter les yeux de la tête, leurs mains serrées sur leurs mallettes, et des individus encore plus sérieux habillés des uniformes bleus de la sécurité. Des ouvriers en orange étaient visibles partout, sortant d’un des métros qui faisaient le tour du complexe pour entrer dans un autre. Tout un groupe d’enfants âgés d’un ou deux ans de plus que Lucie était apparemment en sortie scolaire, et leur professeur essayait vainement de les compter tandis qu’ils chahutaient en riant. Non loin d’eux, Lucie n’en crut pas sa chance quand elle vit la chose extraordinaire qu’une dame âgée à l’air digne portait dans ses bras : un chat, un véritable chat vivant ! Son magnifique pelage couleur crème était constellé de tâches plus sombres qui constituaient un motif délicat, et il avait de magnifiques yeux verts. Sous terre, à l’abri des alliages de bétons, l’espace était une denrée rare et posséder un animal de compagnie était sans doute l’un des plus grands luxes auxquels pouvait prétendre un citoyen de l’Hégémonie. Jusqu’ici, Lucie n’avait vu que deux ou trois fois le vieux chien du père MacDonald, une vieille chose efflanquée aux yeux presque aussi tristes que ceux de son maître, et lors d’une des rares sorties effectuées par son école, elle avait eu la chance inouïe de rencontrer le perroquet du conservatoire. L’oiseau rouge et jaune avait été la plus belle créature que Lucie avait jamais vue et, selon la maîtresse d’école, il était le seul oiseau encore vivant de leur secteur.
Alors que l’annonce pour les passagers qui se rendaient à Domaine retentissait une fois de plus, Lucie se demanda s’il y avait des perroquets, là-bas. Domaine était l’un des rares autres complexes de l’Hégémonie, et il servait principalement de lieu de rencontre pour traiter d’affaires importantes. Y vivaient les citoyens les plus fortunés, et on y trouvait également le Parlement. À ce qu’on disait, il y avait là-bas quelques vrais arbres issus d’une longue descendance, et Lucie était persuadée que c’était à Domaine que vivait la vieille femme au chat. Elle avait des vêtements délicats, en fausse fourrure, et du maquillage. Lucie se demanda un instant comment serait la vie parmi les arbres, dans lesquels elle pourrait grimper avec des chats, mais fut vite distraite par quelque chose d’autre. Il y avait tellement de choses à regarder ! Elle entendit un éclat de rire, sur sa droite, et tourna la tête, curieuse. Un petit groupe fendait la foule avec aisance, sans se soucier de cette dernière qui s’écartait spontanément de leur passage. Et Lucie comprit très vite pourquoi : il s’agissait de soldats. Pas des gardes bleus de la sécurité de la gare, non, mais de vrais militaires aux couleurs bleu, rouge et or de l’Hégémonie. Lucie n’était pas la seule à les avoir remarqués ; tout le monde ou presque les suivait des yeux, chuchotant dans leur sillage. C’était là un spectacle assez peu commun pour faire sensation : peu de soldats étaient déployés en temps normal, car ils n’avaient personne à combattre. La garde bleue suffisait généralement à assurer la sécurité des complexes, et les militaires apparaissaient lors d’événements officiels ou lorsqu’ils effectuaient des manœuvres d’entraînement urbain, plutôt rares. Leur dernière grande intervention publique avait eu lieu lors de l’effondrement, où ils avaient joint leurs efforts à ceux des secours pour évacuer et sécuriser la zone sud sinistrée. L’armée était surtout utilisée à la manière d’un symbole, quand nulle guerre ne risquait de se produire sur le monde désolé d’Éclat. Mais si les soldats de l’Hégémonie n’étaient pas très nombreux, ils restaient impeccablement entraînés et faisaient sans conteste partie de l’élite. Un rappel efficace et impressionnant de l’ordre et de la sécurité qui régnaient sous la surface du monde.

Comprenant qu’il s’agissait là d’une vision inhabituelle, Lucie observait les cinq hommes et la femme en uniformes, fascinée. Leur comportement n’avait rien de celui qu’elle aurait imaginé chez des soldats, et ils n’étaient de loin pas aussi guindés que ceux qu’on pouvait apercevoir dans les retransmissions officielles. Ils avaient cette allure et ce maintien nonchalants de véritables professionnels, et ils dégageaient quelque chose de terriblement capable malgré la décontraction qu’ils affichaient ouvertement. L’un d’eux dit quelque chose en s’accompagnant d’un geste de la main, et plusieurs de ses camarades s’esclaffèrent. Leurs vestes rouges doublées d’or et de bleu, impeccablement taillées, les faisaient ressortir au milieu de la foule, et leurs bottes en cuir synthétique résonnaient sur le sol dur de la Grande Gare. Ils portaient tous un énorme sac à dos qui s’élevait au-dessus de leurs têtes coiffées d’une casquette, et l’une de leurs mains gantées de blanc maintenait toujours en place le lourd fusil à l’aspect impressionnant dont la courroie était glissée autour d’une épaule. Mais plus que leur aspect haut en couleurs, c’était leur attitude qui impressionnait la fillette. Il émanait d’eux quelque chose de féroce et de joyeux, comme s’il n’y avait rien en ce monde capable de les ébranler. Ils étaient pleins de vie et ne s’en cachaient pas ; seul celui qui ouvrait la marche, un officier trapu au nez d’aigle, aux épais sourcils et à la courte barbe noire bien taillée, affichait un air réservé, presque taciturne. Lucie n’y prêta pas beaucoup d’attention parce que fermant la marche aux côtés de la seule femme du groupe, petite et noueuse, se trouvait l’homme le plus beau qu’elle ait jamais vu. Grand et élancé, chacun de ses traits semblait avoir été sculpté avec la plus grande adresse : son nez fin et élégant, son menton délicat, ses lèvres plissées sur un sourire en coin, et l’élégante moustache qui les ornait. Ses cheveux d’un blond doré partaient en arrière et ressemblaient à une courte crinière, et ses yeux verts étincelaient comme la pierre de l’unique collier que possédait la mère de Lucie et qu’elle portait le dimanche ou lors des grandes occasions. Cet homme, aux longues mains de pianiste et à la démarche souple qui lui donnait des allures de félin, semblait littéralement taillé pour les grandes occasions en question et il s’en rendait compte. Si l’aristocratie avait eu cours au sein de l’Hégémonie, il en aurait assurément fait partie. Plus d’une femme tournait la tête sur son passage et rougissait en le suivant du regard, jusqu’à la vieille dame au chat ; à chacune, le soldat blond adressait à qui un délicat hochement de tête, à qui un éclatant sourire révélant deux rangées de parfaites dents blanches et, à une occasion, il souffla même un baiser du bout de son gant blanc à une jeune ouvrière qui rougit tellement que sa combinaison orange sembla perdre de sa couleur. Et il finit par apercevoir Lucie, qui l’observait intensément, aussi il ralentit le pas jusqu’à s’arrêter à ses côtés. D’un geste plein d’emphase, il retira sa casquette avec sa main libre et s’inclina avec un clin d’œil à l’adresse de la fillette, le sourire aux lèvres :

— Quelle ravissante petite demoiselle tu fais !

Lucie resta sans voix, peu habituée à de telles manières. On lui avait déjà dit qu’elle était jolie, mais elle ne croyait pas avoir jamais été qualifiée de ravissante. Et jamais avec cette voix, qui sonnait comme du velours, et dont chaque intonation était soigneusement calculée et parfaitement maîtrisée. Une voix à l’image de son propriétaire, avec un léger accent traînant, mais tout sauf désagréable. La fillette regarda autour d’elle, comme pour s’assurer qu’il n’était pas en train de s’adresser à quelqu’un d’autre. Mais non, c’était bien à elle qu’il avait parlé !

— Comment t’appelles-tu, petite ? demanda-t-il.

Avant que Lucie ne puisse répondre, sa mère, dont elle serrait toujours la main, s’avança comme pour se mettre entre le soldat et sa fille, et foudroya l’homme du regard. Elle était passée experte dans l’art de décocher des regards noirs à tous ceux qui avaient le malheur de l’agacer et, sans trop savoir pourquoi, elle se sentait particulièrement agacée par cet homme.

— Et qui êtes-vous, questionna-t-elle d’un ton acerbe à l’adresse du grand blond. Vous vous conduisez toujours de cette manière avec des gamines inconnues ?

— Ma dame, fit-il en se redressant d’un coup avec adresse. Je suis le caporal André Ladislas Montauban Velázquez, et je me conduis ainsi avec tout le monde. Et j’ajouterai que vous êtes la digne beauté que je ne fais qu’apercevoir chez votre fille.

Un peu plus loin, la femme soldat aux côtés de qui il marchait tantôt leva les yeux au ciel et poussa un profond soupir. Quant à la mère de Lucie, elle ne se laissa pas troubler par l’attitude de l’homme, et ne se fit pas prier pour le lui faire savoir :

— Eh bien, caporal Velázquez, je vous prierais, vous ainsi que tous vous prénoms, de ne pas importuner les jeunes filles. Je suis sûre que l’armée a mieux à faire de vous.

— Croyez-moi madame, on essaie, intervint la femme avec un air d’excuse sur son visage délicat. À côté de Velázquez, elle paraissait plus petite encore, mais elle ne semblait pas plus déplacée que lui dans son uniforme. Ses cheveux auburn étaient ramassés dans un petit chignon de type réglementaire, et elle avait des yeux noirs très expressifs, pour l’instant très occupés à faire preuve d’une certaine lassitude contrite. Je vous prie d’excuser le caporal Velázquez s’il s’est montré importun. Je crains qu’il n’en ait fait sa spécialité.

— Sam ! C’est ainsi que tu me vois, après tout ce temps, riposta Velázquez, l’image même de la fierté blessée.

— Ce n’est rien…

— Hey, Velázquez, Jones ! On se bouge, oui ?

La grosse voix de stentor qui venait de retentir appartenait à l’officier du détachement, revenu quelques pas en arrière tandis que le reste de ses hommes observait la scène en souriant. Il devait avoir entre quarante et cinquante ans, c’était difficile à dire, avec le visage dur et buriné qu’était le sien. Il avait des rides profondes et des yeux légèrement enfoncés au-dessus de son nez d’aigle ; il n’était sans doute pas considéré très beau par quiconque, mais il possédait les yeux les plus bleus et les plus intenses que Lucie avait jamais vus. Et, à sa façon, il était encore bien plus impressionnant que le caporal Velázquez.

— Oui, major ! Le soldat Jones décocha un coup de coude dans les côtes de Velázquez. Allez André, on y va ! M’dame, mamzelle.

Elle porta deux doigts à son front pour un salut poli et s’apprêta à tirer le soldat blond à sa suite, mais ce dernier s’accroupit devant Lucie, mit la main derrière son oreille et fit mine d’en sortir un bonbon à l’orange, enveloppé dans son petit emballage blanc. Et si Lucie ne fut guère impressionnée par le tour, elle accepta la friandise de bon cœur et avec un sourire. Les oranges comme les bonbons étaient rares.

— Merci.

— De rien. Tu ne m’as toujours pas dit comment tu t’appelles ?

— Lucie. Lucie Robbins.

— Ce fut un plaisir, Lucie Robbins. Il lui fit un autre clin d’œil puis se releva avant de saluer comiquement la mère de Lucie, la main sur la tempe : Vous de même, ma dame.

Après un dernier sourire flamboyant, il emboîta le pas du soldat Jones et rejoignit le reste de ses camarades sous le regard sévère du major. Ce dernier dirigea brièvement son regard bleu si perçant sur Lucie et sa mère, et la fillette se sentit frissonner. Puis les soldats reprirent leur route, silhouettes de couleurs parmi la mare plus terne des vêtements du commun. Délicatement, sans se presser, Lucie déballa son bonbon et le mit dans sa bouche, avant de ranger le papier froissé dans la poche de son manteau de laine.

— Il y a des gens impossibles… lança sa mère, et Lucie hocha distraitement la tête, très occupée à savourer le goût de l’orange et du sucre. Pour sa part, elle ne les avait pas trouvés si désagréables que ça ; ils étaient même plutôt intéressants ! Mais la mère partageait rarement les points de vue de sa fille sur ce qui pouvait être intéressant. Martha Robbins était pourtant une bonne âme, mais elle le dissimulait sous un tempérament méfiant qui lui avait permis de traverser bien des épreuves. Pour le reste, elle ressemblait beaucoup à sa fille : toutes deux avaient de longs et très minces cheveux blonds très clairs, la peau pâle et les yeux bleus, et toutes deux étaient de stature délicate, à la manière d’oiseaux un peu fragiles. Mais derrière cette apparence délicate se cachait chez l’une comme l’autre un caractère affirmé, caractère qui était l’apanage des femmes Robbins, comme aimait souvent à le répéter Martha en souriant. Encore jeune – elle dépassait à peine la trentaine – Martha avait réussi à avancer seule dans la vie en refusant de se laisser marcher sur les pieds et en évitant de piétiner ceux des autres. Tâche qui s’était révélé être plus délicate – mais aussi plus gratifiante – avec l’arrivée de cette petite fille curieuse qu’était Lucie. Et qu’elle était bien déterminée à continuer d’accomplir au mieux de ses possibilités. Voilà pourquoi elles se retrouvaient aujourd’hui toutes les deux sous le dôme bétonné de la Grande Gare, avec dans deux valises usées tout ce qu’elles possédaient. Elles allaient partir pour Haven. Haven, la terre promise. Le seul autre complexe de l’Hégémonie sur Éclat, situé à plusieurs centaines de kilomètres de celui où Lucie et sa mère avaient toujours vécu, qu’on ne pouvait atteindre qu’avec l’unique moyen de transport qui parcourait la surface : le train qui partait de la Grande Gare. La voie ferrée avait été construite en priorité lors de l’arrivée des colons afin de relier les deux points d’atterrissage des vaisseaux coloniaux. Avant que les hommes n’aient plus d’autre choix que de se réfugier sous terre, avant que le froid et le bleu ne deviennent aussi redoutables qu’ils l’étaient aujourd’hui. Un nombre conséquent d’ingénieurs, de soldats et d’ouvriers étaient morts dans la construction, et le registre de leurs pertes était encore régulièrement consulté, comme un ultime hommage rendu à ces hommes et ces femmes qui avaient bravé les éléments pour la sauvegarde de l’Hégémonie. Et Haven représentait depuis lors l’espoir d’une vie meilleure. Construit au bord d’un immense océan presque entièrement recouvert de glace, Haven avait été choisi comme l’un des deux points de ralliement des colons, et il avait été conçu comme la ville qui s’élèverait au-dessus de la surface, quand l’humanité pensait encore pouvoir y vivre. Le rêve avait tourné court, mais des dômes de verre spécial défiaient aujourd’hui encore les conditions difficiles, et on disait qu’à Haven, on pouvait parfois marcher tout en regardant le ciel. C’était à Haven que l’on trouvait également les stations de recherche les plus avancées, qui présentaient le complexe comme l’avenir de l’Hégémonie. Un avenir dont elle avait réellement besoin : si les conditions de vie n’étaient pas horribles dans les souterrains bétonnés, la population ne cessait d’augmenter, l’espace diminuait et, très progressivement, les moyens de la sustenter aussi. Il fallait s’adapter, se développer, évoluer, telle était la nouvelle politique de l’Hégémonie, conservatrice par coutume mais obligée de se montrer progressiste pour survivre. Alors les vieux projets de Haven avaient été relancés, et le plus petit des deux complexes était devenu un véritable phare dans la nuit. Pour ceux qui y mettaient l’effort et les moyens, il y avait du travail à Haven, du travail différent, et on ventait ses conditions de vie. Alors Martha Robbins, qui avait travaillé très dur toute sa vie, travailla encore plus dur pour obtenir le sauf-conduit qui leur permettrait, à elle et à sa fille, de changer de vie. Il y avait, quelque part sous les épais plafonds du complexe où elles vivaient jusqu’à aujourd’hui, quelque chose que Martha ne pouvait plus éviter de fuir… Quand elle avait annoncé sa décision à Lucie, la fillette avait ravie : pour elle, le voyage pour Haven était la promesse d’une fantastique aventure, et elle n’avait plus parlé que de ça, impatiente de quitter ce petit quartier qu’elle avait toujours trouvé trop étroit.

— Tous les passagers à destination de Haven peuvent maintenant se rendre au secteur un.

L’annonce fut répétée deux fois, provoquant de délicieux frissons chez Lucie. Ça y est, elle allait enfin partir, prendre le train qui allait l’amener à Haven ! Elle manqua de broyer les doigts de sa mère tellement elle les serrait fort, et elle voulut la tirer avec elle, impatiente d’atteindre le secteur un, celui réservé à l’unique grand train d’Éclat. Le sourire aux lèvres, gagnée par l’enthousiasme de sa fille, Martha se laissa entraîner, tirant d’une main tant bien que mal le chariot branlant où se trouvaient leurs deux valises. Après quelques minutes d’une marche pénible à travers la foule, cette dernière commença à se clairsemer à l’approche du secteur un. Peu de personnes avaient de raison de s’y rendre, il n’y avait que peu de transit de citoyens pour Haven. L’Hégémonie voulait éviter un exode de masse dépourvu de contrôle, et n’autorisait les transferts qu’au compte-gouttes. Martha et Lucie avaient eu de la chance d’être acceptées, et elles s’en rendaient compte. Martha Robbins n’avait aucunement l’intention de la gâcher. Elle attendait ce nouveau départ depuis bien trop longtemps. De plus, le train était principalement destiné au transport de marchandises entre les deux complexes, et ne possédait qu’un nombre minimal de wagons voyageurs. La plupart de ceux qui faisaient régulièrement le voyage étaient des chercheurs, des ingénieurs, des ouvriers qui assuraient la main d’œuvre. Pour les autres, ceux qui réussissaient à embarquer pour aller vivre à Haven, le voyage était un aller-simple. Martha n’avait aucune intention de revenir, de toute façon. C’était mieux comme ça. Et elle était soulagée d’avoir vu sa candidature acceptée assez vite pour prendre le train aujourd’hui. Il n’allait à Haven qu’une unique fois par mois. Le reste du temps, il était soigneusement entretenu et révisé pour le prochain voyage à la surface. Il était d’une construction solide et durable, comme tout le reste au sein de l’Hégémonie, mais il était aussi vétuste, et nul ne tenait à ce qu’il se mette soudain à mal fonctionner au milieu du trajet.

— Maman, par ici !

Lucie avait du mal à contenir l’excitation dans sa voix tandis qu’elle montrait du doigt le guichet qui se trouvait à côté de la grande porte dans le mur marqué « Secteur un ». La dernière étape qui les séparait de l’embarquement. Pressant le pas pour se caler sur le rythme de sa fille, Martha cala la poignée du chariot sous son bras, libérant sa main pour chercher à l’intérieur de sa veste les papiers nécessaires. Devant elles, deux hommes étaient en train de régler leur propre paperasserie au guichet. Ils étaient tous deux vêtus de noir, et portaient le col blanc caractéristique des membres du clergé. L’un était âgé – la soixantaine, ou plus – mais bien bâti, une crinière de cheveux blancs comme neige et des tempes d’un gris distingué lui donnant un air royal. Son compagnon, plus jeune de quarante ans au moins, était mince, presque décharné, et avait ses cheveux sombres coupés très courts, presque rasés. Haven avait visiblement aussi besoin de ses hommes de foi. Lucie et sa mère se glissèrent derrière eux tandis qu’ils terminaient leur échange avec le guichetier, et le plus âgé salua les Robbins d’un large sourire, ses yeux bleus pétillant derrière ses lunettes en demi-lunes. L’autre homme se contenta de hocher la tête à leur attention, poli mais comme gêné.

— Je suis le père John Horst, et voici le père Diego Delgado. Il semblerait que nous allons faire le voyage ensemble !

Sa voix était forte et chaleureuse et, si elle n’avait jamais vraiment porté l’Eglise et ses représentants dans son cœur, Martha ne put s’empêcher de le trouver instantanément sympathique. Elle serra la grosse et puissante main qu’il lui tendait :

— Martha Robbins.

— C’est un plaisir de faire votre connaissance, Martha Robbins. Ainsi que la tienne, fit-il à l’intention de la fillette qui, à la fois impressionnée par la stature du prêtre et amusée par sa bonhomie, glissa à son tour sa minuscule main dans la robuste – et pourtant étonnamment douce – poigne du vieil homme.

— Lucie.

— Lucie. Je suis sûr que nous allons bien nous entendre !

La fillette lui rendit son sourire, et jeta un regard curieux au jeune prêtre, qui n’avait pas dit un mot. Il n’avait pas l’air désagréable, plutôt timide. Prise d’une impulsion subite, Lucie alla se planter devant lui et lui tendit la main. Après un instant d’hésitation, comme surpris, il la serra, avec moins de vigueur que son collègue, mais non sans douceur lui aussi.

— Eh bien nous nous reverrons à bord, dit joyeusement John Horst. Je vous laisse entre les mains de notre bien-aimée administration !

Suivi par Diego Delgado, le prêtre saisit son sac de voyage et se dirigea vers la grande porte, qui se referma sans bruit derrière eux. Le guichetier invita alors Martha à venir présenter ses papiers. Il les parcourut avec attention puis apposa dessus le sceau de l’Hégémonie. Tout étant en ordre, il les invita à leur tour à passer la grande porte alors que les haut-parleurs annonçaient pour la dernière fois le prochain départ pour Haven. Derrière les Robbins, un homme se précipitait vers le guichet en courant, traînant maladroitement derrière lui une petite valise sur roues.

— Attendez ! Attendez-moi !

Vêtu d’un manteau usé et trop grand pour lui, enfilé sur une chemise boutonnée de travers, il était d’un physique si commun qu’on ne l’aurait sans doute jamais remarqué dans une foule s’il n’avait pas été aussi agité. Des cheveux châtain foncé, un visage peut-être un peu rond mais sans signe distinctif, un vague début de barbe, des lunettes qui tressautaient sur son nez au rythme de sa course un peu pataude typique de quelqu’un guère accoutumé à l’exercice physique. Il avait une vieillie sacoche de cuir coincée sous le bras, et les roues de la valise derrière lui semblaient animées d’une vie propre, rebondissant sur chacune des aspérités qui croisait leur chemin. En fait, il donna aussitôt à Martha l’impression d’être le type-même de l’homme destiné à se prendre les pieds dans toutes les ornières disséminées sur sa route. Il finit par arriver au guichet, hors d’haleine, après avoir manqué trébucher plus d’une fois dans sa course. Lâchant la poignée de sa valise, il s’accroupit brusquement, plié en deux alors qu’il essayait de reprendre son souffle, serrant sa sacoche contre sa poitrine.

— Ça va aller mon gars, lui demanda le guichetier, qui s’était penché au-dessus de son comptoir, observant le dernier arrivé avec un amusement teinté de curiosité. Le train n’est pas encore parti, vous n’allez pas le rater. Vous avez vos papiers ?

— Hein ? L’homme leva un regard intrigué sur le fonctionnaire, comme s’il n’avait aucune idée de ce dont il pouvait bien parler.

— Vos papiers. Ceux qui attestent de votre droit à embarquer pour Haven.

— Mes… ? Quoi ? Ah, oui, mes papiers. Bien sûr, pardon, ça m’était sorti de la tête… Je dois les avoir quelque part…

L’homme aux lunettes se releva avec un sourire d’excuse, qui se mua rapidement en grimace paniquée tandis qu’il fouillait une à une les poches de son manteau. Puis de ses pantalons. Il vérifia le tout plusieurs fois. Un son qui ressemblait à un petit râle de panique s’échappa d’entre ses lèvres et il se laissa retomber sur le sol, où il s’assit en tailleurs, sa sacoche ouverte devant lui. Il en examinait l’intérieur avec une énergie proche du désespoir, ses doigts passant fiévreusement entre les chemises remplies de feuilles de papier.

— Non, c’est pas vrai ! Dites-moi que c’est pas vrai !

Il recommença son examen, sans plus de succès, et finit par abandonner, la tête dans les mains.

— Excusez-moi…

— Non ! Pourquoi est-ce qu’il faut toujours qu’il m’arrive ce genre de trucs ?

— Monsieur…

— Hein ?

Éberlué, il sentit qu’on tirait sur sa manche et il ouvrit un œil pour voir Lucie qui lui présentait une petite liasse de documents froissés.

— Ils sont tombés de votre manteau quand vous êtes arrivé…

— De quoi ? Il cligna plusieurs fois des yeux derrière ses lunettes, éberlué. Puis l’information fit son chemin et dispersa le désespoir dont il était saisi. Mes papiers ! Oui, c’est bien ça !

Il se releva à nouveau, se frotta les cuisses puis les pans de son manteau qui avaient traîné sur le sol, et il prit les documents que lui tendait la fillette avant de les passer au guichetier qui s’en saisit sans commentaires, avec l’air de celui qui en avait vu d’autres. Et pendant qu’il les compulsait, l’homme aux lunettes se pencha pour serrer vigoureusement Lucie dans ses bras :

— Je ne sais pas qui tu es, mais merci ! Tu me sauves la vie !

— Lucie, fit-elle d’une voix étouffée, le visage enfoncé dans le manteau trop grand de l’homme.

— Hey, dites donc, vous, s’exclama Martha.

A ces mots, l’homme relâcha son étreinte et se fendit d’un sourire gêné :

— Oh, pardon. Mais cette jeune fille vient de me sauver la vie !

— Vous ne seriez pas porté sur l’exagération, des fois ?

— C’est tout moi, on me le reproche souvent. Arthur Kent.

— Martha.

— C’est votre fille ?

— Oui.

— Vous allez à Haven vous aussi ?

— D’après vous ?

— Ah. Oui. C’est évident.

— Tout est en ordre, mon gars, les interrompit le guichetier en rendant à Arthur ses papiers.

Ce dernier le remercia et les fourra quelque part dans son manteau, distraitement.

— Maman, on y va !

Lucie tapait du pied sur le sol, devant la grande porte. Elle pensait qu’ils avaient suffisamment attendu comme cela, et elle était impatiente de voir le train. Martha poussa le chariot contre le mur, près d’autres engins du même type, et entreprit de le débarrasser des deux valises.

— Attendez, laissez-moi vous aider ! s’exclama Arthur.

Martha le contempla en haussant un sourcil, dubitative : il avait sa valise à roulettes dans une main, sa sacoche sous l’autre bras, et il semblait déjà dépassé. Mais il y avait une telle envie de bien faire dessinée sur son visage honnête qu’elle n’eut pas le cœur de décliner son offre. Il ne l’aurait sans doute pas laissée faire de toute façon, et il s’avançait déjà vers le chariot, se contorsionnant maladroitement pour essayer de saisir un bagage de sa main libre sans pour autant laisser s’échapper les siens. Encore une fois ce fut Lucie qui vint à son secours, bien décidée à ne pas perdre plus de temps là-dessus.

— Monsieur Kent peut porter ma valise, qui est plus petite, et moi je peux porter sa sacoche, elle n’a pas l’air lourde du tout !

— Ma sacoche ? C’est-à-dire… Instinctivement, Arthur resserra son emprise sur son précieux bagage, en proie à un dilemme soudain. Puis il poussa un petit soupir avant de sourire à la fillette : Bah, j’imagine qu’elle ne risque rien avec une fille aussi dégourdie que toi. Faisons ça ! Mais fais-y très attention, je tiens beaucoup à ce qu’elle contient !

Acquiesçant, Lucie s’empara précautionneusement de l’objet, dont elle put glisser la petite courroie autour de son épaule, comme une besace. De son côté, Arthur Kent saisit la valise de la fillette de sa main libre et, avec Martha, ils purent enfin tous trois franchir la grande porte automatique, qui s’ouvrit sans un bruit devant eux. La fillette dut se retenir pour ne pas courir tandis qu’ils traversaient un long couloir étroit, qui menait sur une porte semblable à la première. Et au-delà, ils débouchèrent enfin sur le quai du secteur un de la Grande Gare, le quai du seul train qui bravait l’extérieur et qui allait les conduire à Haven. Les lieux étaient encore mieux entretenus que le reste de la gare, et les murs et le plafond blancs étaient baignés dans une vive lumière brillante qui aurait fait plisser les yeux de Lucie si elle n’avait pas été aussi occupée à dévorer du regard la fantastique apparition qui captivait toute son attention : le train. Elle resta là, bouche bée, à le contempler en compagnie de sa mère et d’Arthur ; même les deux adultes étaient impressionnés, et il en fallait pourtant beaucoup pour impressionner une femme comme Martha Robbins.

— C’est stupéfiant ! Quel engin, fut le commentaire d’Arthur Kent.

Et de fait, le train était le véhicule le plus massif, le plus spectaculaire de toute l’Hégémonie depuis que les vaisseaux colonisateurs avaient été démantelés en usines plusieurs siècles auparavant. Et pour les futurs passagers, l’engin était plus impressionnant encore ; il n’avait plus rien à voir avec le métro qui circulait sous la surface du complexe. Il était comme un géant massif d’acier et d’alliages plus résistants encore, robuste silhouette grise et noire qui se découpait dans la blancheur du quai. L’esthétique n’était de loin pas sa fonction première : il était constitué de longs wagons aux lignes grossières et à l’air pataud, et la voiture de tête au front bombé lui donnait l’air d’un puissant et redoutable mastodonte de métal. Et aux yeux de Lucie, c’était la chose la plus incroyable qu’elle avait jamais vue. Rien qu’à imaginer que dans quelques minutes seulement elle allait entrer à l’intérieur de ce monstre, elle avait l’impression de rêver. Elle suivait du regard, captivée, les trois bandes de peinture écaillée qui parcouraient le flanc de l’engin : rouge, bleu et or, les couleurs de l’Hégémonie. Sur les toits des wagons, plusieurs gros nodules étaient disposés à intervalles réguliers, et une batterie d’engins compliqués semblables à de grosses et solides antennes était visible plus ou moins au milieu du convoi. Au niveau des rails, une épaisse vapeur s’échappait des systèmes de roues et venait se disperser en épais nuages de brume blanche sur le quai. Lucie voulut s’approcher du bord pour mieux voir mais Martha la retint solidement par la main.

— Ah, vous êtes les derniers, lança une voix joyeuse au timbre clair.

S’extirpant du wagon le plus proche, un homme à l’air affable sauta sur le quai et vint à la rencontre du trio en agitant la main, un large sourire révélant ses dents sous sa moustache rousse. Il portait une casquette bleue et un uniforme de la même couleur fendu de deux bandes rouges et or sur les côtés, et des lunettes teintées de bleu complétaient la tenue.

— Je suis Ed Travers, votre responsable de bord ! Les autres sont déjà montés, on n’attend plus que vous.

Il avait l’air sympathique, et il dégageait tellement d’énergie qu’on s’attendait presque à ce que son corps se mette à vibrer d’enthousiasme. Martha s’en méfia aussitôt, le classant d’office dans la catégorie des boute-en-train forcés, dépourvus de réelle personnalité. Mais au moins, cela ferait sûrement de lui quelqu’un d’accommodant.

— Allez, venez ! Vous verrez, vous vous plairez à bord de cette merveille ! On a même des jeux très bien, tu ne verras pas le temps passer, annonça-t-il triomphalement à l’adresse de Lucie, persuadé de l’impressionner. Mais cette dernière ne lui accorda pas plus d’attention que cela et le dépassa en courant pour monter d’une traite les quelques marches qui menaient à l’intérieur.

— Eh bien, voilà une véritable voyageuse enthousiaste ou je ne m’y connais pas !

Brièvement décontenancé, Ed Travers afficha un nouveau sourire et invita Martha et Arthur à suivre la fillette. Les deux adultes s’exécutèrent, hissant leurs bagages, tandis qu’Ed Travers fermait la marche, lançant d’une voix qui se voulait pleine d’emphase :

— Bienvenue à bord du train pour Haven !

À l’intérieur, le train ne payait pas de mine. Les cloisons étaient du même métal que l’extérieur, et tout était pensé pour être robuste et pratique. À part au sein de Domaine où le décorum régnait, symbole de temps anciens et élégants d’avant la colonisation, l’Hégémonie n’avait jamais accordé une grande importance à l’esthétique. Les belles choses, surtout délicates et raffinées, étaient un luxe rare dans un monde où tout devait être fait pour durer. Mais malgré tout, il y avait quelque chose de si surréel à se tenir là, à l’intérieur de ce fameux train, que même Martha ne pouvait y rester insensible. Maintenant qu’elle avait enfin posé le pied à bord, elle avait enfin l’impression que ce nouveau départ n’était pas qu’un rêve, et l’excitation qui faisait depuis longtemps rage chez sa fille commençait à la gagner. Arthur Kent, lui, avait l’air plutôt étonné, mais Martha en était venue à conclure que c’était là son air habituel. Il donnait toujours l’impression de ne pas être vraiment à sa place, comme s’il n’était jamais assez sûr de lui pour la connaître. Mais il y avait aussi chez lui quelque chose de doux et, réellement de bonne humeur pour la première fois depuis longtemps, Martha s’amusa à lui prendre le bras, l’arrachant à quelque rêverie.

— Allons-y monsieur Kent !

— Hein ?

— Si vous voulez bien me suivre, votre voiture est juste là, leur dit Ed Travers, désignant la porte devant laquelle trépignait Lucie. Travers appuya sur un bouton, et la lourde porte – Martha remarqua qu’elle était particulièrement épaisse – s’ouvrit avec un sifflement.

— Choisissez les places qui vous conviennent, et n’hésitez pas à vous installer confortablement : si tout va bien, nous devrions accomplir le trajet en à peu près sept heures. Le climat extérieur ne permet pas de maintenir une grande vitesse, cependant nous arriverons à bon port lentement mais sûrement. Croyez-moi, vous ne voudriez pas risquer un accident à la surface d’Éclat ! Rester bloqué là-haut, au milieu de la voie, n’a rien d’amusant. Mais inutile de s’inquiéter ! Les cabinets sont à l’avant de la voiture, et un chariot passera avec des rafraîchissements et des sandwichs.

Travers débitait son discours avec l’adresse de celui qui l’avait déjà fait des centaines de fois, et il faisait de son mieux pour insuffler dans chacun de ces mots ce qu’il espérait être une énergie communicative. A vingt-huit ans, il estimait avoir fait ses preuves dans sa branche et espérait qu’il n’aurait plus beaucoup de tels voyages à effectuer avant de prétendre à une promotion, idéalement dans les services publics de Domaine. Mais en attendant, il essayait de faire contre mauvaise fortune bon cœur, et cette volée de passagers n’avait pas l’air aussi pénible que d’autres l’avaient été. Il décocha même un sourire plein d’espoir à Martha Robbins, qu’il trouvait plutôt jolie, mais elle ne sembla même pas le remarquer et Travers se retrouva face à Arthur Kent, qui lui souriait en retour, s’imaginant lui retourner la politesse. En voilà un qui n’avait pas l’air malin, se dit le responsable Travers, qui n’en perdit pas ses moyens pour autant et reprit sa présentation :

— Vous trouverez des compartiments à bagages au-dessus de vous, sous le plafond. Ils devraient être assez grands pour contenir la plupart de vos affaires, mais des espaces de stockage pour des volumes plus conséquents sont disponibles, adressez-vous à moi si besoin est. En fait, si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis votre homme. Si je ne suis pas présent dans le wagon, il vous suffit d’appuyer sur un des boutons situés à l’entrée ou à la sortir pour me signaler que vous avez une requête. Ah, sachez aussi que votre compartiment est chauffé autant que possible, mais qu’il risque malgré tout de faire un peu frais suivant les conditions extérieures lors du voyage. Le froid d’Éclat a tendance à se répandre partout, mais c’est bien la seule chose, ah ah ah. Il marqua une brève pause puis, voyant que personne ne réagissait, il reprit, à peine décontenancé. Une couverture isolante est placée sous chaque siège pour les plus frileux, mais si vous êtes bien habillés, l’inconfort devrait être minimal. De la lecture et divers jeux sont à disposition, bien sûr, et vous êtes libres de circuler dans la voiture qui vous est allouée. Voilà mesdames et messieurs, je crois que j’ai fait le tour. Installez-vous, et nous devrions partir dans une dizaine de minutes, un quart d’heure tout au plus. En attendant, j’ai d’autres tâches à effectuer, je vais vous laisser prendre vos aises tranquillement. N’oubliez pas le bouton si vous avez besoin de moi !

Et, dans un dernier sourire poli par des années de pratique, Ed Travers se retira, disparaissant derrière la lourde porte qui s’était ouverte à nouveau, et les passagers purent s’acclimater à leur nouvel environnement dans le calme. La voiture était partagée en deux rangées de places séparées par un large couloir. Les sièges étaient par groupe de quatre, se faisant face les uns aux autres. Il devait y avoir entre trente et quarante places en tout, mais elles étaient loin d’être toutes occupées. Au premier coup d’œil, Martha ne fut même pas sûre d’arriver à dix personnes. Ils n’allaient pas risquer la promiscuité, et elle se détendit à cette pensée ; malgré tout une vie passée dans les ruelles étroites des vieux quartiers de l’Hégémonie, elle ne s’était jamais vraiment habituée à ce qu’on empiète sur son espace vital. Et pour ne rien gâcher, les fauteuils semblaient relativement confortables : ils avaient l’air d’être faits en une sorte de cuir d’un rouge passé, et s’ils étaient aussi anciens que le reste du train, ils étaient bien entretenus. Des plaques pouvaient être dépliées entre les sièges pour faire office de petites tables, et des lampes étaient disposées à intervalles réguliers sous les compartiments à bagages. Tout contribuait à donner une impression de sécurité, l’imposant train d’acier allant bientôt devenir la forteresse mobile qui les protégerait de l’extérieur. Quant à Lucie, elle n’avait accordé aucune importance aux sièges épais, aux cloisons grises, aux autres passagers qui rangeaient leurs bagages au-dessus de leur tête, parce qu’elle s’était immédiatement précipitée vers une des choses les plus incroyables qu’elle avait jamais vues : là, contre la cloison qui séparait deux groupes de sièges qui se faisaient face, il y avait une fenêtre.

Bien sûr, ce n’était pas la première fenêtre que Lucie voyait. Même dans le tout petit appartement qu’elle habitait avec sa mère, dans leur vieux quartier, il y en avait aux murs, petites et étroites, mais incontestablement des fenêtres. Elles s’ouvraient sur la façade d’un autre immeuble trapu, que Lucie pouvait presque toucher du bout des doigts si elle se penchait à l’extérieur. Principalement décoratives, sorte d’atavisme immobilier, les fenêtres servaient surtout à donner l’impression aux habitants du complexe de ne pas être totalement enfermés dans leurs structures grisâtres. Elles n’étaient nullement faites pour laisser passer l’air de la nuit, et la seule lumière extérieure était celle, artificielle, des lampadaires la nuit, et des spots puissants installés au plafond le jour. Celle du train ne pouvait être plus différente, et pour une raison toute simple : le véhicule allait sortir au grand jour, sous le véritable ciel de la planète, dans la blanche immensité d’Éclat. Cela voulait dire que pour la première fois de sa vie, Lucie allait pouvoir contempler la terre, le ciel et l’horizon qui les liait. Elle resta plantée là, dans l’allée entre les sièges, les yeux rivés sur cette promesse de découvertes sans nulle autre pareille. Et si la fillette était depuis longtemps excitée par la perspective d’un tel voyage, sa curiosité insatiable en éveil, ce fut sans doute la première fois qu’elle réalisait que sa vie allait définitivement changer.

Qu’elle ne verrait plus jamais la façade grise de l’immeuble d’en-face en se réveillant le matin ; qu’elle n’allait plus jamais courir et jouer dans les ruelles étroites de son quartier, entre les immeubles et les piliers de béton ; qu’elle ne se rendrait plus jamais à la petite école qui l’avait vue grandir et où elle prenait ses classes en compagnie de ses camarades et de ses professeurs, et elle sut aussi qu’elle ne les reverrait plus jamais ; elle ne reverrait plus non plus les habitués du bistrot où sa mère faisait des heures supplémentaires le soir, le vieux MacDarwin et ses histoires, et le patron si gentil qui s’était pris d’affection pour les Robbins et qui glissait toujours une goutte de gin industriel dans le grog de la petite fille, avec un clin d’œil ; qu’elle ne verrait plus jamais la silhouette miteuse du vieux chien du père MacDonald, ni le sourire du vieil homme lorsqu’il l’emmenait se dégourdir les pattes…

Soudain, Lucie sentit une boule lui remonter le long de la gorge et elle serra contre elle la sacoche d’Arthur Kent, luttant pour étouffer le sanglot qu’elle sentait trembler derrière ses lèvres pincées. Aussi fantastique que puissent être le train, le voyage et Haven, elle comprenait enfin qu’elle disait adieu pour de bon à son univers, au monde qu’elle avait toujours connu, et à tous ceux qui en avaient fait partie. Et même si les Robbins n’avaient jamais été très riches, même si elles avaient toujours vécu dans un des plus vieux et des plus étroits quartiers du complexe, Lucie avait été heureuse. La vie au sein de l’Hégémonie n’était pas mauvaise, même très loin de Domaine. Tout le monde avait une tâche à accomplir, et si tous n’étaient pas égaux, il n’y avait pas réellement de démunis non plus : tout le monde pouvait prétendre à une vie décente, et ceux qui travaillaient durs avaient la possibilité de se forger un avenir meilleur, comme Martha Robbins qui emmenait sa fille à Haven. Et Lucie allait pour toujours se souvenir avec tendresse de tous ces moments de sa courte vie passés à grandir au milieu d’un environnement aussi chaleureux que possible. Et de la chaleur, les habitants d’un quartier comme le sien n’en avaient jamais manqué.

— Lucie, c’est bien ça ? Comment vas-tu ?

Elle tourna la tête sur la droite et découvrit le visage ouvert du père Horst, qui était assis face au jeune père Delgado. Là où ce dernier se tenait raide, le vieux prêtre était confortablement installé contre le dossier de son siège, ses doigts vigoureux tambourinant sur l’accoudoir. Son sourire était sincère et féroce, mais de la férocité joyeuse de ceux qui croquaient la vie à pleines dents. Lucie se dit qu’elle l’aimait bien, et sa bonne humeur la gagna, repoussant la tristesse et lui redonnant le sourire.

— Ah, j’aime mieux ça ! Un sacré voyage nous attend, et je sens que tu as de l’enthousiasme à revendre ! Ça tombe bien, moi aussi ! Diego n’en a pas beaucoup, mais c’est surtout parce qu’il est timide ; ce garçon a peur que la vie vienne lui taper sur l’épaule !

À la mention de son nom, le jeune homme esquissa un bref sourire un peu gêné, visiblement habitué aux piques de son collègue. Et puis il retourna à la contemplation de dieu seul savait quoi, perdu dans ses pensées.

— Te voilà ! Lucie se retourna et vit Arthur Kent, accompagné de sa mère. J’ai rangé ta valise dans le compartiment, tu peux me rendre ma sacoche maintenant.

— Merci, dit-elle en lui tendant l’objet. Il le palpa presque inconsciemment, comme s’il devait à tout prix s’assurer de l’avoir à nouveau en sa position. Mais il se détendit rapidement, avec un sourire.

— Merci à toi !

— J’imagine qu’on va s’installer ici, à côté de la fenêtre, fit Martha qui connaissait bien sa fille. Elle avait laissé Arthur ranger également son bagage, et tous trois s’installèrent dans le groupe de siège situé en face de celui où les prêtres avaient pris place. John Horst se pencha au-dessus du couloir pour serrer la main d’Arthur Kent, et tous se dirent qu’ils allaient faire le voyage en agréable compagnie ; à part peut-être Diego Delgado, car il était difficile de dire à quoi pouvait bien penser ce jeune prêtre si discret. Ici et là, dispersés dans la grande voiture aux nombreux sièges vides, d’autres passagers faisaient connaissance ou prenaient leurs aises, s’installant aussi confortablement que possible : le train n’allait pas tarder à se mettre en route et quitter la Grande Gare pour l’extérieur, le voyage pour Haven était enfin sur le point de commencer.

 

 

 

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Table des matières

  1. Chapitre un Env. 30 pages / 9903 mots
  2. Chapitre deux Env. 12 pages / 3891 mots
  3. Chapitre trois Env. 16 pages / 5217 mots
  4. Chapitre quatre Env. 18 pages / 5989 mots
  5. Chapitre cinq Env. 30 pages / 10190 mots
  6. Chapitre six Env. 16 pages / 5499 mots
  7. Chapitre sept Env. 29 pages / 9735 mots
  8. Chapitre huit Env. 19 pages / 6585 mots
  9. Chapitre neuf Env. 14 pages / 4745 mots
  10. Chapitre dix Env. 14 pages / 4596 mots
  11. Chapitre onze Env. 21 pages / 7333 mots
  12. Chapitre douze Env. 20 pages / 6805 mots
  13. Chapitre treize Env. 19 pages / 6422 mots
  14. Chapitre quatorze Env. 17 pages / 5635 mots
  15. Chapitre quinze Env. 18 pages / 6138 mots
  16. Chapitre seize Env. 19 pages / 6241 mots
  17. Chapitre dix-sept Env. 24 pages / 7979 mots
  18. Chapitre dix-huit Env. 16 pages / 5186 mots
  19. Chapitre dix-neuf Env. 14 pages / 4652 mots
/ du chapitre 1 sur 19
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