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L'Inconnue
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- Catégorie : Savoir, culture et société > Biographies et témoignages
- Date de publication sur Atramenta : 4 septembre 2020 à 17h50
- Dernière modification : 21 octobre 2020 à 16h00
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- Longueur : Environ 5 pages / 1 556 mots
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- Mots clés : ma plus jeune soeur
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L’Inconnue
née le 11.7.1948
morte le 29.8.2020
ma plus jeune soeur
Cette nuit du 30 août nous étions seuls à veiller de chaque côté du cercueil, le mari désormais veuf et moi, et sans doute pour la première fois de sa vie, mon beau-frère lors d’un accès d’introspection complètement nouveau pour lui, a eu cette phrase : tous ces gens ont connu ma femme mieux que moi…
Il voulait parler de la véritable foule qui, en ce dimanche 30 août, avait poussé le portillon du jardin pour venir rendre hommage à la dépouille d’Enrica, qui reposait dans le cercueil ouvert au milieu de son grand salon meublé avec tant de goût, embelli par les tableaux qu’elle aimait, par ses divans Cassina, sa collection de vases de Venini de Murano, ses tapis, la cheminée futuriste ; c’est elle qui avait choisi l’emplacement du cercueil, tout comme elle avait choisi les vêtements qu’elle voulait porter pour son rendez-vous ultime (une tee-shirt blanche, une chemise blanche à fines rayures bleues, un pantalon en lin bleu) ainsi que la phrase à inscrire sur l’urne que l’on scellerait dans le tombeau de notre Mère, auprès de laquelle elle désirait reposer.
Ce qu’elle ne pouvait imaginer c’est que son jeune chat noir Gnao sauterait dans le cercueil et se pelotonnerait sur ses pieds glacés, et impossible de l’en déloger, à la fin on l’y a laissé et il n’en a bougé que pour aller lamper de l’eau à la fontaine du jardin.
Dehors, dans la chaude nuit de fin d’été, les grillons s’échinaient dans leurs stridulations incessantes, les chauves-souris faisaient du rase-mottes à la recherche d’insectes, et la lune presque pleine répandait sa clarté inutile. Il était 22 heures, on avait envoyé les autres se coucher car ce dimanche nous avait tous fatigués : ils nous donneraient le change vers deux heures du matin.
J’ai parfaitement saisi le sens de la phrase du veuf. Oui, bien des gens qui avaient bénéficié des conseils, du bénévolat d’Enrica, des plus humbles jusqu’aux officiels, avaient connu une femme différente de celle que lui côtoyait quotidiennement : efficace, pragmatique, d’un esprit analytique aiguisé et cependant d’une humilité à toute épreuve. Et en cette veillée funèbre, où nous n’étions que tous les deux, il me demandait anxieusement, comme pour s’en persuader elle a été heureuse néanmoins, non ? sa grande maison, son jardin, ses fleurs… Je n’ai pas eu le cœur de le contredire, pourtant je savais bien qu’Enrica était une intellectuelle et qu’il lui a manqué cette ouverture sur le monde dont cet homme la privait. Lui qui l’aimait mais ne savait parler qu’en criant, lui qui méprisait ouvertement, du fond de son ignorance, les intellos… Alors Enrica se maintenait à son niveau, elle a sauvé son mariage du bec et des ongles, à quel prix, dites-moi ?
Pendant cette veille, j’ai préféré lui demander de raconter comment ils s’étaient connus, ce qu’il a fait avec enthousiasme. Lui venait d’une famille très pauvre, privé de mère à deux ans, un père remarié, avait été élevé par deux tantes sœurs laïques ; dès huit ans il gagnait quelque argent en balayant un salon de coiffure ; il ne disposait pas d’une chambre, dormant sur un méchant lit qu’on ouvrait le soir dans la cuisine. Quand j’avais demandé à Enrica pourquoi elle l’avait choisi, sa réponse m’avait désolée : Il me faisait tellement de la peine…
Toutefois, c’était un très, très beau garçon, footballeur professionnel et ensuite entraîneur, très très grand, musclé, viril… Ceci expliquant peut-être cela…
Ils eurent un seul fils, hélas suivi d’un avortement spontané entraînant une opération définitive : elle espérait tellement une petite fille ; et reporta son amour sur la mienne et sur la fille de ma sœur, qui le lui rendaient bien…
Enrica parlait couramment français et anglais, connaissait l’allemand et l’espagnol : dans son métier elle a gravi tous les échelons, était partout appréciée : à un moment elle a même été mon supérieur hiérarchique !
Grande lectrice, sa bibliothèque était fascinante et éclectique, histoire, biographies, une prédilection pour un écrivain italien Carlo Cassola que j’apprécie également. Au moment de la retraite elle s’était inscrite à un cours d’ornithologie, pour l’abandonner suite aux remontrances du mari. Suivi par un cours supérieur de cuisine avec des professionnels : ses pizze du samedi soir étaient légendaires.
Mais c’est surtout dans le bénévolat, suite à sa retraite, qu’elle a donné le meilleur d’elle-même. D’abord au service d’oncologie de l’hôpital San Gherardo de Monza, à la pointe de la recherche, elle s’occupait des protocoles, de l’envoi des ambulances chez les malades, etc… En plus, elle était devenue en quelque sorte assistante sociale bénévole dans notre commune de résidence, à la Mairie : les gens venaient la voir pour avoir de l’aide dans la touffeur de la bureaucratie italienne oh combien inextricable ! Elle était rassurante, toujours positive, sereine, les gens l’adoraient.
Physiquement, elle était très grande, élancée, des cheveux très fournis et de beaux yeux verts, un nez qui avait du caractère : certains lui trouvaient une ressemblance avec Lady Dy, sans toutefois cet air dolent que cette dernière aimait afficher.
L’annonce de sa maladie, ce 29 Mai, sans que rien ne le laisse prévoir sauf une certaine confusion mentale et de la fatigue, a été un cauchemar. D’emblée, le mot gliome incurable inopérable nous a frappés de terreur. Il n’y avait rien à faire, rien d’autre qu’attendre LA MORT. Personne, parmi les luminaires consultés, n’a su nous dire comment la situation évoluerait, nous rassurant elle s’éteindra sans souffrir, petit à petit…
Elle a su dès le premier jour : et elle a traversé au pas de courses les phases de circonstance, refus, incrédulité, chantage, révolte, apathie, sautant toutes les étapes pour arriver à l’acceptation. Notre crève-cœur était de l’entendre dire qu’elle nous causerait du chagrin, à NOUS !
Puis, le vendredi soir 21 août, la tumeur a éclaté, et elle a essaimé de manière foudroyante dans le cerveau, la privant de la faculté de s’exprimer et lui laissant les yeux vides et vacants : elle ne reconnaissait que son fils, à son odeur je pense ; les médecins du centre de soins palliatifs accourus ont pris la situation en main et calmé l’angoisse ; pendant trois jours encore elle essayait de parler, toujours de son ancien travail, et je lui répondais de mon mieux en la rassurant que oui, le camion pour l’étranger était parti, dédouané, et que l’usine avait fermé pour les congés, sois tranquille on a tout bien en main… elle répondait, l’air soulagé "bene ! perfetto ! "
Elle se levait fréquemment du lit, s’appuyait des deux mains à mes épaules et à la queue leu-leu nous marchions dans la maison, pieds nus, en grognant de satisfaction quand ses pieds rencontraient les tomettes, puis le parquet, le tapis. Cependant, de sa main droite, elle répétait le geste d’appuyer sur un bouton en disant input input .
Le Curé est venu impartir l’Extrême Onction : elle avait déjà pensé à tout et préparé dans la table de chevet la prière des agonisants…
Le mercredi, il y a eu une deuxième crise, et le cerveau a court-circuité ; mort cérébrale, nous ont dit les médecins, ils nous ont juré qu’elle ne souffrait pas du tout. Mais elle a été immobile, pour toujours. Sauf le cœur qui battait et les poumons qui cherchaient de l’air, la bouche grande ouverte, avec un râle assourdissant. Il y avait toujours quelqu’un pour lui tenir la main, inerte mais encore chaude, et qui allait en se cyanosant, tout comme les pieds.
La nuit je lui parlais, sans cesse, ignorant si elle entendait ou pas ; et j’ai continué jusqu’au samedi. Son mari venait la secouer en criant réponds-moi, reste avec moi, ne t’en va pas.
Ce dernier jour, 29 août, était un samedi. Nous étions tous les six près du lit, son mari, son fils et nous les sœurs et frère : le râle s’amenuisait, sa tension n’était plus que 9/4 : mais elle tenait.
Pas moi. Je me suis approchée, l’ai embrassée sur le front encore chaud et je lui ai dit : Enricuccia, en ce qui me concerne je te délivre, tu peux partir sans regrets, je sais que ton mari te retient, à toi de voir. Ciao sorella mia.
Je suis sortie, et quelques minutes après l’une de mes sœurs s’est approchée : Elle est partie. Il semble que son mari lui aurait pris le visage entre ses grandes mains en lui disant : Oui, pars, pauvre fille, va, va ! et qu’elle aurait refermé la bouche comme pour envoyer un baiser, puis a cessé de respirer.
Sur le carton avec sa photo qu’il est d’usage de distribuer à tous ceux qui le veulent, juste sa date de naissance, celle de sa mort, sa photo et une phrase de Saint-Augustin :
Seigneur, nous ne te demanderons pas de comptes
pour nous l’avoir enlevée
Nous te remercions pour nous l’avoir donnée.
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