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Les murs me parlent
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- Catégorie : Littérature générale > Nouvelles
- Date de publication originale : décembre 2019
- Date de publication sur Atramenta : 18 novembre 2020 à 21h58
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- Longueur : Environ 7 pages / 2 356 mots
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Les murs me parlent
Les murs me parlent
Dans la rue San Francisco, je cherche une pute avec qui causer un peu. Une femme dont je pourrais monnayer les services, histoire d’avoir une présence à qui parler. L’être humain est un animal pour qui rien n’est gratuit, surtout pas une relation, alors je suis prête à payer pour ça. Dans la rue San Francisco, les blancs parlent fort sur le seuil des cafés. Pas un sourire, pas un visage amène sur mon passage. Au contraire, j’essuie les ricanements de leurs bonnes femmes et vois les bouches s’ouvrir encore plus grand. Qui se taisait à l’instant s’autorise maintenant à brailler sous mon nez. Qui se tenait bouche cousue rit à gorge déployée. Comme je me sens minable sous les sarcasmes ! Le dos rond, la tête basse, j’avance en évitant de croiser leur regard. Rien n’est gratuit, pas même la bienveillance, si bien que je me refuse à sourire, parce que je ne suis plus catholique. Aucun pardon. Ne pas s’énerver. Ne pas leur donner ce plaisir, ravaler les mots qui se bousculent au bord des lèvres. Feindre l’impavidité, se redresser un peu, surtout ne pas les regarder. Marcher les yeux fermés devant ces inconnus, leur montrer qu’ils ne sont rien pour moi. Des étrangers dont je ne retiendrai jamais les visages et dont j’oublierai le bizutage, une fois rentrée à l’hôtel.
Les mains dans les poches, j’avance jusqu’à la plazza suivante. À l’angle de la rue, sur une façade, juste à côté d’une porte, un graff représente le visage d’un adolescent, regard renversé, presque révulsé. Il s’évade dans ses pensées représentées par des spirales de couleurs chaudes. Il happe ma curiosité et je m’absente avec lui comme au temps de l’école buissonnière. Notre rêve dure à ce point que je ne vois pas ce qui se passe dans mon dos. Derrière moi, la plupart des bancs de la place sont occupés par des gars et des filles qui fument de la marijuana. C’est l’odeur de l’herbe, fraîche, puissante, savoureuse, qui me pousse à me retourner. Peut-être ceux-là seront-ils plus humains que les autres. Alors, je m’en approche prudemment, monte les escaliers menant aux bancs, serpente entre les groupes de jeunes qui m’ignorent. Peu importe. Je m’assois à l’écart sur une marche et, au moment où je tourne mon regard vers le mur qui jouxte les escaliers, un visage aux yeux cachés par des pastilles rouges me surprend. Ce qui m’étonne, c’est le feuillage luxuriant qui l’entoure et d’où il jaillit, pas tout à fait comme des feuilles de cannabis mais qui en rappelle l’usage toléré dans cette ville. Aussitôt, je débusque un autre graff que côtoie ce visage, une tête de monstre énuclée sur laquelle des bras aux extrémités en forme de pinces ont tracé avec du sang un cœur inachevé. Comme cette peinture me plaît et me fascine, si bien que je me perds dans le rose de sa chair à vif !
Il n’y a qu’un gars, un jeune à l’âge indéterminé pour me sortir de ma contemplation :
— Touriste ? D’où viens-tu ? Si tu as de l’argent à me donner, je peux te faire visiter la ville. Et plus…
— Non, lui dis-je.
Le gars s’emporte, il s’énerve, commence par se montrer violent. Je ne sais pas ce qu’il dit en espagnol, il braille et ses gestes intempestifs me dérangent. Ma pute, je la choisirai moi-même. Douce, délicate, attentionnée…
— No me gusta la violencia, lui dis-je sur le départ.
Sans prêter attention à ce qu’il me répond, je me dirige vers le dernier tronçon de la rue San Francisco. Sur le trottoir, des Dominicains me sourient. Leurs prostituées habillées modestement attendent le client au pied du bordel. De la musique tapageuse filtre des maisons de passe. Je ne sais laquelle choisir, les filles ne me disent rien qui vaille. Alors, je fais demi-tour, entre tête la première dans un établissement où je suis saluée et encouragée à boire un verre par la mère maquerelle qui se tient derrière le comptoir. Ses lèvres pulpeuses découvrent une dentition carnassière, sa crinière retombe comme une forêt de lianes sur ses épaules. Je commande une bière tout en observant les filles assises sur les tabourets. Elles attendent sagement le client qui ne vient pas. Les unes à l’écart des autres, elles restent silencieuses, perdues dans leurs pensées. Peut-être un rêve d’ailleurs où la vie serait plus facile. Comme elles sont belles, toutes ces femmes ! Leurs formes généreuses ne me font pas envie. Ce que je veux, c’est parler. Même un espagnol rudimentaire de mauvaise facture. Alors je mens. Je souris, regarde l’une d’elles avec insistance et feins l’admiration. Plus coquette que les autres, plus gracile, différente avec ses cheveux raides et ses grands yeux noirs, elle est assise dans un coin du bar, droite, les mains posées sur sa jupe. Son regard s’illumine de fausses lueurs amoureuses. Puis elle s’approche de moi, s’assoit à mes côtés en m’adressant la parole :
— Bonjour, tu es Française ?
— Oui et toi ?
— Je suis venue de la République dominicaine pour travailler ici.
— Et tu gagnes correctement ta vie ?
Elle acquiesce. Je ne la crois pas. À regarder ce bar sans hommes, je me demande comment elle fait pour joindre les deux bouts. Au fond, se cache un vestibule qui doit mener aux chambres. Peut-être que durant la nuit, des clients esseulés en mal d’amour se décident à franchir le seuil de l’établissement. Mais la concurrence est rude puisque les maisons de passe s’alignent le long du trottoir. Je propose à Camila de boire une bière puis une seconde. C’est ainsi que j’achète sa présence et les quelques mots qu’elle veut bien échanger avec moi. Une heure plus tard, comme je lui annonce mon intention de rentrer à l’hôtel, elle me demande :
— Où se trouve-t-il ? Demain après-midi, j’ai quartier libre. J’aimerais bien que tu me montres ta chambre…
— D’accord. Je serai là à cinq heures.
Le lendemain, après une marche de plusieurs heures, une errance durant laquelle je me perds en me trompant de rive, mon après-midi consiste à me reposer et me préparer. Me restent quelques heures avant de rejoindre Camilla dans ce bar kitch à la tapisserie rousse, bariolée de rayures noires comme la fourrure d’un tigre. J’achèterai encore son sourire et ces mots qu’elle retient, les pesant consciencieusement pour les formuler sans aucune expressivité, avec toute la neutralité dont elle est capable. Il me faudra franchir la rue San Francisco, passer devant le mur de réfugiés et essuyer la conversation de ces habitants intarissables. Le verbe haut, les bouches sans cesse ouvertes, l’arrogance, les airs de supériorité m’insupportent. Je trouve ces gens-là impudiques, effrontés, et très probablement creux. J’irai sans leur accorder un regard, les yeux rivés sur les murs, me délecter de l’art libre et rapporter le seul souvenir qui vaille. Cinq heures. Dans la rue San Francisco, je regarde les murs colorés de peinture, je m’en régale et je les photographie. Les murs me parlent, ils m’adressent la parole, les yeux dans les yeux. Ainsi va l’humanité dont on me prive. Sur la plazza, sous les balcons, des résistants, l’arme et le poing érigés, me sautent aux yeux. Une bouteille de champagne en main, ils s’apprêtent à fêter leur victoire contre la tyrannie. Plus loin, une jeune fille entourant de son bras un banc public vise avec son fusil des graffitis qui recouvrent les portes en entremêlant des figures imaginaires et colorées. Mon regard se perd dans la peinture rouge habillant les maquisards et il se réjouit dans le geste victorieux d’une adolescente. Oui, la liberté a une saveur pétillante mais elle ne se gagne pas en se hissant sur le dos des autres. Je reste là un moment à contempler les murs bariolés d’images. Dans cette ville, rien d’autre ne vaut le street-art, l’art moderne et contemporain. Surtout pas mes contemporains.
La rue San Francisco hurle son bagout comme une bonimenteuse qui harangue le client et en repousse d’autres dont elle sait qu’ils ne lui achèteront jamais rien, certainement pas sa confiance. Traîtresse qui ne jure que sur les ouï-dire, à coup de jugements à l’emporte-pièce, elle hâte mon pas vers la maison de passe où travaille Camila. Celle-ci m’attend, vêtue d’une jolie robe à fleurs qui laisse voir ses jambes fines. Ce qu’elle veut, c’est que je la conduise à l’hôtel. Alors, j’adapte mon pas au sien jusqu’à ce que nous parvenions dans ma chambre. Elle s’isole dans la salle de bain pour se faire une beauté puis me demande d’allumer la télévision. Je lui propose de s’assoir sur le lit mais Camila s’allonge de tout son long, la tête posée sur l’oreiller. Cette position donne à son visage quelques années de plus. Il en paraît bien quarante-cinq. Comme son âge. Assise à l’autre bout du lit, je la contemple, lascive et offerte. Son regard doucereux et languissant plonge dans le mien mais je n’ai aucune envie de la posséder. Comment le pourrais-je, d’ailleurs, moi qui n’ai jamais touché à une femme ? Camila se redresse. Elle a compris.
— Ce n’est pas toi qui voulais faire les boutiques pour te trouver des habits ? me demande-t-elle.
Nous restons plus d’une heure dans le magasin le plus cher de la ville. Je lui propose de choisir des vêtements que je paye pour la remercier de sa compagnie. Nos emplettes sous le bras, nous nous dirigeons au rez-de-chaussée où sont exposées des chaussures de marque. Je repère des ballerines tandis qu’elle essaye des bottines qui ont l’air de lui plaire. Mais, mon budget largement dépassé, je rechigne à les lui offrir. Après tout, je ne coucherai jamais avec elle ; elle n’est pas ma Pretty Woman ni moi le prince charmant, si bien que je me contente d’acheter les ballerines en réveillant sa frustration.
En sortant du magasin, comme j’ai faim, je lui demande si elle connaît un restaurant où manger du poulet rôti. À table, Camila refuse de m’accompagner, elle se contente de me regarder engloutir le poulet, et, tout à coup, elle me dit en exprimant pour la première fois un sentiment :
— Comment peux-tu manger comme ça ? Et tu fumes ! Jamais, je ne ferai comme toi. Ça vieillit et ça jaunit la peau.
Son visage exprime tour à tour le mépris et le dégoût. Se venge-t-elle parce que je n’ai pas voulu lui acheter les bottines ? Tout se monnaye, même les sentiments feints et le respect de pacotille. Alors, je la raccompagne jusqu’à son lieu de travail et, pour fêter mon dernier jour dans cette ville, je me débarrasse de mes liquidités en achetant une bouteille de champagne à la mère maquerelle. Les filles en profitent, leurs yeux pétillent, elles semblent satisfaites. Nous prenons une photo de nous toutes puis je donne l’accolade à Camila sans me leurrer sur l’hypocrisie de cette étreinte. La nuit vient de tomber. Je n’ai aucune envie de rentrer à l’hôtel. Je voudrais oublier, me consoler avec un tiers désintéressé. Je ne sais ni où le trouver ni s’il existe. Alors, après avoir arpenté la rue San Francisco, m’être arrêtée à la terrasse d’un café où les jeunes, nombreux, palabrent sans discontinuer, je décide d’ouvrir la bouche en alpaguant un garçon assis à même le trottoir. Je ne sais pas pourquoi les mots sortent avec virulence, plus forts que ma volonté. Ils crachent leur venin :
— Tu es un hijo a papa y a mama, solamente eso y nada mas.*
Le jeune homme se garde bien de répliquer mais, ce qu’il ne sait pas, c’est que je suis comme lui et que ma provocation est aussi un cri de désespoir qui appelle une réponse, un mot dont je pourrais m’emparer pour engager la conversation. Le patron du café auquel je commande un verre me regarde avec colère comme s’il m’avait entendue parler. Il hausse le ton sans que je comprenne ce qu’il veut dire. En toute confiance, je bois le whisky d’une traite et m’en retourne dans la rue de San Francisco. Sur un pan de mur, Lucifer dresse son trident, montre sa bedaine et gonfle ses joues bouffies de tout le mal que les hommes s’insufflent. Dans ma chambre, je suis allongée, toute habillée, à pianoter quelques mots adressés sur Messenger à un inconnu, quand j’ai soudain envie de rendre. Mon écœurement est tel que je n’ai pas le temps de me précipiter jusqu’à la salle de bain. Mes vomissements interminables tapissent le parquet, ma bile n’en finit plus de se déverser. Je m’affole. Il me faut recouvrir mes esprits pour nettoyer le sol à l’aide des serviettes en coton et faire disparaître mon vomi dans le lavabo. Jusqu’à un certain point, parce que les canalisations se bouchent. Je m’attaquerai au problème demain matin, avant l’arrivée des femmes de ménage. Et si le patron du café n’était autre que le père de ce fils à papa et maman ? Et s’il s’était vengé en m’empoisonnant ? L’inconnu de Messenger est toujours là. Il m’attend. Se raccrocher à une présence, accepter cette lueur dans la nuit. Je l’appelle par webcam. Nu, il se masturbe sous mes yeux et je me caresse jusqu’à ce que la jouissance m’emporte dans le sommeil. Ma réconciliation avec le sexe opposé est de courte durée car j’oublierai dès le lendemain à quoi ressemble cet homme.
* Toi, tu es un fils à papa et à maman, seulement ça et rien d’autre.
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