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Le miel des sentiments
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- Catégorie : Littérature générale > Nouvelles
- Date de publication sur Atramenta : 13 septembre 2016 à 17h29
- Dernière modification : 11 octobre 2016 à 10h40
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- Longueur : Environ 24 pages / 8 093 mots
- Lecteurs : 158 lectures + 33 téléchargements
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- Mots clés : Abeilles, miel et angoisse
Cette oeuvre est déclarée complète, relue et corrigée par son auteur.
Le miel des sentiments
Premier.
Combien ? Plusieurs dizaines ? Plusieurs centaines ? Impossible à voir. Lucile regardait quand même les petits corps pliés jonchant le sous-sol. Ils formaient un tapis pelucheux troué d’espaces irréguliers qui marquaient le désordre des cadavres. C’est aléatoire, la mort. L’endroit laissé nickel après tri rigoureux des choses en deux tas (à jeter/à garder), doté d’un soupirail fermé, lui offrait à son retour un spectacle de cimetière. Elle remonta dans le salon et regarda partout, derrière les meubles, dessous, le long des murs, jusqu’entre les rainures du parquet et les rails des fenêtres à glissières : rien. Ou presque : deux abeilles mortes sur un des tapis. Comparé au pourrissoir d’en bas…
Surmontant son dégoût, Lucile sortit la bombe atomique de la ménagère de cinquante ans – l’aspirateur - et se lança dans une entreprise d’effacement méthodique qui dura un bon moment, compte tenu du nombre. Les pauvres choses inertes partaient dans un faux envol, un voyage somnambulique vers la suceuse impitoyable avec un mouvement bref comme un leurre, une vie en sursaut. Dents serrées, respirant le plus doucement possible, Lucile évoluait dans une odeur douceâtre en se demandant quand elle allait vomir.
Plus tard, assise sur le canapé passé en revue pour la cinquième fois, elle tâchait de rassembler les ruines de sa sérénité en déshabillant une tablette de chocolat noir-cœur de pâte d’amande, engouffrée en moins d’un quart d’heure. Deux-cents grammes, franchement… Qu’est-ce que c’est ? Et puis après cette horreur… Contrairement aux abeilles mortes le chocolat ne donne pas mal au cœur. Surtout quand votre sous-sol en quelques petites semaines est devenu une sorte de Douaumont insectoïde, odeur comprise.
Partie pour se gaver de Finistère, de bruit de vagues, avaler l’air du large, caresser les dunes de Mousterlin, distiller sa solitude toute neuve le long de la plage de Combrit, rêver de sa maison à Sainte-Marine, celle-là même qu’elle n’aurait jamais, encore moins maintenant qu’un divorce consommé la privait d’homme avec qui partager la mer, elle avait gagné cet endroit pour se recoudre. Elle en était revenue vide et propre, l’âme nette, le chagrin présent mais domestiqué, dressé comme un caniche à qui elle pouvait commencer à dire « couché ». Et ça marchait.
Alors ? Tout ça pour ça ? Lucile haïssait les insectes, phobique assumée depuis son plus jeune âge. Mais son amour de la vie, fût-elle infime, l’empêchait de les tuer. Assise sur son canapé, la pâte d’amande en fond d’écran sur le palais, elle pensait aux deux tas magnifiques faits avant de partir. À garder/ À jeter. Elle, la compulsive qui conservait jusqu’aux tickets d’entrée des expos ou pièces de théâtre hantées dix ans avant avait balancé une foule d’encombrants qui ne tenaient guère de place. Des encombrants de l’âme, des souvenirs devenus lourds, parce que rattachés à des moments tellement oubliables soudain que c’en était pathétique. Elle s’était vue amonceler, rajouter, superposer des choses à geste mesurés. Sa rage millimétrée avait constitué un monceau de papiers, photos, livres, magazines, lettres… Le tout devenu feuilles mortes avec une conviction telle que ça brûlait pareil, dans ce cylindre dont elle s’était servie trois fois en douze ans. Encore un achat de Marc, vite remisé. Marc remisait tout : ses emplettes, ses envies, et pour finir, sa femme. Alors oui, c’était bien que tout ça tombe en cendres. Elle, dans le jardin, elle regardait le feu pulvériser ce qui restait d’eux, enfin d’eux à ses yeux à elle ; sans trop savoir si c’était la flamme ou la peine qui lui piquait les yeux.
Les deux sans doute.
Figée, Lucile se demandait quand et où elle trouverait la force d’ouvrir l’aspirateur pour en retirer le sac. La seule pensée de ce qu’il y avait dedans suffisait à la terrifier. Bon dieu, mais d’où étaient-elles venues ? Et si tout à coup des abeilles vivantes sortaient du sous-sol, en essaim, pour aller s’installer ailleurs ? Elle imagina la colonne vibrante s’élevant depuis la porte, cette maudite porte en bas de l’escalier, dotée d’un petit carré ouvert par où avaient dû passer les deux malheureuses échouées dans le salon. Elle, prise au milieu du tourbillon, crevée dans son salon, pustule humaine méconnaissable et boursouflée…
— Je dérive, murmura-t-elle. J’ai tout nettoyé, je ne vois pas où elles pourraient se planquer. Et puis, ça fait du bruit, plusieurs abeilles vivantes.
Elle écouta le silence, tendue à mort dans le canapé, le papier de feu la tablette roulée en boule sur sa robe. L’horloge martelait son boucan de cardiogramme, les feuilles par la fenêtre gigotaient sous le vent. Une voiture passait dehors. Que de l’ordinaire, de l’usuel. Pas de ronron étrange, pas de vibrato irritant, pas de bzzz anxiogène. Il fallait qu’elle se secoue, elle se secoua donc. Mais avec un tel élan qu’elle se cogna le genou au coin de la table. Son cri sortit sur une note malade dont elle perçut le ridicule au point d’en pleurer.
La journée s’écoula sans qu’elle osât redescendre. Elle monta se coucher tard dans la nuit, terrifiée à l’idée d’en retrouver dans son lit. Mais non. Elle en profita pour faire le point.
Des abeilles en nombre s’étaient retrouvées chez elle, elle ne savait pas comment, pour y mourir de façon collégiale, elle ne savait pas pourquoi. Les mêmes bestioles ne semblaient pas avoir militarisé l’étage supérieur, sauf deux ayant trouvé le tapis plus moelleux pour vivre leur agonie.
Il fallait agir, sans quoi elle deviendrait cinglée. Elle s’endormit sur ses mots croisés, en se disant qu’elle l’était probablement déjà.
A SUIVRE
Table des matières
- Premier. Env. 3 pages / 965 mots
- Le miel des sentiments. Et de deux. Env. 4 pages / 1247 mots
- Et de trois. Env. 4 pages / 1297 mots
- Quatre. Ou quatrième, comme on veut. Env. 5 pages / 1384 mots
- Cinquième, et pour tout dire, avant-dernier Env. 5 pages / 1515 mots
- Sixième et dernier, donc fin. Env. 5 pages / 1685 mots
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