Le hérisson.

Au milieu de la route, un hérisson.

C’est une route peu fréquentée entre deux haies artistiquement taillées.

Une voie privée entre une grille en fer forgé et un château blotti dans une forêt.

Le pépiement joyeux des oiseaux ne couvre pas le ronronnement soyeux d’une grosse limousine.

Le hérisson ne frémit pas.

Ce n’est pas vraiment une voiture qui arrive, mais plutôt un palace roulant. Vitres teintées électriques, sellerie de cuir fauve, air climatisé, bar, téléphone, vidéo, chaîne hi-fi, direction assistée. L’ordinateur de bord surveille tout. Le maître des lieux n’a plus qu’à se laisser glisser sur le ruban asphalté qui relie sa retraite dorée à la grand-route.

Le hérisson est toujours au milieu de la route, la voiture aussi.

Si tout reste en l’état, la voiture glissera au-dessus de la boule piquante, les pneus chuinteront à bonne distance, de chaque côté de la bête immobile.

Ravi et paisible, l’homme d’affaires sifflote en écoutant du Strauss. Il va signer un contrat mirobolant.

À distance, Justificus observe la scène grâce à de puissantes jumelles.

Ce n’est pas vraiment son nom : Justificus, c’est plutôt un nom de code, le pseudonyme d’un résistant, de celui qui veut que la Justice règne sur terre. C’est un terroriste qui s’affuble d’un si beau nom.

Oh, il n’en fait pas partie depuis longtemps de ce groupe de tueurs aveugles. En vérité, il est contre la violence.

Enfin, il l’était avant que toute sa famille se perde dans un champ de mines. Il était trop loin pour leur venir en aide. Et, qu’aurait-il pu faire ? Seul, son dernier fils, son benjamin a survécu. Malheureusement, pourrait-on dire, car il est amputé, défiguré, handicapé à vie !

De colère, le père s’est rallié à ceux qui pouvaient l’aider. Il a accepté une mission, affirmant que ce serait la seule : punir celui qui avait fabriqué ces mines diaboliques. Ces tueuses embusquées. Ces machines à démembrer les enfants.

Sans colère, Justificus a préparé l’attentat. Il a choisi une mine, une seule. Une de celles qui a saccagé sa famille, tué leur bonheur, avili son enfant.

Il a récupéré un hérisson empaillé et il a soigneusement disposé la mine dans le ventre sec, calée avec du coton.

Puis, il s’est faufilé dans le parc du château. Il a évité les grilles électrifiées, les alarmes et les caméras. Avec un fusil à seringue hypodermique, il a endormi le couple de dobermans. De si belles bêtes, il aurait été dommage de les tuer.

Après avoir posé le hérisson sur la route, il s’est éloigné et il observe la scène à travers ses puissantes jumelles. De très, très loin, il regarde le piège. Il sait par expérience qu’il faut éviter d’être frappé par un éclat. Sa fille était éloignée de sa mère quand elle a été fauchée par un morceau des mines maudites. Mourir à douze ans !

La petite mine est si puissante que la lourde limousine sera projetée, envoyée en l’air, avant de s’éventrer et de prendre feu.

La voiture glisse vers le hérisson mortel.

Justificus n’est pas un mauvais homme. Il veut croire que les fabricants d’armes ne savent pas le mal qu’ils font. Pourraient-ils livrer des milliers de mines s’ils avaient vu un seul enfant déchiqueté ?

Alors, il laisse une chance à celui qui a amassé une fortune en distribuant la souffrance et les larmes.

Si cet homme peut apprécier la plus modeste des vies, il aura la vie sauve. Si, par contre, il n’épargne pas le pauvre animal, alors que justice soit faite.

D’ailleurs, il n’aura même pas à faire un effort pour éviter le hérisson. La route est étroite, la voiture emprunte toujours le milieu de la chaussée. Il suffit qu’il ne touche pas au volant. Le piège restera inactif si la limousine glisse au-dessus de lui.

Mais, voilà, n’est-ce pas amusant d’écraser le moindre obstacle qui surgit sur sa route quand on va vendre de quoi équiper une petite armée, de quoi se payer un yacht grâce aux gains ?

Avec de tels bénéfices, il faut faire une fête à tout casser, s’envoyer en l’air !