44 – Rien ne va plus

Je me réveille tôt, la tête plus lourde qu’un étau. Mon père est déjà debout, je le sais au bruit qui me parvient du rez-de-chaussée. Je m’habille en quatrième vitesse et je descends. L’odeur du café me fait grimacer.

— Déjà debout ? me demande-t-il en délaissant son journal pour poser les yeux sur moi.

— Oui. Je dois voir Samuel, ce matin.

— Il est encore bien tôt…

— Il faut que je passe chez moi pour me changer.

Il me sert un café pendant que je m’installe à table et que je sors mon téléphone de mon sac. J’ai plus de vingt messages et je bascule les numéros entrants pour vérifier ce qui me semble urgent. La majorité des appels sont de Matt, mais je souffle devant l’un d’eux :

— Merde. Maman.

— Elle a vu les infos, probablement.

— Qu’est-ce que je dois lui dire ?

— La vérité, Élisa.

— La vérité, c’est que t’as fait une crise de fatigue et que t’as besoin de repos.

Il souffle avec bruit et je sens qu’il essaie de contenir sa colère :

— La vérité avec Rick.

— Ça ne sert à rien de lui dire ça ! Regarde ce que ça t’as fait ! Si Matt ne t’avait rien dit, tout ça ne serait jamais arrivé !

— Ça suffit ! s’écrit-il en frappant la table avec la paume de sa main. Matt n’a rien à voir dans cette histoire ! C’est toi qui aurais dû nous dire la vérité, il y a quatre ans, et pas lui !

Je comprends qu’il m’en veut encore de mon silence. Pour m a part, je suis d’autant plus fâchée après Matt de m’avoir fichu dans une position aussi délicate avec mon père. Je verse du lait dans mon café, en prend une gorgée pour éviter de le regarder.

— Si tu veux, c’est moi qui lui dirai la vérité, propose-t-il au bout d’un moment.

— Mais qu’est-ce que ça va changer, tu veux bien me le dire ? Bon sang, papa ! Si tu lui dis, elle va être triste et ça ne changera rien du tout. Elle va me demander de lui raconter ce qui s’est passé et je vais devoir me retaper la scène. Encore ! J’essaie de passer à autre chose, tu ne le vois pas ? Je veux juste… ne plus y penser.

Les yeux me piquent et j’ai un haut-le-cœur en m’imaginant raconter cette histoire à ma mère. Mon père récupère ma main, mais il insiste à nouveau :

— Je lui dirai de ne pas t’en parler. Je lui expliquerai que tu ne veux plus penser à ça.

Je me sens mal. Je sens que je vais vomir. Je ne peux pas m’imaginer que ma mère va savoir ce que ce salaud m’a fait. Je ne veux pas qu’on me regarde avec ce regard triste, même celui de mon père m’est intolérable. Je ne veux pas être la pauvre petite Élisa. Dire que je pensais que je m’en étais remise !

— C’est ta mère ! jette-t-il. Je sais qu’elle et moi, on ne se parle pas beaucoup, mais on est quand même une famille !

C’en est trop. Je me lève et je file m’enfermer à la salle de bain. Je vomis mes trois gorgées de café pendant cinq minutes et je termine avec une crise de larmes.

Tout part en vrille, je le sens. J’ai l’impression que cette information va passer aux infos alors que j’ai tout fait pour étouffer l’affaire. Je m’asperge le visage d’eau glacée et l’essuie pendant de longues secondes avant de sortir de là. Mon père m’attend de l’autre côté, inquiet. Il ne dit rien, mais il me serre dans ses bras, me berce comme quand j’étais une petite fille et que je viens de tomber de ma bicyclette.

— Je ne veux pas tourner le fer dans la plaie, chuchote-t-il. Je veux juste que ta mère et moi, on puisse t’aider à surmonter cette épreuve.

— Je ne veux plus en parler. Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas faire semblant que ce n’est pas arrivé ?

— Parce que c’est arrivé. Élisa, ni ta mère ni moi n’en parlerons, si c’est ce que tu veux, mais tu pourras toujours venir nous voir si tu en as besoin. C’est à ça que servent les parents.

Je tremble. Je n’arrive pas à le contrôler. Ça me semble irréel de savoir que mes parents vont se revoir après toutes ces années, qu’ils vont se parler. De ça ! Ma mère est tellement amère depuis leur divorce que je me dis qu’elle va refuser de le voir ou que ça risque de se transformer en dispute. Je ne veux rien de plus sur mes épaules. Elles sont déjà bien assez lourdes, en ce moment.

— Vous allez vous entre-tuer, finis-je par dire.

— Mais non. Toi, tu vas au studio et moi, je m’occupe d’Hélène, OK ? Je te téléphone dès que c’est fait, et probablement qu’elle voudra te voir, après…

Je soupire avec bruit, m’imaginant déjà la crise qu’elle va me faire. Est-ce que je ne pourrais pas quitter la ville une semaine ou deux, le temps que tout redevienne comme avant ?

— On commandera quelque chose à manger. Après le travail, t’as qu’à revenir pour le souper. Je m’occupe du reste.

— T’es censé te reposer, toi !

— Je ne vais pas rester ici à regarder la télé ! J’ai promis de ne pas rentrer au travail et de me changer les idées, c’est tout.

Je soupire. Avec tout ça, je suis déjà en retard pour mon rendez-vous avec Samuel. Je téléphone à un taxi. Pendant que je l’attends, devant la porte, papa me dit :

— Tu peux inviter Matt, si tu veux.

— Je ne pense pas, non.

— T’es fâchée après lui, c’est ça ?

Je ne réponds pas, mais dans les faits, c’est ça.

— Élisa, ne sois pas si dure avec lui. Il t’aime. Il a fait ça uniquement pour te protéger.

Je me borne à garder le silence. Je n’ai pas envie de l’inquiéter avec mon histoire avec Matt. Je garde les yeux rivés sur la petite rue, dans l’attente du taxi.

— Il ne pouvait pas prévoir ce qui allait se passer, tu sais ?

— C’est bon, papa, arrête. Il peut se défendre tout seul.

— Je l’aime bien, moi.

Je grogne doucement sans répondre. Je ne sais pas pourquoi je réagis aussi vivement. J’ai l’impression que tout le monde est contre moi. C’est moi qui ai été violé et on dirait que cette histoire ne m’appartient plus. Tout le monde en fait ce qu’il veut et c’est moi qui en paie les conséquences.

Ça me rend affreusement triste.

— J’ai besoin de temps, dis-je pour essayer de couper court à la conversation.

Quand le taxi apparaît, je soupire de soulagement. Je plaque un baiser sur la joue de mon père, je lui dis de rester bien sagement à la maison, de se reposer et tout le reste. Enfin, je file chez moi où je me change à toute vitesse et je repars au travail.

La journée ne fait que commencer que je suis déjà épuisée.