41 – Les Conséquences

Dès que je rentre au bureau, ce matin-là, je sens que quelque chose se passe. Les gens me lancent des regards curieux et ça m’effraie. Frann m’attend sur le seuil du local, marche vers moi dès qu’il m’aperçoit :

— Ton père les a fichus dehors.

— Qui ?

— Les Dogs !

— Quoi ? Comment ça ?

— Il les a mis à la porte, je te dis ! Ils sont en train d’emballer leurs affaires.

Je n’aime pas ça. Merde ! Pourquoi fallait-il qu’il s’en mêle ? Je ne dis rien, mais je file jusqu’au bureau de papa où j’entre sans frapper. Raphaël, le chanteur des Dogs, est là. Il se tourne vers moi avec un regard lumineux :

— Éli ! Dis à ton père que tout ça, c’est juste un malentendu ! Rick ne voulait pas te faire peur, avant-hier. Il est même prêt à s’excuser.

J’ai envie de rire en entendant ces mots : Rick, s’excuser ? Je me sens dans la quatrième dimension ! Je tourne la tête vers papa :

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Les gens qui viennent ici sont nos amis. De toute évidence, Rick n’en fait plus partie. De ce fait, je les rembourse et je les jette dehors.

— Papa ! Ils sont en enregistrement !

— Ce n’est pas mon problème. Ils ont déjà quatre chansons de boucler, c’est déjà un généreux cadeau de départ.

Raphaël bascule les yeux vers moi, puis vers mon père :

— Paul, votre fille ne veut pas ça. Je suis sûre, qu’au fond, elle n’en veut pas à Rick.

— Alors là, mon vieux, tu rêves ! Sifflé-je.

Il sursaute. Le ton que j’ai pris pour lui lancer ça l’effraie et il se tourne vers moi, anxieux :

— Éli, votre histoire date d’il y a quatre ans ! Ce qui s’est passé, avant-hier, ce n’est rien ! Ça l’a juste secoué de te voir avec un autre gars, c’est tout.

Je regarde mon père, un peu perdue dans la conversation. Ainsi, il ne lui a pas dit la véritable raison pour laquelle il les jetait hors du studio ?

— Je ne veux pas de Rick ici. C’est non négociable.

— Éli, insiste Raphaël, merde ! Tu ne vas pas nous faire ça !

— C’est que… je n’ai rien fait, dis-je.

— Ma fille n’a rien à voir dans cette histoire. Si elle m’avait dit la vérité avant, toi et ton groupe n’auriez jamais remis les pieds chez Nightfolks.

— Quoi ? Mais quelle vérité ?

Il bascule son regard sur mon père, sur moi, puis encore sur mon père. C’est étourdissant.

— Papa, ce sera vraiment compliqué pour eux de trouver un autre studio.

— Et encore ! Qu’ils s’estiment chanceux que je ne leur fasse pas de pub dans le milieu.

— De la pub ? Pourquoi ? Parce que Rick a fait une crise de jalousie ? Allons, Paul, ce n’est rien du tout !

Mon père est blanc comme neige. J’ai peur qu’il me fasse une crise ou un malaise, alors je dis, très vite, en espérant clore cette discussion :

— Raphaël, laisse tomber, tu veux ?

— Mais ça va retarder la sortie de notre album d’au moins quatre mois, Éli ! On est des bons clients, tu le sais, toi, non ?

— Dehors ! gronde mon père.

Raphaël est au bord des larmes et papa passe du blanc au rouge en peu de temps : il semble sur le point d’éclater comme un volcan. Moi, je ne sais plus quoi faire. Quand il comprend qu’il n’y a plus d’espoir, Raphaël marche vers la sortie et je le suis. Je l’arrête sur le bord de la porte et je déballe tout :

— Rick m’a violé. Il y a quatre ans.

C’est interminable d’attendre sa réaction. Il secoue la tête sans un mot, comme s’il ne comprenait pas le sens de mes paroles. Quand l’information l’atteint, il souffle :

— Non ! Vous étiez ensemble !

— Jusqu’au jour où il m’a violé, oui. Écoute, je ne veux pas que ça se sache. Je m’en suis remise, maintenant, mais papa l’a découvert et… je ne peux plus rien pour vous. C’est mieux que le groupe se trouve un autre studio.

Il reste là, à me dévisager, comme s’il attendait que je lui dise que tout ça, c’est faux ou que c’est une blague. Il répète, avec une voix tremblante :

— Il t’a violé ?

— Oui.

— Et c’est maintenant que tu le dis ?

— Ce n’est pas moi qui l’ai dit. C’est Matt.

— Je ne veux plus de Rick entre ces murs, répète mon père avec une voix sèche.

Je soupire en essayant d’avoir l’air désolé pour Raphaël. Je ne le suis pas vraiment, au fond, parce que je ne suis pas mécontente que Rick sorte de ma vie. N’empêche, je regrette les problèmes que ça cause au groupe. Je ne sais pas pourquoi, je m’entends proposer :

— Mon oncle a un studio à Toronto. Je peux essayer de voir si…

— Éli, m’interrompt mon père.

Je me retourne vers lui :

— Papa ! Tu pénalises tout le groupe !

— Ils n’avaient qu’à mieux choisir leur guitariste.

— Ça va, Éli, je comprends. On s’arrangera. Merci quand même.

Il sort du bureau de mon père et je me surprends à le suivre :

— Raph, attends !

Il arrête et se retourne vers moi, alors je parle vite :

— Écoute, je ne veux pas que ça se sache. Je n’ai pas envie que…

— Et moi donc ! Tu imagines un peu la pub que ça nous ferait ? Déjà que t’aies gardé ça pour toi… c’est…

— Ce n’est pas grave, OK ? J’espère juste que t’arriveras à te trouver un studio. Et vite.

Il ne répond pas. Je crois qu’il pense encore à cette histoire. Pour ma part, je retourne dans le bureau de papa et vu la tête à faire peur qu’il a, je n’ose pas l’engueuler. Je dis, non sans une pointe d’agacement :

— Papa, Raphaël n’y est pour rien. Il ne pouvait pas savoir !

— Si tu m’avais dit la vérité, aussi ! On aurait pu mener cette affaire devant la justice et il serait en prison !

— Arrête ! On était ensemble à l’époque ! Ça n’aurait jamais marché et tu le sais ! Et je n’ai pas envie que ça se ramasse dans les journaux à potins !

Il souffle avec bruit :

— Je sais, Éli. Je sais. Samuel a cru que j’étais devenu fou, ce matin, quand je lui ai dit ce que j’allais faire.

En m’imaginant la tête de Samuel, je pouffe de rire et cela détend l’atmosphère entre nous. Je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas envie de partir et de laisser mon père seul, à ruminer sa colère. Je m’installe donc sur la chaise devant lui :

— C’est vieux, cette histoire, OK ? C’est fini.

— Dire que je pensais qu’en ayant ma fille sous mon nez tous les jours, je pourrais la protéger.

— Je ne suis plus un bébé, quand même !

— Tu es mon bébé ! me contredit-il. Comment as-tu pu vivre quelque chose comme ça et ne jamais m’en parler ? Je sais bien qu’on n’est pas très proches, toi et moi, mais quand même !

— On est proches, papa. Dis-toi que je ne dis pas la moitié de ce que je te dis à maman. C’est juste que… je suis comme ça, c’est tout. Je n’en ai parlé qu’à Isa et Frann. Et ça faisait déjà six mois que ça s’était produit quand je l’ai fait.

— Bon sang, répète-t-il. Mais qu’est-ce que va dire ta mère ?

— Rien du tout parce qu’elle ne va pas le savoir !

J’insiste du regard et il se défend aussitôt :

— Imagine que ça sorte dans les journaux. Éli, il vaut mieux que ce soit toi qui la mettes au courant.

— Non.

Ma réponse est catégorique. Brusque aussi. Je soupire avec bruit, lui fait signe de s’asseoir. Énervé comme il est, je me doute que ce n’est pas facile pour lui. Dès qu’il est en face de moi, je dis, avec un ton plus joyeux :

— Papa, regarde-moi : je vais bien ! Je suis avec Matt, aujourd’hui.

— Oui, et c’est un bon garçon, dit-il en conservant un air sérieux.

— Tout ça, c’est fini, maintenant. On arrête d’en parler, OK ?

— Et ta mère ?

— C’est fini, répété-je. Pourquoi est-ce que tu l’inquiéterais ?

Je lui lance un petit sourire au passage :

— De toute façon, tu vas probablement t’inquiéter pour deux, alors…

Il affiche un petit sourire, mais je sens qu’il est forcé. Il a du mal à vivre avec l’idée que ma mère ne sache pas ce qui s’est passé ou peut-être est-ce à cause de mon viol ? C’est une grosse semaine pour lui. Je suppose que, quand on apprend la vérité, même si c’est arrivé il y a longtemps, ça marque. On a besoin de temps pour s’y faire. Pour ma part, je ne peux rien demander de plus : les Dogs étaient en dehors de Nightfolks et j’avais toujours Matt à mes côtés.

Quand on y songe, ça me paraît presque trop beau pour être vrai !