Navigation : Lecture libre > Littérature générale > Nouvelles > L'amour sans faille
L'amour sans faille
-
- Catégorie : Littérature générale > Nouvelles
- Date de publication sur Atramenta : 28 mars 2013 à 18h52
-
- Longueur : Environ 48 pages / 15 953 mots
- Lecteurs : 123 lectures + 65 téléchargements
Cette oeuvre est déclarée complète, relue et corrigée par son auteur.
L'amour sans faille
L'amour sans faille
L'erreur
Ils étaient faits pour s'éviter.
Dès le départ, d'ailleurs, ils auraient dû le comprendre. Certains signes ne trompent pas.
La rencontre se fit le jour du baptême d'un neveu de Delphine, au mois d'août. Le ciel était menaçant, l'orage, imminent et l'air, chargé d'électricité, faisait tourner les compteurs E.D.F. à l'envers.
Delphine profita du bain de bébé dans l’église pour aller fumer une cigarette sur le parvis. Elle resta longuement à regarder les maisons grises, le trottoir gris et le ciel, gris. Elle était comme hypnotisée par tout ce gris. Elle sortit de sa rêverie en voyant Paolo émerger du bistrot, en face de l'église, et se dit qu'un petit café ne serait pas de trop.
La cloche se mit à sonner, se balançant joyeusement dans sa cage, pour célébrer le nouvel ange élu, lorsque que la foudre tomba sur le petit clocher. La cloche se décrocha et aurait écrasée Delphine si Paolo, n'écoutant que son courage, et parce qu'il trouvait Delphine plutôt mignonne, ne l'avait vigoureusement tirée en arrière. De ce fait, ils furent sur la route, où ils seraient morts écrasés, encore une fois, dans les bras l'un de l'autre, si Delphine, voyant la voiture arriver à toute vitesse, n'avait pas donné l'élan nécessaire à leur couple pour qu'ils se retrouvent sur le trottoir d'en face, devant le bistrot.
Ils se marièrent la semaine suivante.
Avant la rupture
Discussion anodine :
- Tu as vu, chérie, une centrale nucléaire n'est qu'une grosse chaudière, en fait.
- Depuis quand tu t'intéresses au nucléaire ? Je croyais que tu avais voté vert.
- Je ne m'intéresse pas au nucléaire, mon amour, je lis un article sur les centrales nucléaires.
- Tu n'as rien d'autre à lire ? demanda Delphine en revenant de la cuisine avec une tasse de thé. Ou à faire ? Le nucléaire. Ça t'avance à quoi de savoir comment marche une centrale ?
- Ça ne m'avance à rien. L'article est intéressant, alors…
- Ah, tu vois !
- Je vois quoi ?
- Je t'ai demandé depuis quand tu t'intéressais au nucléaire, tu me réponds que ça ne t'intéresse pas et maintenant tu trouves l'article intéressant.
Elle but une gorgée de son thé et compta "Un" dans sa tête.
- Quand je dis intéressant, c'est manière de parler. Ça ne m'intéresse pas de savoir comment fonctionne une centrale, mais le gars qui a écrit l'article est passionnant.
- Tu connais sa vie ?
- La vie de qui ?
- Du journaliste. Tu dis qu'il est passionnant.
- Non, j'ai pas dis que le journaliste était passionnant. J'ai dit que l'article du journaliste était passionnant.
- Ah non, mon amour ! Tu as dis que le journaliste était passionnant. Au passage, pour quelqu'un qui a voté vert, trouver un article sur le nucléaire intéressant écrit par un journaliste passionnant, ça la fout mal.
"Deux".
- Mais tu m'énerves ! Qui t'a dit que j'ai voté vert, d'abord ?
- Tu n'as pas voté vert ?
- J'ai pas dit que je n'avais pas voté vert, je te demande qui t'a dit que j'avais voté vert.
- Tu ne vas pas voter à droite, pas toi !
- Et pourquoi pas ?
- Un gars qui vote à droite ne couche pas dans le même lit que moi ! Donc, tu n'as pas voté à droite.
- Et tu voudrais que je vote vert ?
- Ce n'est pas moi qui vote mon chéri. Si tu ne sais pas prendre une décision, à ton âge…
- Je n'ai pas besoin de toi pour me faire mes opinions.
- Alors, pourquoi tu me demandes si je voudrais que tu votes vert ?
- Mais, je ne te demande pas pour qui je dois voter !
- Ah ! Si ! A l'instant, mon cœur.
"Trois".
Elle finit sa tasse de thé.
Paolo était debout maintenant, limite fou de rage. Il fit le tour de la table basse et revint se planter devant sa femme. Elle se leva.
- Pourquoi tu fais ça ?
- Faire quoi ? dit-elle, ramenant la tasse vide à la cuisine.
- Pourquoi tu cherches toujours à envenimer les choses ?
- Je te signale que je ne suis pas énervée, moi. Si tu veux qu'on discute, tu devrais d'abord te calmer. Je n'aime pas la violence.
Revenant dans le salon, elle saisit la revue qu'il avait abandonnée sur le canapé.
- Me calmer. Oui, tu as raison, je vais me calmer. Tiens, je vais aller promener le chien que tu ne veux pas qu'on ait, ça va me faire prendre l'air.
- N'oublie pas les sacs pour ramasser les crottes qu'il aurait faites, chéri.
Il claqua la porte d'entrée.
Delphine s'installa confortablement sur le canapé. Elle n'aimait pas lire autrement qu'avachie de la sorte, seule, sur le canapé.
Et pour libérer le canapé, avec Paolo, il suffisait de compter jusqu'à trois.
Faciiiiiile.
La jeunesse de Delphine
Delphine avait huit ans quand l'épidémie se déclara dans son quartier. Elle touchait les chats et les chiens errants. En une nuit, ils perdaient tous les poils facilement accessibles avec une tondeuse à cheveux.
Les habitants du quartier s'inquiétèrent et les autorités, locales puis nationales, se penchèrent sur le problème.
Au total, vingt victimes se retrouvèrent "à poil" en un peu plus d'un mois. Il fut vite constaté que, d'épidémie, il n'y avait point. Un sadique kidnappait les bestioles et les passait à la tondeuse.
Mais pour quoi ?
D'une peur, les habitants passèrent à un mystère.
La police fut à deux doigts d'arrêter un suspect. Deux gros doigts.
Puis, aussi mystérieusement que tout avait commencé, tout s'arrêta.
Personne ne sut jamais la signification de cet événement. On parla de Satan, de Vaudoo, de zoophilie, on accusa les "étranges" et les étrangers, on mit en quarantaine les homosexuels, mais personne ne vint inquiéter Delphine.
Elle avait fini le flacon d'éther en anesthésiant Crachoti, le chien des Riptou. Ne sachant comment se procurer un autre flacon (elle avait trouvé celui-ci dans une poubelle), elle avait donc remis la tondeuse à cheveux pour la dernière fois à sa place et passa à autre chose.
Cadette de neuf enfants, personne ne faisait vraiment attention à elle. Elle portait les habits que l'aînée avait porté 11 ans plus tôt, et qui avaient servi à toutes ses sœurs depuis : cinq au total. Ils étaient devenus invisibles à force d'être vus et revus. Delphine pouvait se glisser n'importe où, les habitants la voyaient mais ne la regardaient pas. A ce stade-là, la nature humaine intègre cette présence dans un tout. Delphine n'était pas plus présente qu'un meuble, une pierre, un arbre. Elle n'ouvrait jamais la bouche, ne demandait jamais rien (elle se servait directement), ne dérangeait rien ni personne (enfin, presque) : elle glissait dans sa vie comme on traverse, sans escale, un pays en autocar.
Elle atteint l'âge de douze ans au bout de sa neuvième année.
C'est elle qui en décida ainsi.
Elle devint donc plus grande que deux de ses frères et se permit, dés lors, de les embêter.
Ils étaient physiquement plus forts qu'elle ; elle était intellectuellement différente d'eux. Elle visualisait les conversations, comme un album de photos, les idées étant des images et ses réponses un coup de crayon dont elle seule connaissait l'existence. Elle dessinait sur les paroles des autres, barrant des mots, en modifiant d'autres, et surtout, elle insérait ses propres images au milieu. En deux minutes, elle savait tourner n'importe qu'elle situation à son avantage et si ça ne suffisait pas, elle agissait. Elle aimait lire les ouvrages scientifiques, y voyant un livre d'images déroulant de merveilleuses recettes explosives ou, au minimum, urticantes. Dotée d'une mémoire fabuleuse, elle inventa des recettes de plats se mangeant froids dont personne ne peut imaginer l'ampleur.
Ses deux premières victimes ne se doutaient pas qu'en lui peignant les cheveux en vert pendant son sommeil, Delphine aurait la vengeance si tardive.
Elle n'intervint, il est vrai, que six mois plus tard. La famille faillit perdre deux des trois garçons.
La jeunesse de Paolo
Fils unique d'une famille de quatre enfants, Paolo grandit dans la plus pure indifférence.
Il était effectivement unique. Ses deux sœurs et son frère s'entendaient bien ensemble, mais lui, l'aîné, ne ressemblait à personne. Ni à sa mère, ni à son père, ni à son frère et encore moins à ses sœurs, qui elles, ressemblaient à deux gouttes d'eau.
Non désiré et arrivant donc comme un cheveu dans la soupe, Paolo avait erré seul dans la maison durant ses dix premières années, croisant parfois des parents.
Puis sa mère avait grossi et il en était sorti un garçon. Il rencontrait donc, de temps en temps, en plus de parents grincheux, un garçon, au détour d'une pièce.
Mère grosse : une fille.
C'est fou comme il y avait du monde dans cette maison.
Grosse : fille.
On ne pouvait plus faire un pas sans marcher sur quelque chose ou quelqu'un.
Pour un adolescent habitué à vivre seul, tout ce monde était insupportable et Paolo se jeta sur tout ce qui pouvait l'occuper. Elève brillant, il devint le génie du lycée.
Il partit dès qu'il le put, c'est à dire à dix-huit ans et une seconde, poussé par toutes les mains de la maison vers le magnifique futur qui l'attendait. Ailleurs.
Il ne pleuvait pas ce jour-là, comme il est habituel de le lire dans les bons romans. Un soleil radieux, même, pour un premier avril.
La fac l'occupa encore quelques années. Puis, doctorat de droit en poche, il entra comme pompiste dans une station service.
C'est là qu'il passa les meilleures années de sa vie.
Personne ne faisait attention à lui. On l'ignorait avec le plus grand mépris et il se sentait comme une fourmi dans une serre à serpents : peinard. Quand, parfois, un client lui souriait depuis sa voiture, il snobait ce signe racoleur et retournait pousser son énorme graine vers l'infini.
Le seul endroit où il se lâchait un peu était le bar à l'angle de sa rue. Une fois par semaine, le samedi matin, il allait y boire un café tout en cochant des cases d'une grille d'un jeu d'une bêtise d'une profondeur dingue. Puis ayant payé la validation du "cochage", il rentrait chez lui, déchirait le bon, au cas où… et retournait dans la lecture des revues.
Farouche défenseur de l'écologisme et des horloges comtoises, il animait quelques forums sur le net. Anonyme, il y jetait quelques mots, laissait fermenter, puis revenait remuer tout ça, laissait encore fermenter, et il s'amusait à regarder les autres s'entre-déchirer en vain. Ils essayaient de sauver un monde (qui ne demandait rien) en remettant les pendules à l'heure.
Et un samedi d'août, un jour où l'air, chargé d'électricité… les compteurs à l'envers, il rencontra Delphine.
Il avait alors 30 ans, un doctorat de droit, gagnait le SMIC et jouait comme tout le monde, ou presque, au loto.
On fera changer la porte, si tu veux
Delphine se pencha en arrière pour essayer d'apercevoir le sommet de l'immeuble.
- Combien d'étages, tu dis ?
- Vingt-cinq, répondit fièrement Paolo.
- Ça fait haut.
- Tu verras, l'appartement est génial et on a une belle vue depuis le balcon du séjour.
- Je veux bien le croire ! exulta Delphine. On y va ?
Il s'engouffrèrent sous un vaste hall, passèrent le régiment de boîte aux lettres et accédèrent à une porte fermée à clé. Paolo chercha la clé dans un trousseau qui en contenait onze ("le tonton ne jetait jamais rien", avait-il expliqué). Ils passèrent la porte à la septième clé, quand quelqu'un ouvrit de l'intérieur, une expression de pitié sur le visage.
Quelques mètres plus loin, Delphine s'arrêta net en voyant son petit mari se diriger vers les escaliers.
- Tu vas où, mon amour ? L'ascenseur est là.
- Heu, je n'aime pas les ascenseurs.
- C'est une blague ?
Elle affichait son expression : "J'hésite encore un peu, pour la forme, mais je sais que je vais le tuer."
- Non, chérie, je suis claustrophobe.
Du regard, elle vida un chargeur entier sur cet abruti.
- Mais alors… On ne peut pas habiter ici !
- Pourquoi ? Les escaliers sont très bien.
- Mais enfin, mon amour : 25 étages ! En rentrant du boulot, le soir, tu auras juste le temps de monter prendre une douche et l'aube pointera déjà le bout de son nez ! Il sera plus simple que je te jette un seau d'eau sur la tronche depuis l'appartement.
- 25 étages ? Mais, chérie, l'appartement est au premier.
Delphine ressentit d'abord la chaleur au bout de ses orteils. Puis tout doucement, elle grimpa le long de ses jambes, le ventre, le torse, le cou… Ce n'est qu'à ce moment que Paolo vit le rouge sur la peau de sa femme. Ne se doutant pas de la catastrophe imminente, il se rapprocha d'elle.
- Ça va, mon amour ?
Le sac à main qu'il se prit en pleine figure lui dit que non, ça n'allait pas.
Sans un mot, elle monta dans l'ascenseur et se rendit au premier.
Paolo l'y attendait, à peine remis de la réponse.
Il avait hérité de l'appartement 104.
101.
102.
103.
Le 104 ne portait pas de numéro.
Delphine était consternée.
Pas par l'absence de numéro.
Par la présence des 10 serrures étalées en C.
Deux en haut, six sur le coté gauche, et deux en bas.
Plus la clé du hall, il leur fallait bien un trousseau de onze clés pour entrer. Il n'y avait rien à jeter.
- C'était un original, ton oncle. J'aurais aimé le rencontrer, lâcha-t-elle froide et cynique.
- On fera changer la porte, si tu veux.
Devant le silence glacial de sa femme, il commença le manège. Il choisit une clé au hasard, la présenta devant le trou d'une serrure et essaya de l'introduire. Elle refusa. Il se tourna vers sa femme, s'excusant presque.
- Je parie que cette clé ouvre la porte du hall, dit-elle.
Puis elle s'adossa au mur d'en face et laissa son mari gérer la situation.
Avant même qu'il ait pu faire le tour des 10 serrures avec la première clé, la porte du 103 s'ouvrit. Une vieille dame apparut et les regarda tous les deux, en silence.
La lumière du couloir s'éteignit.
Elle avait tout bien chronométré.
Seule une clarté blafarde pénétrait la scène du drame sanglant qui allait avoir lieu d'ici quelques secondes. Un de ces drames où l'on apprend dans le journal l'irréprochable gentillesse de la voisine, bien sous tous rapports : " Ah ben, alors ! Si on m'avait dit ça ! J'aurais jamais cru ça possible venant d'elle. Elle était toute ratatinée et si gentille avec ça ! On y aurait donné le bon Dieu sans obsession. Ah ben alors, si on m'avait dit ça… "
Immobile, elle tenait la porte d'une main et gardait l'autre dans son dos. Paolo entendit le "clic" inimitable d'un revolver qu'on arme.
En contre-jour, la silhouette de la vielle dame se dessinait à travers la robe et on y voyait ses maigrelettes petites jambes. Elle sortit le revolver de derrière son dos et, pointant le rayon lumineux sur un pan de mur du palier, éclairant un misérable bouton qui pendouillait au bout de son fil, elle dit :
- C'est le seul qui marche pour allumer. Faites attention de ne pas vous électrocuter.
Delphine mit quelques secondes pour ressusciter et appuya sur le bouton.
La vieille dame désarma la lampe de poche, la fourra dans son étui bien graissé, accroché au ceinturon garni de piles et attaché avec un cordon de cuir à sa cuisse d'allumeuse, juste au-dessus du porte-jarretelles. Imagina Paolo.
- Merci, dit-il.
- Vous êtes les héritiers ? demanda-t-elle d'une voix chevrotante.
- Oui.
- Ah. Il est mort, vous savez ?
Delphine sourit.
- Implicitement, on avait cru le comprendre, oui.
- Vous allez entrer chez lui ?
Encore une fois, Delphine fut plus rapide que Paolo.
- On va tout faire pour, en tout cas.
- Il n'en fermait qu'une.
Les jeunes époux se regardèrent, stupéfaits.
- Il ne fermait qu'une seule serrure ?
- Oui. Mais jamais la même. C'était sa manière de se convaincre qu'il n'était pas atteint de la maladie d'Alzheimer, vous savez, quand on oublie tout.
- Sacré tonton, lâcha Delphine en regardant Paolo comme s'il était responsable de tout ça.
La vieille dame sortit complètement dans le couloir et tendit un bout de papier à Delphine.
- Ils étaient devenus amis, je crois.
Puis elle rentra chez elle.
Delphine lut le bout de papier : c'était la carte de visite d'un serrurier.
Il avait l'habitude de tout garder, le tonton. Il fallut un mois complet pour tout trier et débarrasser.
Dès leurs premiers pas dans l'appartement, Delphine et Paolo avaient compris l'ampleur du travail.
- Viens voir le panorama, avait simplement dit Paolo.
Main dans la main, ils s'étaient dirigés vers le grand balcon donnant sur un magnifique jardin, bien entretenu, où quelques enfants jouaient tranquillement aux cow-boys et aux indiennes : six filles peignaient à la gouache le visage d'un pauvre petit garçon attaché à un arbre. Il avait les couleurs de l'arc-en-ciel sur les joues et les yeux rouges de pleurer.
- C'est sympa, ici, dit Delphine. Ça me rappelle mon enfance.
Ils changèrent la porte, y placèrent UNE serrure trois points, électronique, à code. Pas de clé.
Une fois la place vidée, ils refirent eux-mêmes toute la décoration, achetèrent les meubles en fonction des goûts de Delphine ("cher, mais beau, mon chéri, et de qualité. Tu sais, ça dure toute une vie, alors que la camelote, au premier divorce, tu jettes"), se firent aménager la cuisine avec le nec plus ultra de l'électroménager, et cerise sur le gâteau, en profitèrent pour changer de voiture, maintenant qu'ils avaient un garage (quatre jours pour le débarrasser de tout ce qui aurait encore pu servir, d'après tonton).
Ils en avaient pour 76 000 € de crédits compulsifs en un mois.
Soit 2 452,61 € dépensés par jour, en moyenne.
Avachie sur le confortable canapé tout neuf, calculatrice en main, Delphine se demanda ce qu'elle allait bien pouvoir mijoter dans sa toute nouvelle cuisine : jusque-là, elle n'avait jamais eu qu'un ouvre-boîte.
Six mois de travail
Du haut des ces douze nouveaux ans (neuf en anciens ans), Delphine provoqua au combat ses deux frères, ceux qui lui avaient peint les cheveux en vert durant son sommeil, l'obligeant, plusieurs jours de suite, à les enduire de White-spirit. La peinture verte était tout de même restée, en reflets, et Delphine se retrouva avec une coupe courte, ressemblant du coup au véritable garçon manqué qu'elle était. Le déguisement "mignonne petite fille sage" ôté, il lui fut plus difficile de passer inaperçue et ça, ils allaient le lui payer.
Dès lors, tous les soirs, avant de rentrer à la maison, elle traînait dans les bois adjacents. Divers outils disparurent du village ainsi que quelques produits anodins, qui mélangés, ne donnaient rien de bon.
Elle prépara donc le terrain et y entraîna ses frères.
Depuis, l'un d'entre eux est devenu avocat d'affaires et l'autre instructeur militaire : les séquelles.
Ce soir-là, alors qu'ils jouaient aux billes devant la maison, elle introduisit des crottes de chien bien molles dans leur cahier de texte. Elle fit en sorte que ça dégouline bien dans tout le cartable.
Puis elle sortit.
Elle se planta devant ses frères, un sourire espiègle aux lèvres.
Edouard, le plus âgé, arrêta son geste : un beau tir longuement réfléchi. (Il devait atteindre une bille au centre d'un cercle à 6 mètres de distance. "Un truc de ouf !", comme il le disait si bien.)
Il connaissait ce sourire.
- Noooooon ! dit-il.
Elle fit oui de la tête, en tous petits hochements multiples et saccadés, le tout enrobé d'un haussement de sourcils à la crème, que je ne vous dis que ça, comme c'est délicieux.
Dès qu'il se leva, elle recula en direction des bois, prenant l'avance nécessaire pour son plan.
- Va voir dans la chambre, ordonna le "grand frère" à Justin, le cadet de la famille, en nouveaux ans.
Il revint quelques secondes plus tard, le visage verdâtre, au bord du vomissement. Il n'eut pas besoin d'en dire plus pour qu'Edouard se jette à la poursuite de sa sœur. (Elle avait pris, depuis, quelques centaines de mètres d'avance.)
Elle s'enfonça bien profondément dans les bois, faisant en sorte que ses deux poursuivants évitent les pièges qu'ils passaient l'un après l'autre. Quand elle fut au centre du champ de bataille, entourée des quarante pièges consciencieusement mis au point, elle se jeta dans le tunnel judicieusement dissimulé et attendit.
- Elle est où ? dit Edouard.
- Elle doit pas être loin, répondit Justin se tenant exactement au-dessus de sa sœur. Elle était à ma place il y a 20 secondes.
- Si elle se cache, elle est cuite. On va rester dans le coin et soulever chaque feuille. On va la retrouver.
Justin (futur instructeur militaire, donc) regarda son frère avec suspicion :
- Tu crois qu'elle peut se cacher sous une feuille seulement ?
"Elle est belle la France de demain", se dit Edouard.
- Cherche ! Je t'expliquerai plus tard.
Il ne fallut pas plus d'une minute pour que Justin trouve. Mais ce ne fut pas sa sœur.
Il fut aspergé d'un liquide nauséabond, un mélange d'œufs pourris, de mélasse, et d'autres choses encore que la décence m'interdit de citer. Le tout, saupoudré, évidemment, du vomis qui lui sortit de la bouche.
Edouard se précipita vers son frère et buta sur une corde qui maintenait une branche accrochée à l'horizontale. En équilibre précaire, elle tomba, heurta l'arrière de la tête d'Edouard, l'assommant à moitié, et l'envoya ingurgiter la terre dans laquelle il s'affala.
Delphine attendit un peu, et quand elle les entendit jurer et pester, ayant repris du poil de la bête, elle se montra, comme subrepticement et continua le parcours fléché.
- Là ! cria Justin.
Ils se jetèrent dans sa direction avec toute la hargne de la vengeance.
Delphine tomba et cria de douleur (pensèrent-ils) et afficha un air affolé (longuement répété devant un miroir). Dès qu'ils furent sur la croix imaginaire qu'elle visualisait très bien, Delphine trancha la corde qui maintenait une autre branche tendue comme l'élastique dune fronde. Elle avait mesuré la hauteur exacte de l'impact : le plexus d'Edouard et donc, la tête de Justin.
Les deux furent projetés un mètre en arrière sous la violence du choc.
Delphine se remit debout, essuya d'un négligeant revers de la main les quelques feuilles qui s'accrochaient à ses vêtements et se dirigea vers ses frères.
Comme elle s'en doutait, ils avaient du mal à s'en remettre.
- Je vous bénis, dit-elle en leur versant le contenu des quatre pots de peinture verte.
Puis d'un pas de chercheuse de champignons, elle les laissa là, évitant les pièges dans lesquels ils allaient tomber avant de rejoindre, eux aussi, la maison.
Ils ne rentrèrent que deux heures plus tard.
Justin faillit perdre son œil droit, sa cheville était foulée, une radio détecta une légère fracture du tibia et il devint allergique aux œufs.
Edouard avait une côte fêlée, l'index de la main gauche complètement retourné (il en pleurait depuis une heure déjà), il boitait de la jambe gauche (rien de grave) et ses parties génitales furent échographiées suite à l'explosion de l'essaim d'abeilles (heureusement engourdies) en plein dessus.
Etrangement et à la déception évidente de Delphine, aucune piqûre d'abeille.
Pour elle, ce fut un échec.
Les conséquences ?
Connaissant sa fille parce qu'il l'avait faite, le père attendit d'être à table, lorsque tout le monde fut revenu de l'hôpital, pour dire :
- La prochaine fois, avant de peindre ses cheveux, vous lui demanderez la permission.
Parce que tous, ici présent, tous, savaient depuis six mois, que la vengeance tomberait un jour.
Et ils s'en étaient tirés à bon compte, finalement.
Delphine tira la langue aux deux blessés et plongea sa cuillère dans la soupe.
Et quand j'appuie là ?
On était samedi soir. Delphine finissait de repasser dans un coin du salon.
Paolo se tenait debout, à côté du canapé.
Il sonda l'ambiance, déclenchant dans sa tête une série de tests.
Température intérieure : stable
Pression : stable
Humeur féminine : stable.
Résultat des tests : stable.
D'ailleurs, quand le dernier pli fut effacé, Delphine partit vers la chambre. Elle se retourna sur le seuil et, jetant un regard provocateur sur son mari :
- Chéri, …
Mais revenons plutôt en début d'après-midi.
Delphine avait décidé de faire le ménage.
Un œil sur l'écran de télévision, un autre sur sa femme en train de gesticuler sur un tabouret, Paolo se doutait de la suite.
Pour l'instant, il pouvait encore regarder Phil Gilbert, son coureur cycliste préféré, se diriger en vainqueur vers la ligne d'arrivée. Il n'aimait pas spécialement le cyclisme, se demandant même si le taux de CO2 émis par ces sportifs n'excédait pas, parfois, la dose tolérée par le traité de Kyoto. Mais il préférait le cyclisme au ménage, tout de même.
Alors que Phil Gilbert allait être repris à 600 mètres de l'arrivée, Delphine demanda :
- Tu ne voudrais pas me donner un coup de main ?
Une seconde, Paolo jeta un coup d'œil vers le carreau qu'elle venait de nettoyer et lâcha en guise d’aide :
- Il reste une trace en haut à gauche et une autre dans le coin inférieur droit.
Et à cause de cette seconde d'inattention, Phil Gilbert finit second.
- Oh mince ! C'est pas vrai !
Paolo n'avait pas réussi à encaisser le choc assis. Il était donc debout, une main devant les yeux, fit un pas vers la télévision, puis les bras en l'air, se pencha en arrière, marchant doucement, puis il s'accroupit et fit encore un pas, et hop ! Il était hors de vue de sa femme, dans la cuisine, près du frigo.
Delphine éteignit la télévision. Paolo guettait le moindre bruit. A priori, elle venait de s'asseoir sur le canapé, sur la place encore chaude. Bon, il n'échapperait pas à la discussion. Elle était forte à ce jeu là. Il devait surveiller chacune de ses syllabes. Mais de toute façon… Il inspira profondément et se rua dans l'arène.
Delphine l'attendait, rouge aux lèvres.
- Il reste une trace, dit-elle mielleusement, dans le coin inférieur droit. Comme tu es spirituel, mon chéri.
Elle venait de lever l'espèce d'épée que les toréros plantent dans le cou de leur victime. Peu importe le nom, seul le sang versé a de l'importance.
- C'est précis, au moins. Tu n'as pas le recul suffisant pour voir la trace : du canapé, on ne peut pas la louper.
- Oh ! Mais je te remercie de me regarder en cette heure diurne. L'obscurité me va si bien, d'habitude.
- Chérie, je ne vois que toi, mais cette maison n'est pas sale : pourquoi veux-tu nettoyer du propre ?
- Pas sale ? Et les traces, alors ?
- Dans un coin ! Chérie, si on doit explorer tous les coins…
- C'est quoi, pour toi, sale ?
- Sale ? Ben, c'est quand… C'est quand… Par exemple, c'est sale quand la vaisselle n'est pas faite. Là, c'est sûr, il faut…
Delphine plissa les yeux.
- Je vais commencer à voir tout vert.
Oh là ! Vert ! Delphine avait le vert en horreur ! Il y en a qui voient tout rouge, Delphine, c'est vert.
- Attends chérie, je vais t'expliquer.
Il vint s'asseoir à côté d'elle.
- Tu connais la théorie des seuils ?
Elle haussa un sourcil. Non, elle ne connaissait pas. Pas encore.
- Vois-tu chérie, un soir, tu rentres et tu trouves que l'appartement est sale. Là, ça veut dire que l'infime petite poussière qui vient de se poser sur un meuble est de trop. On vient d'atteindre ton seuil de saleté : pour toi, il faut faire le ménage.
Regard bovin de la part de Delphine.
- Mais, chérie, moi, mon seuil de saleté est à plusieurs poussières de là, encore. Pour moi, la nécessité de prendre un chiffon ne s'impose pas.
Regard torve.
- Pas encore, en tout cas : le coup de chiffon ne s'impose pas encore. Mais toi, voyant touououououte cette poussière, tu ne peux pas dormir. Alors, tu fais quoi ? Tu nettoies. Du coup, mon seuil de saleté me devient inaccessible. Fini. Je ne peux plus ressentir cette émotion profonde, où tout est poussière. Et moi, poussière parmi les poussières, venant me frotter à mes congén…
- STOP !
Elle alla s'asseoir en face, sur le fauteuil, loin de lui.
- Tu vas bientôt me dire que tu es frustré, c'est ça ?
- Presque, oui.
- Donc, si je te comprends bien, je serai toujours la première à me dire que c'est sale.
- Oui.
- Et toi, tu regarderas la télé pendant que je ferai le ménage.
- Je peux aussi lire le journal ou me mettre sur le net. La télé…
Merde ! Il s'était emporté.
- Tu te fous de ma gueule, chéri ?
- Ça m'a échappé, mon amour, je ne voulais pas…
- Penses-tu pouvoir ré-étalonner ton seuil ? Un jour ?
Paolo inspira profondément, bloqua sa respiration trois secondes et :
- Non.
- Non ?
- Non.
- Non… non ? Ou non… oui ?
- Non.
- Pas même un nouin ?
- Pas même.
Delphine reprit son chiffon, son produit pour les vitres et retourna au coin, levant les mains au-dessus de la tête.
Elle atteignit tout juste la trace.
Puis elle continua le ménage, en silence.
Samedi soir.
- Tu videras le lave-vaisselle, mon amour ? Je vais me coucher, je suis fatiguée.
- D'accord, dit-il en zappant sur le foot.
Delphine disparut dans la chambre, farfouilla deux minutes et réapparut. Elle prit doucement le bras de Paolo et le força à se lever du canapé. Hébété, il se laissa faire. Elle avait posé les draps sur l'accoudoir.
Paolo se tenait debout, à côté du canapé.
Il sonda l'ambiance, déclenchant dans sa tête, une série de tests.
Résultat : rien de bon.
Elle prit les draps, fit sommairement un semblant de lit, et quand le dernier pli fut effacé, elle partit vers la chambre. Sur le seuil, elle jeta un regard provocateur à son mari :
- Chéri, ton seuil d'abstinence étant plus bas que le mien, quand tu l'auras atteint, il faudra que tu te débrouilles tout seul. Sachant que ma limite basse personnelle est plus haute encore que ton seuil d'explosibilité sexuelle, nous n'avons aucune plage de rencontre. Tu comprends ?
Rictus Paolien.
- Si tu désires donc, un jour, refaire l'amour avec moi, il va falloir que tu te retiennes jusqu'à ce que j'atteigne mon seuil de touchabilité, t'obligeant à dépasser laaaaaaargement ta zone rouge. Comme nous avons fait l'amour hier au soir, je pense que d'ici Noël, ce sera envisageable.
- Noël ! Mais nous sommes en septembre !
Sans y paraître, elle ouvrit son peignoir de soie sur l'avant, laissant entrevoir son délicieux corps nu, puis les yeux tournés vers le plafond :
- Ah ! Ces seuils !
La porte de la chambre se referma.
De toute façon, j'avais perdu le ticket…
Paolo fut réveillé par un doux baiser sur le front.
Il ouvrit les yeux et vit Delphine à deux pas de lui. Le soleil était déjà dans le salon.
Il avait eu du mal à s'endormir sur ce canapé, mais somme toute, il était confortable.
- Bonjour, mon amour.
- Bonjour, chérie.
Ils se sentaient tous les deux fautifs.
- On dort bien sur le canapé ?
- J'en ferai pas une habitude mais pour une dispute d'appoint, ça ira.
Elle sourit : il se sentit l'homme le plus heureux du monde.
- Tu sais quoi ? dit-il. Pour me faire pardonner, je vais te préparer un bon petit-déjeuner avec des toasts beurrés, de la confiture, des crêpes même si tu veux. Rien ne sera trop beau pour toi, ma chérie.
Elle plissa les yeux.
- Tu as déjà atteint ton seuil d'abstinence ?
- Pourquoi tu dis ça ? Parce que je veux te faire plaisir ?
Il fut convaincant.
- D'accord, dit-elle. Tu veux que je t'aide ou tu sauras te servir de tous ces objets bizarres dans la cuisine ?
Grand seigneur, il sauta du canapé, drapé de blanc et déclama :
- Ma dulcinée, je pourfendrai les gueux de chez Tardy jour et nuit s'il le faut mais je viendrai à bout de cette révolte ménagère, si révolte il y a ! Reste là et observe.
- Fais vite quand même, je te rappelle qu'on est invités au restau, à midi.
- Oh ! Mince, c'est vrai ! On est obligés ?
- Oui. Tu me l'as promis.
- Bon, d'accord, je fais vite alors.
Trois minutes plus tard, elle entra dans la cuisine. Paolo était penché au-dessus du grille-pain.
- Qu'est-ce qu'il y a ? dit-elle.
- Ça marche pas.
Elle s'approcha.
- Enfin, chéri ! Hier, j'ai fait griller nos toasts et il fonctionnait à merveille. Où as-tu appuyé ?
- Où veux-tu que j'appuie ? Il n'y a qu'un bouton.
- Oui, mais ça ne marche plus. J'essaye de comprendre ce que tu as fait pour le détraquer.
- Ben voyons. Je l'ai détraqué. Il n'aurait pas pu tomber en panne juste la fois où je m'en sers. Une coïncidence, par exemple, non ?
- Drôle de coïncidence tout de même, avoue.
Il inspira profondément pour se calmer.
- Bon, j'avais le même avant et il se détraquait tout le temps, dit-elle. C'est le bouton de sécurité de surchauffe, à l'intérieur, qui disjoncte. Il suffit d'ouvrir la carcasse et d'appuyer sur le bouton.
Il la regarda, ébahi.
- Tu sais bricoler ?
- J'ai appris, étant petite.
- Et pour la garantie ? S'ils voient qu'on l'a ouvert, elle ne fonctionnera plus. Il est tout neuf, en plus.
- Puisque je vais le réparer, pourquoi veux-tu faire jouer la garantie ?
- Je demandais juste pour savoir…
- Bouge pas, je vais chercher la boîte à outils.
Sur le plan de travail, une multitude de vis et la carcasse du grille-pain.
- Je vois pas le bouton de sécurité, dit-elle. Il aurait dû être là. Ou là.
- Il est peut-être dessous le plastique noir, là.
- Possible. Comment on l'ouvre ce plastique ? Je vois pas de vis.
- Il faut glisser le tournevis là et faire levier.
Ce coup-ci, c'est elle qui hésita, pressentant… Puis :
- Tiens, voilà le tournevis le plus fin.
Il le glissa sous une encoche et commença à forcer.
- Ça vient ? demanda-t-elle.
- Tu peux prendre un autre tournevis et soulever, là ?
Elle pouvait.
Crac !
Deux statues.
Dix secondes plus tard, ils reprirent une respiration. Juste une.
Le bout de plastique noir était plié, cassé en deux.
Le bouton de sécurité de surchauffe était là.
- Bon, au moins, on va avoir des toasts, dit-il.
Elle sourit.
- Les meilleurs que je mangerai de ma vie, mon amour.
Il appuya sur le bouton.
Aucun clic ne se fit entendre.
Il rebrancha le grille pain, en faisant attention à ne toucher aucun élément à vif.
Rien.
Elle le regarda, navrée.
Il soupira.
- Ecoute, au point où on en est, on a qu'à essayer autre chose, dit-elle.
- Quoi ?
- Ben, foutu pour foutu, je vais brancher la résistance en direct, court-circuitant toutes les sécurités. Il faut juste rester à côté. C'est pour aujourd'hui, seulement.
L'aventure les tentait.
Deux minutes plus tard, les tripes du grille-pain gisaient sur le plan de travail. Delphine avait coupé les fils de la prise et les avaient entortillés autour des plots des résistances.
Ils allaient rebrancher la prise quand on frappa à la porte.
Ils allèrent voir, Paolo avec le reste de grille-pain qu'il ne pouvait pas lâcher.
- Bonjour, dit la vieille dame de l'appartement 103.
- Bonjour.
- Vous avez l'électricité chez vous ?
- Oui, dit Paolo, et l'eau courante aussi.
L'esprit de Delphine : clic !
- L'électricité ? C'est à dire ? frémit-elle à la vieille dame.
- Ben, j'en ai plus, moi. Je voulais savoir si ça venait de mon compteur ou de l'immeuble.
L'esprit de Paolo : clic !
- C'est tout l'immeuble, je crois, dit-il, livide, en jetant un œil sur les restes du grille-pain.
Delphine appuya sur le bouton d'éclairage du couloir menant au salon.
Rien.
La vieille dame regarda le grille-pain, à peine reconnaissable.
- Oh ! Vous savez les réparer ?
- Non, il est tombé.
Ils étaient assis dans le canapé, vidés.
Ils avaient attrapé un fou rire quand 103 était partie et maintenant, ils reprenaient un peu le dessus.
- Je vais le remonter, dit Paolo.
Elle le regarda surprise.
- Oui. Je vais lui donner une bonne apparence et le tour sera joué. Tout neuf, qu'il aura l'air.
- Mais tu sauras tout remettre dedans, chéri ?
- Au pif.
- Ça ne va pas être dangereux ?
- Peut-être. Tu as du papier cadeau ?
- Du papier cadeau ? Mais pour quoi f…
Elle afficha un mauvais sourire.
- Oui oui oui… Je vois. Il en reste, je te l'apporte.
- Oh ! Un cadeau ! Mais il fallait pas ! s'écrièrent les Gényés sur le parking du restaurant.
Je sais aussi mettre en italien (sic)
En fait, ils s'étaient donnés rendez-vous devant le restaurant, le soir. Les Gényés ayant eu un contretemps. "Rien de grave" avaient-ils précisés, coupant net l'imagination fertile de Paolo, dès qu'il s'agissait de présager le pire pour les Gényés.
Donc, le soir, à table :
- On vous a pas dit ! Annecy a une surprise à vous annoncer.
Paolo eut des frissons. Anne-Sylvie était enceinte !
Les apéritifs arrivèrent, laissant flotter le suspens.
Delphine et Paolo étaient tendus au maximum, attendant les prochaines paroles. Paolo retardait le moment d'avaler sa salive.
Nunuche rosit un peu et annonça :
- Je me suis mise à l'informatique, ça y est.
Elle baissa la tête, comme pour regarder son assiette, mais ses yeux étaient restés accrochés à son doudou.
- Ah ! lâcha Paolo, sans contrôler. J'ai eu peur.
Coup de coude de Delphine.
- Ah ben, ça alors ! corrigea Delphine. Mais c'est formidable ! Tu prends des cours ?
Doudou roucoula.
- C'est moi qui me penche un peu au-dessus de son épaule…
Nunuche était rouge.
- Elle est assez bonne élève.
Nunuche devint écarlate.
- Encore quelques séances et je la lâche en solo.
Nunuche explosa :
- J'ai tapé une lettre et j'y ai mis un dessin dessus. Vous voulez que je vous montre ?
Paolo se tétanisa à nouveau. Il sentait que toute la soirée allait ressembler à une séance de musculation.
- Bien sûr ! s'exclama encore une fois Delphine. Tu as notre adresse mail ?
Pschiiit !
Nunuche était redevenue rose seulement, d'un coup, alors que Doudou tirait une gueule d'enterrement.
Paolo eut le sourire béat.
- Je sais pas encore y faire, avoua Nunuche.
Doudou posa une main sur l'épaule de sa femme et, prenant sa part de responsabilité, lui susurra quelques mots doux à l'oreille.
Delphine et Paolo se regardèrent, hallucinés.
- Annecy se trompe encore dans les adresses. Elle n'est pas assez concentrée.
Nunuche se tassait à chaque révélation intime. Condoléances. Mes respects. Demain, peut-être. Un autre jour. Meilleur.
Paolo pensa à tous ces braves gens qui recevaient un mail avec un joli dessin, alors qu'ils ne demandaient qu'à vivre, les pauvres… Seigneur, qu'avons nous fait pour mériter un tel courroux de votre part ? Que votre nom soit sanctifié, que cette personne arrête de se tromper avec mon adresse mail, sur la Terre comme au net. Amen.
- Tu devrais leur montrer ta lettre, joyeusa Doudou.
Nunuche reprit du poil de la bête.
- Vous voulez la voir ?
Noooon ! s'horrifia Paolo. Elle ne va pas…
Nunuche fouilla dans son immense sac à main et en sortit un ordinateur portable.
- C'est un cadeau de mon doudou, minauda-t-elle.
Les clients des autres tables tournèrent la tête vers eux.
- Pas ici ! chuchota Delphine. Annecy, on la regardera à la maison si tu …
Coup de coude de Paolo. D'un regard, il retira les mots "à la maison" des idées de Delphine. Le canapé, passe encore : les Gényés, non !
- Je l'avais laissé en veille pour que ça s'allume plus vite, avoua-t-elle, prise sur le fait.
Paolo passa les dix minutes les plus ridicules de sa vie. Il se sentait obligé de trouver ça joli (le dessin était… gn… comment dire… mmfffff… heu… … une espèce de… … … de … … truc. Oui, un truc. Fait avec un logiciel à 1 million d'euro, le truc ressemblait à un truc haute-définition, malheureusement). Il put constater en direct-live que Nunuche savait effacer un mot entier, d'un coup, et pouf ! le faire réapparaître. Et aussi le mettre en italien, et…
Le serveur du restaurant :
- HUM !
Paolo : Merci, Seigneur !
- Oui ?
- On ne va pas pouvoir vous servir le foie gras. Ou alors, sans les toasts.
Nunuche referma le portable et mit son masque de cliente contrariée. Elle se la pétait maintenant que tous, dans ce restaurant, savaient qu'elle pratiquait couramment l'ordinateur.
- Ah bon ? Et pourquoi ? prouta-t-elle.
- Notre toasteur est en panne.
Delphine et Paolo eurent un frisson dans le dos, surtout quand ils virent Nunuche se saisir du cadeau.
- Tadan ! fit-elle.
Elle se fendit d'un sourire d'une oreille à l'autre.
- Voilà le cadeau le plus utile que j'ai eu de toute ma vie !
Elle tendit le grille-pain tout neuf au serveur.
- Vous nous ferez une petite réduction, j'espère…, ajouta-t-elle fièrement.
Le serveur modifia son sourire, tendance sournoise.
- Vous êtes sûr que ça ne vient pas de votre prise murale ou d'un fusible qui aurait sauté…, lança Paolo, jouant sa dernière carte pour sauver la vie d’innocents.
- Certain, monsieur. Mais le problème est résolu. Je reviens très vite.
Oui, ça c'est sûr, pensa Paolo. Je crois que je vais partir très vite, aussi.
Il sut, à la seconde, l'instant "I" où le cuistot brancha le grille-pain.
Quand, une minute plus tard, le serveur revint dans la salle obscure, tenant le grille-pain d'une main et une bougie de l'autre, une table un peu déboussolée commença à chanter :
- Happy birthday too yououou ! Happy birthday too yououou...
La lumière revint vite et les chanteurs se turent, stupéfaits.
Le serveur posa le grille-pain sur la table, à côté de Nunuche.
- Ce grille-pain est en panne, madame.
Puis se tournant vers la salle, il tapa dans ses mains pour attirer l'attention :
- Mesdames et messieurs, notre cuisinier venant de s’électrocuter, nous allons fermer…
- Je ne comprends pas, dit Delphine, deux minutes plus tard, alors que tout le monde sortait.
Les clients étaient mécontents, mais le restaurant ne leur avait rien fait payer, même pour ceux qui attendaient le dessert.
Une sacrée perte.
L'ambulance lançait encore ses éclairs bleus quand Paolo ajouta, grille-pain dans la main :
- On va le ramener. Il est sous garantie. On vous enverra l'autre par la poste.
Ils insistèrent pour continuer le repas et se retrouvèrent attablés dans un autre restaurant.
Là, pas mieux, la discussion en était arrivée à :
Nunuche - J'ai acheté une machine à vapeur, exprès pour nettoyer les vitres. Une merveille.
Delphine - Tu nettoies les vitres, parfois, Pierrick ?
Nunuche - Mon doudou !!!!!!!!!!!! Mais je lui IN-TER-DIS de toucher à quoi que ce soit à la maison. Un ingénieur qui a élaboré le viaduc de Millau !!!
Doudou admirait sa belle biche blonde, posant un regard langoureux sur cette bouche qui savait si bien dire les choses.
Nunuche-mâle - Pas tout le viaduc, chérie, une partie seulement. De toute façon, Delphine, pour répondre à ta question, si nous, les hommes, nous avions à nous occuper de laver les vitres, nous aurions déjà inventé des verres autonettoyants, programmables sur un an, avec télécommande. Tu comprends bien.
Sourire complice à Paolo.
Qui s'abstint.
Parce que Doudou ne savait pas à qui il avait à faire, lui.
Delphine – Et pour les poils de ton cul que tu laisses négligemment tomber dans la salle de bain, t'as une télécommande aussi ? Ils sont autosauteurs dans la poubelle ? Ou c'est Nun… Anne-Sylvie qui les ramasse ?
Paolo mit une main sur le bras de Delphine, l'obligeant à ralentir. Elle voyait vert.
- Chérie, on est à table.
Mais son regard disait : je suis avec toi, ils sont trop cons et j'ai peur qu'on soit loin du fond. Ne creuse plus, s'il te plait, ne creuse plus.
Nunuche avait bien vu que les limites étaient déjà dépassées. Mais non. Elle était bien une abrutie, une vraie, taillée dans la masse.
Elle attendit deux secondes, et dès que Delphine fut à nouveau présentable, elle s'acheva, plantant elle-même la pelle, une fois de plus :
- Doudou fait du vélo à haut niveau : il s'épile partout.
Douche froide
Il fallut les raccompagner à l'hôtel. Ils n'allaient pas prendre le taxi, tout de même, s'était indignée Delphine. Paolo, voyant qu'elle pensait l'inverse, avait juste encaissé. S'il faisait des efforts, Noël se fêterait à la Toussaint.
Il ne regretta rien, finalement.
Nunuche demanda à l'accueil s'il y avait des messages pour eux.
- Gynéces ? Non, aucun message.
Elle devint écarlate.
- Comment vous appelez-vous, s'il vous plait ? demanda-t-elle au réceptionniste.
- Ici, on m'appelle Phèdre, madame.
- Bien. Alors monsieur, ça vous plairait qu'on vous appelle Fèdre ?
Le réceptionniste ne comprit pas, lui non plus. Il relut le nom de l'abrutie qu'il avait de l'autre côté de son comptoir.
- Oh ! Je suis désolé, madame Gényés. Veuillez m'excuser.
Elle haussa les épaules.
Delphine et Paolo n'avaient plus la force de les supporter encore le temps d'un verre. Ils esquivèrent l'invitation et se retrouvèrent, enfin seuls, dans la voiture.
- Je vais les tuer ! dit-elle en claquant la portière.
- Tu ne veux pas que je conduise, plutôt ?
- Je ne vais pas les écraser, idiot. Ne t'y mets pas, toi aussi !
Elle souriait. Et ajouta :
- Au passage, l'histoire des poils dans la salle de bain, ça vaut…
- Je sais. J'avais compris, mon amour. Je préfère vivre avec toi et me taper le ménage, qu'en être exempté et me taper Nunuche. Mais on pourra en reparler plus tard. Tu pourrais démarrer, là ? J'ai hâte de retrouver mon canapé.
Quand ils passèrent devant l'appartement 103, à cette heure tardive, ils entendirent la vieille dame pleurer.
Ils se regardèrent, muets.
Figés, dans le couloir, écoutant dans ce silence étouffant, les pleurs de cette vieille dame, mêlés au cliquetis de la minuterie, leur donnaient des frissons. Comme si la tristesse avait un nom.
Ils écartèrent l'idée de rentrer chez eux. Delphine tapa doucement à la porte 103.
Les pleurs se calmèrent et ils entendirent la vieille dame trotter vers eux, derrière cette porte, identique aux mille autres portes de cet immeuble, de l'immeuble voisin et comme ça, à l'infini.
Dès que la porte s’ouvrit, Delphine prit la parole :
- Tout va bien, madame Lautar ?
Sur sa petite figure toute fripée, quelques larmes coulaient encore. Redevient-on enfant après avoir fait le tour complet de sa vie ? Et si oui, peut-on encore croire à l'innocence ?
La vieille dame hésita une seconde, puis ouvrit la porte en grand.
Delphine et Paolo entrèrent pour la première fois dans le monde de leur voisine. Des milliers d'objets encombraient l'espace. Les photos jaunies d'un jeune couple ayant la vie devant lui, se moquant de tout, et de tous aussi, peut-être, un jeune couple qui regardait la vieille dame d’aujourd’hui, seule survivante éprouvée.
Les bibelots de divers pays, les belles porcelaines, les étranges outils en bois accrochés aux murs. Ils étaient tous figés. Passés. Morts. Attendant quelque chose, en silence. Leur vie n'était qu'artificielle, branchés à la vieille dame. Quand elle mourrait, ils perdraient toute signification, ils deviendraient juste des objets encombrants.
Delphine et Paolo défilèrent entre les tombes d'une vie et se dirigèrent vers les deux immenses fauteuils que leur montrait la vieille dame. Elle s'installa, elle aussi sur un vieux canapé où elle ne prenait plus beaucoup de place.
Puis elle inspira profondément, refoulant ses larmes.
Elle faillit dire quelque chose, mais… non. Elle inspira encore, douloureusement, le regard vide, le cœur déchiré. Une bataille se déroulait en silence. Et…
Elle murmura à peine quelques mots, mais ici, dans ce cimetière, ils explosèrent, faisant éclater tous ces objets, les détruisant d'une phrase, les anéantissant d'un souffle.
- Mon fils …
Tout était dit. Toute une vie. Fini. Delphine et Paolo devinèrent la suite à travers ces deux seuls mots.
Elle ne put en dire plus.
A croire que vieillir ne suffisait pas. Il fallait aussi payer, avant de partir. Payer. Même si ce qu'on a vécu ne valait pas ce prix, il fallait s'acquitter d'une note au-dessus de ses forces, garder les bras en l'air pour ne pas mourir écrasé. Non ! Pas écrasé, tendre les bras et y mettre ses dernières forces pour mourir dignement.
La vieille dame essaya encore de retenir ses sanglots mais ils étaient plus forts qu'elle, si faible, si fatiguée.
Delphine, doucement, vint s'asseoir à côté de Mme Lautar et elles se prirent dans les bras l'une de l'autre.
Il se passa de longues minutes avant que l'amour ne lui donne suffisamment de force et qu'elle arrête de pleurer.
Alors, elle raconta. Elle prononça sa vie, son mari mort à la guerre, son fils unique. Elle décrivit ses jours et ses nuits, ses heures et ses minutes, et l'éternité qui se cachait parfois à l'intérieur d'une seconde. Elle posa là, le poids qui lui pliait le dos et Delphine aurait voulu pouvoir brûler toutes ces souffrances dans son petit cœur d'enfant, celui qu'elle gardait pour ceux qu'elle aime.
Tout, jusqu'à aujourd'hui où son fils… Elle pouvait en dire plus, trop pénible.
Et puis, la vieille dame s'endormit de fatigue.
Ils restèrent là. Delphine vint se blottir contre Paolo, dans l'immense fauteuil, et ils s'endormirent aussi.
Le matin, c'est une bonne odeur de pain grillé qui les réveilla.
Et malgré les circonstances, Delphine et Paolo ne purent retenir un sourire.
C'est que j'ai pas l'habitude
La vieille dame devait maintenant se rendre à Biarritz. Mais pas avant vendredi midi. Là-bas, on s'occupait déjà de tout, a priori. Elle n'en dit pas plus, pudique comme le sont les vieilles gens.
Delphine et Paolo avaient insisté pour l'accompagner, pour l'épauler dans cette dure épreuve. Elle était si faible et si abattue, si fragile. Elle refusa au début, durant les dix premières secondes. Puis, il fut décidé de partir le jeudi, vers 14h00.
Elle préféra rester seule, en attendant. Durant les trois jours, elle s'acheta une robe de circonstance (qu'elle ne voulut pas montrer à Delphine), prépara deux grosses valises, et alla chez le coiffeur.
Delphine en était émue jusqu'aux larmes.
Il partirent donc le jour dit, à la mi-juillet, depuis Montpellier, 35° à l'ombre, 52 dans la voiture, jusqu'à Biarritz. 550 kilomètres, en gros.
Il fallut presque tenir Mme Lautar pour lui faire prendre place.
Elle s'installa devant parce que sinon elle était malade.
Sans la climatisation parce que sinon elle éternuait.
Sans ouvrir les vitres, non plus, parce le courant d'air lui donnait mal à la tête et sans aller trop vite, enfin, parce qu'elle avait peur.
Delphine voulut prendre le volant.
- Je serais plus rassurée si c'est un homme qui conduit, dit la vieille dame.
Paolo visualisa les 550 kilomètres. Ils vinrent exécuter la danse du ventre devant lui. Ils lui froissèrent les paupières et lui piquèrent les yeux avec de grosses seringues kilométriques, jusqu'à ce qu'ils soient complètement injectés de sang.
La galère.
- Attention ! dit la vieille dame, alors que Paolo freinait doucement pour s'arrêter à la hauteur du premier feu tricolore, le feu est rouge.
- Je vais m'arrêter, n'ayez pas peur.
- Je n'ai pas peur, je me rends utile.
- Oh ! Ne vous donnez pas cette peine, madame Lautar. Vous pouvez dormir, si vous voulez.
- Je n'y arrive pas en voiture. Je vous tiendrai compagnie, comme ça.
- Je n'aime pas discuter quand je conduis. Je préfère écouter la radio.
- Ça me donne mal à la tête, moi, la radio. Je préfère discuter, on apprend toujours plein de choses intéressantes.
Oh, mais elle commençait à lui courir sur le système, la mémé, là !
- D'accord, dit-il. Discutons : qu'est-ce qui lui est arrivé à votre fils, alors ? Cancer ? Overdose ? Sida ?
Delphine lui donna un grand coup de pied à travers le dossier du siège.
Eh ! Il allait pas se laisser emmerder par une mémé qui était, soi-disant, au bord du gouffre y a pas deux heures !
- Attention, il freine, répondit, sans s'exclamer 103, en pointant du doigt la voiture à cent mètres devant eux.
- J'ai vu.
- Il a mis son clignotant, peut-être qu'il va tourner.
- Je vais envisager le pire, alors.
- Et celui-là, pourquoi il nous colle ?
- Il est sur sa voie.
- Il dépasse. Il va nous envoyer dans le décor. Tenez mieux votre volant, on ne sait jamais. Vous devriez accélérer, il va nous passer devant…etc.
- Je vais m'arrêter faire une petite pause sur cette aire de repos, dit Paolo, au bout de 200 kilomètres d'autoroute.
103 en était au 10ième étage. Elle avait passé en revue chacun des habitants de l'immeuble, appartement par appartement. Pas un compliment, depuis le début.
- Déjà ! dit-elle, je ne suis pas fatiguée.
Avec la chaleur, Paolo avait perdu cinq litres d'eau, au moins.
- Je me prendrais bien un café, moi aussi, dit Delphine.
- Moi, je ne descends pas de la voiture.
- Vous devriez venir boire quelque chose avec nous, Mme Lautar. Vous n'avez pas soif ?
- Ramenez-moi un verre d'eau.
Elle fouilla dans son sac à main et en sortit un gobelet en plastique dur.
- Vous le remplirez aux toilettes.
- Vous ne voulez pas faire quelques pas sur le parking, au moins ?
- Non, je reste là. Je garde la voiture.
- Chérie, avoue que c'est intenable, dit Paolo devant la machine à café. On a "Tatie Danièle" avec nous. Pire, peut-être ! Elle s'en fout déjà de la mort de son fils. Elle prend un malin plaisir à nous pourrir la vie.
- Enfin, mon amour, tu ne vois pas qu'elle est déboussolée, la pauvre. Elle ne réalise pas ce qui lui arrive. Ce n'est pas dans l'ordre des choses ! On se pose toujours plein de questions après ça. Mais je t'assure, tu verras, quand elle sera devant le corps de son fils, elle va s'écrouler. Elle est seule au monde ! Tu t'imagines ce que ça veut dire ? Tu te vois, tout seul, personne sur qui compter ?
- Ecoute : je veux bien essayer de comprendre, mais ça ne te fait rien toi, de crever de chaud dans cette bagnole à cause d'une mémé qu'on ne connaît pas. Même à l'armée, j'étais mieux traité. Je t'assure qu'elle se fout de notre gueule, en ce moment, et elle aime ça.
- Pourquoi tu noircis le tableau ? Regarde ! Elle ne demande qu'un verre d'eau !
- Et les deux heures de médisance sur tous nos voisins. Je suis capable de les reconnaître dans le couloir tellement la description était précise. Et qu'est-ce que tu veux que ça me fasse que le couple du 202 soient cousin-cousine ?
- Fais comme moi, n'écoute pas.
Ils reprirent la route. Evidemment, une fois que 103 eut bu son verre d'eau, la phrase qui suivit, dix kilomètres plus loin, fut :
- On pourra s'arrêter bientôt : j'ai envie de faire pipi.
Paolo jeta un sale coup d'œil à Delphine à travers le rétroviseur intérieur. Elle détourna le regard et contempla le paysage.
103 continua son énumération jusqu'au 25iéme étage.
Ils arrivèrent enfin à Biarritz. Guidé par mémé, Paolo se tapa la ville en long en large et en travers avant de trouver l'immeuble en question.
Et là,…
Toute la famille était présente au rendez-vous, dans l'appartement.
Oui.
Toute la famille.
Une trentaine de personnes, au bas mot.
La première à voir 103 fut une gamine d'une quinzaine d'années, qui s'écria :
- Mémééééééé !
Et elle lui sauta au cou.
D'autres suivirent.
Delphine et Paolo se décomposèrent, éclat de joie par éclat de joie, petit bout par petit bout, jusqu'à l'ultime estocade, quand 103 se retourna vers eux et dit :
- C'est gentil à vous de m'avoir accompagnée. Je rentrerai en train, ça sera toujours moins pénible qu'en voiture.
Puis se tournant vers une femme :
- Qu'est-ce qu'il fait chaud dans ces petites voitures ! Et puis le bruit ! J'en ai encore les oreilles qui bourdonnent.
Et elle se perdit dans la foule.
Nous étions dans une véritable usine. Sur un coin de table, on préparait les ballotins de dragées, le couturier de la famille s'occupait des derniers essayages et des retouches, on écrivait, avec une belle plume, le menu sur de magnifiques cartes couleur saumon, on…
Tout ce petit monde bourdonnait et personne ne faisait attention aux deux meurtriers en puissance.
- La salope, dit Paolo à voix basse, maîtrisant très mal sa colère, elle nous a baladés depuis le début ! Mon fils… qu’elle disait. T'avais compris toi, qu’il s’agissait d’un mariage ? On aurait dû la mettre dans le coffre pour venir.
Il se tourna vers Delphine.
- Le coffre ? dit-elle. Tu rigoles, chéri. Attachée sur le toit, oui ! Avec des glaçons dans le cul en guise de clim et la radio à fond dans les oreilles. Elle a pas intérêt à venir me demander du sel : ce serait sa dernière erreur sur Terre !
- Bon, dit Paolo, au bout de quelques secondes. Qu'est-ce qu'on fait ? On s'invite au mariage, on rentre tout de suite ou on va se baigner ?
Mais une seule solution était envisageable.
Alors, ils allèrent constater, après s'être achetés deux beaux maillots au prix "touristes", que la marée montante interdisait toute baignade jusqu'à la nuit.
Ils n’eurent pas le courage d’attendre.
A l’entrée de l’autoroute, ils prirent un jeune auto-stoppeur qui dut endurer, avec le sourire, les 9 degrés dans l’habitacle et la radio à fond.
Non mais…
Si on en profitait pour faire un bébé ?
Il existe dans ce monde, des individus qui adorent les bébés, jusqu'à différents âges, et d'autres à qui cela rappelle de trop mauvais souvenirs.
Paolo était du second clan. Il n'aimait pas les enfants. Il aimait dormir la nuit, pouvoir sortir quand bon lui semblait, buller, et surtout, voyager sans bagages. Or, les coffres des voitures ne sont jamais assez grands, selon les mères, pour tout y caser. Un bébé génère en moyenne dix à vingt fois son volume de matériel lourd et ce jusqu'à l'âge péniblement atteint de trois ans, environ. Plus les munitions : couches, mouchoirs, biberons, médicaments, etc.
Delphine ne voyait pas non plus en quoi avoir un enfant pouvait être épanouissant dans une vie de femme.
Jusqu'au jour où son corps sécréta l'hormone je-veux-un-bébé. En principe, pour une femme active, cette hormone n'apparaît que 30 à 35 ans après la naissance. La dose émise est aussi fonction du niveau de vie (généralement, plus il est élevé, moins elle est sécrétée) et du vécu.
Et puis, arriver à caser un enfant dans son agenda, ce n'est pas donné à tout le monde. Il faut prendre en compte, la disponibilité de la femme (non, pas la disponibilité du couple, celle de la femme, uniquement). Pour le concevoir, pas de problème, on arrive toujours à se dégager deux minutes, mais pour le reste, il faut plutôt faire en fonction de l'agenda de Bébé et à cet âge là, on ne sait pas très bien s'organiser.
L'entreprise où travaillait Delphine subit une délocalisation.
Elle eut le choix entre déménager à Singapour ou empocher 43 000 €.
Elle connaissait déjà Singapour.
Et puis, une fin d'après-midi, Delphine vint s'asseoir à côté de Paolo, sur le canapé, alors qu'il regardait un match de hand-ball.
Oh ! se dit-il. Il se remémora vite fait tous ses méfaits et mégestes depuis quinze jours. Rien. Il remonta le mois. Rien, non plus.
Delphine tenait leur photo de mariage entre les mains. Paolo lui sourit maladroitement et continua de regarder les images sur l'écran devant lui, parce que bien sûr, il n'arrivait plus à se concentrer.
- Je me demande à quoi il ressemblerait ?
La question n'attendait pas de réponse mais laisser Delphine parler toute seule n'était pas la meilleure solution.
- Qui ça, chérie ?
- Notre enfant, bien sûr.
Paolo se leva d'un bond comme si un scorpion lui avait piqué les fesses.
Il était dans le couloir, près de la sortie.
- Qui ça ?
Il avait les yeux exorbités, le cœur qui tendait frénétiquement les mains vers la poignée de la porte d'entrée, le cerveau qui évacuait les lieux, la sirène d'alarme paternité retentissant dans tous ses méandres.
- Ressemblerait, chéri, pas ressemblera, murmura Delphine.
Fausse alerte décréta le cerveau. Mais une cellule de crise se formait déjà.
- Ça ne te réussit pas de rester à la maison, chérie. Tu devrais chercher un boulot.
- J'écris un livre, mon amour. Ça me demande beaucoup de temps. Je ne suis pas pressée d'aller pointer.
- Tu en as encore de trop. Tu n'es pas en train de me dire que tu veux un enfant, tout de même ?
- Et pourquoi pas ? On n'est pas plus cons que les autres.
- Mais chérie, tu ne veux pas de chien !
Elle le regarda hébétée.
- De quoi tu me parles, là ? Tu oses comparer un chien avec notre enfant !
- On n'en a pas.
- D'enfant ?
- Non, de chien.
Elle se radoucit et penaude, avoua :
- Je ne saurais pas concevoir un chien, mon amour. Je sens bien que ce serait le meilleur compromis entre ton envie et la mienne, mais ça ne va pas être possible. Je t'achèterai un livre, demain, sur le sujet. Tu verras, tout le monde est de mon côté : aucune femme n’a jamais accouchée d’un chien
- Je ne suis pas prêt, chérie. Tu me vois, moi, papa ?
- Assez bien, oui.
Il revint s'asseoir à côté d'elle.
- Chérie, pense à toutes ces heures que tu vas devoir passer, penchée au-dessus de ce… pseudopode baveux, à …
- Ce quoi ?
- Ce truc sans pattes qui se traîne dans sa bave, tu sais, la chose qui pue et qui ne pense qu'à tes seins au début de sa vie !
- C'est ta vision des enfants ?
- Oui. J'en ai vu trois évoluer tels que je te les décris, quand j'étais ado. Ils sont toujours au milieu de ton chemin et ils ne cherchent qu'à bouffer ta vie.
- Et qu'en pense ton psy ?
- Je ne lui ai rien dit.
Elle hésita un instant et plutôt que de choisir la tactique forte, elle entama la guerre d'usure.
Elle vint se blottir contre lui, câlinement, lui mordit le lobe de l'oreille et lui susurra :
- Ce n'est pas du tout comme ça un bébé, mon amour. Un bébé, c'est tout doux, c'est plein de vie et de sourires, ça a de grands yeux et ça regarde tout, ça vient te faire un câlin et éclater de rire. Un enfant, c'est un "tout petit nous" qui trotte dans la maison à la recherche d'un crayon pour te faire un beau dessin. C'est tout innocent et plein de joie. Et puis, ça sent si bon, un bébé.
- Ouais, ouais, ouais, dit-il. Je vois. Tu es droguée.
- Mais non, chéri.
- Si, si, c'est les hormones je-veux-un-bébé qui anesthésient ton sens des réalités. Je suis certain que tu as envie de faire l'amour, là, tout de suite, non ?
- Ah ! Tu vois ! Tu as tort. Je n'ai pas du tout envie de faire l'amour, là.
- Tant mieux, dit-il rayonnant. Parce que le match de foot commence dans deux minutes, je vais donc pouvoir le regarder tranquillement.
Il lui fit un bisou et monta le son de la télé.
Mais il avait vu, dans les yeux de Delphine, briller une lueur de haine. Avec un peu de vert, au fond.
Cette nuit-là, leur ébat amoureux battait son plein quand Paolo s'interrompit et manœuvra dans la pénombre. Au bout de quelques secondes, Delphine se manifesta :
- Qu'est-ce que tu fais, chéri ?
- Rien.
- Ne dis pas n'importe quoi, je te vois. Tu mets un préservatif ?
Voilà. On ne peut rien faire sans être sujet à la critique.
- Oui, dit-il.
Elle s'assit sur le lit et alluma la lampe de chevet.
- Tu te fous de ma gueule ?
Le ton n'était plus au badinage. Il avait donc l'air d'un con avec son sac autour du sexe, sac qui devenait trop grand de seconde en seconde.
Il n'avait rien à dire. Son geste était suffisamment explicite.
- Tu n'as pas confiance en moi ? Je prends la pilule, je te signale.
- Un oubli est si vite arrivé.
- Tu me cherches ?
- Non, chérie, mais, mets-toi à ma place…
- Me mettre à ta place ? Mais non chéri, c'est toi qui va dormir sur le canapé.
Les pieds joints, elle le poussa hors du lit.
- Je le crois pas, dit-elle, il met un préservatif, ce con ! Lâche ! Froussard !
Il fallut plus de quinze jours et une stratégie d’intrusion douce, latérale, coordonnée à quelques offrandes et une série de sacrifices, pour que Paolo puisse à nouveau communiquer un tant soit peu avec sa femme.
Il lui fallut encore ramper, établir de fausses factures, créer des emplois fictifs, pour arriver à la toucher.
Et quand à la fin, ils purent s'asseoir l'un en face de l'autre, il fut donc convenu que Delphine arrêterait la pilule (ce qu'elle avait déjà fait depuis quinze jours) et qu'ils se serviraient uniquement de préservatifs.
Il se doutait bien qu'elle comptait sur sa faiblesse d'homme. Elle pensait certainement qu'au bout de quelques temps, il en aurait marre de s'interrompre en plein élan et qu'il foncerait tête nue dans le panneau, si l'on peut s'exprimer ainsi.
En fait, ce n'est qu'après avoir fait l'amour qu'il comprit qu'elle avait une toute autre idée de l'affaire.
Quand il retira le sac en latex, très exactement.
Il ne pesait pas son poids normal, après utilisation.
Il alluma la lampe de chevet et en voyant le sourire de sa femme, il prit peur.
Le préservatif était troué.
- Noooooon ! dit-il.
Elle fit oui de la tête, en tous petits hochements multiples et saccadés, le tout enrobé d'un haussement de sourcils à la crème, que je ne vous dis que ça comme c'est délicieux.
Il prit la boîte de préservatifs et put constater que tous les articles qu'elle contenait n'étaient plus étanches.
Avant même, qu'il ait pu réagir, Delphine remontait la couverture sur elle, confortablement installée sur le canapé.
Une dispute plus loin
Ils ne se touchèrent plus pendant quelques temps.
Un jour, Delphine rentra avec un grand carton sous le bras.
- C'est quoi ? demanda Paolo à moitié avachi sur le canapé, un bouquin dans les mains.
- Un carton, dit-elle.
- Très drôle, chérie. Je l'ai vu, le carton. Ce que je ne vois pas c'est ce qu'il y a derrière le carton.
- Un truc. Tu veux m'aider à le monter ?
- Un meuble ?
- Oui.
- Je veux bien. C'est quoi ?
- Un lit pour bébé, dit-elle négligemment, regardant la notice de montage.
- … ?
- Il va juste nous falloir un tournevis cruciforme et un marteau. Tu sauras les trouver ?
Paolo eut besoin d'air. Il ouvrit en grand la fenêtre. Puis, revigoré, il se saisit du carton à peine ouvert et le jeta par la même fenêtre.
- Mais tu es fou !
- Y a personne, chérie, j'avais regardé.
Il respira un bon coup et retourna lire sur le canapé.
Delphine arriva par derrière, lui arracha le livre et le jeta par la fenêtre.
- T'as pas regardé, toi, s'il y avait quelqu'un.
- Oh ! Vu ce que tu lis, ça ne lui fera pas mal à la tête.
Il vit le cadre. Une horrible photo de Delphine avec sa mère. Elle le vit regarder le cadre.
- Chériiiii… Si tu jettes maman par la fenêtre, je vais me fâcher.
Paolo se rua sur le cadre alors que Delphine démarrait son sprint.
Il fut le premier à avoir la balle et tenta un essai alors qu'elle le plaquait.
Ils étaient à terre, dans les bras l'un de l'autre et Delphine, tenant encore sa proie, regarda si par hasard, Paolo n'avait pas raté son coup.
Non.
Plus de cadre.
Maman avait sauté par la fenêtre, sans qu'elle ait pu la retenir.
Delphine se leva précipitamment, prit la télécommande sur la table basse, le programme télé, le Rubicks-cube à deux doigts d'être achevé, et balança le tout par la fenêtre.
- C'est pas bientôt fini ? cria une petite voix à l'extérieur.
Paolo sourit. Delphine n'en était pas encore là. Elle devait lâcher du lest.
- Tu veux que je t'aide pour le canapé ? dit-il.
- Non. Je suis tellement énervée que j'y arriverais, même si tu étais assis dessus. Surtout, si tu étais assis dessus.
Ils se regardèrent en chien de faïence, pendant un quart d'heure encore et, un tacite armistice fut établi.
Paolo descendit chercher ses affaires, Delphine les siennes, un peu de ruban adhésif et tout revint dans l'ordre. Ou presque.
Quand Paolo fut devant son assiette, il eut des doutes. Il poussa de la fourchette les quelques haricots verts, la petite pomme de terre et souleva le bout de viande.
- C'est invisible, mon chéri.
Il leva les yeux. Il s'était cru discret.
- Pardon ? dit-il en reprenant contenance. Qu'est-ce qui est invisible ?
- Ma Haine, lâcha-t-elle avec un mauvais sourire.
- J'aurais dû m'en douter. La couleur des haricots…
Elle lui fit un clin d'œil.
- Ben, moi, j'ai plus faim, décréta-t-il. Tu m'as coupé l'appétit.
- Seulement ?
Il haussa les épaules et alla se planter devant l'ordinateur. Il cliqua sur la souris mais rien ne se passa. Le fil pendait étrangement à l'autre bout du bureau.
- Tu brûles, dit-elle depuis la cuisine.
Il ramena la souris vers lui : le fil était sectionné.
- Ah ! Tu vois, mon chéri ! Il n'y a pas que ton appétit qui est coupé ! Cherche encore !
Il revint dans la cuisine.
- De toute façon, je sais que tu n'es pas enceinte, mon amour. En ce moment, tu es indisposée : ta démarche te trahit. Je ne t'ai jamais rien dit, mais aujourd'hui, autant que tu le saches.
- Dans ce cas, pourquoi avoir jeté le lit par la fenêtre ?
- Parce que je ne veux pas d'enfant. Je croyais que le message était clair, pourtant. Tu comptes faire quoi pour la souris ?
- Adopter un chat, peut-être.
- Ah ! Ah ! Ah ! Et en étant sérieuse deux secondes ?
- Ce n'est pas mon problème, chéri. Moi, je coupe. Ce qui se passe après…
- Je vois. Et ça veut être mère… Tu devrais commencer par couper ton cordon ombilical.
- Tiens ! C'est une idée, ça. Je vais demander à maman de venir passer le week-end. Ça fait longtemps qu'elle n'est plus venue.
- Bonne idée, tu as raison.
- Pourquoi on n'inviterait pas tes parents ?
Et là, elle dépassait les bornes. Elle s'en apercevait en parlant.
Tout à coup, elle se sentit minable.
Paolo n'avait aucun contact avec ses parents. C'est à peine s'ils s'étaient montrés à leur mariage.
D'ailleurs, le regard qu'il lui adressa fut éloquent.
Il quitta l'appartement.
Quelques secondes plus tard, elle le regardait marcher dans la rue.
Elle en était follement éprise.
Son envie de bébé se fit plus forte encore. Elle voulait un enfant avec cet homme, là, celui qui poussait une pierre du pied sur le trottoir, les mains dans les poches du pantalon, la tête basse. Pourquoi avait-il eu cette enfance merdique ? Comment ne pas être dégoûté de la famille quand on se trimballait celle de Paolo ?
Elle allait lui parler. Il faudrait qu'ils puissent avoir une vraie discussion. Elle devait laisser son cynisme au vestiaire et lui montrer quelle femme elle savait être.
Paolo ne remonta que deux heures plus tard. Il faisait presque nuit. Delphine avait ressoudé les fils de la souris, ceux du clavier aussi, mais certaines fonctions n'étaient pas revenues. Elle avait replacé les lacets et enlevé les punaises des poches arrière du pantalon de Paolo.
Il apparut dans l'encadrement de la porte du salon et s'arrêta.
Assise devant le bureau, elle leva les yeux.
Il y eut toute la tristesse d'un couple dans ce regard.
- Chérie, dit-il, je crois qu'on va arrêter là.
Delphine sentit un tourbillon dans son ventre et une douleur, comme si elle n'avait pas mangé depuis une semaine.
- Arrêter la dispute ? Oui, tu as raison.
Une larme.
- Non, chérie, pas la dispute : tout.
Elle manqua d'air. Sa vue se brouilla et elle se mit à pleurer, en silence. Quelques larmes muettes.
Il n'avait pas bougé. Une épaule appuyée contre le chambranle de la porte, Paolo la regardait avec une fausse indifférence. Delphine était encore plus belle quand elle se montrait telle qu'elle était vraiment, au fond de son cœur. Mais il fallait toujours qu'elle agresse les autres, comme pour se faire une place, qu'on lui donnerait pourtant, sans combattre. "A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire." Putain de gloire !
Elle pleurait un peu plus fort, maintenant et il serait bien allé la prendre dans ses bras, mais… non… il ne fallait pas. Il arbora un air de pitié, même, pour enfoncer la douleur au plus profond de l'amour qu'elle avait pour lui. Il la tuait, d'accord, et il ne s'en tirerait pas sans blessures, mais elle devait comprendre qu'on ne s'amuse pas avec la vie d'un enfant.
Elle s'écroula. La chaise ne la retenait plus. Elle se retrouva assise par terre, secouée par les sanglots. Elle évacuait toutes les souffrances de son petit monde. Elle n'était plus rien. On venait de déchirer son cœur.
Elle mourait.
- Je vais demander le divorce, dit-il froidement.
Il se retourna, prit les clés de la voiture, son portefeuille et partit.
Delphine se coucha par terre et le pavé froid lui confirma sa déchéance. Pourtant, elle fut contente de rencontrer quelque chose qui l'empêcherait de tomber plus bas.
Paolo fit quelques kilomètres, la gorge serrée.
Quand enfin, il se gara sur le parking d'un hôtel, seul, dans le silence de la voiture, il put lui aussi pleurer.
Les conseilleurs
- Ma chérie, j'ai toujours dit que Paolo n'était pas assez bien pour toi.
Delphine revenait de la cuisine avec un plateau. Elle s'installa près de sa mère, sur le canapé, servit le thé, et coupa court à ce genre de discussion :
- Maman, je ne te demande pas de critiquer Paolo. Je t'ai invitée pour que tu me remontes le moral, si tu peux.
- Je n'ai pas de baguette magique. Qu'est-ce que tu veux que je te raconte ?
- Je ne sais pas. Par exemple comment vont mes frères et mes sœurs. Raconte-moi leur vie, que j'aie l'impression d'être une princesse.
- Toujours aussi méchante, je vois.
- Pas méchante, maman, juste un peu cy…
- Si ! Méchante. Mauvaise. Tu ne supportes pas qu'on pense autrement que toi.
Delphine regarda sa mère dans les yeux.
- Bon. O.K., fit-elle. Dis-moi du mal de Paolo, alors, puisque tu insistes.
- Pas de problème, Pao, tu peux rester ici autant que tu veux, dit Bernard.
- Je vais me trouver un studio, le temps que je me retourne, d'ici un mois…
Paolo espérait qu'un mois suffirait.
- Ne t'en fais pas, je te dis ! Libère ta tête de tout ça ! N'est-ce pas, Bibiche, qu'il peut rester autant qu'il veut ?
Paolo se tourna vers Bibiche, assise non loin. Elle tenait le pauvre petit chat de la maison, un malchanceux lui aussi, et, le tenant debout appuyé sur ses genoux, serré contre son ventre, elle lui fit scander, pattes avant battant l'air :
- Je ! Veux ! que-Pao ! Y ! Ress ! T-avec-nous ! Je ! Veux ! que-Pao ! Y ! Ress ! T-avec-nous !
Eh merde ! se dit Paolo, alors que Nounours s'esclaffait. Nounours dit aussi Nanard ou Canard ou encore, attention, plus élaboré : Carcasse (Oui, parce que de Nanard, Bibiche était passée à Nanard-Bonne, rapport à la ville de Narbonne, donc, puis Carcassonne se trouvant non loin de Narbonne, elle déclina vers Carcassonne-à-la-porte-va-donc-voir-qui-est-là, qui la faisait écrouler de rire, puis enfin, Carcasse quand elle ne rit plus).
- Navrant, avait lâché un jour Delphine, effarée de constater qu'une telle connerie s'intégrait si bien à la société.
Paolo sourit. En fait, il souriait au chat, lui signifiant ainsi qu'il était désolé de l'avoir mis dans une situation aussi ridicule.
- T'as pas encore tout vu, lui répondit le chat en clignant des yeux. Pars, tant que tu le peux. Ils sont trop cons. Demain, tu regretteras.
Les autres, ils se fendaient la gueule.
Deux minutes plus tard, le chat s'étant caché sous un meuble, Nounours invita Paolo à regarder une série de blagues en lecture libre sur le net.
- Il faut te distraire ! Si tu restes les bras croisés, tu vas déprimer. Ecoute celle-là !
Paolo écouta, croisant les bras, et Nounours avait raison : il déprima.
- Donc, t'as plus de voiture ! Il est parti avec votre voiture. Comment tu vas faire sans voiture ? Appelle-le sur son portable et dis-lui de ramener la voiture, immédiatement ! C'est votre voiture. Pourquoi il garderait votre voiture ?
- Mais de quoi tu me parles, là, maman ?
- De la voiture.
- Oui, ça, j'avais compris. Je te demande seulement de quoi tu te mêles, en fait. Il a la voiture, d'accord, mais j'ai quand même le reste, non ? Et puis, j'ai pas envie de lui parler.
- Tu veux que je l'appelle moi ? Il me fait pas peur !
- Non, maman, tu ne l'appelles pas.
Mais c'est quoi ce dialogue de sourds ! se demanda Delphine. Elle regrettait déjà ceux qu'elle avait avec Paolo. Plus tendus, certes, mais au-dessus de cette… merde !
- Ecoute, maman : je ne te demande rien. J'avais juste peur que la solitude me pèse. Mais si tu continues comme ça, à lui casser du sucre sur le dos, je préfère que tu partes.
Elle resta médusée, la mère.
- Tu l'aimes encore.
Delphine acquiesça.
- Et pas qu'un peu, maman, pas qu'un peu.
- Mais comment peux-tu dire une chose pareille ? Vous vous disputiez tout le temps !
- C'est comme ça. Je l'ai dans la peau. Maintenant que je ne suis plus son centre d'intérêt, je me sens inutile. J'ai besoin de savoir qu'il pense à moi, que je suis la seule avec qui il se permet d'être lui-même. Me dire qu'il me regarde autrement que toutes les autres, dans le monde entier. Tu comprends ? Et penser que demain, une autre aura ce privilège, ça me… détruit. Il n'a pas le droit de me faire ça.
Quelques minutes plus tard, maman avait pris ses bagages, et Delphine se retrouvait seule, la tête enfouie dans un Tee-shirt sale de son homme.
Ils étaient à table. Le chat venait se frotter contre les jambes de Paolo, ronronnant d'allégresse. Bibiche se crut obligée de :
- Je suis certaine que tu te sens mieux sans cette chipie entre les pattes !
Delphine n'aimait pas Nounours et Bibiche. Paolo ne pouvait pas le lui reprocher. Et comme Delphine avait envoyé chier Bibiche plus d'une fois, cette dernière dégustait sa lâche vengeance.
- Elle ne te mérite pas. Elle est juste bonne à dépenser l'argent, caramélisa Bibiche.
- Elle gagne le double de moi, on ne peut rien lui reprocher.
- C'est pas une raison ! Ne lui cherche pas des excuses. Vas-y, cite-moi une qualité de Delphine, une seule !
- Elle est intelligente.
- Et tu crois que c'est la seule femme à être intelligente ?
- Elle est tout de même au-dessus de beaucoup de femmes que je côtoie.
Le chat ronronna un peu plus fort. Il tombait amoureux de Paolo. Il allait y laisser des poils à se frotter comme ça, mais... c'était plus fort que lui.
- Bon. D'accord, continua Bibiche, mais sinon, j'ai déjà mangé chez vous, et ce qu'elle prépare, franchement, c'est pas génial.
- C'est moi qui ai cuisiné les deux fois où vous êtes venus, mentit Paolo. Delphine avait préparé le dessert, mais comme vous vous êtes disputées avant… à chaque fois…
- Ne me reparle pas de ces repas ! répliqua-t-elle après avoir lancé le sujet. Une horreur ! Elle me cherchait tout le long depuis le moment même où j'ai eu passé le seuil de chez toi.
- Nous. Le seuil de chez Nous.
- Bon, tu nous fais quoi, là, intervint Nounours. On essaye de te remonter le moral et toi tu nous casses. Je voudrais comprendre.
- Non, Bernard. Geneviève n'essaye pas de me remonter le moral, elle dit du mal de Delphine.
- Ben, comment tu veux que je te remonte le moral, sinon ? s'étonna-t-elle.
Le chat s'immobilisa, la queue en l'air. Sous la chaise de son nouveau Dieu, il attendait la réplique, suspendu aux lèvres de Celui-Qui-Dit-Merde.
- Je ne sais pas. En vous engueulant, par exemple.
Matou décrivit des huit autour des tibias de Paolo, pattes bien tendues et les poils tout hérissés de plaisir, la queue raide comme une antenne.
- Pao, dit Nounours vexé, je ne comprends pas ton comportement.
Bibiche était rouge d'une colère contenue.
- Pète un coup, lui dit Paolo.
Elle regarda son mari, les yeux exorbités, lui demandant d'intervenir en tant qu'homme.
Mais déjà, Paolo se levait. Il rassembla ses affaires en silence, sous le regard ébahi de ses hôtes, et du chat, et prit la direction de la porte d'entrée.
- Merci pour tout, dit-il.
Puis il fit un signe de la tête, au chat. Matou le rejoignit, majestueusement, sans se presser, narguant ses ex-propriétaires, toujours la queue en l'air, leur montrant son trou du cul, comme un miroir, et juste dehors, il se retourna pour les toiser, d'un œil désabusé.
Paolo ferma la porte.
Le chat attendait, assis devant l'ascenseur, aux pieds de son Dieu, quand Bibiche vint le chercher. Elle voulut le ramener à la maison. Il la griffa si fort, qu'il la ramena à la raison.
Il s'installa donc dans l'ascenseur et la regarda dans les yeux, le temps que les portes se referment.
- Il a pris le chat ! pleurnicha Bibiche.
Autour d'une table
Delphine avait craqué. Longuement figée devant le téléphone, elle avait plusieurs fois composé le numéro et raccroché au moment d'appuyer sur la dernière touche.
Puis, une fois, elle était allée au bout.
Et voilà, ils étaient là, à table.
C'est elle qui avait fait le trajet. Elle avait voulu changer de cadre. Peut-être parleraient-ils différemment, cette fois ? Elle venait chercher une solution, désirant croire que rien n'était vraiment fini.
Mais non.
Même ici, alors qu'ils étaient chez eux, les Gényés étaient toujours aussi cons.
- Tu sais ce qu'on va faire ? dit Nunuche. On va lui écrire une lettre et je te montrerai comment y ajouter un dessin.
Merde ! C'est vrai, pensa Delphine, j'avais oublié.
- Tu verras, elle a fait des progrès, assura doudou.
- Qu'est-ce que tu veux que j'écrive sur cette lettre ? demanda Delphine. Je ne suis pas en colère contre lui et je ne sais pas m'excuser.
- T'excuser ! Mais tu plaisantes, ma chérie ! s'écria Nunuche. Manquerait plus que ça ! Je sais déjà ce que tu vas écrire, j'ai tout dans ma tête. Ce sera une lettre de reproches avec quelques insultes masquées et des coups de fouets virtuels. Menotté à tes mots, bâillonné, à ta merci, il ne pourra que subir tes assauts et toi tu…
Delphine et Pierrick la regardèrent tandis qu'elle commençait presque son strip-tease, un regard de feu et les lèvres en une moue d'allumeuse vulgaire.
- Chérie ? susurra Doudou.
Annecy stoppa, d'un coup. Dans sa transe, elle avait tout concocter pour la soirée, mais le plat de résistance serait pour plus tard. Elle jeta un œil coquin à son mari.
- Et pour le dessin, poursuivit-elle, comme si de rien n'était, je viens de télécharger un très beau paysage : une cascade dans un décor bucolique.
Mais elle s'attendait à quoi, Delphine, en venant ici ?
Annecy alla chercher les lasagnes.
- Je ne sais pas ce qu'elle a en ce moment, se confia doudou, elle me parle de bébé. Tout le temps.
Delphine le regarda, attendant la suite.
- On fait l'amour tous les soirs. Tu as vu, là, tout à l'heure ? Elle est comme ça, à chaque fois. Elle me force à prendre du Viagra, et elle a acheté tout un tas de sex-toys. Je ne la reconnais plus.
Il regarda dans le vide.
- Word, peut-être ? lâcha-t-il, cherchant une solution.
- Et voilà ! triompha Annecy en déposant le plat sur la table. Ça pique un peu : je crois que j'ai eu la main lourde sur le gingembre.
- Dans les lasagnes ? Du gingembre ! s'étonna Delphine.
- C'est une recette à moi. Ça donne un peu de nerf à nos nuits. Hein ! Doudou chéri.
Il sourit, Doudou, il sourit.
Plus tard dans la soirée, Annecy se retrouva devant le clavier de l'ordinateur et montra toutes les photos à disposition pour étayer la lettre.
- Tu sais, je ne crois pas que ce soit la solution, une lettre. Je pensais à autre chose, moi.
- Mais non ! Il faut mettre tes idées bien à plat et pour ça, écrire, est ce qu'il y a de mieux. Dis-moi tout ce qui te passe par la tête, moi, j'écris. Une fois que tout est là, dans le disque dur, on rassemble et on en fait un chef-d'œuvre. Un petit dessin pour finir et zou, scotché, le Paolo ! Il te tombe tout cuit dans les bras.
Elle n'y croyait pas mais elle obtempéra, espérant qu'une fois cette débilité terminée, ils pourraient passer à autre chose. Delphine avait besoin d'être écoutée, conseillée, peut-être même dorlotée, mais sûrement pas Microsoftée.
Il ne leur fallut pas moins de deux heures pour la torcher, cette merde. Et le dessin représentait un nounours en peluche en train de sécher sur une corde à linge tendue entre deux fenêtres d'une ruelle étroite. A travers chaque fenêtre, on voyait, d'un côté, un homme dialoguant sur un site Internet et de l'autre, une femme branchée elle aussi sur ce même site.
Il fallait deviner la suite, sachant que sur chacun des écrans, un gros cœur s'affichait.
Elle imprima le tout en trois exemplaires et Doudou eut droit à la lecture à voix haute de sa femme, suivie en direct-live sur la feuille qu'elle lui avait donné comme support. Il devenait blême au fur et à mesure. A la fin, il serait bien allé se cacher et il regarda Delphine avec terreur.
Je n'y suis pour rien, dit-elle en silence, en écartant les mains et haussant les épaules.
Il s'installèrent enfin autour de la table basse, une infusion à portée de main. Fruits rouges pour les filles, menthe poivrée pour doudou. Si avec tout ça, il ne sautait pas sur Annecy chérie cette nuit, elle serait en droit de se poser des questions.
- Mais en fait, dit doudou, vous vous êtes disputés à cause de quoi ?
Alléluia ! cria intérieurement Delphine. Au bout de six heures de présence, enfin une question sensée ! Merci, Seigneur !
- Je crois que ça vient de mon envie de bébé.
Les stalactites de glace se formèrent immédiatement. Sauf pour doudou, trop chaud.
- Ton envie de bébé ? dit-il d'un ton innocent. Mais, qu'en pense Paolo ?
- Il n'est pas d'accord.
Sourire jusqu'aux oreilles : l'ingénieur irradiait.
- Vous allez vous séparer parce que tu veux un bébé et pas lui ?
- Oui, c'est ça, en gros. Je ne vais pas entrer dans les détails, mais oui, c'est bien le cœur de la dispute.
- Tu as entendu, Annecy chérie. Ils se sont disputés parce qu…
- Oui, j'ai entendu, climatisa-t-elle, réglée légèrement trop froid.
Elle se tourna vers Delphine.
- Mais c'est toi qui l'as foutu à la porte ?
- Non. Il a lâché, comme ça, comme un élastique trop tendu qui te pète à la gueule, sans prévenir.
- On est comme ça, nous, les hommes, dit doudou en se levant. Je vous laisse entre femmes, je vais regarder la télévision dans la chambre. Tu restes pour le Week-end, Delphine ?
- Heu, si ça ne vous dérange pas.
- Penses-tu ! appuya doudou. J'en suis ravi. A demain, alors.
- Mais moi, mon doudou, il ne peut pas me quitter ! décongela Nunuche.
- Tu sais, Annecy, je crois que j'arrive juste à temps pour vous éviter la même catastrophe qu'à nous. Je crois que Doudou n'est pas prêt pour être père.
Nunuche, déconfite, regarda Delphine, et posant la main sous son nombril dit :
- Ben, je crois que tu as deux mois de retard, en fait.
Puis son visage de décomposa en une grimace ridicule (Nunuche ne savait pas pleurer comme tout le monde) :
- Ça fait 42 jours aujourd'hui que j'essaye de lui dire que je suis enceinte mais j'y arrive pahahahahahaahaaaaas.
Elle s'effondra dans les bras son amie.
Eh ben voilà ! se dit Delphine, je savais bien qu'ils me remonteraient le moral !
Elle se leva et prit la direction de la chambre d'ami.
Mais avant de disparaître, Delphine dit nonchalamment :
- Ecris-lui une lettre.
Témoin visuel
Delphine faillit s'étaler dans le couloir de l'appartement, trébuchant sur Matou.
- Putain ! C'est quoi cette bestiole ! s'écria-t-elle, alors que le coupable filait déjà en direction opposée.
Puis elle entendit du bruit dans le salon. Elle appuya alors sur l'interrupteur qui fit apparaître Paolo. Il levait à peine la tête de l'accoudoir du canapé, regardant l'intruse d'un œil vitreux.
Il aurait aimé que Delphine brise le silence, mais devant son mutisme, il finit par dire :
- Je me suis installé directement sur le canapé : c'est pour éviter le transfert.
Elle hocha juste la tête, rassemblant une tonne d'idées qui venaient de s'écrouler sous le poids de la surprise.
- Tu as bien fait.
- Je m'en doutais.
- Tu vas dormir ici, alors ?
Plus con que ça, c'était pas facile facile.
- Ben… t'en penses quoi ?
Penser ! Tiens, oui, c'était une idée ça ! Comment on fait, déjà ? se demanda-t-elle, pensive.
- Tu es aussi chez toi. C'est un peu ton canapé. Je…
Matou sortit la tête de derrière l'encadrement de la porte de la cuisine. Il la regarda avec suspicion. Delphine interpréta cette "grimace" comme : "Alors, c'est ça, Delphine."
Il sortit complètement. Tout doucement, il se dirigea vers le canapé, celui que madaaaame daignait leur laisser et sauta sur la couverture, à la hauteur du ventre du Maître. Il entreprit de faire sa toilette, d'une patte, désabusé, ne se cachant pas de tirer la langue à Delphine, au passage.
- Tu n'es plus seul ?
- Ben, non. C'est Matou. Je l'ai récupéré chez des amis, genre Thénardier, tu vois le truc ?
- Noooon ! Tu étais chez Nounours et Bibiche ?
Paolo rougit de sa faiblesse.
- Je suis allé leur dire bonjour, oui. Vite fait. Un quart d'heure. Le temps de … Enfin, j'ai juste…
- Oui, tu es allé récupérer le chat et tu es parti.
- En gros. Ça a duré… quoi … une demi-heure… un peu plus.
- Oui, je comprends. Ils vont mal ?
- Stables. Aucun espoir vers une quelconque amélioration. Ça ne tiendrait qu'à moi, on débranche.
Elle sourit.
Voilà. Ce genre de discussion ne pouvait avoir lieu qu'avec Paolo. Personne ne la suivrait de la sorte.
- Comment va ta mère ? attaqua-t-il.
Ce genre de discussion, oui, voilà, c'est exactement de ça qu’elle parlait.
- Bien. Elle voulait t'appeler pour que tu me rendes notre voiture.
- Ah ! Heureux de voir qu'elle a encore toute sa tête. Elle n'a rien dit au sujet de l'alliance ? Je peux garder ma main ?
- Elle n'y a pas pensé, non.
Silence.
- Tu l'as encore au doigt ? demanda-t-elle.
Il sortit la main de sous les couvertures. Il était bien là, l'anneau, et Delphine en eut des frissons de bonheur.
Elle leva la main pour lui montrer le sien.
- J'arrive pas à l'enlever, dit-elle.
- Tu as essayé avec du savon ?
- Oui. Je crois que ça fait trop longtemps que je l'ai. Ça doit être soudé.
Elle se décida enfin à traverser la pièce et s'installa sur le fauteuil, en face de Paolo.
- Tu reviens en vrai ?
- J'aime bien ce canapé, oui.
Le chat s'était couché dans la position du Sphinx, fermant doucement les yeux, dans un demi-sommeil. Il ronronnait faiblement, à l'aise sur le ventre de Paolo.
- Je crois qu'il se plait bien ici, dit Delphine en montrant le chat d'un coup de menton.
Au son de sa voix, Matou avait à demi ouvert les yeux et les refermait déjà.
- Après ce qu'il a vécu, il saurait se contenter d'un bout de carton.
- Je reviens de chez les Gényés, avoua-t-elle.
Surprise sur le visage de Paolo. Puis, il sourit franchement.
- J'ai failli aller voir Doudou aussi, mais j'ai eu peur de sa secrétaire. Elle aurait été capable de me montrer ses derniers chef-d'œuvre. J'ai pas eu le courage.
- Elle a fait pire.
- Elle expose ?
- Elle reproduit.
- Elle reproduit ? Elle reproduit quoi ? Elle s'est mise à la peinture ?
Delphine mit ses deux mains à plat sur un gros ventre imaginaire.
- Noooooon !
Si, hocha la tête de Delphine.
- Oh mince alors ! Ça marche aussi avec le mélange de leurs deux races ? Je croyais qu'il fallait appartenir à la même espèce pour pouvoir se reproduire !
- Faut croire que Doudou ne nous a pas tout dit : il cache un côté de sa personnalité.
- Oui, en même temps, avec la partie visible de l'iceberg, je me doutais un peu du reste. Et c'est pour quand ?
- Je pense que Doudou le saura demain, et ça arrive dans six ou sept mois.
Paolo se redressa sur le canapé, éjectant Matou subitement réveillé.
- Il n'est pas au courant !
Non, dodelina la tête de Delphine.
Paolo s'était levé et il arpentait la pièce.
- Géniale ! Elle est géniale, cette Nunuche ! Elle héberge un clandestin dans la maison conjugale ! Trop forte !
- Je peux savoir ce qui te fait plaisir ? Tu étais consterné à l'idée qu'elle puisse être enceinte.
- Ouais, mais là, c'est pas pareil. J'imagine la gueule de Doudou quand elle va revenir de l'hosto avec le marmot…
- Heu, je pense qu'il va s'en apercevoir avant, tu sais…
- Pas sûr, répondit Paolo, faisant non du doigt devant ses yeux. Pas sûr du tout. Je ne sais pas s'il sait comment on fait les bébés.
- Ah ? Vous en avez discuté ?
- Non, mais je ne l'imagine pas en train de… S'il a pas un cahier des charges, bien détaillé, je pense pas qu'il sache par où commencer, la procédure à suivre, le contrôle qualité, les normes ISO 9001, la dose à produire, l'endroit où la déposer… Trop compliqué pour lui. Il ne fait qu'une partie du boulot, une partie seulement. Non, sincèrement, je ne le vois pas. Je ne suis pas certain que les ingénieurs soient les pères de leurs enfants. Je vois plus le plombier du quartier, qui… un jour, par inadvertance… Enfin, tu vois.
Oui, elle voyait.
- C'est pour ça que je préfère changer moi-même mes robinets. Pas de plombier dans cette maison. Mon enfant sera de m…
Oh ! Il racontait quoi, là ?
- Vas-y, chéri, continue : ça devenait intéressant.
- Non, rien, je cauchemardais tout haut.
Il se tourna vers Delphine.
Elle était la plus magnifique femme du monde. Il ne pouvait espérer mieux. Elle avait tout pour lui plaire et même les disputes meublaient si bien leur vie.
Il s'approcha d'elle.
Elle sentit son cœur s'emballer. S'il la touchait, elle ne répondrait plus de rien. Elle avait tellement envie de faire l'amour avec cet homme.
Paolo se mit à genoux devant elle.
- Chérie, j'ai réfléchi. Si tu veux…
Elle allait défaillir. Ses forces la quittaient. Jamais, même adolescente, elle n'avait ressenti un tel élan d'amour.
Paolo cherchait ses mots. Il se reprit.
- Je me disais que tu n'avais peut-être pas tout à fait tort : ça serait cool d'avoir un petit être à nous.
Delphine eut des doutes, malgré l'euphorie.
- Heu… tu n'es pas en train de me parler du chat, j'espère.
- Si, du gros matou que je suis et qui va sauter sur cette très belle souris pour la dévorer toute crue.
Il joignit l'acte à la parole. Ou l'inverse.
Matou assista à la réconciliation et se fit éjecter du canapé, puis du fauteuil, puis du tapis, puis du lit, puis…
Table des matières
Rejoignez nos plus de 44 000 membres amoureux de lecture et d'écriture ! Inscrivez-vous gratuitement pour reprendre la lecture de cette œuvre au bon endroit à votre prochaine visite et pouvoir la commenter.
- Que pensez vous de cette oeuvre ?
- Annonces à propos de cette oeuvre Flux RSS
-
- Aucune annonce à propos de cette oeuvre
- L'avis des lecteurs
- 5 aiment
- 3 n'aiment pas
- Fond : 4 coeurs sur 5
-
Très bon : 1 lecteur
À lire absolument ! : 2 lecteurs
Intéressant : 1 lecteur - Forme : 4.5 plumes sur 5
-
Fluide, agréable, sans fautes... : 1 lecteur
Exceptionnelle ! : 1 lecteur
- Télécharger cette oeuvre
- Partager cette oeuvre
- Raccourcis clavier :
-
- ← page précédente
- → page suivante
- L Lumière (fond noir)
- +/- taille du texte
- M Mise en forme
- P Police
- Lecture libre
-
- Littérature générale
- Fictions historiques
- Contes, légendes et fables
- Érotisme
- Action, aventure, polars
- SF et fantastique
- Littérature humoristique
- Littérature sentimentale
- Poésie
- Paroles de chansons
- Scénarios
- Théâtre
- B.D, Manga, Comics
- Jeunesse
- Jeu de rôle
- Savoir, culture et société
- Défis et jeux d'écriture
- Inclassables
- Librairie Atramenta
- Livres audios
- Atramenta Mobile
- A découvrir ?
-
- Nouvelles
2 pages -
- Lire
- Telecharger l'ebook
- Oeuvre déclarée complète, relue et corrigée par son auteur.
- une demoiselle, un matin de printemps
- Jean-Luc Berger
- Nouvelles