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La Contadine
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- Catégorie : Fictions historiques
- Date de publication sur Atramenta : 5 septembre 2015 à 15h53
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- Longueur : Environ 232 pages / 72 468 mots
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La Contadine
La Contadine
La Contadine
Roman historique
Chapitre 1
Saint-Germain-en-Laye, mi-septembre 1668
Dans son sarrau rapiécé, Agnès arpentait le sentier sinueux aboutissant à la forêt, la gorge nouée par l’angoisse de savoir sa mère sous la torture de la gésine. L’accouchement s’annonçait difficile et les hurlements de la pauvre femme l’avaient chassée loin de la chaumine familiale. Jean, son frère aîné, était allé quérir l’accoucheuse. Pendant ce temps, le paternel tenait la main de son épouse pour lui procurer un réconfort durant l’épreuve. Dès son arrivée, la sage-femme évacua la pièce qui servait de chambre et de cuisine à la fois et dans laquelle la mère était allongée sur une paillasse. Le grand-père, qui vivait avec eux, depuis une année que sa vieille était morte, avait pris place devant la cheminée où une grosse marmite de soupe de la veille pendait au bout de la crémaillère. Les flammes dansantes léchaient l’ustensile d’où émanait une odeur de légumes et de lard bouillis. Le père laissa sa femme, et conscient de son impuissance face à ses douleurs, préféra aller casser du bois dans la cour. Il s’efforça bientôt de couvrir ses cris par le claquement de sa hache sur les bûches. Jean, moins sensible à la situation, patientait, étendu sur sa couche. Les yeux rivés aux solives, il rêvait de devenir soldat du Roi. Il venait de fêter ses vingt printemps et se sentait tenté par l’aventure et la guerre. Ce dessein s’acharnait dans son esprit mais il était retenu par sa mère, qui craignait un enrôlement abusif. Dans les villages, le recrutement se faisait par les sous-officiers. C’était une fierté de faire partie du régiment royal, mais la mère Tardieu préférait garder son fils que de le perdre au combat.
***
Agnès était une jolie jouvencelle de dix-neuf ans, fraîche comme la rose et pure comme la rosée du matin. Ces paroles l’amusaient lorsque son père chéri les lui susurrait au creux de l’oreille. Habile de ses mains, elle accomplissait avec assiduité le raccommodage de quelques bourgeoises des environs. Le peu d’argent qu’elle gagnait ne suffisait que trop faiblement à grossir le patrimoine familial. Le père était un menuisier réputé, mais un fâcheux accident de cheval l’avait rendu impotent du bras droit et une bonne portion de sa clientèle s’était envolée. Son travail actuel ne valait plus celui de jadis. Jean reprenait peu à peu le labeur interrompu de son géniteur, mais les lacunes ne manquaient pas. Il maniait l’épée avec beaucoup plus d’adresse que le rabot, pour le plus grand désespoir de ses parents. Ces derniers nourrissaient l’espérance de marier bientôt leur fille, à un vieux bourgeois ou quelque gentillâtre bien né, un quelconque Comte ou Marquis s’accommodant volontiers de cet admirable ange blond, sans dot, pour en obtenir la vertu. Mais la belle adolescente refusait de se voir l’épouse d’un vieillard, même fortuné. Depuis deux ans, en secret, elle était amoureuse de son Roi dont elle avait aperçu le portrait flatteur chez un gentilhomme où elle œuvrait. Elle ne parvenait pas à oublier le délicieux visage de son monarque, âgé de vingt ans, à l’époque où le peintre avait immortalisé sa royale personne. Comme on rioterait bien d’elle si on connaissait ses sentiments pour le Roi ! Qu’avait-elle donc à prétendre, elle, cette indigente, cette simple fille de Jacques dont les semelles des sabots étaient usées et le fond des poches percé ? Pourtant, une passion aveugle et innocente la dévorait et l’empêchait de s’intéresser à un autre homme que lui.
***
Agnès achevait sa monotone promenade, lorsqu’au détour de son chemin, elle entendit un coup d’arme à feu qui la fit sursauter. Elle souleva son cotillon râpé pour ne pas s’empêtrer les pieds dedans et accéléra la marche en direction de la détonation. La curiosité la poussa à s’enfoncer dans les bouquets d’arbres aux feuillages mi-verts, mi-cuivrés s’étendant devant elle. Sous le souffle du vent, les branches ondulaient comme des vagues. Leurs bruissements mélodieux ressemblaient au chant des sirènes. La cotte de la jeune fille flottait et s’accrocha aux ronces. Elle tira dessus pour l’en décrocher. Machinalement, de ça et de là, elle ramassa quelques primes noisettes et les plongea au creux d’une de ses poches. En cette fin de journée, le soleil brillait encore avec force et la douceur du moment lui fit un peu oublier ses inquiétudes. Un nouveau tir retentit, cette fois-ci plus proche d’elle. Elle abandonna sa flânerie pour se diriger vers l’endroit d’où il provenait. Dans le ciel azur, une bande de volatiles affolés s’envola et perfora les nuages blancs. Agnès avançait lentement, retenant sa respiration, l’œil attentif au moindre mouvement, l’oreille tendue, les doigts crispés sur les fruits qui sautillaient au rythme de ses pas. Apparut bientôt la silhouette d’un homme dissimulé par des buissons verdelets, rouges et bruns. Elle s’approcha, discrète, prenant mille précautions pour ne pas faire craquer les ramures sèches qui gisaient sur le sol. Les feuilles mortes, telles des complices, amortissaient le claquement de ses socques. Gagnant du terrain, elle distingua plus nettement l’inconnu, qui, le dos tourné, ne pouvait la voir. La paysanne l’observa à sa guise quelques minutes, admirant chacun de ses gestes accomplis dans la plus grande des distinctions. Chaque fois qu’il bougeait, elle s’accroupissait derrière les taillis. Il portait une chemise blanche, agrémentée de volants aux poignets et de dentelles au col. Une casaque bleu foncé la recouvrait et en travers de son dos se tenait la bandoulière de cuir soutenant son fusil. Une culotte de velours gris, assez ample, plongeait dans une paire de houseaux à canons, hauts jusqu’aux genoux et crottés des talons aux mollets. À sa ceinture pendaient une dizaine de cailles au poitrail ensanglanté. Leurs têtes balançaient sous les ballottements de ses hanches. Agnès comprit qu’il n’était pas un paysan mais un homme de condition. Un gentilhomme, certes, cependant, elle ne pouvait imaginer qu’il était le Roi en personne, le grand Roi-Soleil, Louis XIV ! Il avait coutume de goûter à quelques parties de chasse lorsqu’il séjournait à Saint-Germain, tout comme il le faisait à Fontainebleau, à Marly ou à Versailles. Louis détestait être confiné dans ses appartements et dès qu’il en avait fini avec ses ministres, il partait s’aérer en forêt. Il guetta sa proie. Soudain, il saisit son arme, ajusta son tir et s’apprêta à fusiller une perdrix, quand la jeune fille, révoltée de voir tuer un si bel oiseau, lui lança une poignée de noisettes. Le coup partit, mais le gibier décolla de la branche où il était installé, trop heureux d’avoir été raté. Ivre de vie, il convergea vers les nuées. L’élégant chasseur, sentant un heurt contre son échine, tressaillit. Il se retourna prestement.
—Qui se permet ?
Son regard profond et noir se posa sur les prunelles claires d’Agnès sortant de sa cachette. À la seconde même, les traits de son visage se radoucirent. La belle enfant charmait sa vision. Il se demandait s’il ne voyait pas une nymphe, au milieu de cette nature mordorée. Il ne sut rien ajouter, ses lèvres demeuraient jointes. Il se contenta d’admirer son teint qui compensait les loques qui la vêtaient. Sur le fait, Agnès ne fit aucun rapprochement entre le portrait de son souverain et l’individu d’une trentaine d’années qui se tenait debout devant elle. La devinant prête à entamer le dialogue, Louis, surpris et muet, n’entreprit rien pour l’en empêcher et c’est en toute liberté qu’elle prit la parole :
—Pardonnez mon geste Monsieur ! Je déteste voir mourir un animal ! Et… continua-t-elle hésitante, il est interdit de chasser sur les terres du Roi !
Il sourit, amusé de cette impertinence qu’il aurait sans doute sanctionnée en toute autre circonstance, puis rapporta son fusil sur son épaule. Son front ruisselait de sueur et sa chemise était trempée. En s’épongeant la figure avec sa manche, il réfléchit à ce qu’il allait lui répondre. Furtivement, il inspecta les alentours, tiraillé entre le désir de prolonger ce singulier entretien et la peur d’être découvert en si anodine compagnie. Les mots germèrent enfin dans son esprit. À son tour, il questionna l’effrontée qui le dévisageait :
—Et vous, jeune Demoiselle, que faites-vous sur les terres du Roi ?
—Je me promenais, Monsieur, répliqua-t-elle confuse.
Puis, prenant un air enfantin, elle enchaîna aussitôt, dodelinant, mains réunies derrière sa croupe, tête baissée :
—J’ai fui le nid familial car ma mère se meurt dans la gésine et ses souffrances aussi vaines que terribles m’ont expédiée jusqu’ici. Je vous ai entendus tirer par deux fois et la curiosité a guidé mes pas jusqu’à vous !
Un silence assez prompt s’établit entre eux. Elle profita de ce qu’il n’ouvrait toujours pas la bouche pour ajouter, rougissante et embarrassée :
—Cette petite bête ne vous avait rien fait ! Pourquoi vous acharner sur elle ? N’avez-vous point suffisamment chassé ?
Louis éclata de rire en basculant le torse en arrière. Conserver l’anonymat devenait un jeu palpitant qui le réjouissait énormément. L’innocence de cette paysanne était irrésistible. Agnès s’offusqua. Elle haïssait être ridiculisée. Dans un recul spontané, elle marqua ses distances. Un doigt pointé vers les volailles suspendues au ceinturon de Louis, elle s’emporta :
—Vous moquez-vous ? Ce gibier ne vous appartient point ! Ne savez-vous point que quêter sur les terres du Roi peut vous conduire en prison ? Vous n’en avez, me semble-t-il, point besoin pour survivre !
Louis fut interloqué par cette méchante humeur mais nullement offensé. D’un large pas, il combla le vide qui les séparait et lui grippa le menton entre son pouce et son index. Pour contempler de plus près son séduisant regard, il le lui souleva, sans la brusquer. Dans un réflexe de crainte, elle bondit sauvagement en retrait, échappant ainsi à la tendre caresse qui pressait sa mâchoire. De nouveau, ses yeux balayèrent le sol jonché de branches mortes et de feuilles fanées. Elle était prête à s’enfuir. Son cœur battait la chamade et ses jambes flageolaient sous ses jupons. Elle regrettait s’être emportée et peut-être ce beau Seigneur était-il fâché ? Entêté qu’il était, il la força par le même attouchement à le regarder une nouvelle fois droit dans les yeux. Il plongea ses pupilles noires dans l’uvée bleue, pailletée de vert, de la belle apparition. Il la sentit tremblante et apeurée, alors, pour la rassurer, il murmura :
—Ne soyez point effrayée belle enfant, allons… comme vous défendez bien notre Roi ! Il serait enchanté de savoir qu’au fond de sa campagne, une aussi charmante personne que vous plaide autant en sa faveur !
—Vous connaissez donc Sa Majesté ? Lui demanda-t-elle, l’œil pétillant et l’âme soudainement remplie d’un indescriptible espoir.
—Oui, répondit-il malicieux, je La côtoie chaque jour et Elle me prête volontiers l’oreille ! Vous parlez de notre Roi avec beaucoup de prévenance me semble-t-il.
—C’est que, Monsieur, je lui suis toute dévouée et… Prononça-t-elle, réticente à poursuivre.
—Et ? S’impatienta-t-il devant tant d’hésitation.
Agnès rougit et s’arma d’une grande volonté pour terminer sa phrase :
—Et… l’amour que j’ai pour Lui est sans bornes…
Le dernier mot était presque inaudible mais Louis le perçut sans effort. Cette candide confession le comblait. Considérant qu’il serait dommage de briser l’atmosphère d’un moment si savoureux, il décida de garder le secret de son identité. Au loin, des hennissements se firent entendre. Louis se retourna et vit apparaître, au-delà des bosquets, ses compagnons de chasse. Des pages qui les accompagnaient, galopaient dans tous les sens, d’autres exploraient les futaies. Le Duc de La Rochefoucauld et Monsieur frère du Roi mirent pied-à-terre et, près de leur monture, épièrent les environs, inquiets. Louis jugea qu’il était temps de rejoindre ses amis. Il ne voulait surtout pas qu’un « Sire » exprimé par hasard, fasse découvrir sa condition. Il était préférable de quitter là sa compagne occasionnelle. En l’occurrence, il formulait déjà le souhait de la revoir. Il lui prit tendrement la main. Le contact chaud de la chair enveloppa Agnès d’une étrange torpeur, une impression nouvelle et divine. Comme il était d’usage de ne jamais baiser la main d’une femme de basse lignée, il se borna à la garder au creux de la sienne. Les hommes, commençant à se morfondre de son absence, avançaient et leur voisinage devenait dangereux. Louis ne détachait plus son regard de l’adolescente, la détaillant minutieusement, passant et repassant sur sa chevelure d’or, longue et scintillante, sous les reflets du soleil. Le temps s’écoulait vite et, d’un instant à l’autre, n’importe qui pouvait surgir derrière eux. Louis coupa le silence. Les yeux rivés à ses lèvres, il lui fit part de son désir :
—Votre conversation m’a réjoui, j’en fus fort aise ! J’aimerais qu’elle se renouvelle demain, à la même heure et céans !
Ses paroles ressemblaient à des ordres ; il ne savait guère s’exprimer autrement. Sous cette supériorité, la paysanne fut incapable de répondre. Cette invitation imprévue la laissait pantoise, pétrifiée, rêveuse. Leurs mains se désunirent. Avant de s’en aller, il la salua gracieusement. Jouant le rôle d’un simple courtisan galantisant une Demoiselle, il s’inclina, puis fit demi-tour. Sans se retourner une seule fois, il rejoignit le groupe de chasseurs à pas légers. Elle le regarda s’éloigner sans bouger, le cœur battant.
Chapitre 2
Tandis que Louis XIV rentrait au vieux château de Saint-Germain où l’attendaient la Reine, Mademoiselle Louise de La Baume Le Blanc, Duchesse de La Vallière et Madame Françoise Athénaïs de Rochechouart, Marquise de Montespan, Agnès regagna sa pitoyable chaumière aux murs de torchis. Louis et son escorte distribuèrent les fruits de leur vénerie aux Dames de la Cour en plaisantant un peu sur leurs exploits de chasseurs. Le Roi pénétra ensuite dans ses appartements pour y changer de chemise et retirer ses bottes boueuses, puis visita la Marquise, sa nouvelle favorite. Elle était enceinte de lui pour la première fois. En octobre, elle entamerait son quatrième mois de grossesse et se trouvait encore fort incommodée par les malaises de la maternité. C’est assoupie dans un fauteuil, qu’il la découvrit. Il l’éveilla par un tendre baisemain. Il en reçut un merveilleux sourire. Elle bâilla, se redressa contre le dossier de son siège et lui demanda d’une voix indolente :
—Avez-vous fait bonne chasse, Sire ?
Il lui adressa un rictus chafouin et se dirigea vers la fenêtre donnant sur la forêt. Il contempla le paysage en triturant sa fine moustache brune, l’air pensif. La jolie frimousse d’Agnès réapparut dans sa mémoire. D’un ton rayonnant de satisfaction, il répondit :
—Oui, Madame, cette journée fut très féconde !
***
Agnès trouva sa mère endormie, le visage très pâle. L’enfant était né et reposait dans un berceau de bois que le père avait fabriqué avec amour. La jeune fille se pencha sur le bambin et ne put retenir quelques larmes d’attendrissement devant le petit corps qui s’époumonait. Jean était descendu au village, afin de prévenir l’abbé de l’heureux événement qu’il viendrait bénir le lendemain.
Le soir, avant que la nuit n’eût totalement englouti la maison, la famille s’installa autour de la table de bois massif pour goûter à la soupe du grand-père. La mère, assise sur son lit, sortit un sein bien dodu que téta allègrement le nourrisson. Elle pouvait enfin serrer tout contre elle, ce nouveau fils que Dieu lui avait accordé. Il s’appellerait François, selon la volonté du père, fier de sa descendance. Le grand-père avait pourtant maugréé entre ses dents pourries, que ce poupon était une bouche de plus à nourrir. Mais il fit un peu plus connaissance avec lui et fut émotionné à son tour, croyant revoir la moue pouparde de son aîné.
Dès que la maternelle finit d’allaiter, elle recoucha son enfant, puis s’enfonça sous sa couverture pour se reposer. Son mari lui proposa une tasse de potage qu’elle refusa et se rendormit. Agnès vida son bol à grandes lampées, compléta son repas composé de pain de seigle et de lard, par une pomme qu’elle croqua à pleines dents. Son père la considéra bien mélancolique. Des reflets étranges et inhabituels animaient ses yeux. Il aurait aimé sonder son esprit pour y lire ce qui l’en occupait tant. Très impatient de savoir ce qui se passait, il se mit à l’interroger :
—Tu n’es point gaie, ma fille ! À quoi rêvasses-tu encore ? N’es-tu point heureuse d’avoir un frérot ?
—Si Pa ! C’est un cadeau merveilleux que Ma nous a fait là ! Je suis très contente et fière d’elle aussi !
—Alors est-ce le diable qui t’a volé ton sourire, ou quelques gars… quelques gars à qui tu aurais trop montré les dents, que tu ne puisses plus sourire à ton vieux père ?!
Agnès cotit un morceau de pomme entre ses doigts et ne put éviter le pourpré de ses joues. Elle n’osait plus le regarder. Il finit par se douter qu’une histoire de cœur se cachait sous ce comportement curieux. Il constata que son intuition était exacte lorsqu’elle aborda le sujet :
—J’ai… j’ai rencontré un gentilhomme dans la forêt… cet après-midi…
Elle soupira, d’un soupir qui en disait long sur ses émotions, puis se tut, attendant la réaction de son père. Comme il n’en eut pas, elle confessa :
—Il était beau, gentil, et très agréable ! Charmant ! Vraiment charmant !
Elle avait exprimé ces alléchants détails avec extase, les mains jointes comme pour une prière. Cet afflux d’enthousiasme et de ferveur entraîna chez Jean un fou rire bruyant.
—Ah, petite sœur ! S’exclama-t-il en hoquetant, tu es amoureuse, ça crève les yeux !
De rage de savoir ses sentiments dévoilés, Agnès lui jeta une énorme boulette de pain à la figure, dents serrées et lèvres pincées. Le paternel, bien intrigué, la questionna encore :
—Qui est-il ?
Le moment redouté était enfin arrivé, sa petite fée avait rencontré un galant, il était urgent de découvrir qui il était.
—Un courtisan ! Annonça-t-elle fièrement, se redressant sur son séant, le cou tendu, les épaules roulantes. Il m’a dit être de la Cour et même parler au Roi !
—Que faisait-il dans le bois ? Lui demanda Jean, pressé d’en savoir davantage.
—Il chassait !
Le père Tardieu se frotta les mains avec réjouissance et suggéra à sa fille de ne pas laisser cette affaire s’annonçant florissante. Puisque de toute façon, le bourgeois lui plaisait aussi, il fallait sans tarder saisir l’occasion de caser la belle et pauvre demoiselle.
Agnès, qui dormait contre le mur de l’étable, se mit à imaginer la Cour du Roi-Soleil. Elle aurait donné n’importe quoi pour vivre loin de la mauvaise odeur des animaux logeant avec elle et qui empestaient l’intimité de la chaumière. Avant de souffler sa chandelle, elle se tourna sur le côté, posa les yeux sur le sol en terre battue et rêva marcher au flanc de son souverain, des souliers de satin et d’or aux pieds.
***
Le lendemain matin, dès le chant du coq, Agnès sauta de son grabat et, sans faire de bruit, enfila ses sabots. Avant d’enfiler sa jupe blanche de paysanne et de nouer son corselet sur le devant de sa poitrine, elle se débarbouilla un peu les mains et le visage. Elle avala un bol de lait et quitta les lieux. C’était son jour de besogne chez la Baronne de Vergennes, une grosse bourgeoise, belle et extravagante, qui l’employait pour le reprisage de ses vêtements et le lessivage de ses sols. Pour se rendre à sa gentilhommière, Agnès couvrait une bonne heure de route à pied à travers la campagne, en toutes saisons, et ce, depuis trois ans.
***
Madame de Vergennes avait une enfant unique de vingt ans, Charlotte, avec laquelle la croquante s’était liée d’une amitié quasi fraternelle. Elles aimaient partager leurs secrets. Aucune différence de rang ne venait troubler leur affinité. Charlotte était gentille et aimable, dotée d’un cœur charitable à l’image de son père, mort deux ans plus tôt des suites de la petite vérole. On ne pouvait pas en louanger autant sur le compte de la Baronne, qui n’avait qu’à poser les yeux sur quelqu’un pour faire valoir sa supériorité. Depuis qu’elle était veuve, elle s’adonnait sans retenue aux plaisirs épicuriens en compagnie d’un bon nombre de damoiseaux pas plus âgés que sa fille. Pour ses trente-huit ans, elle jouissait encore d’un teint de rose et d’atouts non négligeables. Elle s’efforçait toujours de les mettre en valeur en portant des robes au décolleté copieux et au corset bien serré, remontant sa poitrine de façon fort affriolante. Les hommes ne se faisaient pas prier pour y plonger le regard, le nez et les mains. Quand la Baronne ne batifolait pas avec ses amants, elle recevait ses amies, ou leur rendait visite. Elles caquetaient des après-midi entiers devant une table de jeu et de rafraîchissements, discutant des nouvelles de la Cour, qu’elles dénichaient dans les pages du Mercure Galant, le journal le plus lu de Paris. Elles parlaient littérature, cuisine et amour, allant même jusqu’à détailler leurs ébats amoureux sans décence. Elles jubilaient et leurs discours grivois leur donnant des chaleurs, elles se refroidissaient la gorge et les joues à coups vifs d’éventail. Récemment, la Baronne avait fait l’acquisition d’une superbe table en noyer incrustée d’ébène, pour jouer au trictrac. Avec orgueil et fatuité, elle en vantait l’esthétique à tout hôte qui pénétrait chez elle. Sa vanité excessive et son exubérance de gestes et de mots exaspéraient Charlotte. Elle ne comprenait pas pourquoi sa mère avait fait installer quantité de glaces dans sa demeure, afin de se mirer à loisir, en quelque endroit où elle se trouvait. Cela lui semblait ridicule et inutile. Comme les Dames de la Cour, Madame de Vergennes suivait la mode à la lettre et ses toilettes lui coûtaient une fortune. La bourgeoise, ainsi parée, se sentait en mesure de parader aux yeux du monde et lui permettait d’espérer qu’elle entrerait bientôt à la Cour.
***
Agnès arriva et se mit aussitôt au travail. Assise dans un fauteuil, elle réparait le col d’une robe de Charlotte et se piquait sans cesse, lâchant un juron à chaque douleur. Elle était distraite. De temps en temps, son regard quittait son activité pour se noyer dans ses rêveries. Le beau chasseur absorbait son esprit et Charlotte, perspicace, s’aperçut de son agitation. Allongée sur son lit à baldaquin, orné de courtines de velours gris, la noble Demoiselle examinait son amie avec intérêt et ne put contenir plus longtemps sa curiosité :
—Quelle étourderie soudaine, Agnès ! Tu parais préoccupée ! Je te connais assez bien pour deviner que certaines pensées te tourmentent et t’empêchent d’être assidue à la tâche !
—Oui, je l’avoue, Charlotte, pardonne-moi ! C’est qu’un gentilhomme rencontré hier, dans la forêt, accapare ma raison.
—Il doit être bien beau, alors.
—Oh oui ! Beau comme le Prince dont toutes les jeunes filles rêvent : beau, élégant et majestueux !
Elle rougit et courba la tête pour dissimuler son émotion. Charlotte bondit de dessus son lit et piaffa d’impatience d’en connaître plus. Elle jubilait d’apprendre une nouvelle si fantastique. Elle s’assit sur sa couverture, tout ouïe. La paysanne lui raconta son aventure dans les moindres détails, ne négligeant rien. Le romantisme de l’histoire fit vagabonder l’âme rêveuse de sa compagne. Celle-ci se leva soudain et entraîna Agnès jusqu’à sa garde-robe. Agnès connaissait bien le contenu de ce meuble qu’elle astiquait souvent. Les couleurs chatoyantes des tissus lui sautèrent aux yeux. Elle en caressa la soie et le satin du bout des doigts de peur de les froisser.
—Je vais te prêter une de mes tenues pour te rendre à ton rendez-vous galant ! Proposa Charlotte avec bonté.
La pauvrette refusa le don généreux, mais devant l’insistance de son amie, elle se plia à sa volonté, de crainte de la vexer. Elle repartit avec un paquet garni de la panoplie la plus irréprochable pour la séduction. Elle s’empressa de le cacher sous son matelas. Le dîner, court et frugal, lui parut long et contraignant. Elle n’avait pas faim. L’appréhension de ce premier rendez-vous lui serrait l’estomac. L’heure approchait. Elle ne tenait plus en place, se dandinait sur sa chaise et lorsque sa famille lui parlait, elle ne répondait pas parce qu’elle n’entendait rien. Tout son corps, tout son être, était comme engourdi et ne semblait plus être fait que pour le moment attendu. Son air absent intriguait son père encore plus que la veille et amusait son frère davantage. Il n’était pas dans ses habitudes de rouler son pain en boule sur le bois de la table ni d’accumuler les maladresses. Indécise, elle réfléchissait à la façon dont elle s’habillerait pour rejoindre le bel inconnu. Son amour platonique pour le Roi s’estompait peu à peu dans sa mémoire et de doux projets amoureux en compagnie du séduisant chasseur naissaient dans son cœur. C’était la première fois qu’un homme de qualité s’intéressait à elle. À lui seul, il effaçait tous les coquards du village qui tentaient de la conquérir. Tous ces vilains, sales et rebutants qui l’épouseraient et lui offriraient une vie telle que celle de sa mère. Nenni ! Hurlait-elle secrètement, jamais ! Plutôt mourir ! Elle espérait autre chose, visant une existence à l’instar de Mademoiselle de Vergennes. Devenir une noble Dame par les liens d’un mariage d’amour avec un gentilhomme tendre, compréhensif, affectionné et qui la couvrirait de cadeaux. Un désir de jouvencelle très exigeante pour une fille de laboureur, mais qui devenait soudain possible, enfin !
***
En définitive, Agnès décida de ne pas changer d’allure. Puisqu’elle avait accroché son regard, vêtue de haillons, il lui était inutile d’user d’artifices pour lui plaire. Après avoir débarrassé la table, elle nettoya ses blanches menottes et se brossa les cheveux qu’elle enroula ensuite sous son bavolet de coton. Elle s’éclipsa subrepticement et emprunta le même sentier que le jour précédent. Il lui paraissait que les minutes se précipitaient. Son cœur martelait sa poitrine à en perdre le souffle et la sueur inondait ses mains. Le vent soufflait encore, mais moins que la veille. Sa jupe voltigeait, découvrant sans pudeur ses bas et ses sabots. Elle était grisée par de nouveaux émois et en dégustait chaque seconde avec allégresse.
Louis était déjà là, son cheval à ses côtés, il attendait. Il avait prétexté un besoin de solitude pour se dépêtrer des autres chasseurs et des pages qui fourmillaient autour de lui. Dès qu’il la vit, il abandonna sa monture et avança vers elle, empressé, le visage rayonnant de satisfaction. Il la salua avec courtoisie, puis enveloppa sa main dans ses paumes, où elle s’éternisa. Il était ravi de la revoir et ne masquait pas son plaisir. Il était comme ensorcelé par la beauté naturelle d’Agnès. Elle l’avait séduit dès leurs premiers regards. L’aventure qu’il était en train de vivre lui donnait des ailes. Il retrouvait la fougue de ses vingt ans. Il n’éprouvait que de l’amitié pour la Reine, La Vallière était en disgrâce et songeait au couvent, quant à la Montespan, bien qu’il lui vouait une passion purement charnelle, elle l’exaspérait par son mauvais caractère et ses parfums entêtants. Il brûla soudain d’en savoir plus sur cette belle et fascinante inconnue. Il l’invita à faire quelques pas, saisissant l’occasion d’entamer la conversation :
—Puis-je enfin connaître votre nom ?
Agnès s’arrêta de marcher et se planta devant lui en souriant. Une rangée de dents blanches et régulières se dévoila pour le plus grand agrément de Louis. Il les admira, charmé. La plupart des femmes avaient la bouche édentée par le manque d’hygiène et une dentition aussi jolie que celle de la jeune fille était un atout de beauté très rare, considérée comme une marque de bonne santé. Elle le dévisagea avec la hardiesse innocente d’un enfant, glissant son regard limpide sur ses lèvres charnues, rehaussées d’une mince moustache noire, légèrement retroussée. Elle contempla ensuite son teint un hâlé par la saison chaude qui se terminait et qu’il devait à sa mère, Anne d’Autriche, d’origine espagnole. Un éclair de mémoire lui revint, elle se troubla. Louis en prit conscience. Elle se rappelait tout à coup l’expression du Roi sur le portrait, l’éclat de ses yeux et de son sourire. Elle pâlit. Son imagination lui jouait des tours ! Elle crut, l’espace d’un instant, se trouver en face de lui, mais abandonna sur-le-champ cette idée saugrenue. À la voir soudain si soucieuse, la crainte s’installa en lui. Il fronça les sourcils. D’une seconde à l’autre ce jeu devait finir, car tôt ou tard le voile qu’il mettait sur son identité se lèverait. Sans doute, l’avait-elle reconnu ? Cette éventualité l’inquiéta.
—Vous êtes si blême ! Vous sentez-vous bien ?
—Oui… balbutia-t-elle ébranlée, une stupide pensée vient de traverser mon esprit… je…
Pour ne pas approfondir le sujet, elle effectua un vague mouvement de la main, mais Louis restait sur sa faim. Il insista avec tant de volonté, qu’Agnès, impressionnée, mena sa phrase à son terme.
—Ne vous moquez point, Monsieur, si je vous déclare que vous ressemblez étrangement au Roi ! Ne vous l’a-t-on jamais dit ? Vous avez, je constate, quelques traits en commun.
Le cœur de Louis se mit à cogner contre son poitrail à tout rompre. Redoutant être démasqué, il se maîtrisa fortement pour ne pas montrer son trouble. Cette petite éveillait en lui des sensations palpitantes et enivrantes, oubliées depuis très longtemps, depuis le temps où il se consumait d’amour pour la jeune Mancini, la nièce de Mazarin. Louis, qui avait souvent l’usage d’utiliser sa condition de souverain pour captiver les plus belles femmes de la Cour, devait au contraire, taire son état pour séduire celle-ci. Comme un homme dont la soif d’amour était inépuisable, il lui était bien agréable d’être aimé en tant qu’homme et non parce qu’il était Roi. Enfin, pour échapper à l’embarras dans lequel il se trouvait et à la peur éprouvée avec un certain délice, il ricana de manière indiscrète. Dérangée dans son sommeil, une troupe d’oiseaux pointa vers le soleil en jabotant. Louis s’avança plus près de son accompagnatrice et porta la main à son visage. Il caressa sa joue et remonta vers sa chevelure. Agnès goûta de nouveau la douceur de cette main qu’elle avait presque oubliée. Une touffe de cheveux blonds s’échappa de sa prison de coton blanc et il en enroula une boucle autour de son index. Il la désirait déjà si fort ! D’un désir aussi subit que puissant. Le silence les enveloppa. Agnès finit par ne plus percevoir le chant mélodieux des oiseaux, ni le froissement de la frondaison sous la brise. Elle ne voyait plus que lui et les alentours disparaissaient peu à peu dans une sorte de brouillard. Elle ferma les paupières, escomptant recevoir un baiser, mais Louis ne l’embrassa pas, malgré l’envie irrésistible de saisir ses lèvres. Il s’était penché, avait approché sa bouche, avait senti son souffle, avait vibré d’émotion, mais les dernières paroles de la paysanne l’avaient perturbé. Par mesure de prudence, il voulut s’assurer qu’elle ne l’avait pas reconnu.
—Ainsi, vous avez l’honneur de connaître le Roi !
Agnès émergea de sa songerie et le Roi, qu’elle avait un moment oublié, resurgit dans sa mémoire. Elle afficha une marquante déception, haussa les épaules et soupira profondément avant de répondre :
—Que nenni Monseigneur. J’ai seulement eu l’heur d’admirer la beauté de son portrait chez le comte d’Aigremont ! Une si belle peinture de Sa Majesté âgée de vingt ans. Quelle prestance ! Le Roi est très bel homme ! Enfin, je… le suppose ! Mais vous qui le voyez à loisir, s’excita-t-elle soudain, dites-moi si notre Roi est si beau qu’on le prétend ! Dites !
Elle avait terminé en suppliant. Son joli minois, au regard de chien battu, réussit sans effort à pousser Louis à lui donner la réponse qu’elle désirait entendre.
—Assurément…
Il s’était fièrement redressé, mais Agnès, planant sur un petit nuage de rêvasserie, ne remarqua pas ce geste d’orgueil. Elle sentait uniquement la chaleur de ses joues rougissantes, que lui, ne manqua pas de remarquer.
—Vous rougissez, cela vous sied à ravir !
—C’est que, Monsieur, j’aime tant le Roi, que je ne puis cacher mon émoi. Les sentiments que je lui porte ne sont point dignes d’une paysanne comme moi ! Le jour où j’ai vu cette magnifique toile, j’ai fait le vœu de lui parler un jour… Vous êtes, Monsieur, le seul à connaître mon secret…
Louis devina que l’aveu de ce secret dissimulait en réalité une requête, celle de servir d’entremetteur auprès de ce Roi, qu’elle adulait comme un Dieu. Comment ne pas être flatté par tant de considération ? Il ne put que l’encourager.
—La patience est une vertu toujours récompensée ! Ne désespérez point et assurez-vous que si le Roi vous voyait, il serait conquis par votre grâce naturelle et votre sourire éclatant !
Au lieu de se féliciter de ce triomphe, Agnès pensa qu’il se moquait. Elle prit un ton hargneux pour lui rétorquer ce qui lui pesait sur le cœur, la jalousie aidant.
—Allons, Monsieur ! Vous qui vivez à la Cour, vous n’ignorez point que le Roi est aveuglé par les atouts ensorceleurs de la Marquise de Montespan et ne porte plus, dit-on, aucun regard sur les autres femmes !
Voilà qu’elle dépassait les limites de ce qu’il pouvait supporter. Il était piqué à vif. Combien de temps encore allait-il endurer autant d’impertinence sans se fâcher ? Il recula d’un pas, rompant le contact doux de sa main sur ses boucles blondes. Il détestait que l’on aborde le sujet d’Athénaïs et que l’on se permette de le juger. Il se sentait déjà assez coupable envers Dieu, du péché de chair, auquel, simple mortel, il ne pouvait renoncer. Cependant, malgré un imperceptible renfrognement, difficilement maîtrisé, il demeura placide. Il ne devait blâmer que lui dans cette situation exiguë au fond de laquelle il s’était empêtré. Une belle opportunité s’offrait à lui, celle d’en connaître davantage sur les rumeurs qui s’ébruitaient jusqu’au trône. Il laissa son amour-propre de mâle reprendre le dessus. Après tout, cette fille ne s’était-elle point exprimée de la sorte que poussée par un élan de jalousie ? Louis ne pouvait que s’en enorgueillir ! Son inclination pour lui était la seule cause de son emportement. Que demander de plus que cette preuve d’amour et de dévouement pour le plus grand Roi de France ? Elle n’était point coupable. Les traits de son visage se lénifièrent et il arbora de nouveau un agréable sourire. Il croisa les bras sur sa poitrine et les yeux malicieux, il observa :
—Vous paraissez bien informée de ce qui se passe à la Cour, gentille Demoiselle !
—Comment ne point l’être ? Se revancha-t-elle aussitôt, alors que le Marquis de Montespan prône ses infortunes dans toutes les rues et les maisons de Saint-Germain !
Ce commentaire railleur extirpa à Louis un rictus narquois. Manquant de franchise devant cette naïve plutôt bien éclairée, il détacha sa vue de ses yeux pâles et pesta avec une certaine ironie :
—Pauvre homme que ce Marquis de Montespan ! Mais n’a-t-il point le châtiment qu’il mérite ?
—Peut-être… on le disait très rude avec son épouse…
Louis encercla la taille d’Agnès et la convia à continuer leur balade. Le temps s’écoulait vite, trop vite, comme il a l’habitude de le faire chaque fois qu’un savoureux moment désire s’éterniser. Le Roi préparait déjà son départ et ruminait les paroles étudiées pour cette épreuve. Enfin, tout en réfléchissant, il s’aperçut qu’il ne savait toujours pas qui était cette jolie inconnue au charme renversant. Il lui demanda son nom, et cette fois sa question ne resta pas sans réponse.
—Je m’appelle Agnès Tardieu ! Je suis la fille du menuisier Auguste Tardieu, pour vous être agréable, Monsieur !
—Eh bien ! Mademoiselle Tardieu, il est l’heure de nous quitter !
Agnès était lucide de la considération que lui portait le gentilhomme et aurait même commis une bêtise pour le retenir, mais n’osa rien dire ni faire pour cela. Elle fut au comble de la joie lorsqu’il lui fixa un autre rendez-vous la semaine suivante, le même jour, dans le courant de l’après-midi. Il voulait posséder cette mignonne avant son départ pour le Louvre et la forêt était l’endroit le plus propice pour cette besogne sans être remarqué. Et afin d’être sûr d’obtenir entière satisfaction et parer à tout échec, il se promit de lui avouer son identité. Qui résisterait à son Roi ? Cet agrément devenant exaltant, pour rien il ne l’aurait fait cesser. Jouer les galants mettait un peu de piment dans sa monotone existence et lui permettait d’oublier un peu la pesante étiquette quotidienne qui le contraignait. Agnès accepta sans hésiter cette proposition de rêve. Sur le chemin du retour, elle se lamenta de devoir attendre sept jours pour revoir son bel et si attirant ami.
Chapitre 3
Quelle ne fut pas la surprise de Louis, quand il rentra au château et qu’il remarqua dans la cour pavée, le Marquis de Montespan entièrement vêtu de noir. Avait-il donc perdu un être cher pour afficher ainsi un deuil sinistre ? Louis se rappela soudain la conversation tenue juste à l’instant avec la belle Agnès. Il en sourit. Le Marquis faisait le pied de grue depuis une heure, cependant l’attente ne lui avait guère coupé son courage, ni le cynisme des mots préparés à l’intention de son souverain. Le Marquis voulait, d’une certaine manière, lui faire ses adieux. De toute façon, il n’était plus indispensable à la Cour, et pire encore, il gênait le bon déroulement de l’idylle entre sa femme et son Roi. Louis se rafraîchit le visage et se changea. Il enfila une rhingrave, des chausses et un pourpoint rouge brodé de fils d’or et avec l’aide de son valet-de-pied, échangea ses bottes contre des souliers de salon à hauts talons et à boucles d’or serties de diamants. Il allait recevoir un rival ; il lui fallait, comme par provocation, briller d’une magnificence inégalable.
Louis prit son bâton de commandement et, entouré de ses domestiques et de deux gardes, gagna son cabinet où fut ensuite introduit le Marquis de Montespan. Montrant une mine affectée, il accomplit sa révérence, le regard éploré, le geste dépité. Louis, assis à son bureau, accoudé sur les bras torsadés de son siège, le considéra, l’œil étonné :
—De qui êtes-vous donc en deuil, Monsieur de Montespan ?
Le hardi époux, coiffé de cornes, sortit un mouchoir de sa poche et exhibant une moue grotesque et pitoyable, pleurnicha :
—De ma femme, Sire !
Interloqué, Louis s’indigna :
—Votre insolence, Monsieur, dépasse l’entendement ! Sortez !
L’index raide pointé vers la sortie, Louis avait les yeux presque hors de leurs orbites, tant il les fit gros. Quel outrage ! Quel odieux personnage ! Il méritait vraiment son châtiment celui-là ! Louis ne s’en tint pas là. Quelques jours plus tard, le trente septembre exactement, l’arrogant fut arrêté sur ordre de Sa Majesté et conduit à la prison de For-l’Évêque. Mais l’affaire fit beaucoup de bruit. Le scandale qu’elle provoqua rendit le Roi honteux. Les remords et les scrupules le rongèrent tant, qu’il le fit libérer une huitaine de jours après. N’était-ce point lui le voleur de la femme de ce malheureux oiseau ? Le perroquet, comme on le surnommait à Saint-Germain. Louis craignit des représailles, non pas pour lui, mais pour Athénaïs qui s’était déjà prise assez de paires de claques en public et même devant le Roi. Mais il n’y en eut pas. En compensation, une forte somme d’argent fut versée au Marquis et dès le début du mois de novembre, il retourna dans sa famille à Bonnefont, où il annonça le décès de son épouse. Il poussa même jusqu’à organiser des funérailles au cours desquelles le cercueil bien scellé fut entouré de nombreux parents, voisins et amis. Quelle supercherie macabre ! Le Roi, débarrassé de l’importun, poussait un grand « ouf » de soulagement et pouvait s’en donner à cœur joie avec la sensuelle Athénaïs.
***
Au milieu de la semaine, trois jours suivant l’exquise entrevue d’Agnès et de Louis, quelqu’un frappa à la porte de la chaumière, à la tombée de la nuit. Une chandelle à la main, Auguste Tardieu s’empressa d’ouvrir au visiteur imprévu. Sur le seuil, il découvrit un laquais. Il avança la flamme plus près de lui pour mieux distinguer son faciès dans l’obscurité et le pria de dire ce qui l’amenait. L’homme, en livrée bleu foncé articula très aimablement :
—Le Sieur Tardieu ?
—Ouais !
—Madame la Baronne de Vergennes m’a chargé de prévenir la Demoiselle Agnès, qu’elle aura besoin de ses offices, demain, à la première heure, pour une affaire urgente !
—Bien, bien ! S’écria le paysan, vous répondrez à la Baronne que ma fille sera chez elle au lever du jour ! Vous a-t-elle précisé la nature de cette affaire ? S’informa-t-il, curieux de savoir ce que l’on pouvait bien vouloir à sa chère progéniture.
Le domestique s’attendant à cette question ne chercha pas la réponse qui pointait déjà sur le bout de sa langue :
—Oui, Madame doit se rendre à Paris et sollicite la présence de votre fille.
Le père d’Agnès se réjouit, dévoilant sa mauvaise dentition. Après avoir souhaité le bonsoir au factotum, il se précipita au chevet de l’adolescente endormie. Il l’éveilla doucement en lui tapotant l’épaule. Elle se frotta les paupières et se dressa sur son lit. Auguste approcha le bougeoir. Dans le faible éclairage, il discerna sa chevelure ébouriffée qui, dispersée sur sa camisole, ressemblait à un plumage d’aigrette. Pour éviter de hausser la voix et risquer de réveiller toute la maisonnée, il se pencha et lui parla au creux de l’oreille. Agnès fut béate de stupéfaction à l’écoute de cette incroyable nouvelle qui tombait mal puisqu’elle contrecarrait ses projets amoureux. Elle, qui se languissait de retrouver son galant, se voyait obligée de partir pour Paris et d’abandonner là, le beau chasseur. Non ! C’était inadmissible ! Quel hasard s’acharnait donc à entraver ses desseins ? Le paternel s’étonna de l’entendre rouspéter à haute voix, secouant négativement la tête et martelant le dessus de sa paillasse à petits coups de poing rageurs.
—Pas à Paris ! Protesta-t-elle, puis, elle accabla aussitôt son père d’un vif interrogatoire qui trahissait son bouleversement et son mécontentement.
—Pourquoi à Paris ? Et pour y faire quoi ? Et pour combien de temps ? Dis, Pa, t’a-t-il dit pour combien de temps ?
—Nenni, ma Mignonne ! Cesse donc de me secouer comme un prunier et parle moins fort ! Tu vas réveiller le bébé ! Cet homme ne m’a point renseigné sur la durée de ce voyage. Mais pardi, tu ne parais guère enchantée de quitter Saint-Germain ! Je me demande ce qui te tourmente tant. Ce déplacement est l’occasion rêvée pour toi, ma petite fée, de faire ton entrée dans le monde !
—Non ! Refusa-t-elle fermement, je ne veux point m’en aller. Et je préfère mourir plutôt que partir !
Elle fit une moue grincheuse et enfantine, pensant qu’une fois de plus, son Papa chéri céderait à son caprice. Mais il voyait bien qu’un motif conséquent la rendait désobéissante. Il douta et finit par s’irriter :
—Serait-ce ce chasseur, le responsable de cette révolte ? Me cacherais-tu quelque chose, mon enfant ?
Cette insinuation très adroite fit rougir Agnès. Il visait juste, mais elle ne s’intimida pas pour autant. Elle décida de tenter le tout pour le tout en avouant ses sentiments pour le gentilhomme. Peut-être qu’alors son Papounet chéri, une fois attendri, ne supporterait point de la voir souffrir et lui permettrait de demeurer au foyer ?
—Oui, Pa, c’est lui qui me retient ! Je l’aime !
—Ah, ma jolie progéniture, douce, tendre et innocente ! Te voilà donc entichée du premier nanti que tu rencontres ! Je suppose qu’il est le plus séduisant, le plus gentil et qu’il veut t’épousailler ! Il est juste pressé de cueillir ton mignon bouton de rose et si cela est, il est déjà marié, père de plusieurs enfants, bien fourni de maîtresses et ses promesses sont des menteries !
—C’est faux Pa ! Il ne m’a point parlé d’épousailles ! Quant aux promesses, c’est moi qui lui en ai fait une, celle de le revoir dans quatre jours !
—Eh bien ! Ma fille, tu ne le reverras point puisque tu pars !
Un silence s’imposa, lourd et méditatif. Ne se considérant toujours pas vaincue, Agnès utilisa un autre argument, dans l’espoir de dissuader son père.
—Pa ! La ville n’est point faite pour moi ! Et Man a besoin de moi… je suis sa seule fille !
Auguste nasilla silencieusement, admirateur du toupet de sa blondinette. Pourtant, il ne fléchit point et riposta :
—Chut ! Ce prétexte est ridicule ! La ville est indispensable pour un rapide aboutissement ! Ta mère peut se débrouiller sans toi ! Tu sais qu’elle ne désire que ton bonheur et aspire à te voir devenir une noble Demoiselle un jour ! Qui sait ? Ce jour est peut-être arrivé ! À Paris, tu rencontreras d’autres gentilshommes. Ce voyage est une grâce que nous accorde notre Seigneur. J’y vois la volonté de Dieu ! Tu ne dois pas changer ta destinée, ma petite fleur. Pour ton bien, obéis à ton vieux père ! Dès l’aube, tu partiras !
—S’il te plaît, Pa chéri ! Supplia-t-elle encore.
—Nonnain ! Lança-t-il d’une voix ferme.
Constatant qu’elle commençait à sangloter, il la serra sur son cœur, baisa son front à deux reprises et lui souhaita une bonne nuit. Il ne reviendrait pas sur sa décision. Agnès se recoucha, pleura ce qu’elle crut être toutes les larmes de son corps, chagrinée de savoir qu’elle ne reverrait plus jamais son noble Céladon.
***
À l’aurore, Agnès rassembla des affaires dans une besace de toile et fit ses adieux à sa famille. Sa mère répandit des larmes à la fois de tristesse et de joie. Sa petite lui échappait pour la première fois et la voir s’en aller lui crever le cœur. Mais elle louait le Seigneur, le remerciant pour cette chance inespérée qu’il avait la bonté de leur offrir. Enfin, ses prières ne restaient plus vaines, ses vœux étaient exaucés. L’horizon de sa fille s’élargissait et il n’était plus impossible de la voir bien placée dans un monde demeuré jusque-là inaccessible. Elle avait la certitude qu’à Paris, la vie d’Agnès se modifierait avantageusement, pensant que sa beauté, son bel esprit y aideraient tout autant que les précieuses fréquentations de la Baronne de Vergennes. Jean l’embrassa, lui exprima ses vœux de bonne fortune et la pria de ne pas l’oublier. Il aurait tant aimé être à sa place en cet instant ! Le père lui fit promettre de leur écrire une lettre dès son arrivée à la ville pour leur expliquer clairement l’objet de ce départ précipité et le genre de tâche que la Baronne lui imputait. La séparation fut douloureuse, Agnès se sentait arrachée à sa famille et à son amour naissant.
Quand elle débarqua chez la baronne, les yeux bouffis, il lui semblait déjà être loin de son logis et qu’elle ne pourrait plus jamais y revenir. Dans un déferlement de gestes et de flatteries baignées de grandiloquence, la grande Dame l’accueillit, ne se souciant nullement de la peine que ressentait la jeune fille. Ne lui laissant pas le temps d’ouvrir la bouche, elle la saisit par les épaules et s’écria :
—Ah, ma chère Agnès ! Vous me sauvez ! Ma pauvre soubrette est morte hier soir, foudroyée par d’affreuses douleurs au ventre. Elle devait m’accompagner à Paris ! Je dois m’y rendre le plus rapidement possible car on m’y attend avec la plus grande des impatiences. Vous me voyez si seule ! Je suis désespérée ! Les médecins n’ont rien pu faire pour la sauver. Les saignées et les bouillons pointus n’ont point donné le miracle attendu ! Hélas, son état s’est aggravé et quelques heures après les bons remèdes, le julep et la purge, la pauvre a rendu l’âme sans pouvoir recevoir les Saints Sacrements ! Mon Dieu, quelle triste fin !
Elle se lamenta encore un peu. Serrant toujours la paysanne, soupira profondément et reprit son monologue animé :
—J’ai bien entendu tout de suite pensé à vous pour la remplacer ! N’est-ce point une idée merveilleuse ? Hein ? Qu’en pensez-vous, Agnès ?
La pauvre n’était pas encore parvenue à prononcer un mot. La Baronne la branlait tant de droite et de gauche, qu’elle en était tout étourdie. Juste le temps de reprendre son souffle et voilà de nouveau la bourgeoise débiteuse de belles paroles dignes d’une endormeuse de premier choix :
—Ma chère Agnès, Charlotte vous aime beaucoup, et, pour ne rien vous taire, en dépit de tout ce que j’ai pu vous faire subir, sachez que j’éprouve pour vous et votre famille, une amitié sincère ! Je ne veux que votre bien ! Je vous considère digne de cet emploi méritoire dont je vous fais grâce ! Pensez à l’argent que vous apporterez à vos parents !
Elle discutait souvent avec une notoire condescendance, mais, avec les années, Agnès s’en était accoutumée et n’était plus intimidée comme à ses débuts d’offices. Elle se contenta de sourire, flattée d’une telle déclaration. Ses joues rougirent. Elle était indispensable et ce sentiment l’emplissait de fierté. Elle déposa son sac sur le carrelage de damier noir et blanc et comme elle en avait assez de faire antichambre depuis un quart d’heure, elle lâcha enfin une parole, dans le dessein surtout de mettre un terme aux propos fatigants de son interlocutrice :
—Madame, je ne sais que vous répondre… cela est si soudain ! Je…
La Baronne plissa le front, insatisfaite de ses hésitations. La partie ne semblait pas gagnée. Elle était pourtant sûre que l’assurance de bénéfices tentants persuaderait la manante. Ces gens n’étaient-ils point tous avides d’argent ? Agnès lui prouvait le contraire. Pour l’éloigner de l’entrée, de peur qu’elle ne se sauve, Madame de Vergennes entraîna Agnès par le bras jusque dans le salon. Il fallait agir par un autre détour et d’user d’astuce pour apprivoiser la réticente. Elle se fit bientôt suppliante dans ses expressions, affichant une moue grimaçante de pitié. Elle n’était plus à une simagrée près :
—Pour l’amour de Charlotte, ma très chère Agnès, accompagnez-moi !
Elle lui frotta la joue d’une trompeuse caresse et lui tapota le dessus de la main. La poussant presque sur le canapé, elle insista avec davantage d’aplomb, sachant pertinemment que la pauvrette céderait tôt ou tard par crainte de l’aigrir.
—Paris vous enchantera, vous verrez ! N’avez-vous point envie de rencontrer quelque homme bien né qui pourvoirait à votre établissement ? Songez que vous n’avez point de fortune, donc point de dot et que cette campagne vieillotte ne vous apporterait qu’un mari crotté de boue, rustre et puant, les doigts crasseux de terre et une miche de pain rassis ! Tandis… qu’à mes côtés… eh ! Il n’est point impossible que vous ne croisiez le chemin d’un bel homme riche et… enfin Agnès ! Répondez ! Vous allez me fâcher ! Tant de balancements ! Êtes-vous donc orgueilleuse à ce point ? Vous serez payée et vous pourrez-vous offrir une vie décente. Logée et nourrie de surcroît ! Pensez à l’avenir de votre petit frère ! Au bien-être que vous pourrez lui procurer ! Oh ! Je ne sais que vous dire pour vous convaincre ! Vous êtes une entêtée ! Je ne veux plus jamais vous voir si vous refusez ma proposition !
—Je ne la refuse point, Madame ! Vous ne me laissiez seulement pas le temps de vous répondre !
Sur cette victoire, la Baronne, les yeux brillants, donna des ordres et Agnès fut conduite à l’étage, dans une minuscule mansarde meublée d’un lit d’une place et d’une armoire à linge. La femme de chambre qui l’accompagnait n’eut qu’à prendre les vêtements posés sur le lit, préparés à l’intention d’Agnès.
—Alors Madame la Baronne savait que j’allais accepter son offre ! Quelle prétention ! Je me suis laissé duper ! Râla-t-elle en se déshabillant.
—Vous ne le regretterez point, répondit la domestique, un soupçon d’envie dans la voix, vous avez de la chance de partir pour Paris ! Madame ne veut point de moi car je ne sais point lire. La Demoiselle Ponchin, sa soubrette, lui faisait la lecture chaque soir à son coucher !
—Eh bien ! Cela ne lui a guère beaucoup servi. Maintenant qu’elle est en haut !
—Ouais, c’est vrai ça ! Où avez-vous appris à lire, Mademoiselle ?
Agnès ne répondit pas aussitôt. Elle étouffait sous le ficelage de son corset. Cette robe, qu’elle était forcée de revêtir, appartenait à Charlotte. D’un velours brun, le col montait bien haut sur le cou et, les manches longues, avait le poignet étroit agrémenté d’une collerette de dentelle blanche. Agnès respira profondément pour gonfler ses poumons qui manquaient d’air sous la compression pénible et inhabituelle. Mal à l’aise dans l’étau d’étoffe, elle posa les mains sur son estomac et se pinça les lèvres. Son regard s’immobilisa sur sa cotte gisant sur le plancher. Un sentiment étrange, une sorte de pressentiment, lui dit qu’elle n’aurait plus jamais l’occasion de porter ces haillons, pourtant si confortables pour courir la nature en toute liberté. Ses vues étaient justes, car dès son départ, les loques filèrent droit dans l’âtre de la baronne.
Tandis que son habilleuse fignolait son travail en lui nouant une large ceinture de satin noir autour de la taille, Agnès se décida enfin à régaler sa curiosité :
—Ma Marraine m’a enseigné la lecture, un peu de calcul et de géographie, de littérature et d’histoire. Hélas, elle est morte il y a de ça un an, de la phtisie. Elle était la sœur de mon père et nonne dans un couvent à Paris. Là-bas, elle apprenait le catéchisme aux jeunes orphelines de basse condition. Quand elle venait me voir à Saint-Germain, elle se plaisait à m’éclairer de son précieux savoir ! Elle a amplement mérité la Paix du Ciel, où elle repose aujourd’hui…
Agnès se signa, et, fermant les paupières un instant, pensa à celle qui lui avait offert ses lumières avec patience et dévotion.
—Vous êtes bénie de Dieux, Mademoiselle ! Vous avez à la fois la grâce, la beauté et l’intelligence !
—Oh ! Cessez de louanger sur mon compte, cela me gêne ! Je ne suis qu’une Vilaine sans grand avenir !
—Et modeste, avec cela !
Agnès sourit et troqua ses vieux sabots contre une paire de jolis souliers de cuir, dont l’étroitesse lui écorcha un tantinet les talons d’Achille. Métamorphosée, elle retourna au salon. La Baronne, constatant le résultat, ne fut pas déçue et applaudit pour la complimenter. En passant dans le couloir, la paysanne n’avait pu résister à s’admirer dans les glaces. Elle avait tournoyé plusieurs fois sur elle-même, faisant virevolter sa jupe et s’était amusée à la faire se rabattre sur ses jambes. Elle se jugeait élégante. Le reflet de sa personne lui prouvait que l’élégance n’était pas uniquement due aux jeunes filles de bonne famille.
—Dès notre arrivée, conseilla Madame de Vergennes, vous prendrez un bain et vous vous savonnerez avec un pain d’amande !
Une injonction inattendue qu’Agnès trouva bien offensante. Elle rétorqua :
—Je ne suis point sale ! Je me suis baignée dans le lac il y a deux jours et je me débarbouille les mains et la figure tous les jours !
—Pouah ! Cria la Baronne dégoûtée, j’exige que vous preniez un bain tous les jours et que vous vous parfumiez ! Je refuse de paraître aux côtés d’une souillon ! Une Demoiselle de compagnie se doit d’être digne de sa maîtresse ! M’entendez-vous, Agnès ?
—Oui, Madame… Elle hocha la tête, humiliée.
Agnès commençait à regretter son acceptation, mais pour le bonheur de sa famille, elle ramperait encore ! Cela ne l’empêchait pourtant pas de bouillir de rage. Comme elle lui aurait bien craché au visage pour lui faire ravaler ses injures ! Mais elle était incapable de se rebiffer contre la mère de sa très bonne Charlotte qu’elle aimait tant.
Madame de Vergennes s’assit et soudain surexcitée, annonça enfin la cause de son départ. Elle avait déjà oublié sa sortie vexante, même si Agnès écumait toujours, intérieurement.
—Dès que les chevaux seront attelés, nous nous sauverons d’ici à vau-de-route !
Avant de continuer, elle se redressa, tendit le cou très fort, leva bien haut le menton, et, par nervosité, tira sur les pans de son bustier. Le sujet était délicat.
—Agnès, je me remarie !
Agnès détourna les yeux d’une coupe garnie de fruits et jubila de surprise. La découverte de cet événement raya totalement la hargne de son cœur. Elle ne s’attendait pas à une telle nouvelle de la part d’une telle coquette frivole. Cela ne pouvait qu’engendrer la consternation.
—Vraiment, Madame ?
Et comme son ventre criait famine, elle reposa le regard sur les pommes appétissantes.
—Auriez-vous faim, Agnès ?
—Oui, Madame… je n’ai rien avalé depuis hier à part un bol de lait!
—Eh bien ! Servez-vous, mon enfant !
Agnès sauta sur une boule d’un beau rouge sombre, la frotta sur le velours de sa manche pour la faire luire et mordit dedans.
Elle ne tarda pas à connaître l’identité de l’heureux élu, car la belle Dame ne pouvait plus tenir sa langue :
—Le Comte de Crécy a demandé ma main et je la lui ai concédée sans attendre ! Ah ! Je suis la plus favorisée des femmes ! Il est fort bel homme de quarante-deux ans, très fortuné et père d’un fils de vingt ans que je considère déjà comme le garçon que je n’ai jamais eu. Il est veuf depuis un an… et… le plus réjouissant de cette affaire, c’est que ce cher Comte est un petit cousin du Seigneur Michel Le Tellier, secrétaire du Roi à la Cour ! Y voici donc, mon entrée assurée et l’avenir de Charlotte sauvegardé ! N’est-ce point chose fabuleuse ? Voyez donc ma Charlotte, jolie comme elle est, il ne serait point impossible qu’elle plaise au Roi…
Agnès croyait rêver. Elle ne sut que marmotter un « oui », tant sa stupéfaction était immense.
—Monsieur le Comte, reprit la Baronne, désire m’avoir à ses côtés le plus tôt possible dans sa somptueuse propriété parisienne ! Il veut me présenter à sa famille, à ses amis et à Sa Majesté en novembre ! Pour le Roi, c’est son cousin qui servira d’entremetteur, vous l’avez deviné. Vous me suivrez donc à la Cour, ma petite !
L’effervescente aristocrate se trémoussa d’enthousiasme sur son fauteuil et ne put retenir une crise de larmes sous l’effet de la joie. Le cœur d’Agnès battait puissamment sous les buscs de son corsage. L’espoir de voir le Roi en chair et en os ne lui paraissait plus irréalisable. Emportée par l’allégresse, elle tomba à genoux aux pieds de sa bienfaitrice et lui baisa les doigts de reconnaissance. Sa rudesse dissimulait-elle un cœur bon ?
Un laquais gratta à la porte et fit irruption dans la pièce. Il arqua un sourcil en découvrant le spectacle déchirant des deux femmes en sanglots. À cette scène, il s’interrogea sur le vif si le voyage n’était pas annulé. Sa certitude ébranlée, il s’aventura tout de même à parler :
—Le carrosse de Madame est prêt, Mademoiselle Charlotte patiente déjà à son bord. Euh… dois-je lui dire que le départ est retardé ?
—Retardé ? S’étonna-t-elle, mais pourquoi donc ? Fi, petit laquais ! Quelle idée ! Nous partons sur-le-champ !
Agnès se releva, un peu confuse et suivit les traces de la Baronne qui confia sa gentilhommière aux mains de son valet et de sa femme de chambre. Elles s’engouffrèrent dans le véhicule. Le laquais monta debout derrière, tandis que le cocher s’assit devant, rênes en mains. Pour vaincre la fatigue, les deux hommes se relaieraient en cours de chemin.
Agnès admira la beauté et le raffinement de la cabine. Charlotte, installée en face d’elle, la contemplait, amusée. Elle était heureuse de sa présence. Elle avait pourtant craint un instant de ne pas en arriver là et avait prié ardemment le Seigneur que son amie soit du voyage. Elle était exaucée. Dans un large sourire, elle lui saisit la main et lui dit gentiment :
—Tout cela est nouveau pour toi, n’est-ce pas ?
—Oui, c’est comme un rêve ! C’est la première fois que je monte dans une voiture si luxueuse ! Si maman me voyait !
Agnès volait vers son destin.
Chapitre 4
Dans la douceur de cette fin septembre, Paris apparut sous les yeux éberlués de l’angélique croquante. Malgré la compagnie de sa tendre et compréhensive Charlotte, Agnès se sentit soudain vulnérable et désœuvrée parmi la masse grouillante de population. L’atmosphère malsaine la suffoqua d’abord. Paris puait la fiente ! Mais au fur et à mesure qu’elle s’enfonçait dans le centre, elle devait s’adapter à la pestilence des quartiers. Et puis que de bruit ! Que d’agitation ! Agnès s’ennuyait déjà de sa paisible campagne et du chant harmonieux des oiseaux. Dans tout ce raffut, Charlotte parvenait quand même à lire. Elle se plaisait à parcourir certains passages du Mercure Galant, le journal le plus lu de Paris, et un article particulier attira son attention. Ses joues pâles se teintèrent de rouge et une série de grands « Oh ! » outragés sortit de sa bouche en cul-de-poule.
—Ma fille, cessez de gémir, vous m’étourdissez ! Grogna la Baronne qui détestait ses minauderies puritaines.
Très intriguée, Agnès se pencha vers son amie qui lui tendit le périodique en pointant son index sur un écho rédigé en grosses lettres. Elle s’exclama, ébaubie :
—Lis ceci Agnès, c’est dégoûtant !
Madame de Vergennes, toujours en quête de ragots à rapporter, tourna le visage vers la paysanne qui se comprit désignée pour lire à haute voix.
—« Le Duc de Lauzun se rend fréquemment à l’auberge du Renard, aux Tuileries, pour y batifoler avec des grisettes… ». Qui est ce Monsieur de Lauzun dont on parle ici Madame ? S’intéressa-t-elle, la curiosité en éveil.
—C’est un courtisan, il est même un des favoris du Roi ! Il est aussi l’amant de sa cousine. Ah ! Mais cela ne l’empêche point de paillonner ! Tels sont les hommes, petites naïves !
Agnès continua sur sa lancée la lecture du journal éducatif :
—« Monsieur de Villarceaux a organisé un festin avec quelques nobles Seigneurs et Dames, et la soirée s’est terminée en véritable orgie… ». Et ce monsieur de Villarceaux ? Qui est-il ? Questionna-t-elle encore.
—Ah ! Celui-là, s’exclama-t-elle, c’est le plus grand rufian de Paris ! Toutes les femmes sont à ses pieds !
—C’est le plus ignoble libertin de cette ville ! Décria Charlotte en contorsionnant ses lèvres, mon père le connaissait et il m’a conté quelques-unes de ses aventures…
—Il doit être très beau pour qu’on lui prête une telle réputation.
Agnès s’imaginait un idéal de beauté. Sa supposition fit réagir la Baronne, suffisamment connaisseuse pour se permettre de témoigner sans commettre d’impair :
—Plus que cela, ma petite ! Il est incontestablement irrésistible ! Si vous le rencontrez, Agnès, fuyez-le comme la peste, sinon vous êtes perdue !
—N’ayez aucune crainte à ce sujet Madame, assura la jeune fille, car avant de s’égarer, il faut d’abord que l’on s’aventure et je ne suis point de celles qui s’aventurent facilement !
—Écoutez cette prétentieuse qui se croit capable de nager là où d’autres plus habiles se sont noyées !
Charlotte, très lasse, coupa net les propos narquois pourtant fort dotés d’expériences de sa mère et épargna ainsi à sa meilleure amie une avalanche d’invectives plus ou moins blessantes.
—Mère, pourquoi tant de hargne dans votre bouche ? Agnès vous est toute dévouée !
Madame de Vergennes préféra se taire plutôt que présenter des excuses. Par énervement, le balancement de son éventail se fit plus rapide. Elle croisa le regard d’Agnès qui contenait sa colère. Un exercice de tempérance qu’elle exécutait maintenant avec science, dans l’espoir qu’un jour la justice divine interviendrait en sa faveur. Elle retourna son nez vers le spectacle de la rue, ses pensées s’envolèrent vers le chasseur anonyme. En voyant tous ces hommes, femmes et enfants piétiner autour d’elle, elle se dit qu’elle ne le reverrait jamais et qu’elle avait choisi de faire ce sacrifice rien que pour cette garce dont elle ne supportait plus les critiques et les semonces !
La houle du peuple la saoulait et semblait vouloir l’attirer à elle. De temps en temps, une main crasseuse tentait de l’attraper. Agnès dut fermer la vitre pour n’être pas atteinte au visage par des ongles noirs. Les cris des badauds, la chaleur, le martèlement des roues sur les pavés et toute la tension émotionnelle accumulée depuis son départ lui causaient la migraine. Le gosier serré et desséché par la soif, elle n’en pouvait plus d’arriver à destination. Enfin, l’attelage quitta la venelle où il s’était engagé avec difficulté, pour pénétrer dans une spacieuse cour intérieure par une imposante porte cochère qu’un portier en livrée surveillait. La voiture arrêta sa course et une quantité de domestiques s’activa à recevoir les voyageurs. Les chevaux furent conduits aux écuries où ils étanchèrent leur pépie et ils purent se reposer dans de la paille fraîche.
Les trois femmes entrèrent dans la vaste propriété du Comte de Crécy et reçurent un accueil chaleureux. On leur servit des rafraîchissements. La Baronne présenta Agnès qui emménagea aussitôt dans la chambrette adjacente à la sienne, sise au premier étage. Une étreinte passionnelle réunit les futurs époux qui, visiblement, se manquaient depuis trop longtemps. Charlotte eut le privilège de disposer de la plus confortable et la plus agréable des chambres, sa vue donnant sur les jardins du comte, derrière l’immeuble.
Attendant qu’on la sonne, Agnès écrivit une lettre à ses parents, afin de leur confier ses premières impressions, ses premières déceptions devant l’insalubrité et le vacarme de Paris. Elle ajouta être passée près du Louvre et s’être attardée en chemin pour admirer le jardin des Tuileries. Elle décrivit le Cours la Reine avec ses quatre rangées plantées d’ormes. Et pour aboutir à la résidence du Comte de Crécy, rue de l’Autruche, elle avait dû emprunter une petite ruelle puante et sombre, non loin de l’Hôtel de ville où se dressaient de magnifiques maisons huppées comme il n’en existait pas à Saint-Germain. Elle allait brosser le portrait du Comte, assez bien conservé pour son âge, lorsque Charlotte passa la tête dans l’ouverture de la porte.
—Je suis désolée, Agnès. Par la faute de ma mère, tu n’as pu revoir ton Prince de la forêt…
—Ne te fais aucun souci ma bonne Charlotte… Si Dieu le veut, je le retrouverai !
***
Septembre s’écoula très vite, laissant place à un mois d’octobre fâcheusement frisquet. À Saint-Germain, le hasard traçait son sillon pour Jean, comme il l’avait si bien fait pour sa sœur. Le jeune paysan devait livrer deux meubles façonnés par son père à un aubergiste du centre. Une escarmouche entre deux ostrogots lui avait coûté deux tables. Jean ficela la marchandise commandée sur sa carriole et s’engagea sur le sentier ondoyant de la ville. Il sifflotait gaiement, une douce pensée pour sa sœurette. Près de l’église, le petit estaminet attendait sa livraison. Quand Jean pénétra à l’intérieur, il y surprit deux mousquetaires attablés, chope de vin à la main, triquant, guillerets, à la santé du Roi. Le plus âgé des deux compères, bien gras et bedonnants, hissait le bras très haut et criait, faisant résonner sa voix rauque :
—Vive le Roi ! Vive le Roi !
L’autre l’imitait avec autant de liesse. Jean éternisa son regard sur eux, bouche bée et arrondie, les yeux remplis d’émerveillement devant leur bel uniforme bleu chamarré de passements dorés. Le ventripotent officier s’aperçut de la fascination du paysan. Il se leva de son tabouret et vint à sa rencontre. Face à lui, il se raidit fièrement en plaçant une main sur le pommeau de sa rapière, de l’autre, il ôta son chapeau à plumes rouges. Sa taille rivalisait avec son poids. Son auguste carrure prouvait à elle seule qu’il était amateur de bonne chère. Les joues rubicondes et la moustache relevée, il se lança dans la conversation :
—Allons, jeune péquenot, n’as-tu jamais vu de mousquetaire ? Ferme donc ta bouche avant qu’une mouche n’y entre !
Il éclata de rire. Sa bedaine se mit à sauter de plaisir à brèves secousses. D’un seul geste, il rejeta sa cape en arrière que les vibrations de son corps avaient fait glisser sur le devant de son ventre. Comptant sur une réponse, il tortilla sa moustache d’impatience. Jean avala sa salive pour se rincer la gorge et se décida à parler au bout de quelques secondes de mûre réflexion :
—C’est que… Monsieur, votre habit me fait rêver depuis longtemps.
—Sais-tu te battre au moins, jeune freluquet ? Tu as le teint et le châssis fluet d’une pucelle ! Tu ne sembles plutôt bâti pour satisfaire le frère du Roi que pour servir Sa Majesté !
Jean, pas le moins du monde impressionné par ce colosse à la critique facile, contredit son jugement :
—Détrompez-vous Monsieur ! Je sais manier l’épée et le fusil ! Je peux me défendre et je ne crains rien ni personne !
—Ah! Et comment te nommes-tu, mon brave ?
—Tardieu… Jean Tardieu !
—As-tu peur de périr, Tardieu ? Lui demanda-t-il encore, de plus en plus retenu par la profonde détermination du paysan.
Jean ne répliqua rien à cette question un peu bizarre et pour ne pas gaffer, il y répondit par une autre :
—Et vous, Mousquetaire, avez-vous peur de mourir pour le Roi ?
Étonné, le soldat souleva ses épais sourcils bruns, sourit et songea que l’on n’aurait pas pu mieux lui répondre. Il trouva ce jeune homme fort sympathique et n’hésita pas à le satisfaire :
—Certes ! C’est pour cette raison que je me bats si bravement et que je baise à tous vents! La vie est si courte dans notre métier !
Il explosa de nouveau d’un rire grave et communicatif. Il invita Jean à boire à sa table et lui proposa de prouver sa vaillance l’après-midi même, en sa compagnie. S’il réussissait sa mise à l’épreuve, il le prendrait sous sa protection et le présenterait au Capitaine. Jean accepta sans réfléchir et sans penser à la réaction de sa famille. Il promit de se rendre à l’endroit prévu, à l’heure convenue.
***
Pressé de montrer ses capacités, il bâcla son repas et se garda bien d’en avertir ses parents. À pas rapides, il gagna la plaine où le rendez-vous était fixé et où se déroulaient la plupart des duels. En ce lieu, pas l’ombre d’une silhouette ! Au bout d’une dizaine de minutes, s’imaginant que l’on s’était moqué de sa personne, la rage lui monta au nez. Il s’apprêtait à repartir lorsqu’il entendit le galop d’un cheval. Le Mousquetaire se manifesta enfin et descendit de sa monture. Dès qu’il fut à sa portée, il lui jeta une épée, lui recommandant de s’échauffer avec lui un moment. Jean ne se permit pas de refuser mais ne réprima pas non plus sa déception :
—C’est tout ce que vous désirez de moi Monsieur ? Une ridicule batterie ? J’avais espéré un peu plus d’action !
—Allons, Tardieu ! Tu parles trop ! En garde ! Commanda-t-il, la pointe de son arme sous le menton du jeune croquant impavide. La partie d’escrime commença. L’officier constata très vite que son adversaire était vraiment doué, qu’il se défendait avec rubrique et vivacité. Il avançait, reculait, sautillait avec une énergie débordante. Le Mousquetaire vit que, tout gringalet que Jean paraissait, la lame lourde ne faiblissait pas et se maintenait fermement sous la force de son poignet. Un quart d’heure plus tard, tous deux essoufflés et en sueur, ils arrêtèrent leur antagonisme futile. Lassé de ce banal exercice, Jean décida de s’en aller. C’est alors que son opposant siffla avec ses doigts. À ce signal, trois hommes du peuple, armés de fers bien aiguisés, débusquèrent des taillis et se ruèrent sur eux. Ces bretteurs déguenillés semblaient prêts à tout pour sauver leur peau et surtout pour récolter quelques deniers. Plus question pour Jean de se laisser aller à la fatigue et au découragement. Sa vie était en danger. Il se retrouva brutalement assailli. Violemment, d’un croisé au flanc, il subit une légère estocade qui lui arracha un cri de douleur. Un mince filet de sang macula sa chemise. Dans un sursaut de colère et de vengeance, il paya de retour son agresseur en le transperçant d’un coup fourré en plein cœur. La victime porta la main à son thorax et une seconde après avoir contracté les muscles de sa mâchoire en une horrible grimace, s’effondra sur le sol. C’était la première fois que Jean tuait un homme, il ne prit cependant pas le temps de s’attarder sur ce drame, car l’un des deux survivants s’abattit sur lui. D’une adroite cabriole, il évita une estafilade qui l’aurait fatalement défiguré. La lame siffla à son oreille, effleurant sa chevelure. Au retour de sa retraite, il se chargea, sans aucune hésitation, d’occire son ennemi d’une pointe au corps au niveau du foie. Pour sa part, le Mousquetaire balafra le dernier qui s’enfuit avec couardise sans demander son reste. Loin de s’apitoyer sur le sort des deux cadavres, il se baissa sur les corps inanimés, leur tira leurs bourses bourrées d’écus et en donna une à Jean en disant :
—Ces escogriffes étaient payés pour t’escoffier ! Cet argent te revient, mon brave ! Tu es courageux ! Viens donc panser ta blessure et apposer ton seing au bas de ta feuille d’engagement ! Ce bel uniforme est à toi et toutes les femmes dont tu rêves!
Jean reprit force et respiration. Il était fier d’être sorti vainqueur et d’avoir démenti les doutes de l’officier. Malgré la meurtrissure de sa cote, il était heureux, car dans l’heure, il allait être présenté au Capitaine Charles de Batz, Comte d’Artagnan. Celui-ci ne manquerait pas de l’avertir qu’il paraîtrait prochainement aux yeux du Roi, au cours de l’inspection des troupes au Louvre.
Jean conta ses exploits à sa famille, n’oubliant pas d’écrire une missive à Agnès pour lui annoncer la bonne nouvelle.
Il était enfin soldat du Roi !
Chapitre 5
Au château de Saint-Germain, toute la Cour préparait les malles pour le sempiternel déménagement que le Roi imposait à chaque saison. Il prévoyait de passer cet hiver au Louvre, bien plus confortable et moins froid, que le vieux château qu’il quittait pour quelques mois. Versailles n’était encore qu’un vaste chantier, inhabitable durant la morte saison, à cause de ses courants d’air. Il attendrait le bel été 1669 pour y séjourner.
Louis était désappointé de l’absence d’Agnès à leur dernier rendez-vous. Il se demandait ce qui avait contrarié son projet, qui, à première vue, lui semblait réciproquement voulu. Même les Rois commettent des erreurs, pensa-t-il, regrettant, mais trop tard, ne pas lui avoir avoué son identité. Elle n’aurait sans doute jamais osé lui faire faux bond si elle avait su qu’il était le Roi. Il émit quand même une autre hypothèse. Méfiant de nature, il s’imaginait avoir été espionné et trahi. Il soupçonnait son frère en qui il n’avait aucune confiance, connaissant sa passion pour les intrigues. La radieuse beauté d’Agnès ne lâchait plus son esprit, n’en déplaise à la voluptueuse Athénaïs avec qui il passait ses soirées.
***
Les carrosses brinquebalants quittèrent Saint-Germain et prirent la route de Paris. Le cortège royal, entouré de gardes, roulait en tête, suivi des courtisans, des domestiques et des voitures chargées de bagages et de meubles. Dans celle du monarque se côtoyaient la Reine et les deux favorites, toutes trois obligées de cohabiter. Selon ses humeurs, il se les attribuait et usait d’elles à volonté. La Reine ne voyait rien, trop aveuglée par l’amour qu’elle vouait à son majestueux époux et se bornait toujours à croire que Louise de La Vallière demeurait la favorite en titre. Elle ne se doutait pas que le Roi avait déjà joui des faveurs de la belle Marquise de Montespan, depuis sa victoire sur les Flandres, et que l’autre ne servait plus que de paravent à cette scandaleuse liaison. Athénaïs avait su, sans difficulté, récompenser le preux combattant par une nuit exquise. La Vallière souffrait mille martyres et humiliations sous ses gausseries journalières. Elle la surnommait « la boiteuse », à cause de sa marche irrégulière qu’elle tenait d’une ancienne chute de cheval. Pendant le bercement désagréable du voyage, les trois rivales discutaient ensemble, hypocrites, sous ses prunelles noires. Il contemplait ses favorites à tour de rôle, submergé par ses pensées, sans jamais laisser paraître de privilège pour l’une ou l’autre devant la Reine.
***
Agnès était attristée de ne s’être pas rendue dans la forêt le jour décidé. Son galant avait dû l’attendre désespérément ! Qu’avait-il pensé de cette absence ? Allait-elle le revoir un jour ? Comment le retrouver, se lamentait-elle, elle ne connaissait même pas son nom ! Le soir, dans ses draps, elle se blâmait de ne pas le lui avoir demandé. Quelle idiote elle faisait ! Si elle avait été une fille de bonne famille, comme Charlotte, elle n’aurait point permis qu’un homme lui adressât la parole s’il ne s’était pas présenté ! Mais elle savait si peu de choses sur les belles manières à adopter face à un gentilhomme ! Agnès pleura la perte de cette grande occasion, puis se consola, se faisant une raison. Comment aurait-elle pu prévoir ce voyage ? Tout était toujours si inattendu avec la Baronne !
La lettre de Jean raviva en elle, une joie engloutie. Sa maison et ses habitudes lui manquaient. Elle ne cessait d’écrire de longues lettres à sa famille.
Malgré l’ennui, les journées défilaient à une allure vertigineuse et, par un doux après-midi d’octobre, le Comte de Crécy invita les trois Dames à partager avec lui une flânerie au Cours de la Reine. Il masquait en fait, l’intention de les emmener rendre une visite de courtoisie à l’une de ses anciennes maîtresses. Cette femme, devenue maintenant une amie fidèle, se nommait Anne de Lenclos, plus populairement appelée « Ninon ». Elle était charmante, libertine, et tenait un salon de libres-penseurs, rue des Trois-Portes, dans le centre-ville. Madame de Vergennes, vêtue avec faste, poudrée et parfumée à outrance, n’avait pas lésiné sur la coquetterie pour plaire à ce petit monde. Charlotte le lui avait d’ailleurs fait remarquer, se demandant ce que serait son équipage pour son introduction à la Cour ! Agnès et les domestiques du Comte s’étaient affairés autour d’elle plus de deux heures, sa coiffure ayant pris, à elle seule, la majorité de ce temps. Charlotte se voulut bien plus sobre dans son apparence. Sa jeunesse et sa beauté ne nécessitaient aucun fard, cet apparat étant usité par les femmes plus vieilles, désireuses de cacher leurs rides. Tout simplement habillée d’une jupe et d’une brassière de velours brûlé, aux poignets et au décolleté garnis de dentelles, Agnès ne passa guère plus de dix minutes pour se vêtir. Elle enferma sa chevelure platine sous le drap blanc d’une charlotte, d’où s’échappèrent d’indisciplinés accroche-cœurs. L’ampleur confortable de ses médiocres sabots de paysanne lui faisait défaut. Elle peinait à se déplacer avec les souliers à hauts talons qu’elle était astreinte à supporter, se promettant de s’acheter une belle paire d’escarpins dès l’encaissement de sa paye. D’un autre côté, elle était heureuse de ne plus camoufler ses pieds dessous ses jupons lorsqu’on lui adressait la parole.
—Voici « L’Empire des œillades » ! S’exclama le Comte en aidant les trois promeneuses à descendre de la calèche. Ils étaient au fameux Cours de la Reine dont les arbres roux aux feuilles chancelantes n’enlevaient rien au charme de l’endroit.
—Pourquoi nomme-t-on ainsi ce lieu ? Lui demanda Agnès, avide de connaissances.
—Car c’est ici que les galantes en mal d’amour, s’affichent dans leurs plus beaux atours aux yeux des gentilshommes ! Les femmes mariées se masquent pour ne point être reconnues et terminent la journée derrière un bosquet du bois de Boulogne ! Regardez, Agnès ! Regardez donc ces beaux messieurs qui viennent au trot sur leur palefroi. Ils vont vous sourire et vous saluer de leur chapeau !
—Et que devrais-je faire, Monsieur le Comte ? S’informa l’ingénue, égarée parmi ces étranges coutumes citadines.
—Surtout, pas un geste ! Conseilla-t-il, si vous leur rendez leur sourire, ils le prendront pour un encouragement et vous aurez, jolie comme vous êtes, grand peine à vous libérer d’eux. Pour notre sérénité mon enfant, misez, je vous prie, sur l’indifférence !
Agnès hocha la tête d’approbation et suivit les judicieuses recommandations de Crécy pour ne pas être incommodée par quelques chevaliers, qui effectivement se découvrirent le crâne et montrèrent leurs belles incisives.
***
Après s’être assouvie et écœurée des relents de la Seine, la Baronne, au bras de son fiancé, se laissa entraîner chez Ninon de Lenclos. Un valet annonça leur arrivée. Aussitôt, on les débarrassa de leurs capes et manteaux et on les convia à pénétrer dans le grand salon. Tandis que la pimpante Ninon avançait à leur rencontre, bras ouverts et accueillants, deux gentilshommes des plus élégants levèrent la tête en direction des nouveaux venus. De peur qu’il ne rate l’entrée de ces fringantes coquettes, le plus jeune des deux cogna son voisin d’un discret coup de coude, se pencha à son oreille et lui susurra :
—Contemplez donc ce que nous amène le Comte !
Le plus âgé, qui n’avait pas attendu le signal de son partenaire pour les apercevoir, dirigea son regard brun foncé et velouté sur l’attrayant trio. Adulateur, il répondit tout aussi sourdement :
—Diable, quel attelage !
Puis, après s’être attardé sur les rondeurs de Madame de Vergennes et le délicat minois de Charlotte, il rabattit de nouveau ses pupilles sur Agnès. Il caressa longuement sa poitrine avantageuse et sa croupe gracieuse, se flattant de penser qu’il aimerait mieux y tâter des mains que du regard. Son âme, en cet instant, reçut comme un éclair. Cupidon avait tiré sa flèche et n’avait pas manqué sa cible. Il ne parvenait plus à détourner sa face de la villageoise.
Le groupe s’approcha en pavoisant. Des bribes de leur conversation jaillirent jusqu’à ses oreilles. Crécy, heureux, présenta ses nobles compagnes d’une voix chantante et enjouée :
—Ninon, voici ma fiancée, madame la Baronne de Vergennes, et voici Charlotte, sa ravissante fille…
Agnès, intimidée et soumise, s’effaça, patientant debout derrière sa maîtresse, les mains soudées sur le velours de sa jupe. Ainsi postée en retrait, elle n’attirerait pas l’attention. Mais rien n’échappait à Ninon de Lenclos. Quand elle eut fini d’étaler ses plus aimables sourires, elle regarda Agnès, l’œil en coin. L’homme aux yeux veloutés restait, tout comme elle, dans l’expectative de découvrir le nom de la plus séduisante des trois. Dans sa joie, le Comte avait tout bonnement oublié de la citer. Pour lui, elle ne comptait pas, elle n’était rien qu’une domestique. Pourtant, devant le vif intérêt non dissimulé que lui portait Ninon, il s’empourpra et benoît, poursuivit les présentations en posant une main sur l’épaule d’Agnès :
—Cette jeunette est la Demoiselle de compagnie de Madame la Baronne. Elle s’appelle Agnès Tardieu.
Agnès subjuguait déjà beaucoup de monde autour d’elle. Se sentant examinée de toute part, elle abaissa le menton et limita sa vue au plancher verni, croyant, tel un enfant fermant les paupières, passer inaperçue au regard des autres. À se vouloir trop invisible, Agnès ne sut que piquer le caractère curieux de Ninon. Cette dernière l’observa comme un petit animal de foire, fit un pas vers elle et lui souleva la tête du bout de son éventail. Agnès lui offrit une irrésistible risette, creusant les fossettes de ses joues. Ninon ne dit mot. Elle cogita une seconde. Pour mettre un frein à cette sorte d’envoûtement collectif, elle s’écria brutalement :
—Je suis enchantée de vous revoir, mon ami !
Elle pressa amicalement l’épaule de Crécy et continua à voix basse pour ne viser que lui :
—Votre choix est des meilleurs, j’admire votre goût pour la beauté. Cette petite est adorable ! Faites-en bon usage tant qu’il vous plaira et passez-la-moi pour que je l’éduque à la façon Ninon !
Puis, elle haussa le ton une nouvelle fois et, de sa voix fine et mélodieuse, interrompit les chuchotements de ses hôtes :
—Aujourd’hui me comble d’aise ! Vous, enfin auprès de moi, mon cher Comte, et depuis ce matin, le retour de campagne de mon dévoué ami, le Marquis de Villarceaux ! Que ce jour soit béni !
À l’écoute de ce nom, Agnès sursauta et tourna spontanément le visage vers les hommes que montrait Ninon de sa menotte molle et blanche. Le réflexe d’Agnès fut remarqué, d’abord par Mademoiselle de Lenclos qui songea sur le moment que la vilaine connaissait son Marquis. L’attitude de celui-ci, surpris autant qu’elle de la réaction de la jeune fille à l’évocation de son nom, la rassura. Il ne pouvait s’imaginer que cette Demoiselle désirait mettre un visage sur l’identité de l’homme mentionnée dans les pages du Mercure Galant et dont la réputation délirante la fascinait secrètement. Agnès croisa son regard, puis celui de l’autre, se demandant lequel des deux était le libidineux Marquis.
Ninon les guida à une immense table en noyer ciré où discutaient une dizaine d’individus, tous sexes confondus. Les rires fusaient de partout. Le silence régna subitement lorsque les visiteurs prirent place à leur tour. Elle claqua dans ses mains, somma son valet d’apporter une collation et pivota vers le Comte qui se tenait à sa droite :
—Mais comment se porte votre fils que nous ne voyons guère ces derniers temps ? S’enquit-elle de façon détournée pour en venir au sujet qu’elle brûlait d’aborder.
—Merveilleusement bien. Il mène une Marquise de dix ans son aînée ! Vous comprendrez donc que le motif de ses absences est pardonnable !
—Absolument ! Qu’il profite tant qu’il peut, viendra un jour où il ne pourra plus ! N’imitons point ces pauvres hirondelles qui ne baisent qu’au printemps ! Baisons, baisons tant qu’il est encore temps ! Et… et d’où nous vient votre jeune et belle protégée ?
Agnès, encore ciblée, rougit. Tous les yeux orientés vers elle, accrochés à sa bouche vermeille, espéraient une réponse personnelle. Ninon leur offrit ce plaisir en forçant Agnès à desserrer la mâchoire.
—Elle va nous l’apprendre, n’est-ce pas ? Lança-t-elle sournoisement, n’ignorant pas son berceau natal.
La perspective d’amuser un peu ses convives par les propos rustiques d’une fille de Jacques était très alléchante. Elle ne se doutait pas de la culture d’Agnès et présumait une réplique bafouilleuse et frustre qui provoquerait l’hilarité de la salle. Les deux hommes s’approchèrent et se lièrent au cercle d’instruits. Le valet revint et déposa un copieux plateau garni de pâtisseries, de thé, de café et de chocolat, les trois boissons les plus prisées de Paris. Agnès, tout aussi intelligente qu’elle était, conservait une innocence qui la poussa à répondre sans malice.
—De Saint-Germain !
—Une Contadine ! Gloussa Ninon, voici qui est charmant !
Elle applaudit en riant. D’autres l’imitèrent. Elle s’adressa ensuite aux messieurs trépignant d’impatience d’être présentés.
—Messieurs, voyez ! Vous qui ne cessez de jurer qu’à la campagne il n’y a que boue et bœufs ! Voyez quel genre de bête y vit!
Elle ne leur accorda pas le droit de parler, car déjà, elle commençait les bienséances, ne prenant même pas le temps de respirer entre chaque phrase.
—Mes amis, dit-elle à ses invités, voilà Claude de Treignac, Vicomte de Nangis.
Elle désigna du doigt le plus jeune. Agnès n’eut aucune peine à conclure que le plus vieux des deux était le célèbre Marquis de Villarceaux. Elle l’inspecta encore, sans frein, et fixait enfin un visage sur le héros lubrique des journaux. C’était donc cet homme qu’il fallait fuir ! C’était donc lui le plus redoutable des séducteurs ! Agnès se rappela les conseils préventifs de Charlotte et de sa mère, mais le trouvait beau, quand même…
***
Treignac avait une trentaine d’années et était populaire pour ses aventures galantes. On disait de lui qu’aucune femme ne lui avait jamais résisté. Son teint méridional, ses cheveux d’ébène, contrastaient avec la peau pâle des Parisiens et ravissaient le regard des Dames. Il avait hérité cette bonne mine de ses grands-parents d’origine italienne. Ninon le vantait d’avoir du feu dans les veines et non du sang et assurait qu’il n’était point douloureux de se brûler à ce feu-là !
Villarceaux n’attendit pas qu’on le nomme, il le fit lui-même, plein d’assurance, le buste incliné vers les jeunes filles qu’il avait hâte de connaître plus intimement.
—Je suis Louis de Mornay, Marquis de Villarceaux !
Il ne perdit pas de temps avec Crécy, qu’il rencontrait assez souvent chez Ninon, ni avec la Baronne, qu’il ne trouvait pas à son goût. Il ne se rappelait même plus avoir connu Charlotte dans ses langes ! Elle était maintenant beaucoup plus intéressante pour lui. Il ne risquait pas d’oublier une si douce figure. Il s’assit sur le siège avoisinant celui d’Agnès, incité tout naturellement à se rapprocher d’elle par les regards inquisiteurs qu’elle lui adressait. Si près d’elle, les narines chatouillées par un voile fleuri, il respirait les effluves de son parfum.
Comme Ninon, il avait passé la quarantaine, mais resplendissait d’une jeunesse perpétuelle de corps et d’esprit. Ses trente ans semblaient s’être immortalisés depuis qu’il les avait fêtés. Lui, qui détestait la rhingrave, la trouvant trop efféminée, portait un haut-de-chausses noir. De son justaucorps ocre jaune, passementé de galons dorés et fendu aux manches, dépassait largement sa chemise de satin blanc. Ses poignets étaient enjolivés de volants de dentelle qui lui engloutissaient le tiers de ses mains. La droite exposait une magnifique bague sertie d’un gros rubis. Ses manches ainsi pendantes balayaient tout sur leur passage, au moindre de ses mouvements. Agnès, admiratrice, se plaisait à en apprécier l’élégance. Ce bel homme lui faisait penser au chasseur de Saint-Germain-en-Laye, autant par sa grâce que par son goût raffiné pour s’arranger. Elle inspecta le baudrier où reposait son épée. N’ayant jamais vu d’arme d’aussi près, elle était impressionnée. Le seul point commun vestimentaire que Louis de Mornay partageait avec son ami Claude de Treignac était la cravate qui sortait du col de sa chemise, dessous son plastron, tel un flot de rubans. Sa physionomie attrayante, à la peau claire et au gain fin, offrait de superbes yeux noirs, rieurs, dont la profondeur et l’éloquence ensevelissaient l’être entier de celle qui s’y enlisait. À le voir, il n’était pas difficile de comprendre pourquoi Ninon avait quitté son Paris chéri durant quatre années, pour se cloîtrer avec lui dans une morne campagne et y vivre une passion débordante. Sa bouche charnue, terriblement sensuelle, ne s’ouvrait que pour prononcer de jolies phrases. À son menton carré se dessinait une minuscule fossette qui lui seyait à ravir et donnait un charme particulier à ses sourires. Pas de moustache et pas de perruque. Sa chevelure brune et épaisse descendait en une cascade ondulée sur la soie de ses épaules. Louis de Mornay, dont la réputation de libertin n’était plus à refaire, n’était plus maintenant qu’un ami très intime et dévoué de Ninon et, quoiqu’il l’honorait encore parfois de ses ardeurs, leur flamme s’était peu à peu éteinte, la passion s’était amenuisée, laissant place à un amour indestructible, durable et résistant à toute épreuve.
***
Le Vicomte de Nangis envisageait déjà Agnès avec beaucoup d’audace. Gênée, elle employait tous les moyens possibles en cette situation, pour arrêter le début de ses investigations, mais, assise en face de lui, il lui était très ardu d’éviter ses œillades. Elle n’eut d’autre recours que de plonger son nez dans sa tasse de thé, feignant de ne guider son attention que vers elle, alors qu’en réalité elle subissait déjà le magnétisme de son séduisant voisin. Pendant que la senteur délectable du thé la distrayait, elle écoutait palabrer les Précieux qui l’entouraient. Elle tourna la tête vers lui. Il lui sourit. Celui-là ne l’ennuyait pas autant que l’autre avec ses regards embrasés. Sur elle, le puissant ascendant de Villarceaux s’amorça. Elle hésitait encore à lui rendre son sourire, se rappelant l’avertissement de Crécy. Un sourire rendu est un engagement. N’avait-elle point montré une affabilité naturelle au beau chasseur de Saint-Germain ? Cela ne l’avait pourtant pas engagée. Après raisonnement, elle se décida, et ses lèvres se contractèrent d’une manière avenante. Le Marquis le prit comme un encouragement et débuta dès lors une cour entêtée, qui ne fut que subtile au départ. Mais Ninon jetait sur eux des coups d’œil furtifs et put remarquer avec quelle complaisance, il proposait une assiette de riffoles à sa compagne de table. Il lui fallait sans tarder apprivoiser cette vierge nubile avant de la suborner.
Ninon savait que l’entêtement de son ami était sans limites. Une brèche s’ouvrit dans son cœur ; celle de la jalousie. Non pas celle d’une femme trompée, abandonnée ou frustrée, mais celle d’une femme de quarante ans qui se sent vieillir et qui craint chaque jour de ne plus plaire. Les hommes ! Inconstants dans leurs amours, constants dans leur façon de courtiser. Elle voyait son Louis manœuvrer de la même manière avec cette gueuse, qu’avec elle des années auparavant. Elle devinait en cette petite un tempérament ardent, endormi pour le moment, mais prêt à s’éveiller dès les premières incitations. Ce fut presque un soulagement lorsqu’il obliqua vers Charlotte. Une conversation, une semaine plus tôt avec le Comte de Crécy, l’avait informé de la pudeur exagérée de la brunette et dont la Baronne s’alarmait. Villarceaux était prié de la dévergonder un brin, sans toucher à sa vertu, afin de ne pas déshonorer la famille. Il trouvait plaisant la tâche qu’on lui confiait, et la considérait comme aisée, mais aujourd’hui qu’il découvrait ladite prude, il en pensait autrement. Charlotte ne levait jamais la frimousse de sa tasse de chocolat et son air engoncé était des plus absurdes.
Les rires stridents de Madame de Vergennes et de Ninon scindaient l’atmosphère, abrutissant Agnès, qui ne partageait pas leur folâtrerie. Subitement, sans aucun signe précurseur, Ninon s’arrêta de jacasser et soumit l’idée de jouer une partie de cartes. Elle donnait toujours libre cours à ses fantaisies.
—Un brelan ? Un piquet ? Suggéra-t-elle, au comble de l’ébaudissement.
La Baronne, joueuse de nature, ne put s’empêcher de répliquer :
—Un hoca !
L’indignation parcourut l’assemblée sachant que ce jeu d’argent était défendu par le Roi, sous peine d’emprisonnement, quoique beaucoup apprécié à la Cour et très joué par la Marquise de Montespan. Mais Ninon, tentée par le Diable, frétilla sur sa chaise à la pensée de plumer quelques nobliaux.
—Et pourquoi pas ? Allons-y ! Que ceux qui ne veulent point se joindre à nous, quittent notre table ! Que l’on amène des cartes, vite !
Agnès se dressa soudain sur ses jambes qu’elle avait grand besoin de dégourdir, et bégaya, un peu embarrassée :
—Je… ne sais point jouer, Madame. Permettez que je me retire…
Ninon plissa les sourcils. L’occasion rêvée de brocarder la belle manante était enfin venue. Voir se transformer Villarceaux en larron d’honneur pour cette gredine la rendait malade. Il était impératif d’abaisser ses jolis quinquets aguicheurs ! D’un ton désobligeant, elle maugréa sous les yeux époustouflés de sa tablée :
—Voici bien un langage de Contadine ! Vous êtes loin de votre ménil et si vous prévoyez d’entrer à la Cour, dites-nous ce que vous prétendez y faire, à part battre les cartes ? Séduire le Roi, peut-être ?
Elle ricana et bon nombre de ses hôtes lâchèrent des rires sonores et moqueurs. Agnès mordit ses lèvres de rage. Cette femme surpassait la Baronne en matière de goguenardise ! Elle étouffait de honte devant tous ces gens. Il leur fallait un bouffon ; elle était l’élue. Agnès raidit l’échine comme un coq de bataille. Son teint vira au pourpre.
—Qu’il ne vous en déplaise, Madame ! Ne suis-je point belle ?
Un poète à l’esprit sagace se leva de son siège et se mit à versifier, le plus simplement du monde, les idées qui lui traversaient la tête, offrant une revanche à sa chère Ninon :
Cette pucelle
Veut se faire enconner
Et ce, par le vit du Roi
Elle est belle
Et bien façonnée
Mais elle est bête comme une oie !
Agnès crut défaillir ! À l’apogée de son humiliation, elle quitta la table, mais Charlotte essaya de la retenir en lui saisissant la manche. Tremblante d’émotion, elle se réfugia dans un coin de l’antichambre et céda à la tristesse. Les gouailleries tonitruantes perçaient les murs et arrivaient jusqu’à elle. Elle se boucha les oreilles pour ne plus rien entendre. Ninon se croyait débarrassée d’elle en brisant le charme qui la liait à Villarceaux, mais pour son plus grand décompte, l’effet fut inverse. Le Marquis la toisa d’un œil désapprobateur et abandonna la tablée pour rejoindre l’ensorcelante vestale. Bien que Crécy et la Baronne eussent pris peu de plaisir à ce petit amusement, Charlotte leur lança un regard épineux qui les glaça. Agnès essuya ses larmes du revers de la main et sentit quelqu’un lui effleurer le bras. Villarceaux était à ses côtés. Dès qu’elle se tourna vers lui, il lui grippa la main avec douceur et la serra fortement. Quelle tendre consolation ! Elle se plia à cette touchante attention, y puisant tout le réconfort dont elle avait besoin. Il s’approcha davantage et arbora le plus enjôleur de ses sourires. Agnès chercha à retirer ses doigts de cette moelleuse étreinte, mais il les maintint prisonniers dans ses paumes chaudes. Ce contact initial envahit Louis d’un désir violent qu’il ne put réprimer. Il porta les mains de la paysanne à ses lèvres et les goûta fébrilement. Un frisson dévala la pente douce des reins d’Agnès qui en apprécia le bien-être avec béatitude. Elle avait déjà ressenti cette sorte d’engourdissement troublant auprès du chasseur et il ne lui était plus étranger. Elle constatait avec fierté qu’une fois de plus, elle plaisait aux hommes et elle considéra ce Marquis bien plus désarmé qu’elle sur le moment.
—Tous ces gens sont cuistres et méchants, dit-elle, livrant sa détresse sur un ton débordant d’amertume, ils me font bien sentir que je ne suis qu’une pauvre fille de laboureur ! Je n’aime guère cette femme ! Qu’a-t-elle donc contre moi ? Elle ne me connaît même pas !
—Ne soyez point fâchée contre elle. Ses taquineries sont innocentes et ces gens sont moins affreux qu’il n’y paraît. Ce sont des libres-penseurs qui ne rebutent jamais de dire ce qu’ils pensent !
Froissée, Agnès extirpa énergiquement sa main de son étau :
—Vous leur donnez raison ! Vous pensez que je suis bête comme une oie !
—Point du tout, contredit-il d’une voix enrobée de miel, je… je vous trouve un peu farouche, et… et… vous ressemblez à un ange, oui, à un ange, et non à une oie ! Ne changez surtout pas ! Au Diable les pédants !
Son courroux s’apaisant, Agnès montra ses jolies dents. Après un court silence, utile et médiateur, Villarceaux aborda un tout autre sujet. L’instant s’y prêtait, idéal pour une galante démarche. Louis ne perdait jamais de temps.
—La Baronne vous accorde-t-elle quelques divertissements ?
—Je… ne sais point, bredouilla-t-elle, indécise, devinant un peu où il voulait en venir. Était-il prudent de s’aventurer ? Elle allait sans doute se perdre ou se noyer, comme l’avait si assurément prédit la Baronne. Mais tant pis il était tellement beau et se noyer dans un délice de chair avec un homme tel que celui-là ne devait point être si désagréable…
—Oui, peut-être… continua-t-elle, hésitante.
Puis, prenant vraiment conscience du danger qu’elle courait, elle décida de fuir, fuir devant un rendez-vous qu’elle n’aurait pas la force de décliner. Prêtant foi aux bons conseils de sa maîtresse, Agnès s’apprêta à disparaître le plus loin possible de ce tentateur. Il ne le lui permit pas. La retenant par le poignet sauvagement, elle fit volte-face. Il put ainsi récupérer la menotte satinée qu’il avait perdue.
—Je désire ardemment vous avoir à ma table samedi soir !
—Ah ? Mais… Monsieur… je ne puis vous promettre…
—Refuseriez-vous mon invitation ? Allons, j’y fais instance !
Il écrasa ses doigts. Elle l’examina une ultime fois. Il la supplia du regard. Elle faiblit.
—J’exige une réponse ! Insista-t-il.
—Oui…
Chapitre 6
Quand Louis XIV entra dans Paris, la foule se précipita sur son escorte et clama sa bienvenue. La surveillance des officiers se renforça au cas où quelques crève-la-faim contestataires dénigreraient leur mésaise. Le Roi craignait la violence des insurgés, chaque fois qu’il pénétrait dans cette ville. Des badauds hurlèrent « Vive le Roi » à plusieurs reprises, tandis que d’autres crachèrent sur le sol à l’approche de son carrosse. Par la portière, il salua ses partisans de signes bienveillants et leur montra une mine réjouie. De concert, la Reine l’imita, secouant son mouchoir blanc pour rendre hommage à son peuple. Le parapet que formaient les gardes résistait mal au chahut de la populace en délire. En longeant les quais nauséabonds de la Seine, une espèce de grisette à la chevelure poisseuse se rua sur le bas-côté de la voiture. Louis, saisi, se recula. La Marquise de Montespan poussa un cri derrière son éventail tandis qu’une grimace de dégoût déforma les lippes roses de la Duchesse de La Vallière. Un officier attrapa solidement l’enragée. Empreinte de furie, elle se débattit entre ses bras robustes, lui refilant coups de pied et coups de poing. Il la maintint vigoureusement et parvint à l’écarter. Usant l’extrémité de sa résistance physique à essayer de s’extirper des biceps puissants du garde, l’inconnue se mit à crier à gorge déployée des phrases injurieuses, visant à critiquer la polygamie outrageante de Louis :
—Non ! Non ! Point vive le Roi ! Ce Roi est un esbigneur de cons !
Elle fixa le Roi en plein dans les yeux pour lui prouver qu’elle ne le craignait pas, puisque de toute façon, à part sa misérable existence, elle n’avait rien à perdre. La figure ravagée par la hargne, elle s’adressa à lui personnellement :
—Oui, toi ! Tu es un esbigneur de cons !
Elle acheva sa harangue en mollardant aux roues du véhicule. Louis, dont la stupéfaction figeait tout son être, eut recours au bon jugement de ses compagnes de voyage, pour s’assurer que c’était bien à lui que cette ribaude s’en prenait. On lui certifia que oui. Il ordonna alors aux gardes d’emmener la furibonde et de lui faire infliger cent coups de fouet en punition. Ce qui fut prescrit et exécuté le jour même.
La suite royale ralentissait dans la cohue des Parisiens déchaînés. Cela rendait Louis plus inquiet encore. Il suait toute l’eau de son corps et s’épongeait sans cesse le front et les joues. Son épouse, malgré cela, restait stoïque et conservait le sourire. Ce genre de manifestation ne la perturbait jamais. Elle continuait à remuer son mouchoir, impassible.
Une quantité de mètres plus loin, une nouvelle altercation se produisit. Un homme dans la force de l’âge, la chemise débraillée, les manches retroussées, exhibant une forte corpulence, se jeta sur la voiture à l’insu des gardiens. Il vociféra également des insultes, à deux doigts de la perruque du Roi, qui détourna la tête de mépris.
—Espèce de Roi putassier !
Les soldats s’en emparèrent et lui assénèrent trois ou quatre coups de hallebarde pour l’obliger à se taire. Mais déterminé, il criait toujours, bravant la pluie de godendarts qui s’abattait sur son dos.
—Roi putassier ! Roi putassier !
Louis n’en croyait pas ses oreilles. Profondément offusqué, il condamna l’auteur de cette infamie à avoir la langue coupée et à abréger ses jours aux galères.
***
L’inspection des troupes approchant, les mousquetaires prirent à leur tour la route pour Paris. Jean rayonnait dans son uniforme bleu. Sa cape et sa bavette arboraient une grande croix dorée. Son col carré, bordé d’un liseré du plus beau point, lui empesait les épaules et lui donnait belle allure. Il avait sacrifié sa chevelure bouclée afin d’adopter une perruque, sur laquelle trônait un immense chapeau noir à plumes blanches. Comme la moustache et la barbichette au menton étaient réglementaires, il n’était plus question pour lui de se raser. Il fallait patienter encore pour y tailler le poil à la norme. Son hoqueton enjolivé de galons et ses gants gris étaient assortis à sa culotte, qui terminait sa course dans une paire de cuissards évasés vers le haut.
Dès qu’ils débarquèrent à la ville, ils se désaltérèrent dans une taverne. Jean y goûta un bon vin, en rien comparable aux rincettes des paysans. Il en profita pour demander un bref congé à d’Artagnan, dans l’intention d’embrasser sa sœur. Il lui accorda quelques heures, lui rappelant qu’il n’appartenait plus à sa famille, mais à son Roi. Un lieu de retrouvailles fut fixé et le jeune homme enfourcha son rapide destrier, qui fila au galop dans la poussière des rues. Il avait bien noté l’adresse de Crécy communiquée par Agnès dans son précédent courrier et quinze minutes plus tard, il franchissait le portail du Comte. Dans la cour pavée, un domestique, étonné de voir un mousquetaire, vint à sa rencontre. Il l’introduisit dans le vestibule et annonça sa visite à son maître, l’air plutôt embarrassé :
—Monsieur le Comte, un mousquetaire dénommé Jean Tardieu désire voir mademoiselle Agnès ! Que dois-je lui dire ?
—Faites-le entrer ! Je lui dirai moi-même !
Crécy interrompit sa conversation avec sa fiancée. Elle se détacha bien à regret des bras de son aimé où elle se pavanait et se rajusta en scrutant la porte d’entrée du salon. Jean apparut dans l’entrebâillure et ôta son chapeau. Les deux tourtereaux avaient donc une chose importante à lui dire ! Lequel allait ouvrir la bouche en premier ? La Baronne fut d’abord surprise de l’équipement de Jean.
—Jean ! S’exclama-t-elle, serait-ce une hallucination ?
—Non point Madame, vous me voyez bien tel que je suis !
—En mousquetaire ! Comme vous êtes beau dans ces atours !
—Vous me gênez, Madame la Baronne, il n’est point dans mes habitudes d’être flatté de la sorte…
En remerciement de cette franche flatterie, il la salua respectueusement de son couvre-chef.
—J’aimerais étreindre ma cadette avant de me rendre au Louvre ! Enchaîna-t-il aussitôt, pressé par le temps.
La bonne humeur de Madame de Vergennes s’éclipsa.
—Hélas, Agnès n’est point céans et ne l’est guère davantage les autres jours ! Désapprouva le Comte, le ton âpre.
Jean sourcilla, interrogateur.
—Je n’y entends goutte ! Où se cache-t-elle donc ?
La Baronne poursuivit ce que son futur mari avait entamé, mais d’une voix grave et beaucoup plus désapprobatrice :
—Elle se prélasse des journées entières chez un certain Louis de Mornay, Marquis de Villarceaux, rue de l’Hôtel de Ville. Elle me délaisse tant que je dois me contenter des services de la chambrière de Monsieur le Comte ! Sa conduite est impardonnable ! Ne soyez point étonné, si elle ne perçoit plus aucun gage de ma part.
—Cette affaire est surprenante. Agnès n’est point une ingrate et l’estime qu’elle vous porte est sincère !
De dépit, elle dodelina de la tête et répondit :
—Je sais cela Jean, mais ce Marquis l’a embéguinée avec ses beaux discours et la voilà devenue insolente et entêtée ! Je l’avais avertie des turpitudes de ce débauché, pourtant elle n’a rien voulu entendre ! Peut-être… peut-être pourriez-vous la réprimander et la persuader de revenir à de meilleures résolutions, vasouilla-t-elle, espérant une aide, elle est jeune et insouciante, je comprends que ce luxe inopiné lui tourne la cervelle ! C’est pourquoi je consens à lui pardonner son écart et je suis tout à fait disposée à la reprendre à mon service !
—Madame est trop bonne ! Je ne veux point m’avancer aveuglément mais je vous promets de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour vous la ramener !
Jean refusa le verre qu’on lui proposait. Il fonça tout droit rue de l’Hôtel de Ville, fesses rebondissant sur le cuir de sa selle. Il cherchait déjà les mots convaincants qu’il exprimerait à sa sœur et ceux qu’il destinait à son corrupteur.
***
Chez Louis de Mornay, l’ambiance était excellente mais sage. Il se voulait chaste dans ses soirées pour ne pas déplaire à Agnès.
Un tantinet musicien, il joua un rigaudon endiablé, afin de lui réjouir les tympans. Elle était éclatante de joie, épanouie, turbulente comme un enfant. L’inséparable Charlotte l’accompagnait au moindre de ses rendez-vous et quittait progressivement sa carapace puritaine grâce au champagne que le Marquis lui faisait absorber. Émoustillée par ce traitement euphorisant, elle s’esclaffait sottement à tout bout de champ. Libérée des contraintes de la vie, Agnès bavardait à son aise avec les hôtes présents, jetant à la dérobée des regards admirateurs envers le Marquis. Inconsciemment, il comblait dans son cœur, l’absence de son père et la complicité de son frère. Au premier samedi soir, s’étaient succédé d’autres veillées enchanteresses, desquelles Agnès demeurait l’invitée d’honneur. Il avait, dès le début, critiqué ce petit chapeau de bonne grotesque que lui faisait porter la Baronne et, en l’arrachant, il s’était écrié :
—Ôtez donc cette colinette de votre tête !
Et, sous son excessive influence, elle avait cédé et se promenait crâne découvert, la crinière d’or voltigeant sur ses épaules et dévalant le cambré de ses reins, telle une avalanche.
Cet homme l’avait fascinée dès le premier jour. Elle ne comprenait pas très bien le trouble qu’elle ressentait, à deux pas de lui. Elle ignorait tout de l’éveil des sens qui s’opérait en elle. Le chasseur dormait encore dans son cœur, dans son jardin secret de jeune fille où les Princes charmants se bousculaient, et le Roi occupait toujours les fables de son esprit. D’où venait donc cette incontrôlable chaleur qui l’inondait chaque fois que ce Marquis la frôlait ? Pourquoi tremblait-elle tant dès qu’il lui parlait ? Voici bien d’étranges émotions qu’elle aurait confiées à sa mère si elle avait été près d’elle.
Comme il était bon de raconter les chroniques villageoises de sa campagne natale à ces bourgeois attentifs, n’ayant presque jamais quitté leur cité puante ! Agnès s’efforçait, par ses récits, de leur faire goûter à la délicieuse nature qui lui manquait. Mornay l’enveloppait de ses regards de velours, sachant, expert qu’il était, qu’il la maintenait prisonnière dans ses filets. Mais il se demandait comment il allait séduire cette Vénus qui fuyait dès que le beau sujet de l’amour était abordé. Il ne la sentait pas prête pour le grand voyage et la différence d’âge qui les séparait était un obstacle supplémentaire. Il la connaissait assez soupe au lait et cela le forçait à ralentir ses entreprises audacieuses, au péril de la perdre. Prendre son mal en patience était la solution idéale mais il craignait de ne pas avoir assez de courage pour attendre. Rongeant son frein, il se contentait de l’admirer comme on admire une belle peinture.
Charlotte chanta quelques couplets et fut applaudie. Sa voix cristalline enthousiasmait l’ensemble des convives. On la pria de continuer. Émoustillée par le champagne qu’elle avait absorbé, elle chut sur le banc où le Marquis était assis. Par mégarde, son genou effleura le sien. Il se hasarda, discrètement, à glisser une main sous ses jupons. Un geste imprévu qui, pour son plus grand plaisir, ne fut pas chassé mais convié à s’aventurer plus loin. Déconcerté d’abord par ce défaut de réticence, il remonta plus encore pour voir si une réaction violente ne l’interromprait pas. Charlotte lui offrit une évasure de jambes généreuse et avide de caresses. Il jugea le jeu trop facile et frustrant de plaisance. Au lieu d’atteindre le point sensible et croquignolet, il retira ses doigts et les reposa sur le clavier. Cette Demoiselle n’était donc pas aussi peureuse qu’elle le laissait paraître ! Cela lui déplut et il remit à plus tard ce qu’il avait ébauché. Il se désintéressa d’elle pour ne plus se consacrer qu’à Agnès, cette forteresse imprenable !
Treignac, présent à chacun des repas organisés par son ami, en avait assez de languir pour la plantureuse Contadine, qui visiblement, ne l’estimait guère. Il était trop envahissant à son goût et elle l’aurait de bon gré fait congédier de chez Louis de Mornay en ne prononçant qu’une parole, mais elle n’osait se le permettre. Le Marquis n’aurait pas refusé de briser l’accointance qui l’unissait à cet homme, rien que pour plaire à celle qu’il se destinait. Les effets nocifs de l’alcool encouragèrent le présomptueux Vicomte à raffermir ses projets de galanterie. Coupe de cristal à la main, il s’approcha d’elle. Agnès le toisa, devinant ses intentions. Mornay plissa le front d’inquiétude, surveillant les douteuses manigances de son habituel allié qui, pour une fois, la première fois, prenait allure de rival. Subodorant son manège, Agnès s’écarta de lui au moment où il lui heurtait le bras en titubant. Il se mit à la contourner plusieurs fois, la démarche vacillante. Tous les yeux fondirent droit sur lui.
—Voyez, comme ce tendron a tout d’une belle monture ! Proclama-t-il. Qu’en pensez-vous, chers amis ? Hein ? Beau crin, belle poitrine et jolie croupe !
En disant ces derniers mots, il lui toucha les fesses. Elle couina de saisissement, se retourna et le gifla.
—Espèce de chien ! Vous puez l’eau-de-vie ! Je vous déteste ! Si vous me touchez encore, je vous mords !
Louis de Mornay quitta son siège. Dès qu’il fut sur ses pieds, d’une façon merveilleuse et inattendue, il reçut le corps de la jeune fille contre son flanc. Frémissante de bouleversement, elle s’était spontanément jetée dans ses bras, où elle se réfugia, tel un oisillon transi, cherchant chaleur et protection sous les ailes de sa mère. Médusé, puis ravi, il encercla sa taille fine et la serra sur son torse. Elle y demeura encore un instant, le regard assassin vers le Vicomte. Ne venait-elle pas de choisir l’élu de son cœur ? C’est ainsi en tout cas que Mornay traduisit ce transport et s’encouragea à persévérer. Il ne s’était pas trompé sur l’art et la manière dont il fallait procéder pour la mener. Il était heureux de constater que l’impatience de Treignac lui ôtait toute chance et tout espoir de la conquérir. Humilié, ce dernier déposa son verre sur la cheminée et sortit précipitamment, ne saluant personne. Il en voulait à la Terre entière.
Louis de Mornay se dégagea de sa savoureuse étreinte en soupirant et le rejoignit dans l’entrée.
—Vous partez, Claude ? Lui demanda-t-il, constatant que le vexant soufflet avait dessoûlé son ami.
—Oui ! Ragea-t-il en enfilant ses gants, cette gueuse se prend pour une bourgeoise ! Qu’a-t-elle donc à prétendre ? Vous verrez, Louis, je saurai la dompter, et je l’aurai ! Elle, comme les autres !
Louis ricana et cela fâcha Treignac. Excédé, il claqua son chapeau sur le sommet de son crâne en râlant :
—Vous moquez-vous ? Qu’est-ce qui vous fait tant nasarder, l’ami ?
—Je ris parce que je suis convaincu que vous ne posséderez ni la blonde, ni la brune, et que je profiterai des deux !
—Vous vous vantez ! Encore un de vos défis, je suppose. Parions donc !
—Oui… euh… disons… cents livres !
—Cents livres ! Suffoqua l’autre, mais c’est une fortune !
—L’enjeu n’est-il point de taille ?
—Soit, je le conçois ! Si la boîte à ouvrage vaut que l’on y besogne !
—Pucelage il y a, mon ami ! Pucelage, il y a ! Insista Louis en tapotant l’épaule du Vicomte, lequel resta pensif une minute, avant d’accepter enfin le marché et de frapper dans sa main.
—Touchez là, l’ami ! Que le meilleur gagne !
—Et jouit ! Touchez là !
Louis de Mornay était, sans prétention, certain de sa victoire, puisqu’une porte était ouverte chez les deux partis et qu’il était le seul à en posséder les clés.
***
Sur le seuil, Jean se présenta sur les pas tièdes de Treignac. Il fut cordialement reçu et le Marquis découvrit la ressemblance frappante entre le frère et la sœur. Jean fit tournoyer son chapeau devant les Dames et embrassa enfin Agnès. La séparation était devenue douloureuse. Il respira l’odeur de ses cheveux. Ils étaient brillants de propreté et parfumés. Il ne se gêna pas pour détailler Louis de Mornay et son riche intérieur. À ce déploiement luxueux, il ne s’étonnait plus de l’égarement de sa sœur. Il avait quitté une miséreuse en haillons, il pressait maintenant contre lui une radieuse Princesse. Elle était si gaie, si pleine de joie, si belle. Comment en vouloir à cet homme ? Jean ne sut rien lui reprocher. Cependant, pour obtenir plus d’intimité, elle l’emmena à l’écart et le fit pénétrer dans une chambre.
—Voici ma chambre ! Déclara-t-elle gonflée d’orgueil.
—Ta chambre ! S’ébaudit-il en s’asseyant sur le lit.
—Oui, elle m’est destinée, mais je ne l’ai point encore utilisée. Monsieur de Villarceaux me gâte ! Je n’ai plus besoin de faire la bonne pour vivre !
Jean l’accusa d’un regard tacite. Après quelques secondes de circonspection, il l’attaqua sévèrement.
—Tu batifoles avec lui ! Hein ? Avoue !
—Tout beau, mon frère, protesta-t-elle, ridant les sourcils, l’œil acerbe. Monsieur de Villarceaux n’a point la dangereuse réputation que lui prêtent les journaux ! C’est un homme bon et généreux, qui ne demande rien en échange de ses bienfaits, si ce n’est un peu de compagnie…
—Tu as perdu la tête de croire une telle chose ! Il aspire à te voler ta virginité mais tu n’y vois goutte, car tu es aveuglée par l’argent. Tu ferais mieux de retourner chez la Baronne avant qu’il ne soit trop tard pour ton salut !
—Tu parles comme papa, tu m’agaces !
Agnès commença à se dandiner et, pour ne pas envenimer la discussion, apaisa les craintes de son frère par de fourbes propos. Elle osait mentir à son propre sang, car sincèrement, elle n’avait pas envie de se séparer de son Marquis.
—Bien mon frère… je te promets de repartir chez Madame de Vergennes, mais… laisse-moi profiter encore des douceurs que m’accorde Monsieur de Villarceaux !
Jean lui fit confiance, comme il le faisait en permanence, sans se douter que, pour une fois, elle se jouait de lui.
Chapitre 7
Deux jours plus tard, les troupes de soldats se rassemblèrent dans l’immense cour pavée du Louvre. Jean figurait parmi les nouvelles recrues. Savoir que, dans quelques instants il paraîtrait sous les yeux du Roi le rendait patraque. Son corps tremblait sous son uniforme. Une boule de nerfs lui tordait l’estomac. Pourtant, personne, autour de lui, ne se souciait de ses craintes. Au loin, il aperçut un visage qu’il n’avait pas oublié : celui de Louis de Mornay. Dans ses apparats de Lieutenant Capitaine des chevau-légers du Roi, il scrutait les hommes de son régiment, exigeant la correction parfaite et blâmait ses rangs. De temps à autre, il secouait de jeunes officiers par le col de leur brandebourg, leur reprochant manque de tenue ou de propreté. Il attirait tant l’attention de Jean que celui-ci, si préoccupé, ne se rendait pas compte que d’Artagnan n’attendait plus que lui pour combler sa rangée. Le Marquis le vit alors et le salua d’un aimable signe de la main. Jean lui fit le bonjour d’un bref ballottement du buste et intégra son groupe. Bien alignés, les hommes demeuraient cependant au repos, guettant le signal pour se mettre au garde-à-vous.
Résonnèrent bientôt les battements de tambour « au champ ». Tous se disposèrent en demi-cercle discipliné jusqu’à la grille. Le silence se fit maître incontesté de ce décor qui, exposé aux yeux de ceux logeant aux balcons, devenait un spectacle somptueux par sa palette de couleurs. Le carrosse de Louis XIV fit son apparition au bout de l’allée centrale. Son attelage marchait royalement. Le Roi était assis à côté de son frère Philippe d’Orléans qui, en dépit de son aspect efféminé et ses penchants homosexuels, se battait avec bravoure à toutes les guerres et aimait accompagner son aîné aux inspections militaires. En défilant devant les piquets de mousquetaires, Louis XIV posa les yeux sur Jean dont les traits lui rappelaient soudain ceux d’Agnès. Il se troubla. Le beau visage de la jeune fille semblait surgir de la masse d’hommes et lui sauter au nez ! Ce visage qui ne cessait de hanter son esprit depuis son départ de Saint-Germain. Quelle ressemblance ! Cela se pouvait-il sans qu’il eût un lien familial quelconque ? Il ne pouvait s’en retourner sans s’en assurer. Il fallait qu’il sache !
Louis continua sa visite en méditant. Mais, plus il s’éloignait de ce visage, plus le besoin d’éliminer cette incertitude s’accentuait. Pour le plus grand plaisir de son frère, le Roi décida de passer en revue une seconde fois le rang de mousquetaires. Quelle chance si ce jeune blondin avait quelque attache avec cette effrontée au regard de braise qui lui perturbait le sommeil. Il ordonna l’arrêt de la calèche. Elle s’immobilisa face à d’Artagnan dont le sang ne fit qu’un tour. Malgré la liberté d’expression qu’il se permettait avec son souverain, il se demandait avec angoisse, ce qui poussait le Roi à revenir vers lui. Que se passait-il ? Il se décoiffa et, son chapeau sur le cœur, se courba devant Sa Majesté qui foulait le sol de son auguste soulier. Philippe d’Orléans lui emboîta le pas, ne cherchant pas à savoir ce qui motivait son frère. Une décision du Roi ne se discutait jamais. Il déshabilla des yeux tous les beaux militaires. Quelle occasion rêvée de les voir de plus près !
Le souverain arrêta la marche à hauteur de Jean. Aussitôt, d’Artagnan prit conscience de l’intérêt qu’il lui portait. Il ne connaissait rien de sa récente recrue et une forte appréhension se saisit de lui. Il était loin de se douter qu’une affaire de cœur se cachait là-dessous ! Comment aurait-il pu penser pareille chose de la part du grand Roi-Soleil !
Jean se sentit imprégné des pupilles foncées de son monarque et la peur le surprit. Son tremblement devenant visible à l’œil nu. Le Roi lui sourit pour lui prouver qu’il n’avait rien à redouter. D’Artagnan se rapprocha mais Sa Majesté n’avait apparemment pas envie de lui parler. En réponse à sa courbette, il lui fit un simple signe de tête. Philippe, sur les talons de son aîné, se préoccupa aussi de Jean, mais pas pour les mêmes raisons. Il trouvait ce soldat à son goût et le dévisageait avec convoitise. Le Roi considéra le jeune homme de la tête aux pieds, essayant de puiser dans ses prunelles bleues, un indice, n’importe lequel, lui permettant de confirmer ses impressions. Philippe l’admirait également. On commençait à se demander ce que pouvait bien avoir ce mousquetaire de si exceptionnel, pour que le Roi et Monsieur son frère soient en extase devant lui. Quel privilège d’être ainsi remarqué par Sa Majesté ! Jean n’osait poser le regard sur le Roi, en revanche, il envoya un coup d’œil discret et rapide à son frère. Le cœur de Philippe s’enflamma. Une mèche de cheveux blonds dépassait de la perruque de Jean. Elle ne manqua pas de rappeler au Roi la magnifique chevelure d’Agnès. Pour masquer son bouleversement, il affecta d’emblée une contenance froide, si fidèle lors de ses émotions, et lui adressa enfin la parole. Jean sursauta au son de sa voix. C’était la première fois qu’il en entendait le timbre.
—Quel est votre nom, soldat ?
Philippe se pencha au-dessus de l’épaule de son frère pour écouter et se pendit aux lèvres du jeune sollicité pour entendre sa réponse.
—Tardieu, Sire, Jean Tardieu !
Les doigts du monarque tapotèrent nerveusement le bois luisant de son bâton. Il n’avait plus de doute, ce garçon était bel et bien parenté à la jolie paysanne de Saint-Germain !
« Tardieu, Tardieu », voici l’identité qu’il désirait ouïr. Le destin mettait encore la famille Tardieu sur sa route. Il en concluait un doux présage. Il ne devait pas se priver de la revoir, une occasion lui était offerte. Il allait la saisir et prendrait des dispositions dès ce jour ! De crainte de trahir son émoi, le Roi regagna son véhicule sans plus rien ajouter, mais sa main vibra sur le rebord de la portière. « Monsieur » remonta aussi à bord de la calèche, lorgnant sans retenue ce « Jean Tardieu » au charme délicat. Louis XIV se reput de ses traits une ultime fois avant de dévier le regard dans une autre direction. Poussé par une tentation irrépressible qu’il ne comprit pas sur le moment, Jean encouragea les clins d’œil de Philippe par d’autres, tout aussi plaisants. Celui-ci l’interpréta comme un appel et se promit d’embobiner ce beau soldat dès que l’opportunité se présenterait. Cette satisfaction flatteuse que ressent une femme lorsqu’un homme la dévêt en un regard, Jean l’avait éprouvée à l’instant où le cadet du Roi l’avait convoité. Il s’en étonnait encore. Sans trop savoir pourquoi il avait apprécié. Mais sa conscience tourmentée lui fit entendre que cette mauvaise action ne pouvait que corrompre son âme et il s’en mortifiait déjà. Agnès se chargerait bien de le désabuser ! Fallait-il encore, qu’il ose lui faire l’odieuse confession qu’il n’aimait pas les filles ! Cet étrange état était-il normal ? Probablement que oui, pensa-t-il. À en juger les regards lancés par le Duc d’Orléans, il n’était pas unique à partager ces faiblesses pour les jeunes mâles.
***
Jean ne tarda pas trop longtemps à connaître les raisons qui suscitaient le Roi à lui prodiguer autant d’attention. Il fut convoqué dans son cabinet au bout d’une semaine. D’Artagnan l’accompagna jusque dans les couloirs du Louvre, en le priant de lui raconter l’objet mystérieux de cet entretien. Ils se quittèrent devant l’énorme porte sculptée et peaufinée à l’or fin des appartements de Louis XIV. Alexandre Bontemps, premier valet de chambre du Roi, l’engagea à pénétrer dans la pièce où Sa Majesté l’attendait. Les pages, les domestiques et les gardes, furent congédiés d’un simple mouvement de la main, y compris Bontemps.
Jean, vert de frayeur, ôta maladroitement son chapeau qui atterrit sur le parquet. Il le récupéra en tirant sa révérence et le bloqua sous son bras. Pauvre Jean ! Il était tout aussi coincé que lui ! Cette position arracha un sourire ironique à Louis, qui se leva de son fauteuil et se mit à arpenter son cabinet, les mains derrière le dos.
—Jean Tardieu, c’est cela ? S’assura-t-il encore en se plantant devant lui.
—Oui, Sire, chevrota-t-il, ému.
—D’où venez-vous, Tardieu ?
—De… de Saint-Germain, Sire.
Avant de poursuivre son interrogatoire, Louis se remit à faire les cents pas, l’air songeur. Il ne savait quels mots formuler, pour aborder le précieux sujet de cette entrevue. Tout monarque absolu qu’il était, une timidité le tenaillait parfois et l’empêchait de s’exprimer comme il le désirait.
—Détendez-vous, Tardieu, vous n’avez rien à craindre de votre Roi !
Jean ferma les paupières et soupira. Il était enfin libéré du poids de ses appréhensions. Il détourna alors les yeux du vase qu’il fixait, pour les poser sur son souverain. Peu de gens avaient l’exclusivité de pouvoir regarder le Roi dans les yeux et Jean pouvait y lire une très grande bienveillance qui le tranquillisa. Quant à Louis, il retrouvait dans le regard de ce mousquetaire tout le feu de celui d’Agnès, ce pétillement irrésistible, cet éclat incomparable qui lui donnait ce charme indiscutable.
—Votre père ne serait-il point Auguste Tardieu, le menuisier ?
—Mais oui, Sire !
—Votre famille vit-elle toujours à Saint-Germain ?
—Oui, Sire ! Répéta-t-il encore.
Louis toussota trois fois avant d’enchaîner, touchant enfin l’objectif.
—Votre sœur… euh… vous avez une sœur, n’est-ce pas ?
—Oui, Sire.
—Votre sœur ne se nomme-t-elle point Agnès ?
—Mais oui, Sire !
Interdit tout d’abord par cette dernière question, Jean cerna très bien où le Roi projetait d’en venir. Le visage de son souverain se troubla. Il ressemblait à celui d’un homme amoureux, se languissant pour celle qu’il brûle de posséder. Comment cela se pouvait-il ? Par quel miracle le Roi connaissait-il sa chère petite sœur adorée ?
—Que cette conversation ne franchise point l’épaisseur de ces murs ! Conseilla Louis, je vous prie de la tenir secrète !
—Oui, Sire, s’entêta-t-il à répondre bêtement, le torse crispé.
Ne savait-il dire que cela ? Louis se le demandait et s’en amusait. Il tortilla sa moustache pour se donner du courage à poursuivre le dialogue.
—Avez-vous vu votre sœur récemment ?
—Oui, Sire.
—Diantre, s’exclama Louis agacé, ne savez-vous point dire autre chose que « oui Sire » ?
—Pardonnez-moi, Sire, bredouilla-t-il, mais je…
—Bon ! Trancha Louis, le considérant un peu fat et bien moins doté d’impertinences que sa sœur.
Il y eut une trêve, mais ce prompt silence s’acheva par un nouveau questionnaire.
—Où se trouve-t-elle en ce moment ?
—À Paris, Sire !
—À Paris ? S’écria-t-il surpris, si surpris que Jean ait l’audace de l’interroger.
—Votre Majesté connaît donc Agnès ?
—Effectivement, j’ai eu le plaisir de rencontrer votre sœur, et sa grâce et son esprit m’ont charmé ! À quelle adresse loge-t-elle ?
—Chez monsieur le Comte de Crécy, rue de l’Autruche, Sire…
Sa Majesté s’anima de nouveau d’une gaieté aveuglante. Il n’ignorait pas que le Comte était un parent éloigné de son secrétaire et qu’il lui serait aisé d’entrer en contact avec la jeune fille grâce à cet intermédiaire si dévoué.
***
Lorsque Jean, relaxé sans aucune explication, s’éclipsa du cabinet du Roi, d’Artagnan avait disparu. Certainement avait-il trouvé l’attente trop longue et avait-il suivi les traces d’une demoiselle à l’allure gracieuse. Jean fit quelques pas, chercha son chemin, puis s’engagea dans une galerie où des courtisans bavardaient. Il en parcourut la totalité et par la fenêtre repéra la grille qui entourait le palais. Il gagna la sortie à grandes enjambées, mais, sur le point de franchir l’immense porche de marbre, une voix mielleuse fusa d’un coin ombragé du dessous de l’escalier.
—Allons, Jean Tardieu, venez ici !
Jean tourna la tête et vit s’avancer vers lui Philippe d’Orléans dans une tenue des plus excentriques. Il étincelait dans un justaucorps broché de fils d’or et d’argent. Une ceinture noire tressée de perles et de joyaux lui cernait la taille. Il ressemblait à une danseuse. Des pierreries recouvraient aussi bien ses vêtements que ses doigts et jusqu’à ses chaussures dont les boucles brillaient de milliers de minuscules saphirs. Ses talons hauts claquant sur les lames du plancher, résonnaient sur plusieurs mètres. Sa perruque brune était abondamment poudrée et parsemée de petits rubans colorés. Sa chemise comportait d’innombrables guipures qui alourdissaient les mouvements de son corps. Jean préféra s’enfuir plutôt qu’être tenté, mais Philippe l’interpella encore, cette fois d’un geste du bras.
—Mousquetaire, ne vous sauvez point, de grâce !
Jean pila. Son interlocuteur le saisit par la manche de son uniforme et le tira à lui. N’ayant pas le temps de réagir, Jean se retrouva acculé contre le mur du couloir. Il essaya de se dégager. Philippe le retint avec résistance et se plaqua contre lui, glissant un genou entre ses jambes. Jean n’osait plus bouger. Contrarier le cadet du Roi était peut-être déconseillé. Il se laissa tripoter le buste sans broncher et sentit la chaleur de la chair de Philippe filtrer les moindres parcelles de son être. Il en prit bientôt un certain agrément que Monsieur détecta sans difficulté. Le feu commença à le brûler partout où Philippe baladait les doigts. Honteux, Jean rougit et baissa les yeux pour ignorer les passants qui pouffaient sous cape. Monsieur éternisait ses caresses et ne se tracassait aucunement des regards réprobateurs. Il colla ses lèvres peintes à l’oreille du délicieux produit de sa cueillette et lui murmura :
—Mon biquet, soyez obéissant… vous ne le regretterez point !
—Je ne sais ce que vous désirez de moi Monsieur ! Balbutia le jeune homme en plissant les paupières, complètement absorbé par les émotions qu’il ressentait.
—Mais si, tu le sais, petit biquet ! Faut-il vraiment que je te le dise ?
—Laissez-moi, Monsieur, je vous en prie !
Jean le poussa légèrement, torturé par l’effet chavirant du désir. Philippe ne lâcha pas prise et rapprocha sa bouche. S’il avait voulu, il aurait pu lui voler un baiser, mais il conservait cet apanage pour une autre fois. Comme il demeurait déterminé, Jean lui tint des propos assez encourageants :
—Permettez que je réfléchisse Monsieur, et je vous ferai part de ma décision !
Philippe fut satisfait de cette réponse qui ne frôlait pas le refus. De toute façon, lui non plus n’aimait pas précipiter les événements et il aurait, à l’avenir, d’autres occasions de le revoir. Il le délivra et le regarda décamper, une pointe d’espoir au cœur.
Chapitre 8
Les froids de novembre arrivèrent mais ne changèrent rien à la routine de Louis XIV. Comme tous les dimanches matin, le Roi présidait le Conseil d’État en compagnie de Le Tellier et de son fils Louvois, ainsi que de Colbert, son conseiller des Finances. La séance se termina aux environs de midi et dès que ses ministres se préparèrent à quitter la grande salle de réunion, Louis XIV manda à Le Tellier de prolonger sa présence.
—Le Tellier, débuta-t-il, ce n’est point pour une raison politique que vous êtes céans mais pour une affaire personnelle que je souhaite garder confidentielle.
À son habitude, celui-ci répondit cette phrase bien à lui, seul à se permettre d’adresser au monarque :
—Je suis tout à vous, Sire !
—Voyez-vous souvent votre cousin le Comte de Crécy ?
—Non, je ne le vois guère souvent, mais il est venu chez moi le mois dernier pour me présenter sa future épouse.
—Héberge-t-il une dénommée Tardieu ?
—Tardieu… Tardieu… euh… réfléchit-il un instant, Tardieu ? Ah oui ! Mademoiselle Agnès ! C’est la Demoiselle de compagnie de la Baronne que mon cousin va épouser, la Baronne de Vergennes.
—Pouvez-vous me la décrire ?
—Oh, Sire ! C’est une pure merveille de la nature ! La juste preuve de l’existence de Dieu ! Quant à vous la décrire, Sire, je crains ne point trouver les mots adéquats pour la dépeindre à Votre Majesté…
—N’a-t-elle point une chevelure d’or, une rangée de dents parfaites et blanches, une poitrine avantageuse, un regard envoûtant, une peau douce comme un pétale de rose et une espièglerie d’enfant ?
—Certes, Sire, mieux que moi vous parvenez à en tracer le délicieux portrait ! Sans aucun doute, Sire, nous discutons bien de la même personne !
Le Tellier fut également remercié sans plus d’éclaircissement que Jean. Il abandonna son souverain, manifestement rêveur et très amoureux, mais lui ne fut pas autant dupe que Jean dans cette affaire.
***
Ce fut Bontemps qui, le lendemain, servit de témoin aux confessions du Roi à son plus cher confident de cœur : le Duc de Saint-Aignan. Cet homme, âgé de soixante ans, avait depuis longtemps recueilli les tourments sentimentaux de son Roi. Il était toujours le premier à l’aider et à lui donner de bons conseils. Au petit lever quotidien du Roi, Saint-Aignan figurait parmi les privilégiés, ainsi que le Grand Chambellan, le Maître de la garde-robe et le page méritant qui avait l’honneur de lui proposer ses pantoufles au saut du lit. Sept heures tapantes, Louis XIV se réveillait souvent seul, mais quand les vêprées de la veille l’avaient retenu, c’était son valet Bontemps qui le secouait délicatement et lui souhaitait le bonjour.
Louis ouvrit les yeux et après s’être bien réveillé, s’installa sur le bord de son lit. Il enfila ses pantoufles que le page lui tendait, puis Bontemps lui prêta la main pour ôter sa camisole de nuit et les colifichets qui pendaient à son cou et avec lesquels il avait usage de dormir. Entièrement nu sous les regards las des gens qui l’entouraient, Louis ouvrit enfin la bouche :
—Dites-moi, Saint-Aignan mon ami, vous est-il déjà arrivé de ne point dormir à cause d’une femme ?
Comme Louis ne se baignait jamais, Bontemps le frictionnait de ses mains énergiques chaque jour à son réveil avec de l’eau de toilette. S’affairant à son service, ce matin-là comme à tous les autres, il tendit ses esgourdes discrètement.
—Dois-je comprendre que Votre Majesté souffre d’insomnie par amour pour une Dame ?
—Comme vous m’entendez bien, mon ami ! Depuis le mois de septembre, je n’en puis plus tenir !
Bontemps massa, lotionna, frotta, tant et si bien que Louis se revigora dans la froideur désagréable de sa chambre. La chemise royale passa des mains du Maître de la garde-robe dans celles du page, qui la donna ensuite à Saint-Aignan, qui à son tour la glissa à Bontemps, qui s’empressa d’aider le Roi à s’en vêtir.
—Votre Majesté serait-elle marrie avec madame de Montespan ? Lui demanda Saint-Aignan à voix basse.
—Il n’est point question d’Athénaïs, pas plus que de Louise, d’ailleurs ! Il s’agit d’une tout autre personne…
Le Duc était ahuri. Son jeune Roi n’était vraiment pas raisonnable. Il était donc une fois de plus passionné.
Louis se dressa sur ses jambes pour les détendre, parcourut le mètre qui le séparait de sa chaise percée et s’y assit. Bontemps recouvrit ses parties intimes avec une couverture et écouta le Duc le questionner.
—De qui s’agit-il donc, Sire ?
—Par mesure de prudence, je ne prononcerai point le nom de cette personne en ce lieu, mais je veux et j’exige qu’elle entre à la Cour par un biais fort discret et que je puisse jouir de sa présence dans mes appartements, sans alerter Madame la Marquise de Montespan !
—Bien, Sire.
La conversation à peine clôturée, les gardes introduisirent le barbier du Roi. Après avoir salué Louis plusieurs fois, il s’activa à coiffer et à lisser ses cheveux afin d’y fixer sa perruque, choisie parmi une quantité d’autres de différentes couleurs. Puis il attaqua le rasage qui ne s’effectuait qu’une journée sur deux. Avant de s’éloigner, Saint-Aignan releva les coordonnées d’Agnès que le Roi lui souffla en catimini. Louis commanda ensuite aux feutiers d’entrer pour allumer le feu et ouvrir les volets. Le page souffla les chandelles. Elles s’éteignirent en dégageant une odeur de cire fondue. Louis quitta sa chaise d’aisance et, pendant que l’on finissait de l’habiller, le défilé des Princes de sang et des intimes se déroula comme l’exigeait l’étiquette. Cette règle le fatiguait mais il devait s’y plier, à l’image de ses ancêtres. Dans le rassemblement qui se forma autour de lui, il élut ceux qui auraient l’honneur de manger à sa table au cours du Grand Couvert.
***
Madame de Vergennes, totalement délaissée par Agnès, décida d’écrire un courrier à ses parents pour les mettre en garde du danger encourut par leur fille, mais ceux-ci n’allèrent pas contre sa décision. Levant les bras au ciel, elle les insulta de vilains bornés, de fripons et de gratte bourses. Désappointée, elle chercha secours auprès de son fiancé. Le Comte ne lui offrit en compensation que les offices de sa bonne Marie. Têtue, la Baronne ne se contenta pas de cette aide, trop insignifiante pour elle, et courut solliciter le soutien de Ninon qu’elle savait très intime avec le Marquis de Villarceaux.
—Ah, Ninon ! J’espère, ma bonne amie, que vous me donnerez la main que tout le monde se refuse à me bailler !
—Allons bon très chère ! Qu’est-ce qui vous met dans cet état ? Lui demanda-t-elle d’une voix consolatrice.
Elle lui caressa les cheveux pour la calmer un peu.
—Louis de Mornay s’est accaparé de ma Demoiselle de compagnie ! La voici maintenant indocile et revêche à mon endroit ! Elle ne rentre que le soir pour se coucher et dès l’aube, elle retourne chez lui ! Vous pourriez sans doute raisonner Monsieur le Marquis pour qu’il me rende Mademoiselle Tardieu…
Ninon éclata d’un rire perçant et se moqua :
—Y pensez-vous vraiment ? Mais raisonner Louis de Mornay serait peine perdue ma chère ! Il est plus entêté qu’un mulet ! Quant à votre servante, jetez-la dehors ! Qu’espérez-vous de cette pimpesouée ?
—Je suis très attachée à cette petite… Charlotte l’aime comme sa propre sœur, et… il était dans mes espoirs de la faire entrer à la Cour…
—Quelle bonté mal récompensée ! Parler avec tant d’amour d’une vulgaire Contadine gloutonne de fortune !
—Non, Agnès est une jeune fille dotée de nombreuses qualités ! Je pense que Louis de Mornay fait force sur elle et la détourne du droit chemin.
—Hélas, mon amie ! À bon entendeur je peux vous dire que lorsqu’on a un Villarceaux entre les cuisses, rien ne peut convaincre de retourner sur le droit chemin ! Il est trop tard, je ne peux plus rien pour cette gueuse. Je connais assez bien Louis de Mornay pour vous affirmer que tant qu’il n’aura point déniaisé cette pucelle, il ne la lâchera pas ! À moins que l’affaire ne soit déjà conclue ! Mais pour vous plaire, ma chère, j’accepte d’intercéder auprès de lui pour vous. Mais je ne vous promets rien…
Confiante et apaisée madame de Vergennes prit la route du retour, se jurant qu’après cette dernière tentative, elle abandonnerait la lutte contre le Marquis. Quant au Comte, soucieux de ne pas déplaire à sa promise et très irrité de ses plaintes, porta ses pas jusqu’à la demeure de Louis de Mornay. Sans tarder, il expliqua le remue-ménage que provoquaient les absences de plus en plus fréquentes d’Agnès et le pria de s’en désintéresser au plus vite.
—Vous ne vous préoccupez plus que de cette Contadine ! Lui reprocha-t-il d’abord, vous vous affichez à son bras à l’opéra, au théâtre et même jusqu’au Cours de la Reine, sans vous soucier du qu’en-dira-t-on !
—Cessez de malchanter cher Comte, la bile va vous échauffer !
—Oh ne plaisantez point l’ami ! Il en va de ma sérénité.
—Si la Baronne vous ennuie, ne l’épousez point !
Mornay lui versa un verre d’eau-de-vie et se dirigea vers la fenêtre d’où il contempla les arbres de son jardin se plier sous la bise.
—Seriez-vous jaloux Monsieur de Crécy ? Vous vous emportez comme un homme à qui l’on convoite ce qui lui appartient !
—Fi ! Quelle idée saugrenue ! Cette fille ne m’est rien ! Je me demandais simplement où en était notre marché…
—Notre marché ? Ah oui ! Mademoiselle de Vergennes ! Eh bien j’ai failli, je l’avoue, ne point le respecter dans l’intégralité de ses conditions tant cette façonnière m’aguiche quand je suis en sa compagnie !
Abasourdi, Crécy claqua brutalement son verre sur la table, si fort qu’il se fendit. Louis de Mornay se retourna, peu étonné du résultat de ses constatations, mais garda ses distances, laissant le Comte libérer ses humeurs chagrines.
—Je conçois que cette pécore vous accorde certaines faveurs, mais de là à salir la réputation de mademoiselle Charlotte ! Vous outrepassez les bornes, espèce de maroufle !
D’un bond, Mornay combla le vide qui les séparait et lui attrapa violemment son rabat de dentelle. En le soulevant, il le força à se mettre debout. Furieux d’avoir été injurié de la sorte dans sa propre demeure, il vociféra :
—Baste, Monsieur ! Chez moi, on ne joue point l’énergumène ! Sous mon toit, on ne s’emporte point ! Sortez et ne franchissez plus mon seuil ou je vous enfourche mon épée !
Humilié, Crécy repoussa la poigne solide de Monsieur de Villarceaux et rétablit les pans froissés de sa cravate. Il n’avait aucunement l’intention de se mesurer à la carrure athlétique de Mornay. Il ne faisait pas le poids et désirait surtout conserver le peu de dents qu’il lui restait. Il partit pour ne plus jamais reparaître chez lui. Sans le savoir, Agnès venait de briser une amitié de plusieurs années.
Chapitre 9
Pour Louis de Mornay, cette rupture fut vite oubliée, lorsque le soir même, il plongea son regard dans celui d’Agnès. Après le repas très friand qu’ils partagèrent, elle le supplia de lui apprendre à danser. Bien qu’il n’en ait guère envie, il ne sut résister à ses suppliques et ses sourires charmeurs. En peu de temps, il l’avait familiarisée avec les notes de la gamme et quelques manœuvres d’équitation. Il fallait, sans relâche, qu’il suive le rythme dynamique de cette enfant aux allures de femme qui l’entraînait dans de folles expériences. Elle voulait tout savoir, tout connaître, sauf la seule chose à laquelle il était pressé de l’initier : l’amour. Elle fuyait la moindre de ses tentatives, trouvant toujours un prétexte pour l’éconduire. Pourtant, il devinait en elle le désir mêlé de peur et patientait à s’en rendre malade.
Pour la satisfaire, il ordonna à son valet de jouer au clavecin, une paire de passacailles et de sarabandes joyeuses. Il était décidé, ce soir-là, à la posséder et la danse lui permettait de la tenir dans ses bras. Il en soupirait, paupières battantes, goûtant enfin cet instant tellement attendu qui ne s’était pas renouvelé depuis ce samedi où elle s’était jetée contre sa poitrine. Elle pivota. Il se blottit contre ses reins. À ce moment, il eut envie de croquer sa nuque blanche et frêle que sa chevelure, remontée en chignon, laissait admirer. La mordre et lui faire mal pour la punir de le laisser dépérir d’amour pour elle. Ce ne fut pas une morsure qui sortit de sa bouche, mais une colonie de baisers assez sensuels pour rendre frissonnant le duvet blond qui la recouvrait. Elle se retourna et câline, posa la tête sur son épaule. Mornay renvoya son domestique d’un furtif ondoiement de la main. Celui-ci s’en alla discrètement, complice. Puis il épousa les attrayantes formes de son corps et lui fit découvrir les siennes. L’ivresse s’emparait d’Agnès. Elle osait prendre un malin plaisir à constater que plus elle se pressait contre lui, plus elle sentait son anatomie masculine se transformer. Il recueillit enfin un baiser, telle une victoire, mais en espéra aussitôt un autre moins superficiel. Hypnotisée par la volupté qu’elle entrevoyait sous un aspect encore très innocent, elle ne refusa pas de mélanger sa salive à la sienne. Mais la fougue surprit Villarceaux. Il lui mordilla ses lèvres et égara ses doigts sur ses seins. Ce geste la ranima soudain, la tirant de sa léthargie amoureuse. Elle se raidit et se dégagea de son étreinte. À peine maîtresse de ses actes, les yeux un peu hagards, elle s’essuya la bouche sans ménagement comme pour y chasser un poison mortel et cacha sous ses paumes le rouge vif qui lui incendiait le visage. Elle fit un demi-tour si précipité, qu’il n’eut pas le temps de la rattraper. Mornay se résigna une fois de plus. Progressant à petits pas, il s’arma de courage et de patience. Dès lors qu’il en était aux baisers et aux caresses, le reste, le meilleur, ne tarderait plus à venir !
***
Chose promise, chose due ! Ninon se rendit donc chez Louis de Mornay dès le lendemain dans la matinée et vérifia qu’en effet, Agnès était déjà présente. Étendue sur le tapis devant la cheminée, un livre à la main, elle se chauffait aux flammes crépitant dans l’âtre. Lui, profitait de ce calme matinal pour rédiger quelques lettres et ne levait sa plume que pour la tremper dans l’encre noire. Chaque fois qu’il exécutait ce geste, il jetait un coup d’œil concupiscent aux jambes de la jeune fille, que ses jupons rabattus sur le côté, offraient à sa vue. Le raffinement de sa tenue exaspéra Ninon. Elle pensait que son Marquis était en train de se faire dépouiller et qu’il perdait le sens de la mesure avec toutes ces dépenses. Agnès fulgurait dans sa robe de serge bleu généreusement évasée aux épaules et découvrant en partie sa poitrine. Sur le galbe de ses seins flottait un somptueux sautoir de pierres précieuses, s’harmonisant avec les dormeuses qui se balançaient à chaque ondulation de sa tête.
La belle libertine exprima très vite le désir de s’entretenir seule avec Louis et attendit qu’Agnès daigne quitter les lieux. Elle ne bougeait pas. La visiteuse s’impatienta au point d’en devenir incivile :
—Allez donc faire un tour dans l’antichambre Mademoiselle, vous devez sans doute avoir envie de pisser !
Agnès la foudroya d’un regard oblique, souffla et ferma son livre en le claquant si fort que Ninon tressauta.
—Non, Madame, rétorqua-t-elle, je n’ai point envie de pisser, pas plus que de flâner dans le jardin par ce temps. Je vais donc regagner ma chambre afin que vous puissiez discuter paisiblement avec Monsieur !
Elle la brava encore, les yeux débordant d’insolence et ajouta à son audace juvénile un baiser impétueux sur les lèvres du Marquis avant de le quitter. Ce n’est qu’après cette action, que l’on ne pouvait qualifier qu’enfantine, qu’Agnès sortit.
—Eh bien ! Louis, se récria Ninon en retirant son manchon, je constate que votre ange se porte comme un charme ! Vous vous plaisez à donner fréquemment dans la roture, il me semble. La veuve Scarron passons, mais cette mijaurée, cette manante, cette souillon !
—Suffit ! L’interrompit-il sèchement, quelle nouveauté, quelle folie vous gagnent tout à coup de vous mêler de ma vie privée ? Renieriez-vous vos origines ?
—Vous devenez blessant, Louis ! Quelle mouche vous pique que vous ne sachiez plus rire ? Seriez-vous aveugle ? Cette pimbêche abuse de vos prérogatives ! Elle n’en veut qu’à votre fortune ! Vous m’avez vous-même avoué l’avoir surprise à revendre, pour une poignée de sols, deux robes que vous lui aviez offertes ! Dessillez donc Louis !
—L’argent n’était point pour elle, mais pour sa famille ! Votre amie la Baronne la lèse au point de la pousser à cette extrémité !
—Elle n’a point tort, cette fille est cupide !
—Peut m’en chaut, je l’aime !
—Vous l’aimez ! Vous, amoureux ? Je n’en crois point un traître mot. Dites plutôt que vous tardez à obtenir ses faveurs, qu’elle vous refuse parce qu’elle ne vous aime point et que vous la claquemurez dans un cocon de peur qu’un autre ne vous devance.
—Taisez-vous ! Cessez donc d’ergoter comme vous le faites, les yeux hors de la tête ! Tonitrua-t-il pour lui clouer le bec, vous êtes jalouse de n’être plus ma seule convoitise et vous en crevez ! Nous n’avons plus rien à nous dire, et d’ailleurs, à part notre fils, nous n’avons plus rien en commun.
Retenant péniblement ses larmes, Ninon, furieuse, se rebiffa :
—Ne mêlez point le Chevalier de La Boissière à vos histoires ! Je vous l’interdis ! Vous n’êtes guère un père exemplaire ! Oh ! Je préfère partir plutôt que de vous voir un instant de plus !
—Qui vous retient ? Voici la porte ! Dit-il en lui montrant la sortie.
Mortifiée, Ninon s’en retourna, oubliant dans sa précipitation son manchon sur la table. Dès que la porte fut refermée sur elle, Mornay le ramassa, le dirigea à sa bouche et, les yeux humides de remords, le huma et l’embrassa. Quant à elle, ce ne fut que bien dissimulée entre les parois de son carrosse, qu’elle laissa sa gorge se dénouer en une crise de larmes.
***
Toutes ces chicanes ne firent qu’aggraver la situation. Le soir même, sous l’emprise de Louis de Mornay, Agnès boucla ses malles et emménagea définitivement chez lui. Elle put jouir pleinement de sa chambre, et lui, de sa présence. La Baronne lui fit une scène épouvantable, l’injuria, la traitant d’ingrate, de crève-la-faim, de courtisane, puis voyant que les insultes et les brimades ne l’atteignaient pas, elle réclama l’appui de sa fille. Mais rien ne ralentit l’empressement d’Agnès à faire ses bagages. Poussée par un vent de liberté et un sentiment de soulagement, elle s’engouffra dans une calèche de location. Dès son arrivée, elle se jeta dans les bras de celui qu’elle appelait son bienfaiteur.
Elle en réalisa le portrait flatteur dans une missive destinée à ses parents, et les louanges qu’elle étala sur lui l’auraient rendu glorieux, s’il en avait pris connaissance. Elle qualifia Monsieur de Villarceaux de gentilhomme bon et généreux, doué de multiples talents, dont celui de la peinture à laquelle il s’adonnait lorsqu’il avait du temps libre. Elle le dépeignit comme un être exceptionnel, intelligent, admirable, doté d’un esprit subtil et ajouta que sa beauté irrésistible l’avait séduite dès leur première rencontre. Elle vanta son habileté pour la danse, ses aptitudes pour la musique, sans omettre de préciser qu’il était un escrimeur émérite.
« Je crois que je l’aime », confia-t-elle, à la fin de sa lettre. Elle n’en était pas tout à fait certaine, mais lui, par contre, s’éprenait d’elle lentement mais sûrement, piège dans lequel il pensait pourtant ne plus jamais retomber après sa passion pour Ninon.
Chapitre 10
Une huitaine de jours plus tard, au cours du petit lever qui s’éternisait à cause de la purge mensuelle de Sa Majesté, le Duc de Saint-Aignan se glissa dans la chambre de Louis XIV. Les docteurs ordonnaient au Roi, de laver ses intestins une fois par mois pour en évacuer les pléthores qui les encombraient. Ils lui injectaient le contenu d’une poire remplie d’un mélange de miel, d’eau et de coloquinte, le forçant ainsi à passer ensuite une bonne heure sur une chaise percée. Le Roi obéissait aveuglément à tous les caprices de ses médecins et subissait leur torture sans jamais rechigner. Sa confiance en eux était totale. C’est ainsi que Saint-Aignan le surprit au fond de son alcôve et lui fit sa révérence. Louis lui fit signe de s’approcher.
—Dites-moi, Monsieur de Saint-Aignan, notre affaire progresse-t-elle ?
Le Duc regarda son souverain grimacer sous une colique et prit une mimique navrée pour lui répondre :
—Hélas, Sire, mes démarches n’ont point donné l’effet attendu par Votre Majesté !
—Comment cela ? S’inquiéta-t-il devant le dépit de son ami, expliquez-vous !
—La personne que Votre Majesté m’a chargé d’approcher n’habite plus à l’adresse où elle logeait encore il y a à peine cinq jours !
—Est-ce possible ? L’instabilité de cette personne est affligeante. Où Diable est-elle encore ? Le savez-vous ?
—Oui, Sire ! Chez Louis de Mornay, Marquis de Villarceaux !
En entendant ce nom, le Roi bondit sur son séant. Il remonta la couverture sur son intimité que son sursaut avait dénudée, et grogna de mécontentement :
—Chez ce fieffé libertin ! De grâce Saint-Aignan, s’énerva-t-il, en secouant ses mains, prévenez le Sieur Villarceaux que je veux m’entretenir avec lui !
—Bien, Sire ! Consentit-il en faisant zigzaguer son chapeau, l’esprit très intrigué.
Il ne fut pas longtemps à croiser Louis de Mornay dans les galeries du Louvre, la position de celui-ci l’obligeant à fréquenter la Cour avec assiduité. Le rendez-vous, exigeant le secret absolu, fut fixé à treize heures, au sortir de la chapelle, lieu sacré où le Roi et sa suite priaient à la messe quotidienne de midi en se délectant des motets de Delalande. Louis de Mornay abandonna la jolie brune qu’il galantisait depuis dix minutes, lorsqu’il aperçut la majestueuse silhouette de Louis XIV. Ce dernier écoutait les quelques requêtes de courtisans adulateurs multipliant les inclinaisons de buste au point de se tordre le cou et se rompre le dos. Mais ils purent constater avec déception que le moment était mal choisi, car ils subirent l’inflexible « je verrai » de leur Roi et se trouvèrent congédiés sans aucune complaisance. Il ne voyait que le séduisant visage du Marquis, qui s’avançait, le front raviné par l’inquiétude. Le Roi s’écarta des Princes de sang et vint vers lui.
—Le temps me presse Monsieur, commença-t-il, aussi je serai bref ! Vous avez, selon des sources tout à fait crédibles, et je ne doute point qu’elles le soient, une jeune personne sous votre toit à laquelle je tiens particulièrement. Voyez-vous à qui je fais allusion ?
Louis de Mornay, complètement effaré, crut que les cieux lui tombaient sur la tête. Comment était-il possible que le Roi connaisse son bel ange aux yeux clairs ? Pour s’assurer qu’il n’y avait pas confusion et pour avoir la certitude d’ouïr le Roi le garantir lui-même, il s’exclama :
—Votre Majesté veut-elle me faire entendre qu’il s’agit de Mademoiselle Tardieu ?
—Comme vous entendez bien, Monsieur de Villarceaux ! Préparez cette jeune fille à son introduction imminente à la Cour ! Une tâche digne d’un gentilhomme de votre rang, n’est-ce pas ?
—Sire, je… c’est un honneur…
Louis de Mornay ne sut que bafouiller de fallacieux remerciements, mais au plus profond de lui, germa la graine de la jalousie. Il avait donc été trompé par celle qu’il aimait ! Il ne se rendait d’ailleurs pas compte de combien il l’aimait ! Il en était incertain jusque-là, mais maintenant qu’il se heurtait à un rival de grande envergure, il se sentait brûler d’une jalousie maladive. À tel point que durant la journée, il se morfondit de devoir céder sa bien-aimée à son Roi et que, tout bien considéré, celui-ci n’était pas censé savoir si Agnès lui appartenait déjà ou non. Il choisit donc de la conserver pour lui et ce fut ce jour-là l’une des rares fois où il pesta contre son monarque.
***
Le soir, en rentrant dans son appartement parisien où l’attendait bien sagement Agnès, Mornay explosa dans une terrible colère. Il l’empoigna et la fit virevolter comme une toupie, si imprévisiblement qu’elle pensa qu’il était devenu fou. Trébuchant sur un coin du tapis, elle étouffa un cri de frayeur. Pour ne pas s’étaler sur le sol, elle se rattrapa à la dentelle de sa chemise qui faillit se déchirer et quand elle posa les yeux sur lui, elle découvrit sa face courroucée.
—Vous m’avez menti ! Récrimina-t-il en la houspillant.
Puis, entraîné dans le tourbillon de la fureur qu’il avait écumée durant des heures, il lui envoya un vif soufflet qui manqua de la faire chavirer. Sous la brûlure de sa joue s’embrasant sous le choc, Agnès sentit l’indignation naître au fond d’elle, une indignation plus puissante encore que celle ressentie contre les lancées hargneuses de Madame de Vergennes.
—Voici pour vous ! Coupable des tourments qui m’ont assassiné tout ce jour ! Vous mentez avec l’audace d’un Capitan ! Et moi qui vous faisais crédit ! On tranche la langue à d’autres pour moins que cela ! Forgeuse d’histoires ! Ninon avait raison en vous traitant de fille cupide !
Il ne pensait pas se frotter au caractère volcanique de la jeune paysanne et s’imaginait qu’elle se soumettrait en versant des larmes de repentir. Il la confondait à tort, à une Ninon douce, apprivoisée, lui demandant le pardon, mais au lieu de cela, Agnès lui coupa rondement la parole :
—Cupide ! Cupide ! Vous avez dit cupide ! Hurla-t-elle, vous n’êtes qu’un goujat !
En reculant, elle arracha le collier qui ornait sa gorge et le lui claqua sur le nez. Il resta déconfit de voir son ange se transformer en démon. Elle ôta ses boucles d’oreilles et dégrafa son corset pour se débarrasser au plus vite de sa robe.
—Je rends à César, ce qui est à César ! Cria-t-elle furieusement. Cupide ! Cupide ! Répéta-t-elle, n’en revenant pas de ce mot prononcé à la légère, sans mauvaises intentions, juste sous l’effet de l’emportement.
Elle termina son effeuillage en déchaussant ses brodequins satinés et les lança au travers de la pièce. Dans son casaquin transparent, elle se retrouvait devant lui dans une tenue des plus indécentes, la fine étoffe laissant supposer les formes exquises de son corps. Elle était si injustement traitée qu’elle en concevait une grande tristesse. Elle ne se rendait même pas compte que le Marquis la dévorait des yeux. Les siens, inondés de larmes, ne distinguaient plus rien. À ce moment, Mornay regretta son agressivité. Venait-il de gâcher la dernière chance de s’en faire aimer ? Il voulut la prendre dans ses bras mais il récolta un coup de pied dans le tibia. Elle s’enfuit comme une gazelle traquée et se réfugia dans sa chambre où elle s’effondra sur le lit. Elle frappa la courtepointe à coups de poing rageur, pensant gourmer sa face. Très embarrassé, Louis suivit ses pas et s’immobilisa sur le seuil de la porte. En la contemplant, il comprenait qu’il lui était impossible de vivre avec elle. Il songeait qu’il aurait été préférable de la laisser là où elle était, car partout où elle passait, elle faisait billebaude ! Pourtant en détaillant ses courbes sous le voile vaporeux, il aurait vendu son âme au Diable pour les posséder. Agnès gémissait à en fendre un cœur de pierre. Jamais personne ne l’avait ainsi bafouée. Même son père ne l’avait guère rossée dans son enfance. Elle découvrait l’une des faces cachées de son beau Marquis. Maintenant, elle savait qu’il pouvait être bon mais également violent. Les crises de colère du Marquis étaient effroyables, surtout lorsqu’il était torturé par la jalousie, il ne se contrôlait plus.
—Vous m’accusez sans raison, sanglota-t-elle plus révoltée que chagrinée. Qu’ai-je donc fait de si cruel pour attirer vos foudres ?
—Je ne supporte point que l’on me mente ! Vous m’aviez assuré ne point connaître le Roi et voilà qu’il vous requiert à la Cour ! Il vous désire. Son regard l’a trahi. Il vous veut pour lui seul, et je ne puis m’y soustraire…
—Je jure Monsieur, sur tout ce que j’ai de plus précieux en ce bas monde que je n’ai jamais rencontré le Roi ! C’est une méprise ! Celui qui prétend que je connais le Roi est un fourbe ! Peste soit sa langue !
—Le Roi n’est point fourbe, ni sot ! Il n’est point impossible que votre frère lui ait parlé de vous…
—Nenni ! Jean ne me cache rien ! Oh, comme je vous déteste ! Vous m’entendez, je vous déteste !
Le Marquis avait franchi l’entrée mais cette phrase cinglante le freina. Que faire ? Que dire pour réparer ? Il ne savait plus. Il se sentait désemparé.
—Tout est fini entre nous Monsieur ! Je repars demain chez mes parents et je ne veux plus jamais vous revoir !
***
Et le lendemain matin étala son aurore grise, semblable à la mine de Louis de Mornay, qui, très tôt levé, avait guetté le réveil d’Agnès. Elle apparut dans le salon, vêtue de sa robe de bonne et de sa colinette de coton blanc. Elle avait peu dormi et des cernes se dessinaient sous ses yeux. Il vint vers elle, lui prit les mains pour les baiser.
—Ne partez point, mon ange ! Je mourrai si vous me quittez.
—Je ne vous appartiens point Monsieur ! Aucun commerce ne nous oblige, je suis donc libre. Cela est bien plus raisonnable de rompre !
Il tressauta au retrait brusque de ses mains. Quelle méchante petite Diablesse ! Cependant, Villarceaux n’abdiqua pas pour autant. Ces paroles n’étaient pour lui que vains enfantillages qu’il s’empresserait vite de contredire par quelques traits d’esprit.
—Je n’accepte point de rupture là où il n’y a point de lien !
—Notre amitié n’est-elle point un lien ? Objecta-t-elle, voulant encore avoir le dernier mot.
—Baise-t-on son ami comme vous le faites ? Si je suis votre ami, comme vous le prétendez, il est de mon droit d’implorer votre clémence et de vous supplier de pardonner ma conduite. Allons, mon bel ange, laissez-moi me racheter de ma faute…
Comment repousser tant de sincérité ? Comment ne point faiblir sous le charme d’yeux si langoureux ? Comment ne point céder à l’ouïe de si sages et émouvants propos ? Comment résister à la douce caresse de ses doigts ? Agnès ne le put et tomba de nouveau dans le piège de la séduction. Elle resta…
Chapitre 11
Comme prévu, Le Tellier servit d’entremetteur entre son cousin et son souverain. Le Comte de Crécy et la Baronne de Vergennes furent conviés à la Cour où ils assistèrent à une pièce de Molière, « L’Avare », qui depuis le neuf septembre divertissait Louis XIV à l’extrême.
Les fêtes de fin d’année approchantes, le Roi consultait fréquemment ses musiciens et artistes afin de connaître leurs programmes. Le brave Jean-Baptiste Lully travaillait scrupuleusement sur les œuvres musicales des spectacles qui se dérouleraient en janvier 1669, caressant le projet d’éblouir son monarque. Les bals s’annonçaient grandioses.
Madame de Montespan se réjouissait moins, son ventre s’alourdissait. Comme il lui était impossible de le dissimuler, même sous ses amples robes, il était hors de question pour elle de participer aux festivités. Il ne lui restait plus qu’à feindre la maladie, une de ces maladies dont on ne guérit qu’en neuf mois ! Ce qui la consolait est qu’elle n’était pas la seule dans cet état. Henriette d’Angleterre, l’épouse de Monsieur le frère du Roi, était également enceinte. Son accouchement était prévu pour le mois d’avril. Malgré le vice italien de Philippe d’Orléans, il parvenait quand même à féconder sa femme quasiment tous les ans et les courtisans railleurs se demandaient par quel moyen il réussissait cet exploit. Il avait souvent pris de la distraction à visiter les profondeurs chaudes de son épouse mais les enchantements d’Henriette ne furent qu’éphémères. Il se lassa très vite et retourna chérir son petit favori, le chevalier de Lorraine. Philippe d’Orléans l’adorait plus que tout. Il le jugeait plus mignon que mignon et le surnommait son « Archimignon ». Malgré cela, il ne se contentait pas que de lui. Il partageait aussi sa couche avec le jeune Brienne ou le Duc de Grammont, ainsi qu’avec une troupe de petits poulets de grain, quand l’occasion se présentait. Jean était l’un de ces poulets tant convoités qui ne tarderait pas à fréquenter le poulailler de Monsieur.
***
Le beau convoité dessella son cheval et le conduisit aux Grandes Écuries. Il traversa ensuite la cour pavée et s’introduisit dans le palais. Il gagna rapidement la salle des gardes où les officiers se remplissaient la panse de bon vin et de plats juteux cuisinés au Grand Commun. Sur les immenses tables nappées jusqu’au sol, gisaient des platées de saucisses, d’œufs, de côtelettes, de potages, de fricandeaux et de poulardes très appétissantes. Le Roi avait terminé son gargantuesque repas et les soldats pouvaient enfin festoyer des restes de sa bouche. Ce qui n’était pas consommé serait donné aux pauvres à la tombée de la nuit, dans la cour, aux portes du palais.
Dans le brouhaha, Jean se désaltéra d’une bonne chope de vin et comme la vue des victuailles le tentait, il se goinfra jusqu’à plus faim. Puis il sortit et arpenta quelques mètres du corridor, ne sachant pas vraiment où aller. Il aurait aimé y rencontrer d’Artagnan, mais celui-ci s’était envolé depuis l’aurore, sans rien dire, comme à son habitude. Jean gravit les cinq premiers degrés menant à l’étage et du haut des marches, vit Monsieur, noyé dans la foule des courtisans. Il arrêta son élan et eut l’idée de s’en faire remarquer. Il redescendit l’escalier en bousculant tout le monde pour se frayer un passage. En un quart de tour, tout s’accomplit avec la plus grande facilité qui soit. Jean accéléra sa marche, feignant ne pas voir Philippe, le devança et l’autre mordit à l’hameçon. Le jeune homme se laissa rattraper en freinant sa course et sourit de triomphe en sentant Philippe s’emparer de son épaule. Leurs regards se croisèrent. Jean fondait sous la tendre compression qui flattait son omoplate. Monsieur sut à ce moment que le mousquetaire lui appartiendrait.
—Je suis ravi de vous voir Jean, murmura-t-il d’une voix languissante, venez !
Il l’emmena loin de l’affluence et le guida jusqu’à une petite galerie qu’il connaissait bien. Dès qu’il ferma la porte, il vint se frotter contre lui. Paralysé par la timidité et l’émotion, Jean meurtrissait les rebords de son couvre-chef. Il baissait la tête comme pour déjouer ses entreprises. Philippe atteignit ses lèvres et en découvrit le goût sucré. Il était au paradis, Jean descendait aux Enfers. Il donna libre cours à ses instincts et mit un bras autour de son cou. Ils s’étreignirent passionnément, perdant tout sens du commun, oubliant tout, jusqu’à l’endroit peu commode où ils se cachaient.
—Je te veux ce soir, mon biquet ! Susurra Philippe, exalté.
Les scrupules de Jean s’évanouirent. Il ne voulait pas laisser son bonheur lui filer entre les doigts. Cependant, il ne répondit pas, mais accepta la coquine proposition d’un signe de la tête, cette charmante tête qu’il venait de perdre. Il s’enfuit comme un courant d’air, supportant le poids écrasant de ses fantasmes lubriques.
***
Le départ d’Agnès n’avait pas altéré la solide amitié qui la liait à Charlotte, et les deux jeunes filles se retrouvaient, en secret, chez Louis de Villarceaux. Charlotte avait vu le Roi. Elle en vanta la beauté et l’élégance, la douceur de la voix, la bonté, l’intelligence et son goût poussé pour les arts. Elle ne regrettait qu’une chose : que sa chère amie n’ait pu assister au spectacle de Molière, assise, tout comme elle, dans la même rangée de chaises que celle du Roi, face à une estrade extraordinaire, toute drapée de velours rouge à franges d’or. Agnès rêvassa sous ces captivants récits.
Treignac n’avait en rien décidé d’abandonner son pari malgré les menaces et les interdictions de Louis. Le Vicomte avait observé une courte trêve mais juste dans le dessein de s’occuper du sort de Charlotte. Elle ne lui avait pas résisté. Succombant à son charme méridional, elle lui avait offert sa virginité. Elle se cachait bien d’avouer la fredaine, même à sa meilleure amie, taisant son déshonneur comme un crime. Le bouillant étalon alla pourtant crier victoire chez son ami, se hâtant de réclamer la moitié de son pari. Mornay lui tendit l’escarcelle en s’inquiétant. Maintenant que l’obstacle était franchi du côté de Charlotte, il allait sans l’ombre d’un doute redoubler d’ardeur en ce qui concernait Agnès ! Il fallait rester sur ses gardes. Et puis le Marquis voulait récupérer cet argent que l’autre n’avait pas mérité. Il aurait pu posséder cette pateline, bien avant lui s’il n’avait pas fait cette idiote promesse à Crécy ! Il eut l’idée de relancer la gageure.
—Si je mets Charlotte dans mon lit, proposa-t-il, vous me rendrez salaire et le gage se limitera là !
—Vous voici donc devenu mauvais joueur Louis ! Il faut que vous soyez féru de cette donzelle pour tricher de la sorte ! Je refuse ! Un pari est un pari et j’irai jusqu’au bout !
—Vous commettriez une grave erreur en vous attaquant à Mademoiselle Tardieu, trancha-t-il, ennuyé, le Roi l’a remarqué et m’a chargé de l’éduquer ! D’ici peu, elle entrera à la Cour.
Considérant le Marquis d’un œil incrédule et suspicieux, Treignac demeura muet une seconde, mais son sérieux s’éclipsa aussi vite qu’il s’était installé sur son visage.
—Vos galéjades ne sont guère du meilleur goût ! Je m’imagine fort bien le genre d’éducation que vous donnerez à cette pucelle. Que le Roi aille au Diable ! Et vous aussi, mon ami, cette fille sera à moi !
Mornay eut un accès d’humeur et lui rafla le bras.
—Soit, mais le jour, où vous poserez les mains sur elle sera le dernier jour de votre vie !
—J’ai du mal à croire que ces mots sortent de votre bouche, Louis, protesta-t-il, au nom de notre amitié, je ne saurais vous en tenir rigueur. Vous êtes à plaindre ! Vous perdez la tramontane ! Votre esprit est tout à fait coiffé de cette Contadine… Ninon me disait l’autre jour que vous étiez en danger. Elle n’avait point tort ! Gare à vous, Louis, vous croyez la tenir, mais c’est elle qui vous bride à ses fers ! Adieu, l’ami…
Perplexe, Louis médita un moment ce discours. N’était-il pas en train de devenir fou au point de ne plus se maîtriser ? N’était-il pas en train de perdre tous ses amis à cause de cette fille ? Il soliloquait tous les soirs dans son alcôve, face à son miroir, cherchant ce qui pouvait bien lui nuire pour que cette paysanne le repousse autant. Son nez ? Sa bouche ? Son âge ? Multiples questions le tourmentaient et pour la première fois de son existence, il faisait un complexe d’infériorité. Aucune femme ne s’était jamais refusée à lui. Quel cruel échec lui pourrissait soudainement sa renommée de cavaleur ?
Monsieur Tallement des Réaux le disait dans ses historiettes : « Le Marquis de Villarceaux n’avait aucun scrupule et son acharnement à la besogne n’avait nul égal. »
Charlotte se retrouva dans ses draps mais ses cinquante livres ne rétablirent pas sa bourse. L’innocente servit de compensation !
En dépit de ses récentes péripéties amoureuses, la jolie bourgeoise conservait une constante pudibonderie, la transformant en proie de choix pour les barbons bourdonnant autour d’elle, comme des abeilles autour des fleurs. Ninon, qui fut la première à recueillir ses confidences, la mit en contact avec un gentilhomme fortuné. Elle lui conseilla de s’en faire un amant payeur et de s’en faire entretenir. N’étant plus mariable à présent, elle accepta et se fit établir dans une jolie et confortable maison dans le cœur de Paris. Ninon de Lenclos l’avait éduquée. Charlotte suivait ses traces, faisant honneur à son initiatrice.
Chapitre 12
L’hiver régnait, dévastateur, entraînant misère et mort. Il faisait bon vivre chez Monsieur de Villarceaux où les soupers à la chandelle se succédaient. Le Marquis n’invitait plus que les deux jeunes filles et passait de merveilleuses soirées en leur compagnie. Charlotte devinait son amie éprise de ce trousseur de jupons et culpabilisait de fauter avec lui. Elle ne pouvait se résigner à s’en désunir, tant il lui procurait du plaisir. Lui-même ne laissait rien paraître de leur relation. Quoique des regards différents de ce qu’ils étaient autrefois, aient informé une délurée, l’absence de malice d’Agnès la faisait les ignorer. Chaque fois qu’Agnès se lançait dans des discussions animées, Louis s’arrêtait de boire ou de manger, se rassasiant de ses bavardages. Les cailles farcies et les huîtres avaient beau être appétissantes, il perdait l’appétit lorsqu’il se gavait de son image. Il se rinça le palais avec un cru d’Argenteuil et se servit un vin blanc de Champagne. Ses yeux pétillaient autant que la boisson. Il remplit la coupe d’Agnès, dévorant les rondeurs lisses de sa poitrine, lumineuse sous l’éclairage des bougies. Elle se soulevait et s’abaissait à chaque saccade de sa respiration. La belle jeta un os de volaille dans une assiette et se lécha les doigts.
—Non, Agnès ! S’écria Charlotte, il est impoli de se sucer les doigts à table ! Quoi de plus incorrect ! À la Cour, cela ne se fait point.
—Chez nous, on se lèche les doigts ! Quel mal y a-t-il ?
Louis se pencha, saisit sa main et en porta l’extrémité encore humide de sauce à ses lèvres. Il la happa goulûment. Les ongles blancs cognèrent contre ses dents. Il prit de l’agrément à terminer ce qu’elle avait entamé. À ce geste inattendu, Agnès fut bouleversée et s’empourpra. De temps à autre, elle balançait des coups d’œil discrets et prompts sur l’encolure déboutonnée du Marquis et admirait son torse velu. Elle aurait souhaité le toucher, y poser la tête, mais elle ne faisait qu’en rêver.
Pour combler un instant silencieux, Charlotte se mit à raconter son aventure sentimentale avec le Vicomte de Nangis et, comme une confidence en valait une autre de même nature, elle se tourna vers Agnès pour la questionner :
—Et toi ? N’es-tu donc amoureuse de personne ?
Le Marquis, attentif, tendit une oreille intéressée. La sentence tomba.
—Oui, bien sûr, je suis amoureuse, mais… Hésita-t-elle en prenant son verre.
—Mais quoi ? Dit la curieuse Charlotte. Qui est donc l’heureux élu de ta flamme ? Je suis certaine que Monsieur de Villarceaux brûle tout comme moi de le savoir !
Agnès avala une gorgée de champagne pour se donner du cœur à continuer, mais elle le fit à voix assourdie, comme si elle craignait l’indiscrétion d’espions.
—Je ne voudrais point que vous preniez mes propos pour une gaudriole ! Rioterez-vous si je me confesse à vous, Monsieur de Villarceaux ?
—Nenni, mon ange ! Livrez-moi vos affres et si je peux y remédier, vous m’en verrez enchanté !
—Eh bien ! Je… J’aime trois hommes ! Tous d’un amour différent, il est vrai, mais assurément !
Louis de Mornay réagit si spontanément à cette annonce, qu’il renversa son verre de vin. Il trempa gauchement le volant de sa manche dans la petite marre de liquide cramoisi, qui s’infiltrait dans les fibres de la nappe damassée. Trois hommes ! C’était trop pour lui. Mais qui étaient donc ces trois prétendants dont il n’avait jamais entendus parler ? La jalousie lui oppressait la gorge. Il pianota sur le contour de son assiette, nerveux.
—Le premier, reprit-elle, est le Roi ! Et je vous jure, mes amis, ne jamais l’avoir approché ! J’ai eu la joie, un jour, de contempler son portrait chez un gentilhomme de Saint-Germain. Le Roi me plaît, il est fort beau ! Je songe à lui souvent.
—Ha, ha, ha! Ricana le marquis, le Roi n’est point beau ! Il a tout juste un peu de charme, mais rien de plus à envier. Ah ! Si… Rectifia-t-il, son argent !
—Vous aviez promis de ne point rire ! Se fâcha-t-elle en claquant du poing sur la table. Si vous persistez, je me tais !
—De grâce, mon ange, parlez, ou je vous soumets à la question !
—Bon ! Alors, le second est un chasseur que j’ai croisé dans la forêt de Saint-Germain, à l’automne. Un très bel homme, d’une aisance dans la marche, d’une douceur dans le mot et d’une amabilité dans le regard… Mais, hélas, le destin nous a séparés… Il m’avait donné un rendez-vous galant, mais le voyage à Paris a empêché que je ne m’y rende… Quelle déception !
—Nous n’en doutons point, mon ange.
Louis attendait le verdict final. Le troisième ne pouvait être qu’un bourgeois connu à Paris. Il se mit à suspecter tous ceux que la jeune fille avait côtoyés depuis son arrivée à la ville. Il priait que ce ne soit pas un de ces godelureaux pédants, prétentieux et avares contactés chez Ninon.
—Qui est le dernier ? Demanda Charlotte, en trépignant.
Agnès ressentait un cuisant embarras et ne parvint pas à contrôler l’érubescence de ses joues. Mise au pied du mur par la force des événements, il fallait qu’elle parle ou se taise à tout jamais. Elle décolla son verre de la table et ingéra d’un trait son contenu. Le champagne lui incendia le gosier, puis elle eut l’impression qu’il lui descendait jusque dans les mollets.
—Celui-là, dit-elle, est celui que j’aime le plus ! Il s’appelle… Il s’appelle… Euh… Louis de Mornay, Marquis de Villarceaux !
Elle enfouit sa délicieuse frimousse au fond de ses paumes, un peu honteuse d’avoir dénudé son âme. Charlotte cligna de l’œil à Louis qui, bouche bée, ressentit une satisfaction sans pareille. Lui, qui se croyait si peu estimé par elle, n’aurait nullement prétendu entendre son nom dans cette candide déclaration. Comme aimanté, il se leva, contourna la table et vint s’immiscer entre les deux belles assises sur le banc. Charlotte se sentit une intruse entre ces amoureux s’appartenant déjà du regard. Elle disparut et son absence ne fut même pas remarquée.
—Faites atteler, je pars ! Ordonna-t-elle au valet dans l’antichambre, et que Monsieur ne soit point dérangé !
Villarceaux respira le parfum suave et fruité qui s’exhalait du cou d’Agnès. Ses lèvres s’y abandonnèrent sans modération. Tout en la couvrant de baisers embrasés, il pensait encore subir ses rebuffades. Mais elle bascula le buste en arrière et pencha la tête, lui offrant la peau blanche de sa gorge frémissante. Les mains expertes du Marquis délacèrent le ruban de satin, maintenant prisonnier le sein ferme sous le corset de velours. Elles s’y attardèrent, actives. Le vertige transporta Agnès. Elle consentait enfin à se donner à lui. Dans un soupir, elle s’accrocha à son col, la paupière à demi close, cherchant sa bouche avidement. Le cuir froid des bottes de l’élu glissa sur la chair de ses jambes. Elle frissonna. Les caresses et les attouchements savamment précis éveillèrent en elle des sensations nouvelles, gardées jusque-là réfractaires. Le désir extrême que Louis de Mornay éprouvait à ce moment gomma tous les longs jours d’attente, qui l’avaient fait souffrir. Il ne songeait plus qu’à la conduire à sa chambre, mais quitter ce banc inconfortable sans rompre l’atmosphère voluptueuse, lui semblait une mission impossible. Quel risque, avec cette tigresse qui sortait les griffes pour des vétilles ! Il l’invita pourtant à se lever. Elle était debout, les jambes fragiles comme le blé sous la tempête, refusant de faire un pas supplémentaire.
—Je ne sais si c’est le champagne, mais… Je ne puis plus avancer !
Grisée, un peu ivre, Agnès avait articulé péniblement, portant une main à son front, l’autre à son décolleté béant. Le Marquis la souleva comme une plume. Elle se trouvait aussi légère que la brise. Il la déposa en douceur sur le lit. Malgré tous les préliminaires qu’il s’était appliqué à rendre efficaces, il avait toujours peur de la voir s’enfuir. Agnès ne résista pas, l’étouffant presque dans ses étreintes. Pourquoi d’ailleurs aurait-elle fui devant l’inéluctable ? Elle le voulait à elle, rien qu’à elle, et comment donc l’enchaîner dans une entière exclusivité sans lui sacrifier sa vertu ? Elle désirait savoir ce qu’étaient, en réalité, tous ces ragots affichés dans le Mercure Galant. Elle voulait avoir le privilège d’être aimée de celui que convoitaient toutes les femmes de la haute société. Ses reins se cambraient sous l’action du plaisir et, dans un sursaut de conscience, elle murmura :
—J’ai peur, Louis, si peur…
—Chut ! N’ayez crainte, mon ange, je vous promets d’être le plus doux des hommes ! Je vous aime ! Je vous aime !
Quelle joie pour Louis de Mornay de constater, en retirant fébrilement ses vêtements, que le dessous égalait en beauté le dessus. Il était le plus heureux des amants de s’approprier ce corps superbe et vierge. Il était calme, ne redoutant plus une dérobade. Enfin, elle était à lui. Il s’empara d’elle égoïstement. Agnès, dont le corps paraissait se déchirer, découvrit pour la première fois qu’une souffrance pouvait être agréable. Ses gémissements se mêlèrent à des soupirs de jouissance. Le don de sa virginité redoubla l’ardeur de Mornay qui besogna, ce soir-là, jusqu’à la limite de ses capacités.
***
Agnès se réveilla à l’aube, épanouie et comblée, ne croulant pas sous la charge du péché comme son amie Charlotte. Au contraire, elle était fière d’être une femme. Elle se sentait différente. Elle se détendit comme un chat qui s’étire et sourit en apercevant ses jupons éparpillés sur le plancher. Elle caressa l’oreiller de son amant. Il lui manquait déjà. Le vide laissé à sa place la poussa à sauter du lit. Sa longue crinière dorée flottait sur son échine, elle était encore plus belle que la veille. D’un geste rapide et pudique, elle rabattit l’édredon sur le sang qui souillait les draps et enfila un peignoir, celui de son amant. Avant son départ pour le Louvre, dans ses atours de Lieutenant Capitaine, Louis de Mornay prenait un petit déjeuner dans le salon. Il vit sa déesse entrer dans la pièce. À peine avait-il posé sa tasse de café sur la table, qu’il fut enseveli sous une masse de baisers. Il adora cette impulsivité infantile, qui lui prouvait qu’elle l’aimait.
—Avez-vous bien dormi, mon ange ?
—M’en avez-vous seulement laissé le temps ? Lui demanda-t-elle avec malice, s’asseyant sur ses genoux. Elle rit, puis prit un air navré afin de poursuivre.
—J’ai été idiote ! Ne suis-je point bête comme une oie ?
—Pourquoi ? S’inquiéta-t-il, fronçant les sourcils. Regrettez-vous ? Ne vous ai-je point satisfaite ?
—Oh si, mon amour ! Je veux dire par là, idiote d’avoir attendu ! Quels moments exquis ! Je vous aime, Louis, je vous aime ! Je ne vous quitterai jamais !
—Je préfère cela, ma douce ! Vous m’en voyez ravi, moi aussi je vous aime !
Le valet brisa l’harmonie de leur tête-à-tête amoureux en s’avançant vers le Marquis. Il lui tendit un papier roulé.
—Monsieur, dit-il, c’est une lettre pour Mademoiselle…
Villarceaux tremblait que ce ne soit déjà la requête du Roi conviant sa bien-aimée à la Cour. L’idée de la perdre à peine après avoir eu le temps de bien la connaître l’affligeait. Agnès arracha le pli des mains du domestique et le déroula. Elle y reconnut l’écriture gauche de son père, elle en bondit de joie.
—C’est mon cher Pa qui m’écrit ! Il vous remercie pour l’argent que vous lui avez envoyé !
—Tant mieux !…
Par petits pas désordonnés, Agnès sillonna à plusieurs reprises l’espace qui séparait la table du canapé. Louis la contemplait, admiratif devant tant d’énergie. Elle s’abreuvait des phrases défilant sous ses prunelles bleutées et souriait béatement à chaque fin de ligne. Inopinément, elle s’immobilisa, pâlit et sa bouche se crispa comme si une douleur violente la foudroyait. Louis se douta qu’une mauvaise nouvelle lui était annoncée. Il se troubla. Agnès appuya la missive contre son front, puis la porta à son cœur. Une épée invisible venait de lui perforer l’âme. Elle tituba telle une femme ivre. Le Marquis se rendit tout de suite compte qu’elle allait s’effondrer. Il la reçut dans ses bras, inconsciente. Il s’effraya face à ses yeux révulsés et demanda à son valet de lui venir en aide.
—Apportez les sels, vite ! Cria-t-il, paniqué.
Il la déposa sur le sofa. Le papier s’échappa des doigts inertes de la jeune fille et tomba sur le tapis. Il le ramassa et se permit de lire. Il découvrit avec désolation le décès de la mère d’Agnès. Sa gorge se noua d’émotion pour cette femme qu’il ne connaissait pas, mais qu’il savait chère au cœur de sa maîtresse. Il craignit qu’elle ne se remît jamais de ce terrible choc et appréhenda soudain la fin de son bonheur récent. Dès qu’elle revint à elle, son premier réflexe fut de s’agripper à son cou en hurlant son désespoir et sa tristesse. Ébranlé, le Marquis ne savait que dire et que faire pour la calmer. Il ordonna à son valet d’aller quérir Mademoiselle de Vergennes. Elle pourrait mieux que quiconque la consoler. Il était impuissant et son devoir d’officier du Roi l’appelait, il se devait de partir. Il la garda serrée contre sa poitrine jusqu’à l’arrivée précipitée de Charlotte, puis il s’enfuit, soulagé de ne plus la voir dans cet abattement. L’ajustement négligé d’Agnès éclaira son amie sur l’intimité de leurs liens. Elle devina ce qui s’était passé la veille et en était heureuse. Agnès demeura dans un état de prostration inquiétant durant toute la journée, refusant toute nourriture. Quand Mornay rentra chez lui dans la soirée, Charlotte lui confia qu’elle n’avait rien voulu avaler d’autres qu’un verre d’eau. Il tourna en rond comme un chien en laisse, incapable de dire les mots réconfortants dans pareille situation. Une fois Charlotte repartie, il la coucha, s’étendit à ses côtés et l’écouta hoqueter sous les sanglots. Au bout d’une heure, elle s’endormit sur son épaule, vidée de ses larmes, épuisée.
Madame Tardieu avait succombé à une fièvre lente qui l’avait rongée pendant deux mois. Elle ne s’était pas remise de son pénible accouchement et l’infection s’était installée pour ne plus la quitter.
Chapitre 13
Louis XIV, ensorcelé par la sublime Athénaïs, l’incomparable, la grande merveille à faire admirer par tous les souverains du monde, comme on l’appelait à la Cour, ne se lassait pas de partager de doux moments en sa compagnie. Secrètement pourtant, il n’oubliait pas la jolie paysanne de Saint-Germain et nourrissait le vœu de la posséder corps et âme. Chaque fois qu’il croisait Saint-Aignan dans un couloir ou une galerie, un escalier ou une antichambre, il analysait son regard dans l’espoir d’y lire une nouvelle favorable.
La Marquise de Montespan avait l’art et la manière d’emprisonner le Roi dans ses charmes. Il était tout à elle, bridé. En ce frais après-midi où le temps n’était pas à la promenade, Sa Majesté se prit à jouer une série de suites à son clavecin, se laissant aller à la chansonnette, pour le plus grand ravissement de sa favorite. Il chantait bien et juste et les mots d’amour qu’il prononçait la comblaient. Elle jubilait, se sentait maîtresse de lui. Mieux, elle était sa reine ! Et pendant ce temps de gloire, Louise de La Vallière, délaissée, recalée au rang des souvenirs, pleurait et priait. Quel homme sensé, aimant la vie pouvait supporter tous ces gémissements, ces plaintes, cette morosité, cette repentance bigote, alors qu’il avait à sa portée la gaieté, la vivacité, l’intelligence et ce déferlement de sensualité qui caractérisaient Athénaïs. Il n’était pas encore prêt pour la rémission de ses péchés et n’avait guère l’envie de plonger dans la dévotion, même pour le salut de son âme. La belle Marquise lui enjolivait la vie, le divertissait, lui dégourdissait l’esprit souvent accablé de charges prenantes. Il ne pouvait plus vivre une seule journée sans la sentir vibrer dans ses étreintes.
***
Dans le corridor, des hurlements se firent entendre et rompirent cette romantique atmosphère. Louis arrêta la musique et tendit l’oreille. Les cris se rapprochaient de son appartement. Soudain, la porte s’ouvrit. Il se leva aussitôt, mécontent et surpris d’une telle intrusion. Sa cousine, Mademoiselle la Duchesse de Montpensier, plus familièrement nommée la Grande Mademoiselle, pénétra dans la pièce, furibonde et rouge de rage. Elle tenait fermement la chevelure d’une jeune rouquine et tirait dessus pour la forcer à la suivre jusqu’aux pieds du Roi. D’un geste violent, elle l’obligea à se prosterner. Louis n’aimait guère la violence et détestait ce genre d’agissement. Il se renfrogna.
—Quel est le motif de cette cavalière irruption ma cousine ? S’informa-t-il le ton désapprobateur, considérant sa cousine d’un très mauvais œil. Il examina ensuite le visage noyé de larmes de la femme rousse. Il allait s’apitoyer lorsque la Duchesse se raidit et vilipenda :
—Sire, mon cousin, voici la voleuse de bijoux dont j’avais déjà avisé Votre Majesté de ses filouteries. Elle a osé récidiver malgré la bonne grâce que je lui avais accordée ! Cette fois, je l’ai saisie au collet ! Je sollicite de votre part que vous lui infligiez le châtiment qu’elle mérite !
Bien que Louis sût ce qu’il allait imposer comme disgrâce, il demeura pensif un court instant, le regard inquisiteur. Il critiquait encore l’audace de cette impromptue entrée, responsable de la rupture de sa sérénité amoureuse. D’ailleurs la Grande Mademoiselle n’était plus que tolérée à la Cour depuis la fronde où elle avait mené Condé contre le Roi. Chassée alors du palais, elle avait finalement rétabli sa place, des années après, sous la clémence de Louis.
—Coupons-lui la main ! Lança la Marquise de Montespan, le corps étendu sur un canapé et s’aérant de son éventail en plumes de cygne.
Louis se retourna prestement vers elle et rétorqua, grincheux :
—Et vous, la langue, ma mie !
Athénaïs n’apprécia pas l’attaque. Comme elle ne le craignait pas, le sachant esclave d’elle, elle remplit sa bouche d’arrogance et le défia :
—Le Roi-Soleil ne trouve-t-il donc point de pénitence qu’il tarde à se décider ?
—Silence, Madame ! Sortez, vous m’agacez ! Méfiez-vous de vos coups de langue, il se pourrait qu’ils vous nuisent !
Athénaïs laissa son siège et sortit. Elle n’était pas le moins du monde contrariée par ces dernières paroles, elle glorifiait trop les siennes. Elle seule avait le privilège de cracher au nez du Roi sans être blâmée. Sans cesse, ils se disputaient. On les surprenait souvent dans quelques coins, à s’insulter, à se reprocher les pires avanies. Oubliant parfois leur condition, l’homme face à la femme, à l’image de tous les couples de la terre, ils se déchiraient et se réconciliaient sur l’oreiller douillet de leur couche. Plus elle le brimait et l’humiliait, plus il s’en enjuponnait, faible et soumis. Mais quand il s’agissait de son rôle de souverain, il ne permettait à personne que l’on se mêle de ses affaires et encore moins une dame, quelle qu’elle soit. Lorsqu’Athénaïs referma la porte, le Roi s’adressa à la soubrette, assez gentiment malgré les circonstances, d’une voix dénuée de colère :
—Qu’avez-vous à répondre de l’accusation portée sur vous ?
—Mademoiselle la Duchesse dit vrai, Sire, mais j’implore la clémence de Votre Majesté… Je sais qu’elle est juste et bonne.
La rouquine avait posé le nez au sol, au ras des souliers de Sa Majesté. Le Roi recula. Il n’aimait pas que l’on s’humilie de la sorte et s’en trouvait gêné. La voleuse geignait, à en atteindre le cœur de son monarque. Tantôt il la scrutait, tantôt il examinait le visage autoritaire de sa cousine. Il n’avait guère envie de lui plaire, mais se devait de ne point faiblir devant cette parente, qui ne raterait pas une occasion de le charrier. L’abondance de larmes repentantes le laissa donc impassible.
—Vous implorez ma clémence ? Reprit-il, simulant l’indignation, cependant, vous avez bien dérobé les bijoux de Mademoiselle la Duchesse, n’est-ce pas ?
—Oui, Sire ! Mais c’est la misère de ma famille qui m’a conduite à ce geste ! Je supplie Votre Majesté de m’accorder le pardon !
La Grande Mademoiselle lui tira la tignasse en arrière, pour la contraindre à se taire. La malheureuse hurla de douleur. Louis détesta ce mouvement brutal et méchant.
—Allons, ma cousine, ne vous emportez point comme cela !
—Sire, gronda-t-elle, cette pie tente de vous attendrir avec une hardiesse impardonnable !
– Nous, Louis, Roi, ne vous accordons point notre clémence ! Déclara-t-il en s’asseyant à sa table de travail. Il dressa une lettre d’éviction pour la coupable, mais n’eut pas le cœur de lui faire infliger un châtiment corporel, tant la désolation ravageait les traits de la condamnée. La disgrâce d’être renvoyée de la Cour était une punition déjà bien terrible pour celle qui s’en voyait frappée. La Duchesse laissa s’écouler vingt-quatre heures et, ne sachant qui choisir pour remplacer la destituée, alla de nouveau importuner le roi dans ses appartements. Éternellement galant, patient et affable avec la gent féminine, il congédia son secrétaire personnel et l’accueillit, souriant bien qu’ennuyé.
—Sire, mon cousin, voici que je suis depuis deux jours sans camérière et m’en trouve fort embarrassée ! J’espère le conseil et l’aide de Votre Majesté…
Se sentant dérangé pour une telle bagatelle, la déception que ce ne soit pas plus important se lisait sur son visage.
—Ma cousine croyez-vous que le Roi n’ait rien d’autre à faire que régler des affaires de femmes. Choisissez donc celle qui vous plaira et ne m’incommodez plus !
Un brin agacé, Louis ouvrit son écritoire, en sortit sa plume, la trempa dans l’encrier et fit mine de l’oublier. Elle n’avait visiblement pas envie de s’en aller. Son impertinente et indésirable présence parvint à le déconcentrer de son travail. Devant la fuite de ses idées, il reposa sa plume et referma sèchement son livre de doléances.
—Sire, je me permets d’insister. La peur d’être encore filoutée me fait douter de toutes celles qui se présentent à moi. Comme toute chose à la Cour doit passer par vous…
—Soit ma cousine, coupa-t-il pour abréger cet entretien futile, en cela vous n’avez point tort ! Je vous garantis la probité d’une domestique !
—Merci, Sire !
Le sourire triomphateur, elle savoura sa réussite. Elle avait fait céder son cousin ! Elle ne mentait pas en avouant craindre d’être volée. Elle se savait détestée et redoutait à tout moment d’être empoisonnée ou égorgée.
À son coucher, toujours aussi rigoureux en bienséances, Louis, soucieux de la promesse qu’il s’était engagé à tenir, et surtout pour se dégager de la corvée, la délégua à Bontemps. Le bon serviteur se gratta le crâne et chercha s’il n’y avait pas dans son entourage, un être digne de la confiance de son Roi. C’est alors qu’il se souvint de la conversation de Louis avec Saint-Aignan au sujet d’une certaine Agnès Tardieu. À tout hasard, il se permit de la proposer. Louis, qui se languissait de la revoir, apprécia cette merveilleuse initiative, tout à fait appropriée à la situation. Il s’en réjouit et passa une nuit douce et prometteuse de bons plaisirs. Le destin d’Agnès était décidé.
***
Dès le lendemain de la décision du Roi, le Duc de Saint-Aignan fit son apparition chez le Marquis de Villarceaux. Il entra dans la pièce qui tenait lieu de salon et de salle à manger, tout heureux d’annoncer à la Demoiselle l’exclusive faveur qui lui était accordée par son souverain. Elle ne pouvait refuser, le Roi l’avait décrété. Louis fut pourtant bien obligé de décliner l’invitation et la déconfiture frappa la bouille aimable et rondouillette du Duc.
—Ne me dites point que la Demoiselle a encore disparu, Monsieur !
—Si fait, Monsieur de Saint-Aignan, acquiesça Villarceaux, elle s’en est retournée à Saint-Germain pour y enterrer sa mère…
—Morbleu ! Quand sera-t-elle donc de retour ? Le Roi s’impatiente ! Quelle effrontée petite vilaine pour oser faire tant attendre son souverain. Elle attise la passion comme on attise un feu !
—Elle sera là dans une semaine…
Un certain trouble se lisait sur son visage. Le mystère de cette aventure le tenaillait tant, qu’il ne pouvait se retenir de se servir du Duc pour l’éclaircir.
—Le Roi connaît donc mademoiselle Tardieu ? Voici une nouvelle étonnante. Savez-vous pourquoi notre Roi s’intéresse tant à cette Contadine ? Cela vient-il de son frère, mousquetaire à la Cour ?
—Voilà des questions bien impertinentes, Capitaine, mais de votre part, rien ne m’étonne ! Je vois que le Roi n’est point le seul à se soucier de la Demoiselle ! Hélas, je ne peux point vous renseigner sur l’affaire que le Roi mène très discrètement. Hein… Heu… La Marquise de Montespan, vous comprenez ?
—Oui, dit-il sèchement.
Le Marquis baissa le menton pour éviter de dévoiler une jalousie trop flagrante, ancrée au fond de son regard. Il salua son visiteur et gagna sa chambre. La mélancolie s’empara de lui. Sur le lit gisait la robe de nuit de mousseline rose d’Agnès. Comme lui, elle attendait son retour. Il se demandait soudain s’il ne succomberait point de la savoir dans les draps d’un autre, car, infailliblement, le Roi la mettrait dans son lit. Saint-Aignan avertit Louis XIV de la triste nouvelle. Décontenancé, il ne sut rétorquer qu’une seule phrase :
—Comme cette Demoiselle sait se faire désirer !
Chapitre 14
Si Agnès avait trouvé un bienfaiteur en la fougueuse personne de Villarceaux, elle eut au Louvre, l’accueil et le réconfort nécessaires à son changement auprès de Madame de Motteville. Pâle et amaigrie, elle avait quitté son amant pour se rendre au Palais-royal. Sans indocilité, elle s’était pliée à la volonté de son Roi et avait fait ses malles sans chercher à comprendre. Elle avait offert une ultime nuit d’amour au Marquis, qui, désarmé face à une aussi grande souffrance, n’avait pu que lui donner du plaisir sans la consoler. L’unique souhait qu’elle formula fut qu’il lui promette de venir la visiter, une fois installée au Louvre. Il jura, espérant pouvoir encore jouir de son corps là-bas. Mais dès qu’Agnès eut franchi le portail, le Marquis reçut l’ordre de se tenir à l’écart quelque temps. « Quelque temps… » Grommela-t-il. Le temps que le Roi la séduise ! Une fois l’action accomplie, l’amant trompé pourrait revenir ! Quoi de plus terrible qu’un amant cocufié ! Cela était pire qu’un mari coiffé de cornes ! C’était lui dérober la meilleure part du gâteau ! Louis de Mornay rageait et alla soigner ses maux chez Charlotte. Il aurait été peu raisonnable de s’attirer les foudres du Roi et c’est ce qu’elle réussit à lui faire admettre. N’était-il point infidèle, lui aussi? Et puis aucun sacrifice n’était assez grand pour plaire à son souverain. D’ailleurs, d’autres femmes, d’autres beautés lui tendaient les bras ! Une devise qu’il affectionnait lui revint à l’esprit : « Loin des yeux, loin du cœur… ». Et il reprit de nouveau ses frasques amoureuses et ses orgies.
***
Françoise Bertaud de Motteville était un être délicieux. Elle était bonne, bienveillante et avait été la femme de chambre dévouée d’Anne d’Autriche, sa confidente, son amie intime. Malgré la disparition de la Reine mère, survenue en 1666, elle conservait une place à la Cour et rédigeait les mémoires de la défunte. Elle était fidèle à son souverain, qu’elle avait connu enfant et le servait toujours avec ferveur, d’un amour presque maternel. Âgée d’une cinquantaine d’années, elle sut instinctivement réconforter Agnès du deuil qui la touchait. Après de nombreuses paroles consolatrices, elle l’introduisit dans les appartements de la Grande Mademoiselle. Cette dernière se morfondait de découvrir ce que son cousin lui destinait. Impressionnée, autant que le fut son frère à son arrivée, Agnès se tint debout devant la Duchesse, le visage délavé par les pleurs. La sévérité se lisait sur les traits de la grande dame. Elle paraissait inflexible. Pour ses quarante ans, elle avait une physionomie flétrie, camouflée sous une épaisse couche de blanc de céruse. Elle était peu jolie, ronde, et sous sa mâchoire pendait un double menton qui n’arrangeait guère son aspect. Seules ses rondeurs avantageuses séduisaient les hommes. La mode le voulait ainsi, puisque le Roi lui-même avait une inclination pour les femmes bien en chair.
La Duchesse balaya son regard froid sur Agnès. Comme Madame de Motteville le lui avait conseillé, elle n’ouvrit pas la bouche avant qu’on lui en donne l’autorisation et s’efforça de montrer une mine aimable et souriante. Elle était loin de son monde, elle était dans celui, impitoyable, de Louis XIV.
Saint-Aignan interpréta très bien son rôle d’intermédiaire en courant aviser le Roi de l’arrivée de la paysanne. À cette nouvelle, les yeux royaux brillèrent d’un éclat particulier. Les quatre mois écoulés lui avaient paru un siècle. Cette étape n’appartenait plus, sur l’heure, qu’au passé, un passé qu’il lui fallait oublier. Il donna des ordres pour qu’elle soit traitée le mieux du monde et que tout ce qu’elle désirait lui soit accordé.
—Mon Dieu, quels yeux bouffis ! S’exclama la Grande Mademoiselle en levant les mains. C’est horrible à voir ! Vous avez donc tant de chagrin d’être céans ?
—Non, Mademoiselle…
—Alors, à en juger votre grâce et votre beauté, ce chagrin ne peut être causé que par l’amour.
—Non, Mademoiselle, corrigea-t-elle, ma mère est morte il y a dix jours et mon cœur est transpercé de douleur…
—Eh bien ! Petite, je suis désolée, mais à la Cour, il n’y a pas de place pour les larmes ! Je déteste les pleurnicheries. Je vous aurais volontiers renvoyée, mais comme vous m’êtes hautement recommandée, je vous garde ! À l’avenir, je vous interdis de paraître devant moi une expression aussi déplorable sur la figure. J’exige la gaieté et l’enthousiasme. La joie de vivre !
***
Une domestique vint chercher Agnès et la conduisit jusqu’à son galetas. Un lit gigantesque sous un dais de velours vert foncé à la courtepointe de belle Indienne assortie, des murs de pierre déguisés de tentures fraîchement retendues, exposant deux tapisseries en point de Hongrie, une armoire à linge, une console recouverte d’un napperon, un guéridon garni d’un joli vase en porcelaine, et enfin, un fauteuil de velours rouge aux bras torsadés, installé sous la fenêtre. À l’autre bout de la pièce, Agnès aperçut une porte beaucoup plus petite que celle par où elle était entrée et masquée d’un paravent à quatre cloisons. Elle enjamba à grands pas le superbe tapis d’Orient, poussiéreux mais chatoyant par ses teintes rouges, beiges et jaunes, et essaya de l’ouvrir afin de voir ce qui se cachait derrière. Ses efforts restèrent vains. Elle était verrouillée. D’un pas nonchalant, elle alla poser les fesses sur sa nouvelle couche et en caressa la soie veloutée. Elle leva la tête. Le ciel de lit ne valait en rien les solives vétustes de sa vieille chaumine. Sa splendeur n’apaisait pas la souffrance qui la mutilait et ne compensait pas la chambrette cossue où elle avait vécu son premier amour. Elle était seule et vulnérable dans ce monde, qu’elle avait pourtant espéré connaître, si peu de temps encore. Mais sa vie avait basculé si rapidement, qu’elle était impuissante à en changer le cours. Elle frissonna, autant par les sombres pensées qui l’habitaient, que par le froid de la pièce. Elle voulait mourir et rejoindre sa mère. Fuir cet enfer terrestre pour gagner le paradis éternel. Elle abandonna le lit pour le fauteuil. Elle le saisit par les accoudoirs et le plaça devant l’âtre de la cheminée où brûlaient quelques bûches. Son menton tremblait. Sa pesante solitude allait l’entraîner dans une nouvelle crise de larmes, mais une servante pénétra dans la pièce et déposa des vêtements sur le lit.
—Voici pour vous, gentille Demoiselle ! Elle en a de la chance ! Venez que je vous aide à revêtir ces beaux ajustements.
La gorge trop oppressée pour parler, Agnès ne répondit pas. Elle obéit. Au moment où elle fut entièrement déshabillée, Françoise de Motteville fit son apparition. Agnès se réfugia derrière la croupe large de la suivante, mais celle-ci fut vite congédiée. Françoise se chargea de poursuivre la tâche et, sans commentaire, contempla la perfection du corps de la jeune fille. Agnès enfila les trois jupons classiques de la Cour. Les jupons d’Agnès prendraient, bientôt sans aucun doute, les couleurs de la maison du Roi.
—Pourquoi suis-je céans ? Que me veut-on ? Questionna-t-elle, l’instant d’intimité s’y prêtant.
—Je pensais que vous aviez compris…
—Nenni ! De grâce, Madame… éclairez-moi ! Vos lumières me seront d’un précieux !
—Vous êtes ici sur ordre du Roi et les offices qui vous sont offerts feraient plus d’une envieuse !
—Mais le Roi ne me connaît point, je…
—Chut ! Chassez ces alarmes ! Cela est toujours un honneur d’être distingué par Sa Majesté !
Dès que Françoise ne fut plus d’aucune utilité, elle se retira. Agnès ne se tint cependant pas longtemps seule. On frappa à sa porte, comme si on avait attendu le départ de Madame de Motteville pour s’annoncer. Sans recevoir de permission, entra Philippe d’Orléans dans ses beaux atours féminins, un petit paquet au creux de la main. Il fit résonner ses hauts talons sur le parquet et Agnès, si surprise d’un tel affûtiau ne put retenir une légère moquerie, esquivée de la main. Elle plissa le front, méfiante face à cet étrange inconnu. Puis, elle se dit que cet homme maquillé, affublé de bijoux et de guipures, devait sûrement être inoffensif. Il ressemblait d’ailleurs, plus à une femme qu’à un homme et elle découvrait déjà l’un des vices du milieu. Son innocence s’était envolée dans les bras de son Marquis, mais elle avait encore beaucoup à apprendre de la vie.
—Quelle beauté ! Quelle jolie petite oie blanche ! Alors voici donc la coquette campagnarde dont « On » me parle avec tant d’effusions ! Cria-t-il en avançant vers elle, l’échine et les épaules ondulantes.
—Qui êtes-vous ? Demanda-t-elle, ne se doutant pas que ce « On » lancé de manière diserte représentait Jean qui se vouait d’ores et déjà à la luxure en sa compagnie.
—Philippe, Duc d’Orléans, Monsieur, frère du Roi… Votre ami !
Rougissante et confuse, elle s’inclina, n’osant plus le regarder. Comme elle conservait le buste penché en avant, il lui tendit son paquet pour qu’elle se relève, d’une façon fort sympathique et sans cérémonie.
—Tenez, voici un petit présent de bienvenue. C’est du pain d’épices… Le meilleur ! Celui que je préfère ! Il provient de la foire de Bezons.
—Merci, Monsieur… Je… C’est… Babilla-t-elle émue. Quelle délicate attention, quelle gentillesse… Je…
Justement, du pain d’épices ! C’était sa gourmandise favorite ! Comment avait-il deviné ? Était-ce vraiment le hasard ? Feue sa tante lui en offrait à chacune de ses visites à Saint-Germain. Elle en avait presque oublié le goût fondant. Cette gâterie lui réchauffait le cœur. Elle sourit. En prenant le délicieux cadeau, elle avait, l’espace d’une seconde, effleuré ses doigts. Leur morphologie ne lui paraissait pas inconnue, elle lui rappelait celle de quelqu’un d’autre. D’un œil indiscret, elle prolongea la comparaison en inspectant le visage de son visiteur. Philippe et le beau chasseur de Saint-Germain avaient la même physionomie. Leurs traits tiraient sur ceux de leur père. Agnès pressentait quelque chose sans trop savoir quoi, mais son âme lui soufflait que la providence n’était peut-être pas la seule responsable de sa présence à la Cour. Philippe s’arracha à cette expertise embarrassante en retournant vers la sortie.
—Ce soir, dit-il, quelqu’un qui vous aime viendra vous rendre une agréable visitation. Je vous fais le bonjour !
Il envoya un signe d’au revoir et partit en marchant de la même façon qu’en arrivant. De toute évidence, on faisait la queue à l’huis de son appartement, car on en gratta de nouveau le bois vernis. Cette fois, ce fut le Duc de Saint-Aignan qui apparut dans l’entrebâillure sculptée. Il ôta son chapeau et la salua. De la poche de son justaucorps, il dégagea un trousseau de clés et alla déverrouiller l’entrée secrète. Cela fait, il prit enfin le loisir de détailler Agnès. Elle n’avait cessé de le suivre des yeux. Était-elle vraiment dans sa chambre ? Elle en doutait, avec toutes ces allées et venues depuis une heure ! Elle se sentit totalement dénudée par les yeux verts de Saint-Aignan. Elle n’en fut pas choquée, pas même gênée. Elle savait ce qu’elle déclenchait dans le cœur des hommes. Plus les jours passaient, plus elle prenait du galon en la matière. Et puis celui-là était un peu vieux pour prétendre à son intime considération.
—Le Roi m’avait vanté votre beauté, commença-t-il. Je constate qu’elle n’a point son pareil à la Cour ! Votre chambre vous convient-elle ?
—À qui ai-je l’honneur de répondre ?
Incommodé par ce fâcheux oubli de présentation, le duc se confondit en excuses :
—Voici une minute à peine que je vous vois et j’en perds déjà l’usage des bonnes manières ! Je suis le Duc de Saint-Aignan. Sur ordre de Sa Majesté, je dois veiller à ce que toutes vos requêtes vous soient accordées !
En parlant, il enfonça son regard dans le creux des seins d’Agnès et des pensées déplacées le troublèrent. Elle s’en rendit compte.
—Je me demande si le Roi peut vraiment s’appuyer sur votre loyauté ! Déclara-t-elle avec lucidité.
Sondé jusqu’au fond de ses pensées, Saint-Aignan suspendit sa contemplation et assura sincèrement :
—À l’âge où je suis, Mademoiselle, il le peut !
Il ne s’éternisa pas devant elle et se mit à piétiner de long en large dans la pièce. Manifestement, il attendait quelque chose ou quelqu’un. Enfin, on ouvrit l’accès mystérieux. Un page d’une quinzaine d’années en déboucha, un oiseau debout sur l’épaule. Un resplendissant ara aux couleurs éclatantes. Un autre page le suivait de près, un gros perchoir de bois en main. Ils installèrent l’animal devant la fenêtre et ce splendide ensemble donna à la pièce un air exotique qu’Agnès affectionna tout particulièrement. Sachant ce que signifiait ce cadeau, le premier adolescent la dévisagea avec audace et pouffa sous le duvet noir de sa jeune moustache. Le second, gardant son sérieux, s’écria :
—Cadeau de Sa Majesté !
Agnès s’affola. Aussitôt que les jeunes gens se furent effacés, par où ils étaient entrés, elle accourut se pendre au jabot de ce bon vieux Saint-Aignan.
—Il y a méprise, Monsieur le Duc ! Le Roi me confond avec une autre personne ! Sa Majesté commet une grave erreur ! Je ne suis point celle qu’elle croit !
—Calmez-vous, mon enfant… L’apaisa-t-il en lui ôtant ses doigts crispés de sa cravate de dentelle, je n’y vois là aucun leurre. Le Roi me paraît tout à fait sûr de lui. Vous serez bientôt en sa compagnie. Vous éclaircirez alors ensemble la situation…
C’est exactement ce qu’Agnès désirait : que le mystère se décante rapidement et que son accablante attente s’achève enfin. Le Duc s’en retourna refermer l’étroit passage à double tour. Il préparait son départ et voulait écourter ces bavardages qui le retardaient.
—Pourquoi verrouillez-vous cette porte ? Où cette issue mène-t-elle ?
—Vous verrez bien…
—Puis-je avoir une clé de l’entrée principale ? On pénètre dans ma chambre comme dans un tripot !
—Bien entendu ! Accepta-t-il en lui donnant la clé. Désirez-vous autre chose avant que je ne parte ?
—Oui… Monsieur Louis de Mornay, Marquis de Villarceaux, pourra-t-il me visiter bientôt ?
—Grand Dieu non !!! Rechigna-t-il, sévère. Puis sa voix se lénifia, regrettant la sèche réponse lâchée à cette jeunette égarée, dont les traits s’étaient rembrunis. Plus tard, peut-être…
Le regard pathétique d’Agnès lui touchait le cœur. Il n’eut pas la force de continuer la conversation. Il s’éclipsa. Agnès retrouva la solitude angoissante de son nouveau décor et de tristes images revinrent l’assaillir. Elle barra la porte et se jeta sur le lit qu’elle inonda de larmes. Combien de temps pleura-t-elle ? Une heure ? Deux sans doute puis le sommeil l’enveloppa.
***
L’oiseau crailla et la stridence de son cri la réveilla. Une migraine tenaillait son cerveau. Elle avait trop pleuré, elle avait faim, aussi. Le pain d’épice servirait de festin ! L’ara poursuivit son dialecte aigu. Agnès s’approcha de lui, un petit morceau de gâteau dans la paume de la main. Elle s’émerveilla devant son plumage multicolore et, du bout des doigts, lui tendit l’alléchant en-cas. La bête la considéra d’abord avec méfiance, mais elle était tellement affamée, qu’elle happa voracement les miettes. Elle sympathisa ainsi avec son nouvel ami. Comme Monsieur l’avait prédit, quelqu’un cogna à la porte de sa chambre en fin de journée. Peureuse et inquiète, n’ayant que le visage de Louis de Mornay en tête, elle tourna la clé dans la serrure, un peu tremblante. Ses prunelles bleues s’écarquillèrent de surprise, car Jean, son frère, se tenait sur le seuil, radieux. Il lui offrit l’ouverture de ses bras. Elle s’y propulsa sans retenue et respira son odeur, cette odeur familière qui lui rappelait celle de son père, de sa famille, de son intime intérieur.
—Ah, Agnès ! Te voici ! Comme tu es belle ! Je rentre de mission à l’instant et un ami m’a dit que tu étais au palais ! Je n’en croyais rien tant cette nouvelle m’étonnait. Mais tu es bien là ! Monsieur de Mornay t’a donc relaxée !
Il ignorait tout. Injoignable en cette mission, personne ne l’avait prévenu du deuil familial. Comment allait-elle lui annoncer la mort de leur mère ? En se pelotonnant contre son thorax, elle chercha ses mots. Comment allait-il réagir ? Elle le savait sensible et si proche des parents ! Il la devina soucieuse. Leurs retrouvailles demandaient beaucoup plus d’effervescence que celle qu’elle déployait. Il soupçonna très vite que quelque chose ne tournait pas rond. Il se détacha d’elle et se recula afin de mieux l’observer.
—Tu as pleuré, tu as les yeux rougis, je le vois ! Te traite-t-on mal céans, dis-moi ?
Elle nia d’un geste de la tête et le tira par la manche pour le faire entrer. Sa gorge se noua. Elle bredouilla d’abord une succession de syllabes inintelligibles, puis, dans un courage qu’il lui fallut surhumain, elle explosa :
—Maman est morte !
La phrase tranchante tel un couperet blessa le cœur de Jean si violemment, qu’il saisit sa sœur et la plaqua contre sa poitrine en grimaçant. Il serrait les dents pour ne pas hurler sa douleur. Ses paupières se plissèrent comme sous un mal lancinant.
—C’est ma faute, cria-t-elle, proche de l’hystérie. Si j’étais restée auprès d’elle, elle ne serait pas morte !
—Je t’interdis de dire cela Agnès ! Je t’interdis même d’y penser ! Tu n’es point responsable ! C’est la volonté de Dieu !
Il retint une crise de larmes. Il ne voulait pas craquer devant elle et rajouter à sa peine. Au bord de l’effondrement, il baisa le front de sa sœur et s’enfuit. Il courut dans les couloirs du Louvre aussi follement qu’un égaré pour terminer son parcours effréné chez Monsieur. Il essuyait des gouttes coulées sur ses joues, lorsque Philippe se précipita, envoyant paître son épouse et sa dame de compagnie. Jean reçut dans ses étreintes l’asile, le refuge consolateur, le soutien dont il avait besoin. Monsieur mieux que quiconque était en mesure de lui apporter ce réconfort. Lui-même avait perdu sa mère deux ans auparavant et connaissait la dureté de cette épreuve. Meurtri, il s’était exilé durant un temps dans ses terres à Saint-Cloud pour pleurer à son aise et en toute tranquillité. Comme il le comprenait ! Il le berça, apaisa ses souffrances en le câlinant, en l’embrassant, en lui parlant. Jean était bien plus chanceux qu’Agnès qui n’avait que les murs de sa nouvelle chambre pour panser ses blessures.
Chapitre 15
Saint-Aignan, en bon protecteur, remplit assidûment sa récente fonction en venant réveiller Agnès, tôt le lendemain matin. Il lui fit apporter un copieux petit déjeuner et des vêtements propres, choisis par le Roi.
—S’ils ne vous plaisent point, choisissez-en d’autres… Tels sont les ordres de Sa Majesté…
Elle se frotta le visage et protégea ses yeux des rayons du soleil qui pénétraient dans sa chambre au moment où le Duc ouvrait les lourds rideaux de velours.
—Quelle charmante attention, critiqua-t-elle, le Roi s’entête !
—Quelle méchante humeur, jugea-t-il en entrouvrant une fenêtre, vous êtes grognarde ! Vous devriez changer d’air, celui de cette chambre est vicié !
Il jeta un regard d’aversion en direction de l’ara.
—Cet animal libère ses excréments n’importe où, c’est écœurant et malsain !
—Ce n’est rien à côté des odeurs putrides des maisons de paysan ! Répondit-elle, mordante. Ah ! Pardonnez-moi, poursuivit-elle, j’avais oublié que vous ne saviez point ce qu’est la misère ! Vous, vous vivez dans le luxe et un simple bran d’oiseau vous bouleverse !
Il ne prit même pas la peine de relever ces propos provocateurs, pourtant, pleins de véracité. Il la fixa, se disant que cette irrésistible petite teigne allait sans doute donner beaucoup de tracas à son cher souverain. Puisqu’elle ne trouvait aucune satisfaction dans une éventuelle réplique, elle se tut. Elle goûta au bouillon qu’on lui avait servi, y trempa son pain. En mâchonnant, elle pesait les mots qu’elle allait adresser à son vieux chaperon.
—Allez-vous me conduire auprès de Mademoiselle de Montpensier ou vais-je devoir me débrouiller toute seule dans cette grande maison où l’on y perd son latin ?
—Vous ne verrez point la Duchesse ce matin, le Roi vous attend !
Stupéfaite, Agnès étouffa avec un morceau de pain. Elle avala trois ou quatre gorgées de bouillon pour l’en évacuer.
—Ce n’est qu’après votre dîner, que vous prendrez avec les autres dames dans la salle du Grand Couvert, que vous commencerez votre tâche. Mais avant le Roi veut s’entretenir avec vous… Il a hâte de vous revoir !
—Mais il ne m’a jamais vue ! Quelle est cette diablerie ? Vous a-t-il dit où il m’avait rencontrée ?
—Non…
—Vous n’êtes point sûr, je le vois. Réfléchissez… Implora-t-elle à la limite de l’irritation.
—C’est qu’à mon âge, la mémoire… Euh… À Saint-Germain, je crois…
—C’est impossible ! Impossible… Se lamenta-t-elle.
L’angoisse lui tordait les entrailles, son estomac semblait rétrécir. Nouée, l’appétit coupé, elle poussa le plateau d’argent encore bien fourni de victuailles et se glissa sous la couverture. Saint-Aignan, agitant la tête, expira fortement. Son monarque ne pouvant faire erreur, cette pauvre fille était invariablement folle, peut-être même possédée ! Il partit et donna des ordres : laver, coiffer et préparer la demoiselle de la campagne, afin qu’elle soit présentable à Sa Majesté.
Une servante arriva, un drap blanc sur le pliant de son bras.
—Que la demoiselle me suive !
Agnès n’avait pas l’intention de bouger du nid confortable où elle somnolait, mais le cliquetis d’une clé dans une serrure attira son attention. La femme venait d’emprunter le petit couloir caché derrière l’imposant paravent. Elle allait enfin découvrir où il aboutissait. Elle talonna la domestique qui la fit s’introduire dans une salle d’eau. En son centre trônait une superbe baignoire de faïence peinte à la main, décorée de magnifiques motifs floraux. Une minuscule lucarne éclairait les lieux et, dans la cheminée allumée, pendaient deux faitouts remplis d’eau. La servante vida le contenu des deux récipients dans la baignoire et invita Agnès à y plonger. Elle ôta sa ceinture qui maintenait son peignoir clos. Celui-ci glissa le long de son corps et chut sur le pavé marbré. Avec ses mains, elle dissimula sa nudité et, du bout de son orteil, tâta la température de l’eau. Elle était à point. En se détendant dans le liquide relaxant, Agnès médita sur son avenir. Qu’allait-il lui arriver ? En frottant la peau de son ventre, elle songea aux caresses de Louis de Mornay, à sa bouche charnue, à son corps à la fois tendre et fort. On vint lui polir et savonner le dos en prenant bien soin de ne pas mouiller sa chevelure et dès que la toilette fut achevée, elle enroula le drap autour d’elle pour se sécher. Tout naturellement, Agnès approcha de l’âtre flavescent et s’y réchauffa.
—Pourquoi tant de prévenance à mon égard ? Profita-t-elle de demander à la bonne qui lui tendait sa nouvelle robe.
—Ah, je ne sais point, Mademoiselle… Ce sont les ordres de Sa Majesté ! Nous lui devons tous obéissance et peu nous en chaut de savoir la raison pour laquelle nous devons le faire !
—Les ordres de Sa Majesté !… Pesta-t-elle. Une réponse que j’ai assez entendue depuis mon arrivée ici. Que savez-vous de plus ?
—Ah ! Moi, ce que j’en sais, c’est que Mademoiselle est bien belle et court sur les brisées de la marquise de Montespan.
—Qu’insinuez-vous là ? S’indigna-t-elle. Je n’ai nullement l’intention ni même la prétention de supplanter Madame de Montespan !
La domestique lui brossa les cheveux longtemps, lentement, doucement, avec un doigté d’artiste, les modela puis les attacha. Elle était sans conteste douée en la matière.
—Je peux vous assurer, Mademoiselle, continua-t-elle en parachevant son chef-d’œuvre, que votre beauté dépasse toutes celles des dames de la Cour ! Mademoiselle de La Vallière est devenue sèche comme une orange pressée depuis son dernier engrossement. Quant à Madame de Montespan, elle engraisse de jour en jour à force de mangeaille et il lui pousse de vilaines rondeurs disgracieuses. Elle est obligée de se faire masser tous les jours avec des crèmes et des huiles de beauté fortes coûteuses, dans l’espoir de voir disparaître ses vilaines tranches et elle s’est mise à boire du vinaigre pour maigrir !
Agnès écoutait ses premiers ragots de Cour, surprenants et instructifs. Quand cette laborieuse préparation fut terminée, elle ne se reconnut plus dans le miroir. Madame de Motteville s’émerveilla de la transformation. La jeune fille devina, en un regard perspicace que son amie était beaucoup plus avertie de la situation qu’elle ne le laissait paraître. Elle se révolta contre cette trahison, minime, mais qui ne payait pas de mine.
—Madame, vous vous dites mon amie et pourtant, vous êtes dans la confiance ! Quelle intrigue manigancez-vous tous ?
—Agnès, ne vous fâchez point ! Oui, je suis votre amie, mais j’aime mon Roi comme mon propre fils et je ne saurais le voir malheureux ! M’en voulez-vous ?
Agnès observa le front soucieux de sa protectrice et y lut une profonde sincérité. Elle ne voulut pas l’accabler de reproches. Elle avait trop besoin de son épaule solide et amicale en cet endroit qui la terrorisait.
—Non, Madame, je sais très bien que vous devez, vous aussi, obéissance à notre souverain ! Mais… Qui d’autre est avisé de cette affaire ? Toute la Cour ?
—Oh ciel ! Cria Françoise en écarquillant les yeux, la Marquise de Montespan ignore tout ! Il ne faut surtout pas qu’elle apprenne quoi que ce soit sur ces dessous ! Elle deviendrait pour vous une rivale redoutable et dangereuse ! Pour rien au monde, elle ne céderait sa place à une autre… C’est pour cette raison que vous devez demeurer prudente et laisser courir la rumeur que vous êtes toujours la maîtresse du Marquis de Villarceaux.
—Comment ? Cela se sait aussi ?
Françoise sourit et hocha la tête.
—Madame, répondit Agnès époustouflée, je suis renversée !
Françoise lui prit la main et la conduisit jusqu’à un sombre vestibule, d’où se dégageait une abominable odeur piquante d’urine. Dégoûtée, Agnès eut un mouvement de recul, mais madame de Motteville la força à avancer en lui serrant le bras. Les étroites antichambres, à l’abri des regards indiscrets, étaient réputées et recherchées pour leur côté pratique à l’exécution des besoins indispensables. À la belle saison, on pouvait aisément surprendre l’espèce féminine derrière un arbre ou un bosquet, le jupon retroussé. Tout le palais empestait et, puisque cela ne gênait pas le Roi, il fallait s’en accommoder aussi.
Une minute plus tard, Alexandre Bontemps apparut et invita Agnès à passer dans la chambre royale, immense et luxueuse. Elle s’agrippa aux doigts fins de Françoise pour tenter de l’entraîner avec elle, mais sa bonne fée se déroba, sachant de source sûre que le Roi ferait son entrée séance tenante. Agnès était seule, debout au milieu de la pièce, la respiration haletante. Son guide s’était déjà volatilisé et avait refermé la porte à clé derrière lui, comme s’il voulait cacher un précieux trésor dans un endroit sûr. Le cœur de la paysanne se mit à battre si rapidement qu’il en devint douloureux au creux de sa poitrine. L’attente et le silence étaient intolérables. Seule une série de hennissements et de martèlements de sabots filtrait de l’extérieur par les innombrables vitraux transparents qui mettaient la richesse du lieu en valeur. Chaque bruit la faisait revenir à la réalité dans d’éprouvants sursauts. Elle savait qu’elle ne rêvait pas, et pourtant, comme au réveil d’un cauchemar, elle frémissait de peur et sa gorge, étranglée, n’avalait plus sa salive qu’avec difficulté. Pas un pas ne décollait sa jambe figée au sol, par son pied paralysé. Pas un mouvement ne faisait bruisser l’étoffe brochée de sa tenue. Mais le pastel de ses yeux balayait chaque mur, chaque meuble, chaque objet se dessinant devant elle. Une oppressante crainte la terrassait. Elle voulait s’enfuir, mais elle en était incapable, prisonnière. Soudainement, d’une porte située au fond de la chambre, fusa le crissement d’une clé dans le chas de la serrure, suivi aussitôt d’un grincement de gonds mal graissés. Agnès tressaillit et une nouvelle cavalcade cardiaque la saisit. De plus en plus crispée, la sueur commençait à mouiller les paumes de ses mains, tordues sur son échine. Un bruit de semelles retentit sur le plancher. Elle se mordait les lèvres en regardant s’élargir lentement l’issue. Un page en sortit la tête en tendant le cou pour s’assurer qu’elle était bien présente.
—Le Roi ! Annonça-t-il.
Les jambes d’Agnès mollissaient, plus les minutes s’écoulaient. Elle fit un effort titanesque pour se maintenir droite et se concentra sur les conseils de Villarceaux, de Madame de Motteville et de Saint-Aignan : baisser les yeux, courber le buste en avant, accomplir une profonde révérence et attendre que la voix du royal maître retentisse pour entamer la conversation. Alors, elle patienta, écoutant seulement les battements violents de son cœur lui talocher les tempes. Bientôt ce fut le froissement du pourpoint de satin du Roi qu’elle entendit. Elle souda ses paupières et pria, demandant le secours du Très Haut. Louis ôta son chapeau et le confia au page, avant de le congédier d’un geste impatient. Pendant de longues secondes, il admira la stupéfiante métamorphose de la jolie fille de Jacques, de la Contadine comme tout le monde l’appelait. Par cette observation, son désir de la posséder s’accentua et les palpitations le gagnèrent aussi. Il avait hâte de croiser de nouveau ses prunelles bleues, d’ouïr sa charmante voix, d’affronter son caractère primesautier. Sans plus tarder, il avança d’un pas et c’est ému qu’il parla :
—Relevez-vous…
Agnès avait oublié les doux murmures du chasseur de la forêt de Saint-Germain, mais n’avait pas chassé de sa mémoire sa séduisante mine. Elle leva le nez et ce qu’elle vit fut sans doute la plus grande surprise de toute sa vie.
—Vous ?!!
Louis la vit pâlir. L’émotion intense, qui la secoua à ce moment, lui fit négliger toute convenance à l’égard de son monarque. Le malaise la guettait. Elle était déjà si rudement éprouvée par les circonstances des jours précédents. Sa vue s’obscurcit. Elle dirigea ses doigts tremblants et moites vers son front, luttant contre le gouffre noir qui l’aspirait vers la fatale syncope. « Non »… Se disait-elle, il ne faut surtout pas que je tombe devant le Roi ! ». Telles furent ses dernières pensées. Puis ce fut le trou obscur. Elle vacilla. Louis tendit ses bras et la reçut comme un paquet lourd et encombrant. Le crâne vrombissant encore de mille bruits, Agnès tenta de rester consciente, mais ses jambes se dérobèrent sous le poids de son corps. Elle s’accrocha aux épaules de Louis et ses forces l’abandonnèrent. Elle perdit connaissance. Ses mains glissèrent sur son pourpoint. Il amortit sa chute en la déposant sur le tapis et s’agenouilla auprès d’elle. Quel ravissement de la contempler tout à sa guise, de sentir la chaleur de son corps si menu ! Louis souleva sa nuque et lui tapota doucement la joue pour l’aider à reprendre ses esprits, mais Agnès demeurait inerte. La manche satinée qui habillait joliment son épaule s’abaissa, découvrant la chair parfaite et blanche. Il y posa une main, en dégusta le soyeux toucher, puis y enfouit le nez pour en respirer le divin parfum. Mais la princesse, dans son profond sommeil, semblait espérer davantage qu’une subtile caresse. Le prince sut qu’un merveilleux baiser extirperait la belle de sa langueur. Il accomplit donc l’acte fabuleux et Agnès se réveilla. Dès qu’elle réalisa l’importance de l’incident, ses pommettes s’empourprèrent. Le beau chasseur de sa campagne était là ! Elle comprenait tout maintenant. Préférant ignorer le Roi par mesure de prudence, elle l’encercla et se blottit contre l’homme de ses souvenirs. Elle se remémora, l’espace d’un instant, sa rencontre avec lui, leurs discussions animées, l’étreinte de ses mains. Louis lui consacra de longues minutes généreuses en tendresse et en baisers, tous ceux qu’il aurait voulus lui donner depuis des mois. Des pages avertis, habitués à se raconter multiples aventures, s’étaient rassemblés dans le couloir, derrière l’huis de la chambre royale, et lorgnaient par le trou de la serrure, le spectacle romantique. L’attroupement qu’ils formaient étonnait peu les courtisans qui passaient, accoutumés à ce genre de prouesses. Difficile de surveiller et de maîtriser plusieurs centaines de jeunes adolescents âgés de quinze à dix-huit ans, toujours en quête d’amourettes. Leurs plaisirs et leurs excitations décuplaient à la vue des ébats érotiques. Rien n’était plus formidable pour eux que de les conter et d’essayer de les mettre en pratique. C’était encore mieux, quand la proie de leur voyeurisme était le Roi en personne ! Les passants souriaient, se doutant bien de ce qui pouvait tant les amuser et souder leur nez à la clinche d’or. Complètement exalté, Louis fit voltiger les jupons en un seul geste plein d’assurance et de désir. Déjà les dentelles de sa chemise parcouraient le ventre et les cuisses d’Agnès qui sombrait dans l’euphorie, les yeux mi-clos. Elle savoura ses caresses, réputées si exquises par la Marquise de Montespan, lorsqu’elle en faisait la louange à toutes ses intimes. Les pages jubilaient, se partageant le point de mire, trépignant, s’esclaffant bruyamment. Le Roi les entendait, mais préférait faire la sourde oreille plutôt que d’interrompre ses pétulantes prémices. Il était aimanté, enchaîné à cet être irrésistible, chaud et succulent. À l’heure où son attente était récompensée, il n’allait pas tout gâcher pour le toupet d’impertinents vilains petits vicieux ! Quand la fatigue succéda à la jouissance, ils restèrent serrés l’un contre l’autre, les vêtements et la chevelure en bataille, heureux. Louis devait malheureusement abréger ses cajoleries, car son métier de Roi l’exigeait.
—Aviez-vous oublié le chasseur de la forêt de Saint-Germain ? Lui chuchota-t-il au creux de l’oreille.
—Non…
—Le Roi est-il parvenu à vous le faire oublier ?
—Oui, assurément, répondit-elle câline.
—Tant mieux, car le Roi est jaloux !
« Jaloux » ? Était-ce un avertissement ou une invitation à mieux se faire connaître ? Agnès ne s’en souciait guère. Que n’aurait-elle pas fait ou donné pour l’empêcher de bouger ? Elle le sentait prêt à partir. Il n’était déjà plus là d’ailleurs. Ses pensées vagabondaient déjà vers les tâches qui l’appelaient. Le « bonheur royal » de Louis aurait été complet, si une petite ombre n’était pas venue noircir cette passion rose, que Sa Majesté entretenait dans son cœur depuis tant de jours : le Marquis de Villarceaux ! Le débauché l’avait devancé dans l’attachante discipline qu’est l’amour. Il s’en était douté, avait constaté, mais n’avait rien laissé paraître de son désenchantement. Le temps et les événements avaient juste joué contre sa faveur !
Chapitre 16
Vers midi trente, une file de courtisans élus par leur souverain se regroupa dans la salle du Grand Couvert, pour y attendre sa venue. Françoise de Motteville y rejoignit Agnès et lui apprit que le Roi ferait son entrée à treize heures, si rien ne le retardait. Bien qu’elle sache, pour sa jeune protégée, elle fit preuve d’une discrétion surprenante afin de ne pas l’indisposer.
Si le repas du soir était public, celui du midi ne comprenait qu’un unique couvert, celui du Roi. Il y mangeait en solitaire, face à une Cour affamée, impatiente de le voir rassasié pour avoir le droit de manger à son tour. Les privilégiés, assistants à ce repas, se tenaient debout derrière son dos. Même Philippe ne pouvait se remplir l’estomac tant que son frère n’avait pas fini de se restaurer. Agnès considéra cette tradition contraignante pour le Roi et humiliante pour les autres. De lassitude, madame de Motteville balançait son éventail. Elle leva les yeux au plafond et répondit d’un ton exaspéré :
—L’étiquette, ma fille, l’étiquette !
Agnès aperçut Jean en compagnie de Monsieur et d’un chevalier qu’elle ne connaissait pas. Elle aurait aimé embrasser son frère, mais elle ne pouvait quitter sa place. Déjà, on la dévisageait. Quel était ce nouveau visage ? Des rumeurs parcouraient l’assemblée. On jasait déjà sur son compte, plutôt… sur sa faveur ! Les soupçons demeuraient cependant suggestifs.
Une voix forte s’éleva d’un coin de la salle :
—Sa sublimissime majesté Louis de Bourbon, Roi de France, le quatorzième !
Et l’homme, qui répétait cette phrase à chaque apparition publique du souverain, ouvrit les deux grands battants de porte. Louis arriva. Un silence rigoureux s’abattit et l’on entendit plus que le frou-frou des soieries se pliant sous les courbettes. Entouré de familiers, de quelques pages et de quatre gardes, le Roi gagna la table copieusement dressée en son honneur. Pour l’occasion, il avait revêtu un somptueux justaucorps, brillant de mille éclats de pierreries. Les canons de dentelle de sa chemise dépassaient avec luxuriance des embrasures de ses manches. Son jabot, proéminent, était serti d’une broche en or incrustée d’une étincelante émeraude ovale de la taille d’une noix. Agnès le trouvait admirable. Elle espérait un sourire de lui, mais quand il passa à proximité d’elle, il la regarda comme si elle ne représentait rien pour lui. Ne venaient-ils pas de faire l’amour, deux heures auparavant ? Agnès était déconcertée par cette indifférence. La subtilité d’esprit de Madame de Motteville vint à son secours. Elle se pencha vers elle et pour chasser sa pâleur lui murmura des mots réconfortants :
—Reprenez-vous, Agnès ! Il ne peut agir autrement ! Songez que la Reine vous méconnaît. Elle ne sait même pas que la Marquise de Montespan mène le cortège et croit toujours que la Duchesse de La Vallière est la favorite… Elle la nomme « la putain du Roi » dans son jargon espagnol…
Agnès fut bien obligée de se consoler avec ce peu de chose. Elle haussa les épaules de résignation, se comparant à une poupée de porcelaine fragile, rajoutée à une remarquable collection sans limites…
Le sempiternel rituel de la table débuta. Quoique Louis n’ait que deux bouillons dans le corps depuis le matin, il dut attendre l’arrivée des plats du Grand Commun pour se restaurer. Pour la première fois, Agnès put se rendre compte de son féroce appétit. Il commença par deux assiettes de potage, puis les viandes lui furent présentées. Il avait une préférence pour les mets en sauce et pour le gibier qu’il absorbait en quantité excessive. Après son choix, le service de la viande prit alors le relais à celui des soupes. Deux gardes avancèrent, suivis du maître d’hôtel et de l’huissier de la table. Derrière eux, une queue se forma. Arrivèrent le panetier et les serviteurs de la bouche, talonnés de près par le contrôleur général et les clercs d’offices. Les génuflexions se succédèrent dans un air harmonieux de violons et de luths. Louis avait levé la main, et à ce signal, les musiciens s’étaient mis à jouer l’un de ses couplets favoris. Sur un immense plateau, les serviteurs de la bouche proposèrent un étoffé de faisan aux clous de girofle, un gigot de mouton au jus et à l’ail, un jambonneau sur lequel le Roi préleva deux grosses tranches et, en supplément, un chapelet de tétras et de perdrix bien trempés, au cas où il aurait la bedaine insuffisamment tendue. Le défilé se clôtura par deux officiers placés de chaque côté du garde-vaisselle et de l’écuyer de cuisine.
—Le Roi va manger tout ça ! S’écria Agnès, éberluée.
—Eh oui ! Certifia Françoise.
—Mais il va être malade !
—Oh cela oui, il le sera sûrement ! Le Roi se réveille souvent la nuit pour vomir… Il est tellement gourmand. Quand vient le printemps, il se gave de petits pois dont il raffole, tombe malade et jure par tous les saints ne plus jamais en consommer. Mais, mal passé, mal oublié ! L’année suivante, il recommence ! Notre souverain est incorrigible !
Agnès sourit, cette femme parlait de leur monarque comme de son propre fils. Elle l’aimait vraiment beaucoup. À défaut de petits pois, la villageoise dévorait son Roi des yeux. Il eut soif. L’officier d’échanson, posté à quelques pas de lui, hurla très fort pour que toute la Cour entende bien son désir de se désaltérer.
—À boire pour le Roi !
Une cérémonie d’une dizaine de minutes démarra. Louis frétillait du pied sous la table. Ce n’était pas pire que la traversée du désert, mais il lui fallait attendre la fin des bienséances pour s’humecter le palais. Le chef d’échansonnerie bouche et l’aide de gobelet d’échansonnerie bouche firent d’habiles mélanges d’eau et de vin, également dosés, car Louis ne buvait jamais de vin pur. L’ensemble de ce rite fut bien entendu ponctué d’innombrables courbures de buste. L’officier d’échanson déposa alors sur la table la large coupe d’or où se tenaient la coupe et la carafe de cristal, le Roi n’aurait ensuite qu’à tendre le bras pour se servir. Enfin tout seul !
—Est-ce comme cela tous les jours ? S’inquiéta Agnès, non désireuse d’assister à ce spectacle chaque jour de la semaine.
—Tout de bon !
—Quand je pense à tous les croûtons de pain sec dont je me contentais pour me remplir le ventre ! Contemplez donc ce théâtre ! Monsieur de Villarceaux m’emmenait voir des bouffonneries. Je vous assure qu’aucune d’elles ne vaut celle-ci !
—L’étiquette ! Renchérit Françoise, comme si tout se résumait à cela.
Le cœur d’Agnès s’emballa soudain. Louis avait posé sur elle un œil complice, si discret et rapide que personne n’avait eu le temps de le discerner. Il sourit en replongeant le nez dans son assiette, d’un sourire prometteur, un de ceux qui réchauffent l’âme en une seconde. Non, il ne l’avait pas oubliée !
Louis termina son repas par une platée de gâteaux et de fruits, et comme il avait encore un petit creux, il avala un œuf dur. Au total pour ce dîner, quatre cent quatre-vingt-dix-huit personnes s’étaient affairées à se surpasser en matière culinaire, et cela, rien que pour le seul palais gourmet du Roi.
***
La Grande Demoiselle chargea Agnès de porter un billet confidentiel à un gentilhomme de petite taille, se trouvant dans la cour pavée du Louvre. Discutant avec d’autres courtisans, il ricanait comme un dadais. La Duchesse avait reconnu son rire grave, émergeant du galimatias de la foule et s’était tout de suite penchée à la fenêtre pour le regarder. Agnès s’empara du papier plié et dévala quatre à quatre le grand escalier de marbre qui mordait le carrelage du vestibule central. Sous la pupille excitée de sa patronne, toute émoustillée en haut de son juchoir, Agnès rejoignit le groupe d’hommes.
—Monsieur Lauzun ? Demanda-t-elle timidement, s’adressant à l’inconnu vêtu de gris.
Lauzun ! Voici un nom qui ne lui était pas étranger. Évidemment ! Tout comme « Villarceaux », il fréquentait fidèlement les articles du Mercure galant ! C’était donc lui, l’amant de la Duchesse ! Ce gringalet laid et peu élégant ! Ce malitorne ! La Grande Mademoiselle aurait tout de même pu s’assoter d’un autre noblaillon que celui-là ! Pensa la jeune fille en lui présentant le message.
—Oui, dit-il, interloqué, saluant la blonde Vénus qui interrompait sa causette.
—Ce pli urgent vous est adressé…
—À moi ?
Il se tourna vers ses amis et dit :
—Veuillez m’excuser, mais… Le devoir m’appelle !
Il grippa le coude d’Agnès et l’entraîna sous le porche pour s’isoler. D’une main empressée, il déplia le papier et lut son contenu. Son visage s’illumina de joie. Il paraissait flotter sur un petit nuage de béatitude.
—Quelle est votre réponse, Monsieur ?
—Je n’ai point de plume ni de papier, tâtonna-t-il hésitant, ne sachant guère s’il pouvait se fier à la jolie personne qui lui faisait face.
—Je suis de la confiance que vous espérez, le rassura-t-elle par un sourire angélique.
—Vraiment ? Douta-t-il encore.
—Tout de bon, Monsieur ! Assura-t-elle, je travaille pour Mademoiselle !
—Alors, jeune beauté, vous direz à Mademoiselle que je serai dans ses appartements ce soir, un peu avant minuit.
—Bien, Monsieur.
Elle plia des genoux pour le saluer et regagna hâtivement l’intérieur. Le froid l’avait transie.
***
Antonin Nompar de Caumont La Force, duc de Lauzun, Marquis de Puyghilem, dit « Péguilin l’insolent », avait trente-cinq ans. Bien que sans attrait physique, il était la coqueluche des femmes de la Cour. Il était chauve sous la perruque, et en plus de ses yeux globuleux, possédait un nez fort long et une bedaine de buveur de bière. Les dames disaient de lui qu’il leur faisait des choses que d’autres n’osaient même pas entreprendre. C’est sans doute pour cela que la Grande Mademoiselle en était toquée. De son statut de « favori du Roi », il était, à force d’insolence, passé au rang de « disgracié » et avait séjourné quelque temps à la Bastille. La Duchesse et son Péguilin s’aimaient donc en cachette, puisque le Roi ne voulait donner son accord pour leur union. En attendant d’être un époux, Lauzun se contentait d’être un amant, mais ce privilège ne l’empêchait pas de courir le guilledou et de profiter de toutes les opportunités coquines qui s’offraient à lui.
Un peu avant Noël, la Duchesse l’avait surpris, abrité sous une tenture, tendrement acoquiné à une soubrette qui s’imaginait accéder à la Cime en agissant de la sorte. Elle piqua une crise de jalousie. La réconciliation s’effectua sur l’oreiller. Bien qu’elle pardonnât toujours ses écarts, elle en eut assez cette fois-là, se jurant de lui rendre la monnaie de sa pièce. C’est sur Jean qu’elle jeta son dévolu. Le rencontrant parfois en compagnie d’Agnès, elle le trouvait très attirant. Il était la cible idéale pour satisfaire sa vengeance. La Duchesse ignorait que ce jeune et beau soldat était le giton de son cousin Philippe, sinon, elle se serait bien gardée de s’y frotter. Au cours d’une promenade avec Madame de Montausier, gouvernante des enfants royaux, elle confia son doux projet. Jean passait par là, le pas pressé, soupçonnant peu les manigances de la « vieille », comme il la baptisait. La Grande Mademoiselle saisit le bras de sa compagne de flânerie et attira son attention sur lui.
—Voyez, chère amie, ce bel éphèbe !
—Oui… Un peu jeunot, rétorqua Madame de Montausier.
La duchesse prit à mal ce jugement et se vexa.
—Pensez-vous que je sois trop âgée pour prétendre à ses faveurs ?
Madame de Montausier se mordit la langue. Il est vrai qu’elle avait parlé trop vite, mais non dans le dessein de l’offenser. Masquant une pointe de fourberie, elle se reprit vivement, utilisant les mots indispensables à la flatterie.
—Non, Mademoiselle, je pensais juste que ce béjaune devait être insuffisamment averti pour vous combler ! Je suis certaine que vous vous ennuieriez à mourir dans son lit !
Un goût de défi inonda la bouche de la Duchesse. Elle préféra se taire et espionna sa proie de loin.
Chapitre 17
Les préparatifs de Noël provoquaient une incroyable animation dans les couloirs du Louvre. On ne pouvait y circuler, sans se faire bousculer. Agnès quittait rarement sa maîtresse, mais lorsque celle-ci s’occupait du bonheur de Lauzun, la jeune fille était congédiée sans ménagement, condamnée à errer dans le palais, l’âme en peine. Tous les visages lui étaient inconnus. Elle n’était pas encore parvenue à se faire une amie parmi toutes les domestiques qui travaillaient avec elle. Ici, c’était chacun pour soi et pour sa bourse. Avec Louis XIV, elle avait repris la bonne habitude de se rendre à la messe quotidienne. Le Marquis de Villarceaux, ne croyant en rien d’autre qu’en lui-même, lui avait fait négliger ses devoirs de fervente catholique. Elle s’en repentait, mais toujours avec circonspection, ne voulant pas donner à son Roi l’apparence d’une prude partisane de la calotte, telle la Duchesse de la Vallière. Il était croyant, certes, mais n’aimait pas cela. Son petit monde lui manquait : Charlotte, son beau Marquis, son Papounet, son grand-père et même la Baronne de Vergennes !
Elle s’arrêta de déambuler, toisa des passants dont les murmures désobligeants la ciblaient, et alla coller sa frimousse aux vitres ornées des trois lys d’or. Son regard s’orienta vers la grande cour des écuries royales. Au comble de la joie, elle aperçut Louis de Mornay. L’œil acerbe, il réprimandait un jeune officier de son régiment. Il claquait sa paire de gants dans la paume de sa main, dans un agacement qui trahissait son mécontentement. Son pied tapotait le sol gelé. Le soldat, honteux, baissait la tête. Comme il était bon de le revoir après trois longues semaines d’absence ! La neige avait recouvert Paris. Les jardins s’étendaient désolément blancs et morts. Dehors, du monde s’amusait à se bombarder de boules de neige. Le Capitaine Villarceaux en reçut une par mégarde. Il sursauta, Agnès rit. En faisant des gestes extravagants, elle s’ingéniait à se faire remarquer de lui, mais ne réussissait qu’à se rendre idiote aux yeux des courtisans. Cela lui était bien égal. Tout ce qu’elle désirait était que son amant tourne les yeux vers elle et la voit. Le marquis s’épousseta l’épaule du revers de son gant. Comme il ne dirigeait pas encore son regard vers elle, elle entama une nouvelle séquence de gesticulations désordonnées. Allait-elle se ruer vers son bel amour ? Elle était tiraillée entre le désir de s’exécuter et celui de ne pas bouger. Derrière elle, une voix masculine retentit de la foule à deux doigts de ses oreilles. Elle arrêta alors ses vains signaux et se retourna.
—Regarde ce que l’on trouve dans les couloirs du Louvre !
Agnès vit deux Chevaliers, dont l’un s’affichait souvent avec son frère. La paysanne se souvenait de son joli museau, car il était d’une beauté assez rare. Il retira son chapeau de castor noir à plumes jaunes, le fit tournoyer, accomplit une moqueuse salutation, le regard taquin, l’humeur à la gasconnade. Avec curiosité, il lorgna à la fenêtre, ce qui pouvait autant la captiver.
—C’est donc au Capitaine Villarceaux que ces ardents appels sont destinés !
L’officier brimé avait disparu, le Marquis demeurait seul dans la cour, sellant son cheval. Pas d’erreur possible, c’était bien l’heureux élu ! Agnès rassembla toute sa hargne pour riposter à ce malotru dont elle n’appréciait, ni les mignardises, ni le manque de courtoisie.
—De quoi vous mêlez-vous, Chevalier ? Rembarra-t-elle en grignant.
—Mais c’est qu’elle nous mordrait, la mignonne ! Railla-t-il sur un ton goguenard.
D’une belle enjambée, il se rapprocha d’elle, afin de la narguer et de fanfaronner aux yeux de son compagnon. Elle détourna la face, troublée par l’odeur de musc enivrante qui s’exhalait de son corps. Elle préféra caler sa vue sur le paysage enneigé plutôt que de croiser son regard. Elle dressa le menton, fière, dédaignant sa présence, mais il se débrouilla pour la lui imposer avec audace. Il frôla sa robe d’un peu trop près à son goût. Elle recula d’un pas, méfiante face aux deux odieux personnages. Téméraire, il avança encore, nifla son parfum et lui pinça le menton pour la forcer à le fixer. Si proches l’un de l’autre, elle était en mesure de déceler dans son œil marine un grain de grivoiserie, une lueur de perfidie. Il la dévora des yeux et la physionomie de Jean lui revint en mémoire.
—Ne seriez-vous point la cadette de Jean Tardieu ? Hum… Cette chevelure d’or, ce teint d’albâtre, ces lèvres vermeilles et cette dentition prête à vous déchiqueter, tel un vulgaire rôt ! Point de doute, vous êtes la sœur de Jean ! N’est-ce pas ?
—Puisque vous le dites !
—J’avais raison, François, dit-il à son acolyte, cette fille est bien la belle Agnès !
—Et vous, qui êtes-vous ?
—Moi, je suis le Chevalier Philippe de Lorraine et mon ami est le Chevalier François de Villeroi ! Nous sommes des amis très… Très intimes de votre frère !
Louis de Mornay leva enfin la tête vers la façade de l’édifice et vit son ange en mauvaise posture entre les deux hâbleurs. Il s’en préoccupa, mais ne broncha pas, semblant n’attendre d’eux qu’un geste supplémentaire pour bondir à la rescousse de sa bien-aimée. Lorraine lui en offrit l’occasion en persécutant Agnès une seconde fois.
—Votre cœur appartient donc à ce vil Capitaine ! Le choix est excellent ! Toutes les dames de la Cour pourront vous le dire… Y a-t-il encore un peu d’amour dans votre cœur pour un soupirant tel que moi ?
—Allez-vous-en ou j’appelle !
Lorraine ne désirait nullement partir, au contraire, il mourait d’envie d’attiser la jalousie de Villarceaux.
—Une beauté telle que la vôtre dans les bras d’un barbon comme Villarceaux ! Le bougre, il aurait pu vous dégoûter de l’amour… Fort heureusement pour vous, à ce que j’ai ouï dire, le roi a su vous montrer toute l’ardeur de la jeunesse !
—Taisez-vous ! Grogna-t-elle irritée.
—Me taire ? Mais non ! Laissez-moi exprimer toute cette furie, ce feu que vous avez mis dans mon cœur et qui me brûle la poitrine au point d’en trépasser…
Il la tira à lui. Elle voulut battre en retraite, mais elle n’eut pas la force de s’arracher à sa poigne. Elle ne voulait surtout pas se faire remarquer par un éclat, que l’on n’omettrait pas de rapporter au Roi. Louis de Mornay ne tarda plus à lui venir en aide. Hors de lui, il emprunta l’escalier menant à l’étage supérieur, bousculant tout le monde sur son trajet. Il n’y avait pas plus sérieux prétexte pour la revoir, que de la secourir.
—Aïe ! Vous me faites mal ! Lâchez-moi ! Supplia-t-elle en lui tambourinant la figure et le buste. Mais plus elle cognait et plus il riait comme un sot.
—Oui, lança-t-il sadique, crie donc du mal que je te fais, en attendant de jouir du bien que je te ferai !
Personne ne s’était aperçu de l’absence de Villarceaux dans la cour. Il arriva, la main crispée sur sa rapière, les bottes cinglant les lames des parterres de bois ciré. Arrivé à la hauteur des deux jeunes hommes, il se rua sur Philippe de Lorraine, l’empoigna par le col de sa veste, et d’un mouvement ferme et violent, lui fit faire une volte-face qui le déséquilibra.
—Prenez garde, Lorraine, ne touchez point à cette personne ! Menaça-t-il sur le point de brandir son arme, le sang en ébullition. Toute retournée, Agnès blêmit. Elle ne souhaitait pas être le motif d’une rixe entre les deux hommes. Le Roi ne tolérerait guère ce genre de débordement.
Avec panache, Philippe s’enhardit à prendre la revanche :
—Eh là ! Capitaine, ôtez vos mains ou vous prenez mon gant ! Je ne permets point que l’on se mêle de mes affaires. Occupez-vous plutôt de votre femme qui pourrit toute seule, dans les tours de votre château !
—Taisez votre impudence, ou je vous rosse en public ! Mornay maîtrisait difficilement son courroux. Il avait reparti cet ultimatum en levant le poing, mais ne l’abaissa pas. Agnès se blottit contre lui pour apaiser son ire. Peu rassuré, Villeroi s’accapara le poignet de son ami et le dissuada d’une œillade suppliante de laisser tomber l’altercation et de le suivre. Lorraine céda sous son influence. Il arrêta là l’affaire qui, de toute façon, aurait mal tourné pour lui, car il était détesté du Roi. Avec du regret dans le regard, il contempla une dernière fois la belle Psyché au corps de rêve et fit demi-tour. Regrettant sans doute d’avoir agi en idiot et d’avoir perdu la meilleure occasion d’en être remarqué.
Le Chevalier de Lorraine avait vingt-cinq ans et Villeroi vingt-quatre. Jeunes, impétueux, ils étaient ivres de vie et couraient les jupons presque toute la journée. Agnès était un trésor et ce trésor qu’avait déniché là Lorraine était loin d’être sans intérêt pour lui. Il la savait être la maîtresse du Roi par l’intermédiaire de Monsieur et son initiateur s’avérait l’un des plus grands libertins de la Cour. Elle était un met de choix qu’il fallait s’empresser de goûter ! À peine avait-il fait une trentaine de pas qu’il rencontra Jean. Agnès, toujours pelotonnée contre son Marquis, soupirait de soulagement de voir s’éloigner son agresseur. Elle ne cessa cependant pas de l’observer avec une certaine insistance. Il se retourna à plusieurs reprises, ne détachant pas son regard d’elle, qui le fixait. Le fixait d’un œil à la fois haineux et rancunier, mais chargé d’une sorte de promesse, vraisemblablement celle de le revoir. Agnès fut très étonnée de constater une liberté de gestes inconvenants entre son frère et les chevaliers. Ils échangèrent des jeux de mains obscènes qui la suffoquèrent. Comment son aîné pouvait-il se comporter avec autant d’impudicités, une multitude de gens autour de lui ? Elle n’était pas encore au courant du dérèglement sexuel de Jean, mais n’allait plus tarder à le savoir.
***
Agnès prit la main de son amour pour le conduire à sa chambre. Il ne paraissait guère vouloir l’y suivre. Villarceaux désirait partir et regrettait s’être aventuré si loin. Quoique l’interdiction du Roi demeurât gravée dans sa mémoire, il faiblit et son ange parvint à l’entraîner. Dès qu’elle verrouilla la porte, elle se jeta à son cou et l’embrassa avec frénésie, retrouvant le goût sensuel de sa bouche. Elle lui murmura quelques mots d’amour, mais se heurta à une froideur imprévue qui anéantit ses élans. Il l’aurait bien basculée sur le lit, mais la jalousie lui coupait ses possibilités et semblait l’avoir changé en pierre. Il se libéra de son étreinte et se mit à arpenter l’intervalle entre le lit et la fenêtre, silencieux. Non pas par manque de choses à lui dire, son crâne débordait de reproches à lui faire. Le luxe de la pièce le foudroyait. Tant d’égards pour une simple Contadine prouvaient bien qu’elle couchait avec son souverain ! Il enrageait. Il évita de la regarder, car un unique battement de ses cils aurait suffi à le convaincre de rester. Il était piégé. Jamais il n’aurait dû venir jusqu’à son galetas. Maintenant, il désirait la posséder. Plus les minutes passaient, plus sa décision de s’en aller s’altérait.
—Cadeau de Sa Majesté, je suppose, comme tout le reste ! Ronchonna-t-il à la vue du bel oiseau.
Son humeur querelleuse désappointa Agnès et des larmes mouillèrent ses jolis yeux.
—Ne faites point cette mine-là, mon ange… Votre mère est enterrée depuis bientôt un mois et le Roi a su vous consoler de votre peine ! Votre deuil est déjà terminé, me semble-t-il…
—Comment osez-vous m’insulter de cette manière ?!
La voyant sangloter, la rage du Marquis s’amenuisa. Il courut se jeter sur elle. Elle chut sur le lit. Il se prosterna à ses pieds, l’œil humide.
—Oh, mon ange ! Ma mie, ma douce que j’aime tant ! Pardonnez la dureté de mes paroles, je vous en conjure ! Je deviens fou de vous savoir au roi plus qu’à moi ! Tout cet amour que vous lui donnez m’appartient et je vais le reprendre, céans et sur l’heur !
Ses lamentations théâtrales languissantes soulignées de gémissements s’enfouirent sous les jupes d’Agnès.
—Je vous en prie, Louis, partez ! Pria-t-elle, affolée à l’idée d’être surprise en sa compagnie.
—Souffrez que je reste, mon ange, ou je meurs…
Et il resta.
Chapitre 18
Cinq jours avant le réveillon de Noël, la Grande Mademoiselle eut un malaise. Épouvantée, Agnès la fit étendre sur le lit et partit prévenir le Roi. Un de ses fidèles canins couché sur ses genoux, Sa Majesté ne faisait rien de particulier et lui accorda l’entrée de son cabinet. Il n’eut même pas le temps d’ouvrir la bouche qu’Agnès débita les causes de son angoisse, faisant une nouvelle fois impasse aux bonnes manières :
—C’est terrible, Sire, la Duchesse est tombée inconsciente dans mes bras ! Elle est fiévreuse et sa gorge lui fait très mal ! Elle ne peut presque plus parler…
—Allons, allons, mademoiselle Tardieu, un peu de calme ! Reprenez votre souffle !
Il ne se fatigua pas à lui faire des remontrances sur son manque de respect des convenances, il ne lui rabâcha pas qu’il était interdit de déranger son monarque à toute heure de la journée pour des futilités, ni que l’on ne pouvait obtenir d’entretien privé avec lui, que sur acceptation d’une requête. Il ne prit guère la peine non plus, de lui répéter qu’on ne devait jamais entamer le dialogue sans y avoir été formellement invité par son Roi, car avec elle, toutes ces conventions étaient superflues. Et puis, sans l’avouer, sa présence impromptue l’enchantait. Il ne l’avait pas vue depuis deux longs jours… Son petit chien sous le bras, il marcha vers elle, souriant…
—Il n’est point nécessaire d’alerter tout le palais pour un brimborion qui, je pense, demain n’y paraîtra plus ! Bontemps va vous conduire auprès d’un de mes médecins, allez !
—Merci, Sire.
Alexandre Bontemps, qui se tenait toujours dans une pièce voisine de celle du Roi, répondit tout de suite à l’appel de son maître. Il accompagna Agnès jusqu’à l’antichambre du docteur Vallot, premier médecin du Roi. Celui-ci discutait avec un confrère et un jeune assistant en période d’apprentissage. Sans délai, ils suivirent la jeune fille et, sans tarder, s’activèrent autour de la duchesse. Entourée de sa dame de compagnie et de sa dame d’atour, toutes deux très inquiètes, la malade était à demi considérée comme morte. Vallot lui tâta le front et conclut à une fièvre double. Son collaborateur exécuta le même geste, mais lui, diagnostiqua une fièvre tierce.
—Double ! S’obstina Vallot, certain d’avoir raison. Il était médecin du Roi, il était impossible qu’il commette une erreur.
—Tierce ! Persista pourtant l’autre.
Allaient-ils se mettre d’accord ? Agnès s’interrogeait. Exacerbée, elle mourait d’envie d’intervenir au milieu de cette bouffonnerie.
—Demandons l’avis de notre assistant ! Proposa le collaborateur, entêté et soucieux de surpasser Vallot.
Celui-ci accepta. Il n’était pas malséant de mettre ses études en pratique et plusieurs opinions valaient mieux qu’une. L’apprenti docteur toucha alors la tête de la Duchesse et pour ne pas déplaire au médecin royal, se prononça également sur une fièvre double.
—N’avais-je point raison ? Se réjouit Vallot. Doutez-vous encore de mes compétences ?
—Ah, mais je n’ai jamais douté, Monsieur ! Se méfia l’autre.
—Bien !
Puis il s’adressa à la Duchesse en lui prenant le pouls.
—Souffrez-vous ?
—Vous voyez bien qu’elle souffre ! Trancha Agnès. Si je vous ai fait appeler, c’est parce qu’elle souffre ! Mademoiselle la duchesse a mal à la gorge, à la tête, et la fièvre est si rude qu’elle en a le vertige ! Ses mains étaient glacées comme celles d’un mort et ses lèvres étaient si pâles que j’ai cru, en la voyant, qu’elle était trépassée ! Voilà, Monsieur, pourquoi vous êtes céans !
—Mais calmez-vous, mon enfant, dit Vallot, il ne faut point vous mettre dans un état comme celui-là, l’atrabile va vous engorger le foie ! Nous aurions alors deux malades…
—Nenni, je ne suis point souffrante ! Nia Agnès qui ne voulait pas servir d’objet d’expérimentation médicale.
—Alors tant mieux !
Et comme Vallot venait d’obtenir gain de cause, il ordonna la prescription nécessaire à la guérison de la Duchesse :
—Une saignée ! Que l’on apporte les palettes !
Bontemps se chargea de la tâche. Pendant ce temps, Agnès fit asseoir sa maîtresse sur la lisière de son lit et soutint son dos avec un gros tas d’oreillers. Elle lui retira son corset et remonta sa manche droite. À l’image d’une véritable petite infirmière, elle compléta ses mouvements par des mots doux de réconforts et des caresses sur les cheveux. La Duchesse aima cette tendresse et ce dévouement. Elle en était touchée et émue. Son cousin le Roi avait décidément bien choisi sa domestique. Elle en était, depuis le début, entièrement satisfaite. Agnès lui accrocha un drap autour du cou afin de protéger ses vêtements d’éventuelles éclaboussures sanguines. Bontemps revint avec un plateau chargé d’ustensiles d’apparences assez suspectes que la paysanne détailla d’un œil sceptique. La veine principale dégagée, Vallot la tapota un peu et la perça de sa lancette. Un tuyau adapté à l’autre extrémité permit au sang de s’écouler dans une bassinoire en cuivre. Agnès mouillait régulièrement des chiffons et épongeait le front de la malade aussi souvent que possible. La duchesse se plaignit d’avoir froid. Sa dame de compagnie ordonna que l’on ferme les fenêtres. On attisa le feu, on remit des rondins dans l’âtre. La malheureuse subit trois saignées en une journée et la fièvre ne déclinant toujours pas, malgré la médication, le médecin lui prescrivit un clystère. La poire fut gorgée d’eau, de séné, de plantes calmantes et de miel. Ce fut Agnès qui eut l’honneur de lui injecter la mixture dans le fondement, par trois fois aussi, au cours de la journée suivante. La jeune fille s’inquiéta de son visage exsangue et préféra passer la nuit à son chevet pour la veiller. Elle prodigua à cette femme tous les soins qu’elle n’avait pu apporter à sa mère. C’était sa façon de se racheter aux yeux de Dieu. Au lever du jour, le Roi rendit visite à sa cousine. Elle était éveillée, aussi blême qu’une moribonde, mais la fièvre l’avait quittée. Il étala un royal sourire de soulagement, pensant qu’il aurait été bien dommage de subir un deuil pendant les fêtes.
—Voyez mon cousin, la fièvre m’a abandonnée, mais point cette petite ! Depuis trois jours, elle me soigne, me berce, me veille ! Votre Majesté ne pouvait mieux choisir. Cet attachement ne peut être que récompensé !
—Je le pense également, ma cousine, avoua-t-il en admirant Agnès, le teint brouillé par la fatigue.
—Allez donc prendre un peu de repos, Mademoiselle Tardieu, conseilla-t-il ensuite.
Trop éreintée pour répondre, Agnès acquiesça d’un signe de tête, bâilla, baisa la main de la Duchesse, accomplit une brève révérence à l’égard de son souverain et comme il était d’usage de ne jamais lui tourner le dos, sortit de la chambre à reculons.
Chapitre 19
Jusqu’au nouvel an, les bals se succédèrent et la Cour se surpassait dans le domaine de la mode. Rondes et épuisées, Athénaïs et Henriette ne quittaient plus les salons. Elles passaient leur temps à jouer au reversi et au piquet, ne se lassant pas d’écouter le son mélodieux des violons parvenant de la salle des festivités. De temps à autre, Henriette se lamentait des turpitudes de son époux, Athénaïs des infidélités de son amant. Du fait que le terme de sa grossesse approchait, le Roi se rapprocha de son épouse et de la Duchesse de La Vallière. Mais ce petit regain d’intérêt pour la boiteuse mit la Marquise de Montespan en alerte. Agnès s’en soucia aussi, car son amant royal ne lui consacrait plus que deux ou trois heures la semaine.
Le Roi ouvrit le bal avec la Reine et dès qu’il eut fini ses entrechats, invita Louise à danser un menuet.
—Le Roi m’ignore ! Il se moque de moi, confia Agnès à madame de Motteville, le cœur bourré d’amertume.
—Mais non mon enfant ! Sa Majesté a-t-elle parlé de vous marier ?
—De me marier ? Non, jamais, Madame !
—Bien, alors tant qu’elle ne vous cherche pas un époux, c’est qu’elle tient toujours à vous !
Agnès savait dorénavant à quoi s’en tenir ! Dès que le Roi déciderait de l’offrir en mariage, c’est qu’il ne l’aimerait plus. Elle avait refusé à ses parents une abominable union forcée, mais à son monarque, allait-elle pouvoir en repousser l’ordre ? Elle soupira derrière son éventail. Priant ne jamais en arriver à cette conclusion, elle continua à vénérer son beau Prince du regard. Sage dans un coin, elle rejeta toutes les invitations à danser des courtisans. Elle voulait être disponible, au cas où Louis viendrait à la convier. Pour égayer sa frimousse chagrinée, Françoise de Motteville lui tendit un verre de champagne.
—Buvez ceci ma fille, cela vous aiguayera ! Allons, souriez et cherchez donc un cavalier plus libre que le Roi ! Regardez ce bel étalage de gentilshommes, vous n’avez que l’embarras du choix !
Le regard d’Agnès s’enfonça dans le désordre des danseurs. Les yeux bleu marine du chevalier de Lorraine croisèrent les siens par hasard. Il la reluqua avec un effronté toupet qui la fit rougir. « Encore celui-là » se dit-elle, assez peu heureuse d’une telle rencontre. Il avait beau être doté d’un corps parfait, de traits fins et bien sculptés, Agnès le détestait. Il l’avait dégoûtée par sa brutalité, ses paroles arrogantes et ses manières triviales. Pourtant, malgré cette répugnance, elle admettait son élégante coquetterie, sa grâce, sa beauté et il était de son âge, l’âge de toutes les folies. Elle aimait le contempler, elle, comme toutes les autres, car il représentait l’absolu idéal, l’homme-modèle physiquement. Elle s’étonna soudain, de le voir se pendre au cou de Philippe d’Orléans, sans que cela ne gênât quelqu’un. Ses manies licencieuses le reprenaient. Il bravait le Roi en toute impunité. Ce dernier, visiblement exaspéré, n’osait châtier le mignon de son cadet.
—Agnès, voici madame de Sévigné !
Agnès, distraite par le spectacle, sortit brusquement de ses cogitations. Ses yeux se remplirent de fascination pour cette femme dont on lui avait tant vanté l’esprit.
—Oh oui ! Madame de Sévigné, je suis enchantée de vous connaître ! Madame de Motteville n’a de cesse de me faire l’éloge de votre savoir.
—Merci, belle enfant, répondit-elle, charmée. Elle lui serra la main cordialement. C’est avec joie que je vous accueillerai dans mes salons… Serait-ce le Chevalier de Lorraine, que vous couvez de votre joli regard ?
—Eh bien ! J’étais simplement surprise de le voir danser avec Monsieur. Est-ce possible ? Quelle étrange façon de se singulariser.
Les deux femmes chevronnées s’esclaffèrent devant les paupières élargies de l’ingénue demoiselle.
—Allons, lança madame de Sévigné, pressée d’instruire l’innocente brebis, ne savez-vous point que le chevalier de Lorraine brûle sa chandelle par les deux bouts ?
Agnès afficha un air niais. Elle n’avait jamais entendu pareille expression. Françoise, loin d’être dupe de l’intérêt de la belle candide pour le jeune dévergondé, la mit à la page en lui parlant plus ouvertement :
—Lorraine couche avec Monsieur frère du Roi !
Un voile s’était levé. Elle comprenait maintenant la cause des accoutrements particuliers de Philippe d’Orléans, qui se bornait à ressembler à une femme plutôt qu’à un gentilhomme. Mon Dieu ! Est-ce que son Jean baignait dans cette boue ? Elle pria que non. Hélas, il y trempait déjà jusqu’au cou ! Et pendant que Monsieur se faisait botter les fesses publiquement par les cuissardes reluisantes de Lorraine, Françoise ajouta, d’un tour malicieux :
—Cela ne le prive point de trousser certaines belles dames de la Cour ! Il détient pour son âge une redoutable réputation ! Vous plaît-il ?
Oserait-elle confesser que ce paillard Adonis lui plaisait ? Tout comme le marquis de Villarceaux, sa popularité l’attirait. Elle était honteuse de sa propre pensée. Aussi fallait-il se taire… Elle, qui avait touché le sommet, ne pouvait reconnaître sans pudeur qu’elle ne cracherait pas sur un parti, détesté encore une heure à peine.
—Je… Il est fort bel homme et fort bien conçu, mais… Je ne suis point de taille à rivaliser avec monsieur, frère du roi ! Je me réduirai donc à le lorgner de loin.
Ses amies rirent, mais ne crurent pas du tout à cette soi-disant limite qu’elle semblait s’imposer bien à regret.
***
La Grande Mademoiselle, parfaitement rétablie, se sentait apte à mettre son plan à exécution. Dans la masse des danseurs, elle repéra Jean se tenant debout près d’un immense pilier de marbre. Ne sachant pas danser, il s’extasiait à voir remuer toutes ces créatures dont il enviait la prestance. Il vit la vieille bifurquer dans sa direction, l’œil fripon. Que lui voulait-elle, cette dinde défraîchie ? Elle lui sourit, le contourna en le dévisageant, posa une main sur son bel uniforme. Quelle prise alléchante ! Jean, confus, ne bougeait pas d’un épi. Monsieur terminait son tour de danse. Assoiffé, il allait se désaltérer, lorsque son regard perçant tomba sur sa cousine. N’était-elle point en train de piétiner son jardin secret, de convoiter son petit biquet, de tenter s’approprier son cher trésor ? Il crut défaillir, mais conserva assez de force pour traverser la salle à pas de géant. Au moment où elle allait attirer Jean dans son guet-apens, Philippe surgit et récupéra son mignon. La duchesse ne comprit rien au regard acrimonieux de son cousin, qui la statufia. Devait-elle conclure le pire face à cette conduite ambiguë ? Se pouvait-il que ce séduisant mousquetaire fasse partie de la horde poudrée de son cousin ? Vexée, elle s’éloigna, préférant tout ignorer, que d’entendre des révélations outrageantes. Philippe d’Orléans, sur ses gardes, ne quitta plus son nouvel amant de toute la soirée.
***
Philippe d’Orléans avait mal dormi. Le lendemain, alors que Louis XIV achevait sa partie de billard en compagnie du duc de Grammont, il entra dans la salle de délassement, l’air désemparé. Il tricotait nerveusement du mouchoir et les mimiques grotesques qu’il accumulait provoquèrent un fou rire au duc, qui posa sa queue sur le côté de la table. Louis poussa sa dernière bille, puis scruta le visage de son frère. Il le vit au bord des larmes, tourmenté, maîtrisant mal son bouleversement.
—Quelle est, mon frère, la raison de votre état ?
Philippe avait tout de même un honneur. Il n’étalerait pas ses déboires amoureux devant le duc. En un coup d’œil convaincant, il réclama l’intimité qui lui était permise. Aussitôt que le duc eut vidé les lieux, il éclata en sanglots.
—Louis, ce qui m’arrive est épouvantable ! J’ai découvert avec effroi que notre cousine essaie de me dérober un de mes mignons !
—Tiens ! La voilà bien sotte tout d’un coup… Asseyez-vous, mon frère, mouchez-vous et dites-moi ce que vous espérez de moi.
—Que vous l’empêchiez de tourner autour de mon mignon !
—Si je passe par chez elle, comptez que je la gronde un peu ! Mais qui est donc ce cher sollicité ? Le chevalier de Lorraine ? Le jeune Brienne ? Un Guise ?
—Non, Sire, c’est Jean Tardieu !
Louis resta bouche bée, tant cette information le frappa de stupeur. Pour apaiser ses craintes et son chagrin, Louis lui promit son soutien. Philippe retourna dans ses appartements, l’âme plus sereine. Il remit de l’ordre dans ses idées et dans ses bijoux. Il était loin de se douter que la trêve serait de courte durée et que l’avenir lui réservait encore bien d’autres surprises…
Chapitre 20
La marquise de Montespan, qui n’était jamais la dernière à prendre part aux potins de la Cour – elle en était souvent l’instigatrice – fut pourtant abasourdie en apprenant, par le biais d’un pamphlet très évocateur, que son bellissime Louis la cocufiait avec la demoiselle Tardieu, bonne à tout faire de la Grande Duchesse ! Elle en vomit son repas et piqua une crise de colère. Elle porta ses pas jusque chez madame de Motteville, qu’elle savait être la confidente de sa nouvelle rivale.
—Lisez ce torchon d’abominations ! Tonna-t-elle, les dents serrées, à moitié étranglée par le courroux. Puis, tout essoufflée, elle s’effondra sur le premier fauteuil qui lui tomba sous le fessier. Françoise déposa son canevas sur une tablette et prit le morceau de papier chiffonné. Très attentivement, elle le parcourut. Malgré la véracité des lignes du message anonyme, la noble dame refusa d’y entendre quoi que ce soit, et pour ne pas trahir son émoi, envoya un rire, d’une voix de crécelle :
—Billevesées, Madame ! Le roi est trop proche de vous pour commettre une telle fourberie… Et l’enfant de Lui que vous portez resserre davantage vos liens !
L’esprit vif d’Athénaïs débusqua sans effort la mascarade.
—Vous moquez-vous ? Tâcheriez-vous de protéger cette misérable catin par d’insidieux propos ? Allons, avouez ! Je la sais très amie de vous…
—Vous ne savez rien, Madame ! Coupa-t-elle, fâchée.
Défigurée par la méchanceté, Athénaïs ne dominait plus sa langue.
—Mais vous, vous en savez beaucoup sur ce point ! Aidez-moi !
—Vous me jugez fourbe, et vous implorez mon aide ? Voilà qui est contradictoire ! Se moqua Françoise, bien décidée à ne pas renseigner l’espionne.
Ce n’était pas un soutien qu’elle voulait, mais une délation ! Elle ne lui ferait point ce plaisir…
—Retirez donc la poutre qui aveugle votre oeil et vous pourrez voir le minuscule fétu de paille dans celui d’une autre !
—Qu’insinuez-vous, Madame ? S’indigna Athénaïs en se dressant sur ses jambes. De quel droit osez-vous me parler de cette façon ?
—Du même droit que vous osez traiter mademoiselle Tardieu !
—Le roi saura taire votre insolence, Madame ! Menaça-t-elle, les yeux furibonds.
—L’estime que Sa Majesté me porte saura bien me défendre de l’audace que vous aurez à lui dire des vilenies sur ma personne ! Vous croyez m’effrayer ? C’est un tort ! Je suis certaine que le roi concentrera toute son attention sur le contenu de ce vulgaire libelle !
La marquise serra les poings et prit la précaution de bien reprendre son tissu d’ignominies avant de sortir de la pièce. Elle savait qu’il était inutile, voire impossible d’importuner Louis avec de telles mesquineries. Bien déterminée à mener tambour battant sa petite enquête personnelle, elle se précipita chez madame de Montausier.
L’indifférence subie juste avant, lui extirpa une larme. La gentille dame l’invita cordialement à s’asseoir.
—Ah, Madame, quelle figure ! Dans votre état, cela n’est point raisonnable !
—Hélas, Madame, dans cette affaire, il en va plus de mon cœur que de ma raison.
—Grand Dieu ! Ouvrez-vous à moi…
Elle n’eut pas le temps de finir, que la furie emportait déjà la marquise.
—Oh Madame ! Le roi ne m’aime plus ! Il en aime une autre ! Lisez cette lettre glissée sournoisement dans mon livre de chevet afin de m’assassiner !
Madame de Montausier lut tout aussi soigneusement que Françoise de Motteville, mais n’ayant aucune affinité avec Agnès, elle ne railla pas. En un éclair, elle saisit le motif de l’agitation de sa visiteuse. Elle alla choisir un livre dans sa bibliothèque, l’ouvrit et en cita un passage :
—« La jalousie est le plus grand de tous les maux et celui qui fait le moins de pitié aux personnes qui le causent… »
La Montespan s’irrita à l’écoute de cette citation, qu’elle connaissait pour la justesse de son sens. Elle lui retournait vivement le couteau dans la plaie. Une rivière de larmes la cloua sur sa chaise. Le point sensible était touché. Incapable de lutter encore, elle se délivra de son fardeau.
—Je n’ai que faire, Madame, des maximes de Monsieur de La Rochefoucauld ! Avez-vous remarqué cette gaupe à la croupe se tortillant ? Comment le roi aurait-il pu ne point la voir, alors que grouillent autour d’elle tout un tas de soupirants en rut ! Elle me nargue, me méprise, je le vois ! Elle se moque de moi dès qu’elle me croise dans un couloir ! Vais-je devoir subir les mêmes tourments que Louise de La Vallière ? Sera-ce mon châtiment ?
—Athénaïs voyons, ne pleurez plus ! Pensez au fruit royal qui remue en votre sein et ne vous préoccupez plus de ces sornettes !
—Ne voyez-vous point que cette gredine se croit tout permis depuis qu’elle a troqué ses hardes contre de l’étamine et ses sabots contre des escarpins ? Ne voyez-vous point qu’elle prétend à de nombreuses faveurs ? Comme j’ai été sotte de ne point avoir ouvert les yeux tantôt ! Je la briserai ! C’est une pécore juste bonne à traire les vaches !
Elle leva un poing menaçant vers le plafond. Elle aurait voulu l’écraser, la faire disparaître illico.
—Athénaïs, ne savez-vous point que mademoiselle Tardieu est la maîtresse du capitaine Villarceaux ? Je connais le caractère enflammé de cet homme, il ne supporterait point le partage, pas même avec le Roi !
La marquise se calma. Sa colère entièrement étouffée, elle déposa un baiser de gratitude sur le front de son amie et partit, une main appuyée sur son ventre rebondi.
***
Un beau matin, affligée par l’indifférence de plus en plus constante de son souverain, Agnès céda au besoin de lui rendre une visite inopportune. Elle espérait lui prouver, par cette démarche chevaleresque, qu’elle n’était pas un passe-temps et que ses sentiments, devenant de jour en jour plus profonds, nécessitaient davantage d’attention. Deux gardes surveillaient l’entrée du cabinet de travail. Ils n’apprécièrent pas les intentions de la jeune impudente et lui barrèrent le passage. Elle insista, alléguant qu’elle devait impérativement parler au roi. Ils refusèrent de la laisser entrer, précisant que Sa Majesté était en conférence avec ses ministres. Comme une chose insignifiante devient importante quand elle tient à cœur, il était primordial pour Agnès de voir son cher Louis. La résistance des deux officiers ne la découragea pas. Elle fit demi-tour, faisant mine de s’éloigner, tête basse, mais au lieu de déguerpir, elle se retourna brutalement. Elle n’eut d’autre alternative que de sauter sur la clinche pour parvenir au but qu’elle s’était fixé. En un tour de main, elle se retrouva projetée dans la pièce. Tous les gentilshommes présents sursautèrent. Saisis, ils jetèrent sur elle, leurs regards ahuris. Assis à son bureau, Louis signait quelques lettres de cachet que lui tendait, l’une après l’autre, Colbert. Il demeura plume suspendue, les yeux ronds, interdit. Les soldats attrapèrent Agnès sans déférence, mais Louis réagit vivement :
—Officiers… lâchez-la !
Devant la faiblesse de son monarque, Colbert ne put réprimer son indignation :
—Quelle audace, Sire ! Votre Majesté ne peut tolérer…
—Taisez-vous, Colbert ! Gronda-t-il, ne permettant à personne de lui dicter sa conduite.
Le Tellier garda silence. Il reconnut la jolie campagnarde qu’il avait entrevue chez son cousin. Son jeune fils, Louvois, âgé de vingt-sept ans, n’avait pas assez d’yeux pour admirer la beauté de l’intruse aux cheveux d’or. Au portrait de son roi, Colbert comprit que l’éhontée pouvait prétendre à quelques subversions sans être sévèrement blâmée. Il ramassa ses papiers, les entassa rapidement, recouvra son chapeau, et, au côté de tous les autres, se vit obligé de prendre congé. Ils étaient éberlués. Jamais le Roi n’avait interrompu une réunion pour la faveur d’une dame. À ce moment, il leur paraissait pressé de se débarrasser d’eux, rien que pour une impolie qui méritait pénitence.
Enfin, elle était seule avec lui ! Elle se jeta si impétueusement à son cou qu’il manqua de chavirer en arrière. Il se dressa sur son siège, essaya d’ôter les bras menus qui l’étranglaient presque et la rabroua pour la corriger, telle une enfant désobéissante.
—Êtes-vous devenue folle ? Vous vous égarez, mademoiselle Tardieu !
—Louis, vous m’oubliez ! Je ne vous vois plus guère !
—Suffit ! Le Roi n’a que faire de vos prières. Sachez que l’on ne se conduit point avec lui comme avec un paysan !
—Louis… Supplia-t-elle encore.
—Point de « Louis » ! Quelle familiarité ! Oublieriez-vous le respect que vous devez à votre souverain ? Croyez-vous vous adresser à monsieur de Mornay ?
Un mot bien envoyé visant à informer Agnès qu’il la savait régulièrement visitée par le marquis de Villarceaux. Louis n’avait pu le lui reprocher au risque de ternir leur liaison, à laquelle il commençait à tenir. Mais dans sa rogne, sa langue avait fourché. Il fallait qu’elle sache que son roi n’était point dupe, mais juste complaisant. Ne péchait-il point, lui aussi, à plusieurs endroits ? Comment aurait-il pu jeter la pierre à cette pécheresse, alors qu’il était pécheur lui-même ? Enfin, sa bouche l’avait soulagé du poids qui pesait sur son cœur depuis trop de jours. Il devina que sa petite protégée aspirait à de l’amour et de l’affection, mais l’instant ne s’y prêtait pas. S’il pliait à ce moment, à son désir, s’il rassasiait ce stupide caprice d’oiselle, son autorité serait discréditée et une mollesse de cette espèce conduirait à d’autres exigences, qu’il ne serait pas en mesure de satisfaire.
—C’est ainsi que vous me traitez ! Je doute fort que vous preniez ces airs-là avec votre grosse tripière ! Bien sûr que non ! Eh ! C’est que je ne suis point Marquise, moi !
—Assez ! Intima-t-il, effaré par tant d’arrogance.
Non seulement, elle rivalisait en beauté avec Athénaïs, mais également en hardiesse. Il souffrait le même genre de disputes avec la favorite, pourtant cela ne semblait pas lui déplaire. Il se dit que plus les femmes étaient belles, plus elles étaient irascibles et intraitables. Il voulut calmer le jeu.
—Agnès, vous parlez à votre Roi !
—Je parle à l’homme que j’aime ! Repartit-elle, mais vous, vous ne m’aimez point.
Agnès perdit la raison et décolla un vase de porcelaine de son socle de marbre. Comme soutenu par des ailes invisibles, l’objet traversa la pièce en tournoyant et se fracassa sur le sol en une dizaine de morceaux. Le bruit fit tressaillir les hommes qui patientaient dans le corridor. Ils se consultèrent d’un regard interrogateur. Dans un effort surnaturel, car son cœur gouverna un moment son esprit, Louis réussit à crier :
—Gardes !
Les deux vigiles surgirent et dégainèrent leurs épées, prêts à pourfendre Agnès de leurs armes brillantes et effilées. Les ministres, curieux, foncèrent aussi à leur suite et, par les débris couvrant le parquet, devinèrent la scène qui s’était déroulée.
—Emparez-vous de cette harengère et enfermez-la dans la salle d’arrêt des Grandes Écuries !
—Non ! Hurla Agnès, voulant échapper aux mains des officiers.
Louis détourna le regard pour ne pas faillir à sa décision. Il se tourna vers la fenêtre pour ne pas la voir enlevée de façon si humiliante. De force, elle fut traînée dans le couloir où des courtisans la couvrirent d’opprobre et l’assaillirent d’injures. Impuissante, elle était vouée aux gémonies et ne pouvait que se résigner à la volonté de son roi. On la boucla dans une cellule. Les gardes s’en retournèrent prévenir Sa Majesté que l’ordre était dûment accompli.
—Qu’aucun mal ne soit fait à cette personne et qu’elle regagne sa chambre dans une heure !
Un commandement inhabituel qui interloqua les hommes, mais qui fut respecté selon la forme prescrite.
***
Louis regrettait avoir empiété sur son temps de travail, pour le seul désir d’une maîtresse et se fit la promesse de ne jamais recommencer une telle ineptie. Les rois sont souvent obligés de faire des choses contre leur inclination et qui blessent leur bon naturel. Ils doivent aimer, faire plaisir et il faut qu’ils châtient souvent et perdent des gens, à qui naturellement, ils veulent du bien. » À sa belle Agnès, il voulait du bien tout naturellement, mais n’avait pu faire autrement que de la châtier. Il saurait se faire pardonner ! Dès que l’heure de punition se fut écoulée, il la rejoignit dans sa chambre. Seul et sans témoin, il utilisa le passage secret. La pénitente était-elle domptée et sereine ? Oui. Elle l’accueillit par une repentante révérence, faisant preuve d’une complète soumission. Soumise, certes, mais savourant une douce revanche en dédommagement de l’avanie dont elle avait été victime.
—Le Roi est enchanté de vous retrouver sage et raisonnable !
En disant cela, il caressa sa joue. Il posa ses lèvres sur les siennes et cueillit un baiser au goût suave de repentir, encore un peu salé de larmes et presque amer de vengeance. Une fantaisie s’accapara de lui et lentement, comme s’il était à sa merci, il glissa à genoux sur le tapis, lissant de ses doigts le satiné de sa robe. Prosterné, à ses pieds, tel un valet devant sa reine, il lui baisa la main à maintes reprises. Lui aussi désirait la surprendre tout comme elle l’avait surpris en pénétrant dans son bureau avec désinvolture.
—Sire, je vous en prie, cessez ce jeu ! De grâce !
Pour la jeune fille, la situation était aussi détestable qu’elle l’avait été pour Louis, lorsqu’il avait dû endurer la critique de son ministre.
—Abrégez mon tourment, Sire, je vous en supplie ! Pria-t-elle encore, le tirant par la manche pour l’aider à se relever.
Enfin, Louis rompit son supplice. Il lui saisit la taille à deux mains et la fit basculer en avant. Elle s’affala sur lui et tomba dans le creux de ses bras. Était-elle encore fâchée contre lui ? Lui en voulait-elle pour la peine qu’il lui avait infligée ? Il était le grand Roi-Soleil, mais pour rien au monde, il n’aurait forcé une femme à lui consentir par obligation.
—Agnès, dois-je craindre de vous, rancune et indifférence ?
—Oh non, Louis ! Murmura-t-elle en s’offrant à lui, attendant le moment propice pour réclamer une compensation.
Un jour, on l’avait accusée d’être cupide alors qu’elle ne l’était pas. Elle allait le devenir, la force des choses l’y invitait. Agnès obtint toutes les faveurs auxquelles elle aspirait. Que son père soit établi dans ses terres et exempté d’impôts, que le petit François soit mis en nourrice dans une noble famille qui se chargerait de lui donner une bonne éducation. Trop occupée à pourvoir au bien-être des siens, Agnès ne demanda rien pour elle-même. Il lui semblait d’ailleurs qu’elle n’avait plus besoin de quoi que ce soit, mis à part sa mère. Cela, même le roi ne pouvait lui rendre.
***
Le dernier bal de fin d’année se déroula dans la première semaine de janvier. Ce début de mois démarrait mal pour Agnès qui, à son tour, reçut une lettre malfaisante dont l’auteur se garda bien d’y fournir son identité. Un chagrin immense l’envahit en découvrant que son cher marquis allait au déduit, avec mademoiselle de Vergennes. Pire encore, qu’il avait estimé sa vertu à cinquante livres ! Ah ! Le scélérat ! Elle n’avait été pour lui qu’un vulgaire pari de beau marcheur ! Elle en était effondrée. Lorsque Villarceaux franchit l’entrée de son galetas, une violente dispute éclata. Elle exigea une explication. Il finassa, bredouilla, tergiversa, et un nom finit par lui incendier la bouche : Treignac ! Agnès le gifla, l’insulta et pour la première fois osa le chasser de sa chambre, de sa vue, de sa vie. Il était répudié sans avoir pu dire un mot pour sa défense, car il se savait coupable. Il avait toujours cru que l’affaire ne serait jamais sue. Et puis il ne faisait pas le poids face à son rival ! Le chasseur de Saint-Germain et le roi ne faisant qu’un, ils n’avaient guère eu beaucoup de difficulté à le supplanter. Agnès, quant à elle, se jugea sotte et se jura que l’on ne l’y reprendrait plus ! Louis de Mornay retourna passer un long séjour dans les tours de son château sis dans le Vexin et y tomba malade. Une fièvre de cheval le planta au lit et son épouse fut ravie de l’y trouver enfin.
Chapitre 21
L’an 1669 montrait son nez sous un hiver rude et, comme le peuple crevait de faim, une recrudescence de vols et de crimes se fit sentir. La famille Tardieu n’était plus concernée par cette misère, tant Agnès et Jean lui envoyaient régulièrement de fortes sommes d’argent. La Cour, égoïste, ne se souciait guère des intempéries et de la famine. Les ultimes festivités battaient leur plein et personne n’ignorait plus, que toutes ces dépenses et ces folies ne s’opéraient plus que pour les beaux yeux exigeants de la marquise de Montespan. Le Roi ne lui refusait rien ! Tout paraissait donc rentré dans l’ordre. Lauzun, jaloux, sut pour une fois taire son insolence et surveilla sa bien-aimée, tandis que monsieur soufflait enfin et passait de merveilleux instants avec ses amoureux. Lorraine, Brienne, Jean, et d’autres encore, défilaient à tour de rôle dans son lit, quand ce n’était pas, selon ses fantasmes lascifs, tous en même temps. Mais le malin ne dort jamais longtemps et il allait bientôt se réveiller, bien disposé à semer la pagaille au cœur de la fourmilière royale. Athénaïs, envahissant la moindre heure d’oisiveté du Roi, celui-ci n’eut à nouveau plus suffisamment de loisir à accorder à la jolie Contadine de Saint-Germain. Négligée, elle formula bientôt le désir de repartir dans sa campagne natale. Madame de Motteville l’en dissuada et tenta de la réconforter.
—Usez de patience, Agnès, recommanda-t-elle, le roi vous aime !
—Il m’aime ! Et la reine ? Et la demoiselle de La Vallière ? Et la marquise de Montespan ? Et d’autres encore, dont je ne connais même pas le nom ! Les aime-t-il donc toutes ? Je commence à croire les paroles d’Athénaïs ! Le roi a besoin d’un harem pour se valoriser. Que je souffre, Madame ! Comprenez-moi !
—Oh, Agnès, votre mélancolie fait pitié. Les médecins le disent, la mélancolie mène à l’apathie et l’apathie à la mort ! Une saignée vous ferait grand bien.
—À la mort, à la mort… Se dépita-t-elle tristement. Oui, la mort, issue fatale, mais efficace contre tous les maux…
—Je vous interdis de penser à pareille chose ! Pria-t-elle. À votre âge, je sais ce qu’il vous faut !
—Quoi donc, Madame ?
—Un amant !
Agnès réagit violemment à cette leste proposition. Pourtant, au son très évocateur du mot « amant », le chevalier de Lorraine traversa son esprit.
—Ma chère petite, prenez un amant qui vous comble et qui soit plus disponible que le roi.
—De ma vie, Madame ! Loin de moi ce dessein ! Les hommes sont bien trop cruels. Si par malheur, je devais subir les affres d’une nouvelle passion, j’en mourrais !
—Mourir d’amour n’est point si désagréable. Voilà une mort bien douce, surtout dans les bras d’un beau chevalier !
Agnès perçut très clairement l’allusion, au chevalier de Lorraine. Elle sourit, rêva une minute, puis reprit espoir.
—Madame, dit-elle, vous avez le don de sonder mon âme.
À partir de ce jour et à chaque instant que lui permettaient ses pauses, Agnès employait moult moyens pour rencontrer l’élu, dans les recoins du Louvre. Ce fut dans une galerie à l’étage, près des appartements de monsieur, alors qu’elle s’y attendait le moins, qu’elle le remarqua. Essayant vainement d’enfourner son épée dans son fourreau, il était totalement absorbé par ce qu’il faisait et ne l’apercevait pas. Il s’agaçait. Pourquoi diable son arme ne rentrait-elle pas dans son étui ? Sans doute, une vilaine drôlerie de Monsieur ! Agnès ralentit sa marche et l’observa attentive, le visage masqué par son éventail. Se sentant épié, il leva la tête, croisa son regard et sourit, faisant frémir sa mignonne petite moustache brune. Il vint à elle, l’épée dans une main, son fourreau dans l’autre. Lorsqu’il se planta devant elle, il paraissait métamorphosé, plus calme, moins téméraire. Maintenant qu’il était seul et n’avait plus aucune raison d’épater quelqu’un, il pouvait enfin montrer sa vraie nature. Agnès prit le temps de le détailler. Ses lèvres étaient fines et bien dessinées, ses traits délicats comme ceux d’une jeune fille, ses pommettes hautes et rosées, sa taille gracile et musclée.
—Mademoiselle Agnès, c’est un plaisir de vous revoir ! Comment allez-vous ?
Agnès eut du mal à reconnaître sa voix, tant elle était désertée de toute impertinence. Mais où s’était donc évaporé le prétentieux chevalier de l’autre jour ? Une chose cependant n’avait pas changé : cette capiteuse odeur de musc qui se dégageait de lui et qui taquinait délicieusement les vibrisses.
—Vous avez un sérieux problème, je crois, chevalier !
Il poussa une série de jurons en secouant son baudrier, mais s’abstint d’exploser de colère. Une autre chance de lui plaire lui était offerte, il ne fallait pas qu’il la gâche de nouveau par un comportement équivoque.
—Assurément, répondit-il, ce mauvais pas ne m’est point coutumier !
Penaud, la face vultueuse de honte, Lorraine lui suggéra de s’asseoir sur un des bancs recouverts de velours écarlate qui meublaient les murs. Elle accepta son invitation. De son fourreau, il extirpa une boulette de papier. Il rangea sa lame et, l’esprit libéré de son petit souci, se voua entièrement à sa compagne.
—Pardonnez-moi ! Monsieur est joueur et je suis souvent la proie de ses méchantes bourles !… Euh… Avez-vous un moment à me consacrer ? Nous pourrions, si vous le désirez, nous promener un peu dans le palais et bavarder…
Comment refuser une offre aussi courtoise et sympathique? Agnès n’hésita pas et saisit le bras qu’il lui tendait. Il la conduisit jusque sous une arcade de marbre, à l’abri des regards. Elle s’adossa au pilastre, il balada les yeux sur son ravissant visage, les laissant couler lentement vers sa gorge blanche. Ah, s’il pouvait la toucher, l’embrasser…
Bavarder ? Mais que dire… Le désir lui murait les lèvres. Il osa tout de même un pas. Elle ne cilla point. Il respira le parfum de ses boucles. Elle ne bougea pas. Il s’assura que personne ne les voyait et une fois sécurisé, il l’encercla tendrement et se pressa tout contre elle. Agnès papillotait de plaisir, il était si chaud, il sentait si bon. Il l’embrassa, lui mordilla le lobe de l’oreille. Elle frissonna. Mais la moiteur agréable de sa bouche se dérobait déjà, brisant le charme. Lorraine s’écarta subitement d’elle. Tous les courtisans qui cheminaient dans la galerie s’arrêtèrent, pour se séparer en deux rangées rabattues de chaque côté des murs. Agnès tourna la tête et vit le roi, avançant, son bâton de commandement à la main, entouré de ses plus fidèles sujets, de ses femmes et d’une tripotée de courtisans domestiqués. La jeune fille sentit que le moment de sa vengeance était venu. « Le roi est jaloux… », se rappelait-elle, phrase prononcée par Louis lui-même. Elle se baissa près de Lorraine et lui lança un défi :
—Le Roi est-il donc plus important que moi à vos yeux ? Vous courbez l’échine tel un petit laquais ! Je vous croyais plus audacieux chevalier !
—Que voulez-vous dire ?
—Baisez mes lèvres sur-le-champ !
—Vous êtes folle.
—Vous reculez ? Soit ! Alors, vous ne me posséderez jamais !
Lorraine était consterné. Jamais une femme ne l’avait fait chanter auparavant. Cet ultimatum lui paraissait louche, mais ne l’effrayait pas. Il aimait prendre des risques. N’avait-il pas l’habitude de braver son souverain en toute liberté ? Et puis, monsieur était absent, il pourrait toujours nier les racontars ! Le ton de cette donzelle était trop catégorique. Il devinait que s’il ne relevait pas le défi, elle se refuserait à lui. Et il la voulait ! Parole de Lorraine, il l’aurait ! Alors au diable le roi et ses chiens ! Il happa goulûment la bouche d’Agnès. Le regard stupéfait de Louis attira immédiatement celui de la favorite, qui n’eut qu’à interpréter son trouble pour justifier ses doutes. Louis pâlit, ses traits se crispèrent, mais ne ralentit pas sa lancée. Il passa devant eux. Agnès lui fit sa révérence, les yeux remplis de larmes. Au fond de lui, il aurait préféré la surprendre dans d’autres bras plutôt que dans ceux de ce méprisable chevalier. Lorraine craignit une seconde, que cette petite aventure ne vienne titiller les esgourdes de monsieur. Il redoutait surtout la langue venimeuse d’Athénaïs. Il ne désirait pas sacrifier sa place de favori et perdre du même coup toutes ses prérogatives. Pourtant, il jugeait que l’enjeu valait ce danger. La fille était belle à en damner l’âme d’un saint et elle appartenait à la couronne ! Aussitôt que le roi se fut éloigné, le preux chevalier reprit son affaire là où il l’avait laissée, mais Agnès ne prétendit plus rien lui accorder. Il se fâcha de cet enfantillage et lui en fit part sans détours :
—On joue aux coquettes affriolantes ? Il est trop tard pour reculer, belle tentatrice ! Sachez que je ne suis point une marionnette, que l’on manipule selon sa volonté ! Mon cœur, mon corps sont embrasés, je ne saurais patienter davantage !
—Allez-vous-en, Lorraine !
De peur qu’elle ne se sauve, il referma ses doigts sur son poignet, mais, sans le vouloir, il serra trop fort et lui fit mal.
—Ôtez votre main ! Vous êtes un être brutal et pervers ! Je doute que vous puissiez m’apporter tout le réconfort dont j’ai besoin !
Il la lâcha, supposant qu’elle allait s’enfuir. Non… Elle resta près de lui, espérant encore qu’il sache la consoler. Elle avait envie de se faire cajoler, de parler, d’être écoutée. Mais peut-être ce garçon n’en était-il point capable ? Peut-être n’avait-il point de cœur ?
—C’est ainsi que vous me voyez ? Vous faites erreur, belle Agnès. Je suis doux comme un agneau… Si vous le désirez, j’ai une petite mansarde à deux pas du Louvre. Nous y serions en paix pour discuter…
Agnès s’enfonça dans son regard offrant et convaincant, mais renonça encore à lui donner son accord. S’apercevant de son désarroi, il usa alors de mots plus complaisants pour la convaincre.
—Je brûle d’amour pour vous, depuis ce jour où je vous ai vue ! Excusez ce comportement d’alors, je n’étais pas moi-même ! J’étais un monstre, je ne suis plus qu’un martyr ! Apaisez mes souffrances et j’apaiserai les vôtres, car… Je vois bien dans vos yeux qu’un chagrin vous habite. Jean m’a parlé de votre mère… Venez, je ferai de vous la plus heureuse des femmes ! Allons, ma jolie colombe, venez jusqu’aux portes du paradis… Je vous veux et je sais que vous me voulez aussi… Je serai doux…
Agnès n’en revenait pas de cette douceur. Il avait donc un cœur ! Elle accepta de le suivre. Ils se donnèrent rendez-vous sous le grand porche, mais avant de partir, ils enfilèrent par précaution leurs vêtements d’hiver. Agnès, sa cape et son étole de fourrure ; Lorraine, sa peluche de ratine. Elle était enthousiasmée de sortir des murs de ce palais, qui la maintenait prisonnière. Cela faisait si longtemps, trop longtemps, qu’elle ne l’avait quitté, à part pour visiter les jardins. Furtivement, comme des voleurs, ils décampèrent et empruntèrent une calèche stationnée dans la cour principale.
—Fouette, cocher ! Cria Lorraine en passant la tête par la portière. Rue de la Seine, vite !
Il se rassit et entoura Agnès d’affection. Elle se blottit contre lui.
—Souriez, lui demanda-t-il, en cours de route.
—Nous commettons une erreur… On nous a peut-être vus ! Le roi le saura et je serai bannie de la Cour !
—Nenni ! Demeurez dans mes bras et chassons ensemble cette morosité !
—Mais…
—Chut ! Plus un mot ! Ne… Ne bouge pas… Ferme les yeux et laisse-toi bercer.
Il avait un brin hésité avant de se permettre de la tutoyer. Mais il l’avait fait quand même, rien que pour la mettre à l’aise et aussi parce qu’il tutoyait Jean. Leur relation serait plus simple et plus intime. Agnès se décrispa, rassurée. Cela faisait belle lurette que l’on ne l’avait pas tutoyée, elle apprécia cette particularité. Suivant son conseil, elle abandonna sa tête sur sa pelisse, les paupières closes. Elle volait vers l’aventure dans l’étreinte passionnée d’un séduisant chevalier. Elle était bien, merveilleusement bien… Hypnotisée par un bien-être, qui la parcourait du haut jusqu’en bas, Agnès oublia ses tourments et ne pensait plus qu’à cet avenir proche, riche en plaisir et en amour. Elle ne lâchait plus le biceps de son partenaire. Ils étaient presque soudés l’un à l’autre, quand le carrosse s’arrêta sur le bas-côté d’un immeuble de trois étages. Lorraine demanda au cocher de venir l’y rechercher vers midi et paya son silence et sa discrétion de quelques pièces sonnantes et trébuchantes. Ils gravirent un vieil escalier de bois craquant et arrivèrent sur un palier minuscule au dernier étage. Lorraine sortit ses clés et invita Agnès à pénétrer dans son antre d’amoureux, sa jolie petite mansarde, composée de deux salles vastes et raffinées. Le désordre régnait, mais l’endroit était propre et hospitalier. Il referma la porte avec minutie, ôta son manteau et le jeta sans égard sur un siège.
—Je vous saurais gré d’allumer le feu, sollicita-t-elle en grelottant, le menton tremblant.
Dans la cheminée, un tas de cendres fumait encore, le chevalier alla y jouer du tison pour que le feu reprenne. Avec du papier et des branchettes les flammes s’élevèrent dans l’âtre. Agnès vint près de lui et posa une main sur son épaule.
—Où sont vos gens ?
—Ici, je n’en ai point, et je n’en veux point ! Je déteste être épié par le chas d’une serrure !
Il l’enlaça. Inlassablement, il goûta la chair tendre de sa gorge, de son cou. La couvrit de fougueux baisers. Sa langue humide la faisait frissonner.
—Ah, je vois, conclut-elle, ici, c’est votre nid d’amour…
—Je ne saurai dire le contraire en cet instant ! Assura-t-il souriant, l’air matois. Et si tu me disais « tu ». Proposa-t-il. Ici, plus de roi, plus d’étiquette, plus d’obligations. Ici, n’est qu’amour… Toi, moi, et un lit pour nous aimer.
—Cela est vrai…
Lorraine se laissa choir sur la courtepointe, les bras en croix, silencieux, le visage terriblement sérieux. Ainsi étendu sur le dos, les paupières fermées, il était comme vulnérable et n’attendait d’elle qu’un geste, une parole, une caresse. C’était plus fort que lui, il recommençait à jouer au jeu que monsieur lui avait enseigné, mais cette fois-ci c’était lui qui menait le jeu… Il était le maître de la situation. Elle s’approcha du lit et y contempla le beau jeune homme immobile qui semblait endormi. Elle se pencha et souffla doucement sur ses joues. Elle était si près de lui qu’il aurait pu, s’il avait voulu, l’attraper, mais il manifestait une totale inertie. Agnès se débarrassa de sa cape ainsi que de son étole et vint coller ses lèvres à son oreille.
—Tu dors ?
Elle s’allongea sur son corps parfumé et lui enleva sa perruque. Elle aventura ses doigts dans sa chevelure drue et sombre, cette touffe épaisse que monsieur adorait caresser. Il était heureux. Il la chatouilla et ils roulèrent plusieurs fois sur eux-mêmes en riant. Les cheveux de la jeune fille s’entortillèrent autour des siens, dans un contraste ravissant. Lorraine arrêta ses tortures. Il était tout d’un coup en extase devant la longue toison blonde, éparpillée sur ses épaules, sa poitrine, ses reins. La jeune fille était entièrement enrobée de son œil marine, tendre et entreprenant. Pour le moment, elle allait lui appartenir. Il s’en réjouissait d’avance, mais il ne voulait rien précipiter. Il laissait volontiers le désir l’enfiévrer, aspirant à ce que cette fièvre gagne à son tour sa splendide Danaé. Ils se dévêtirent et se glissèrent sous les draps. S’enlisant déjà dans le vertige de ses sens, elle évacua de sa mémoire Villarceaux et le roi. Il n’y avait plus que les étreintes câlines de Lorraine qui comptaient. Elle allait, dans une brassée de secondes, déguster deux vengeances : rendre au marquis son infidélité et au roi son indifférence. Cet état d’esprit la rendait impatiente de se donner à Lorraine. Il lui paraissait vouloir retarder l’acte indéfiniment sous de longues et délicieuses cajoleries. Quelle différence avec Louis de Mornay dont le tempérament déchaîné en faisait un homme pressé et impulsif, et avec Louis qui l’aimait toujours à la sauvette ou lorsqu’il en avait le temps !
—Es-tu encore triste, Agnès ?
Taquin, il avait conscience de son besoin, mais décida de la faire languir, au point qu’elle prenne des initiatives.
—Non… Gémit-elle. Elle s’accrocha à lui, mendiant le contact qu’il reportait encore à une minute.
—Dis-moi que tu m’aimes, pria-t-il, espiègle.
Agacée, Agnès décolla la joue de son torse imberbe et le considéra d’un œil mécontent. Était-ce le moment de palabrer ? Se moquait-il ? Elle ne comprenait pas qu’il jouait à la mode de Monsieur, en voulant prolonger le plaisir de l’attente, jusqu’à l’éblouissement et la perte de contrôle. Il la vit contrariée, presque fuyante. De peur de briser la voluptueuse atmosphère, il la chevaucha enfin. Il ne fallait surtout pas la décevoir, s’il voulait la conserver comme amante. Sa beauté lui permettrait vite de le remplacer s’il était victime d’une défaillance. Se souvenant des paroles que Philippe d’Orléans se plaisait à prononcer, quand il était au lit avec lui, il voulut les lui rapporter aussi langoureusement qu’on les lui avait apprises :
—Aimes-tu que je tangue ainsi sur toi ?
—Oui…
—Répète après moi : « Que les oscillations de ton corps sont douces et merveilleusement bonnes… »
Agnès joua le jeu et répéta, un moment. Elle ne daigna plus rien dire ensuite et pour faire taire cet amant bavard, elle emprisonna ses lèvres dans une cargaison de brûlants baisers, ne les libérant que pour l’autoriser à respirer.
***
La pendule siégeant sur la cheminée sonna onze heures. Le moment de se séparer approchait. Ils émergèrent de leur tourbillon passionnel et se rhabillèrent rapidement.
—Je veux te revoir ! Dit-il, enfilant ses grègues.
—Moi aussi, répondit-elle en fixant son bas sous sa jarretière de dentelle blanche.
Ils se baisotèrent encore un petit peu comme deux oiseaux qui se becquettent. Lorraine regrettait de ne pouvoir prolonger cette matinée et avait hâte de la renouveler. Sur la table, une jolie boîte sculptée en bois verni attira l’attention d’Agnès. Elle alla l’ouvrir. Dans l’écrin de velours grenat, dormait un magnifique poignard fin, dont le manche torsadé était agrémenté d’un pommeau incrusté d’or.
—Qu’est-ce donc ? C’est superbe !
Il bondit vers elle et récupéra son arme.
—C’est un stylet. Attention ! Il est très aiguisé, tu pourrais te blesser !
—Je le veux !
—Mais qu’en ferais-tu, ma douce ?
—Disons que ce serait un cadeau de toi ! Et puis, il me paraît nécessaire de pouvoir se défendre à la Cour !
Le regard capricieux, elle posa le boîtier sur son cœur.
—Ne préférerais-tu point un bijou, une robe, des fleurs ?
—Non, ceci me va !
—Soit. Prends donc. Je ne saurais endêver le cœur de celle que j’aime…
Elle le remercia par mille baisers. Le feu s’était éteint, mais le brasier fumait encore. Ils partirent. Agnès s’engouffra dans la calèche fidèle à l’ordre reçu, tandis que Lorraine, de crainte qu’on ne les surprenne ensemble, opta pour un retour à pied. Son âme saignait d’être obligé de la quitter, mais il devait se résoudre à attendre une prochaine entrevue pour l’aimer.
Chapitre 22
Dans la soirée, des coups résonnèrent à la porte d’Agnès. Elle reçut l’étonnante visite du seigneur Le Tellier. Elle déchanta très vite, car à voir le visage désobligeant de son invité surprise, elle se douta qu’il ne venait pas par simple courtoisie. Elle angoissa. Peut-être ce fâcheux savait-il qu’elle s’était fourvoyée ? Il l’avait sans doute vue, et son souverain était peut-être déjà au courant de l’histoire ! Le déshonneur la foudroyait, l’émotion la paralysait. Elle allait sûrement devoir fuir la Cour ! Ou alors il venait peut-être la faire chanter ? Qu’avait-elle à offrir pour payer son silence ? Oh non ! Elle n’osait penser au pire !
—Vous êtes bien pensive, Mademoiselle !
—Non… Juste un peu fatiguée.
—Cela se comprend… Vous ne savez point mentir. Vous… Vous êtes sortie du palais ce matin ? L’interrogea-t-il, le front suspicieux, les yeux vifs et pénétrants.
—Oui… Cafouilla-t-elle, dois-je vous rendre des comptes, Monsieur ?
—À moi non, mais au Roi certainement ! La prochaine fois que vous filerez en douce, ayez l’obligeance de ne point utiliser ma calèche personnelle pour vos escapades ! J’ai dû me contenter d’une chaise à porteurs pour me rendre en ville ! Enfin… Mademoiselle Tardieu, c’est une tout autre raison qui m’amène…
—Ah oui ?
—Oui, Mademoiselle. Je me permets d’intercéder auprès de vous pour une personne qui tient absolument à vous parler.
—Vraiment ?
—Oui, vraiment. Avant de vous citer son nom, je vous informe que cette personne fait antichambre dans mes appartements, dans l’espoir que vous l’y rejoindrez !
—Cette personne me craint-elle au point qu’elle n’ose venir se présenter à moi sans escorte ? Quel mystère ! Asseyez-vous, Monsieur, et parlez donc !
Le Tellier prit la chaise qu’Agnès lui montrait et rangea son chapeau sur ses genoux avant de poursuivre.
—Si fait, Mademoiselle ! Cette jeune personne est très intimidée par votre nouvelle… Condition.
—Ma nouvelle condition ? Ah, je comprends ! Mais qui est-ce donc ?
—C’est mademoiselle de Vergennes.
—Vous plaisantez, je suppose ? Râla-t-elle en croisant les bras sur sa poitrine. Vous ne pensez tout de même pas que je vais lui pardonner de m’avoir trompée avec l’homme que j’aime !
Ses yeux se mouillèrent et sa voix s’enroua. La peine remonta en elle, au souvenir de cette blessure non encore cicatrisée. Bien que son amie Charlotte lui manquât, elle ne voulait pas l’avouer. Son orgueil dominait et elle désirait par ce refus, la faire souffrir pour la punir. Déçu, le gentilhomme s’outragea et ne tourna pas sa langue sept fois dans sa bouche pour obvier à ces reproches qu’il jugeait mal placés.
—L’homme que vous aimez ? Bougre ! Se moqua-t-il durement. Mais combien en aimez-vous ? Le roi ! Le capitaine Villarceaux ! Sans compter le chevalier de Lorraine ! Toute la Cour vous a surprise pendue sans pudeur à son collet ! La beauté n’excuse point tout ! Et vous osez, vous, qui vous prétendez bonne catholique, jeter la pierre à mademoiselle de Vergennes ? Savez-vous que céans, on vous nomme la coureuse, la catin !
Une vive mornifle lui cloua le bec. Sous le heurt, sa tête bascula sur le côté et, pour ne pas y répliquer par une autre tout aussi vexante, il se mordit les lèvres. Remuée par ce qu’elle venait d’apprendre, Agnès ne pouvait que garder le front bas, sa réputation le lui rabattant honteusement. Voici donc l’image peu flatteuse qu’elle donnait aux courtisans ! L’image d’une fille de petite vertu ! Déplorant son geste prématuré, elle se mit à pleurer.
—Je vous prie de pardonner mon geste Monsieur, je n’ai point voulu vous offenser… De grâce !
Se disant qu’elle n’était encore qu’une enfant, Le Tellier leva les yeux au ciel en soupirant. Attendri, il lui pardonna.
—Ne pleurez plus, Mademoiselle, je ne vous en tiens point rigueur. Ma langue s’est égarée. Votre inconstance pourrait chagriner Sa Majesté ! Au nom de tout le dévouement que je lui porte et à toute l’estime et la confiance dont elle me fait grâce, je refuse, même malgré moi, d’être complice de vos turpitudes !
—Eh bien ! Monsieur, maintenant que vous vous êtes délié la langue, allez dire à mademoiselle de Vergennes que je ne veux plus jamais la revoir !
—Ah, Mademoiselle, je vous prie de revenir sur votre décision… Mon honneur est en jeu et… Dans l’état où elle se trouve, rusa-t-il, il serait déconseillé de la tourmenter…
La morgue d’Agnès se transforma immédiatement en inquiétude.
—Dans son état dites-vous ? Serait-elle malade ?
—Non point, elle attend un enfant !
—Un enfant ! Mais pourquoi ne point l’avoir dit plus tôt ? Conduisez-moi auprès d’elle, vite, vite !
Elle le tirailla comme un épouvantail, le déstabilisant de son assise. Son honneur sauvé, il la guida jusqu’à son appartement. Charlotte s’y morfondait, grignotant ses ongles presque jusqu’au sang. Quand la porte s’entrouvrit et qu’elle aperçut Agnès sur les pas de Le Tellier, elle bondit de son tabouret. Rien ne put freiner son élan d’amour. Elle s’envola et atterrit dans ses bras, délivrée de son attente.
—Comme il est bon de te revoir, de te toucher, de sentir ton odeur ma chère Agnès ! Je veux entendre de ta bouche que tu me pardonnes… S’il te plaît !
—Mais oui, je te pardonne, ma bonne amie, et je t’aime toujours, tu sais ! Je n’ai jamais cessé de t’aimer ! Louis de Mornay est un traître, il s’est joué de nous !
—Oui… J’ai rompu avec lui. Je vais épouser ce gentilhomme, tu sais, celui que Ninon de Lenclos m’a présenté.
—Oui… Tu es enceinte…
—Oui. Il est le père et il en est ravi !
—Mais toi ?
—Moi aussi. Je suis heureuse avec cet homme. Il est honnête et gentil.
Sans faire de bruit, Le Tellier se faufila à l’extérieur, pour les laisser seules et libres de se raconter certaines choses qu’il ne devait pas connaître. Agnès confia son intention de rupture définitive avec Villarceaux, son amour grandissant pour son roi et sa rencontre avec le séduisant chevalier de Lorraine. Elle avoua ses ressentiments pour le premier, malgré cette incontrôlable passion qu’elle éprouvait encore pour lui ; ses projets chimériques avec le second qu’elle aimait depuis toujours et de plus en plus ardemment chaque jour ; et sa folie impardonnable pour le dernier qu’elle n’était pas prête à sacrifier pour tout l’or du monde. Un point noir revint dans la conversation : Treignac ! À celui-là, Agnès ne manquerait pas de faire ingurgiter son morceau de papier !
Chapitre 23
Dans la deuxième moitié de janvier, Louis XIV décida d’organiser une loterie, la première de l’année, tant espérée des courtisans, impatients d’être choyés par leur souverain. Le roi arrangeait régulièrement ce genre de divertissement, afin de grossir sa trésorerie gérée par l’économe Colbert. Les seigneurs dépensaient sans compter pour leurs plaisirs ainsi que pour leur soif de paraître, et les gains mis en jeu n’étaient pas des moindres. Des lots en argent, tels que de la vaisselle ou des bibelots, étaient déposés dans la cagnotte, ainsi que des chandeliers et encriers en bronze, des toiles, des tapisseries, des porcelaines de France et d’ailleurs des dentelles et toutes sortes de galanteries qu’un homme rêve d’offrir à sa bien-aimée. Mais les plus alléchants de tous les bénéfices étaient les rentes viagères immobilières, terres comprises, dont le montant s’élevait à plusieurs milliers de livres.
Un soir, au beau milieu des nobles et des obligés, un page zélé et bon parleur monta sur un banc et, de ses puissantes cordes vocales, attira les passants.
—Oyez, oyez, gentilshommes et nobles dames ! Venez quérir vos billets pour la loterie que Sa Majesté organise demain soir ! Approchez, approchez ! N’hésitez point à vider votre bourse ! Deux Louis seulement le billet et ils sont tous gagnants ! Sa Majesté vous réserve de somptueux cadeaux ! Allons, allons… Pressons, pressons !
À deux ou trois mètres de là, à l’intersection de deux galeries, ses cris et l’attroupement qu’ils provoquèrent immobilisèrent Agnès. Elle resta à l’écart pour observer tous ces bourgeois. Leur surexcitation l’effrayait. Ils secouaient leurs escarcelles énergiquement, se bousculant parfois pour atteindre le vendeur qui les appâtait en s’égosillant. Dans un immense chapeau, des centaines de petits rouleaux de papier, numérotés ou codés, et scellés par un cachet de cire à l’emblème du sceau royal, s’agitaient sous ses doigts. Lorraine arriva derrière elle et lui saisit la main pour la sortir de sa retraite. Il l’entraîna dans la cohue, contre sa volonté. Elle se retrouva ensevelie et tamponnée sans précaution pour sa frêle silhouette. Il lui colla un bisou espiègle dans le cou, sans prendre gare aux yeux ombrageux qui les espionnaient. Agnès ne put bientôt plus ni avancer, ni reculer, elle était encerclée. Bien qu’elle tînt solidement le bras de son Chevalier, il parvint tout de même à se dérober. L’envie de fanfaronner aux yeux de sa belle le reprenait. Il sauta sur le banc près du page et se permit de farfouiller dans le chapeau. Il en tira une poignée de billets, les compta et paya. Il remit pieds à terre et pour se frayer un passage jusqu’à sa dulcinée, cogna d’un coup de coude tous ceux qui obstruaient sa trajectoire. Il lui pétrit la taille, la bichonna. Des regards outragés les fustigèrent. N’était-elle point la Contadine de Saint-Germain, la petite protégée du roi ? Que faisait-elle dans les bras du mignon de Monsieur ? Quelle dépravation !
—Partons, conjura-t-elle, ulcérée par l’âpreté des jugements qui fusaient autour d’elle. Il fourra ses billets dans une poche de sa veste et l’emmena loin de l’affluence, dans son lieu de prédilection : une antichambre, sombre et étroite.
—Tous ces billets sont pour toi, ma douce !
—Mais toi ? Ne tentes-tu point ta chance ?
—Ne te fais aucun souci pour moi, monsieur se chargera bien de me gâter et plus qu’il n’en faut !
Agnès méprisa cette réponse. Elle réveillait en elle une sorte de jalousie, mêlée à de la désapprobation. Elle se montra soudain rebelle aux attouchements de Philippe et le poussa en arrière, lui interdisant l’accès à la ligne parfaite de son corps. Arraché à sa chaude et excitante étreinte, il souffrit, l’espace d’un instant. Gêné, il courba la tête, devinant ses pensées sans effort puisqu’il était fautif. Il se prépara à recevoir un déluge de reproches inévitables.
—Le fait que tu sois le favori du duc d’Orléans, implique-t-il que tu sois également son amant ? Demanda-t-elle, le regard accusateur.
—Euh… Je…
—Réponds-moi franchement, Philippe, es-tu le giton de Monsieur ?
Ah, comme il avait envie de se gifler pour avoir parlé trop à la légère ! Son esprit à elle, la mignonne, était si aiguisé que rien ne lui échappait ! Elle n’était, hélas, pas des moins fine.
—Certes… Confessa-t-il, confus.
Il aurait tout aussi bien pu lui mentir, mais il savait qu’avec elle, il fallait jouer franc-jeu.
—Oh! Écarte-toi de moi ! Ne me touche point ! Je ne voulais point croire aux ragots, car ils me faisaient mal. Je me masquais les yeux pour ne point voir tes débordements et me mentais à moi-même pour me rassurer… Mais tu avoues ! Toi… Toi et Monsieur êtes amants ! Mais comment peux-tu souiller ainsi ton âme par ces actes impurs et dégradants ?
De pénibles secondes s’écoulèrent durant lesquelles Philippe de Lorraine, déchiré entre le désir pour sa belle et sa place de privilégié auprès du duc d’Orléans, observa un silence de mort. Dans ses passions, aussi courtes fussent-elles, il avait une fâcheuse tendance à confondre amour et désir, et, se croyant sans doute amoureux fou pour de bon cette fois-ci, il était au bord de sacrifier sa qualité de favori, afin de conserver son amante. Il avait subitement l’idée de lui crier son amour et de renoncer à tout pour elle. Mais Agnès n’était déjà plus présente, ses pensées voguant bien loin. Oubliant cette nouvelle fatalité qui s’abattait sur elle, elle se préoccupa du sort de son frère.
—Et Jean ? Articula-t-elle presque inaudible, appréhendant une franchise trop cruelle.
—Oui, Jean aussi est le mignon de Monsieur… Mais de son propre gré !
—Je vous déteste tous ! Vous avez corrompu l’âme de mon frère ! Gardez donc vos présents, Monsieur, et laissez là notre histoire ! Je ne veux plus jamais vous revoir, vous n’êtes qu’un vulgaire sodomite de bas étage ! Adieu !
Par fierté, elle avait dissimulé son désespoir sous un masque de méchanceté et avait craché son venin pour le mortifier. Elle se propulsa ensuite hors de la pièce. Il était anéanti.
Chapitre 24
Le lendemain soir, Agnès pénétra dans la spacieuse salle des festivités sans cavalier et le cœur bien lourd. La loterie y avait rassemblé des centaines de personnes. La jeune fille n’était pour tous ces gens qu’un visage austère dans une tenue chatoyante. Elle suscita, dans le sillage enivrant de son parfum, bon nombre d’œillades, de sourires, de moqueries, de murmures interrogatifs. Elle chercha une tête qui lui soit familière. Elle en vit plusieurs, mais laquelle choisir ? Michel Le Tellier dans son magnifique pourpoint rouge ? Non ! Il était entouré de trop d’inconnus pour qu’elle ose s’aventurer auprès de lui. Mais où était donc cette chère Madame de Motteville ? Les pupilles d’Agnès parcoururent l’assemblée en costume d’apparat, mais le doux visage de Françoise n’y figurait toujours pas. Voici Lauzun ! Ah non ! Pas ce coureur de jupons, dont l’insolence et le défaut d’éducation étaient peu ragoûtants. Le duc de Saint-Aignan ? Pas lui non plus ! Trop noble, trop guindé et juste encadré d’individus de son rang. Il serait malhabile d’importuner si pompeuse compagnie. Elle se sous-estimait sûrement, car il la salua d’un signe de tête très avenant, dévoilant son souhait de la voir se joindre à eux. Agnès refusa cette invitation, passa son chemin et se noya dans un essaim de vieilles femmes bourdonnantes. Autour d’elle, des rires stridents, comme ceux de Ninon de Lenclos lui filèrent la chair de poule. Que de paroles indécentes, de bruits incongrus, d’odeurs fétides, de parfums piquants mariés aux arômes des victuailles et des vins ! Ô combien de faces fardées et maquillées aussi immodérément que les comédiens de Molière, travestis, enlaidis, parfois même affublés de ridicules tourets de nez ! Un peu plus loin, la fraîcheur des gorges lisses de la jeunesse, où les hommes étaient aimantés. Partout, des voix, des cris, des chuchotements, le bruissement des étoles qui se frôlent. Ici et là, encore, des hommes manifestant des cours empressés, aux dames soupirantes et brûlantes déjà. Le monde ne paraissait tourner qu’autour de l’amour, l’argent, la guerre et la mangeaille. Agnès avait le cerveau gorgé de ce vacarme, auquel venait s’ajouter un fond sonore de violoncelle et d’épinette. La vie était si brève, qu’il fallait la croquer à pleines dents, tel un fruit bien mûr, avant qu’il ne se flétrisse. Le roi n’était pas encore là, mais dès qu’il le serait, la soirée commencerait par la représentation d’une bouffonnerie de Molière, quelques actes forts prisés pour mettre de la bonne humeur et de l’entrain jusqu’à l’heure du tirage des billets.
***
Philippe d’Orléans palabrait avec ses mignons. Lorraine entrevit son amoureuse. Il se serait précipité avec joie vers elle, mais quitter là monsieur pour elle, aurait été donner le feu vert à la bataille. Comment allait-il manœuvrer pour entrer en contact avec la belle ? Une réconciliation s’imposait. Il remuait ses méninges, tandis qu’il conservait sur elle un œil accrocheur et déterminé. « Regarde-moi », marmonnait-il entre ses dents, les doigts pianotant sur le cristal de sa coupe de vin, « je suis ici, tourne donc la tête ! » Et par un hasard fortuit, Agnès obliqua le visage vers lui et croisa son regard. Elle ne put s’empêcher de toiser monsieur, se sentant affreusement jalouse. N’était-elle point stupide d’en vouloir à cette poupée barbouillée, croulant sous un bouillon de crêpe et d’organdi ? Ce personnage incitait plus à la dérision qu’à la convoitise ! Pourtant, elle le considérait comme un rival et son comportement excentrique ne l’amusait plus autant qu’à son arrivée. Il lui répugnait. Pourquoi lui paraissait-il facile de renoncer à Villarceaux et non à Lorraine, ce jeune et bel amoureux tendre et calme ? Il avait si bien su la réconforter. Elle avait cru mourir de plaisir dans ses bras. Voilà donc la cause de l’attachement si profond, que lui vouait Philippe d’Orléans et qu’il ne voulait partager avec quiconque. Lorraine lui sourit et scruta sa bouche rose, espérant en retour un sourire chaleureux et indulgent. Par faiblesse, elle le lui accorda. Elle refusait de perdre un remède si consolateur. Pour lui, cet appel signifiait qu’elle lui pardonnait et qu’il pourrait encore jouir de ses appas.
—Sa Sérénissime Majesté, Louis de Bourbon le quatorzième, Roi de France !
Cette proclamation criée, comme pour mettre fin à la réconciliation des deux jeunes gens, perça le charivari des courtisans. Un domestique ouvrit la porte. Louis apparut, fastueux. À pas lents, il gagna son fauteuil au contour frangé d’or, installé en son honneur devant les tréteaux de la scène. D’un signe de la main, il invita son monde à poursuivre les festivités. Philippe d’Orléans, très absorbé par les chiffres du tirage de la loterie, n’eut pas immédiatement conscience de l’absence de son petit mignon. Celui-ci était parti, sans se faire prier, à la reconquête de sa bien-aimée et l’avait enlevée et conduite dans un lieu désert.
—Vous avez perdu le sens du commun ! S’écria-t-elle, haletante. Il pourrait vous en coûter pour cela, Monsieur !
Elle guettait la sortie, le cœur palpitant.
—Monsieur ? Voici une bien étrange manière de m’appeler ! Tu ne m’aimes plus, je le lis dans tes yeux !
—Chut ! Implora-t-elle en lui imposant l’index sur ses lèvres, pour l’induire au silence.
—Dis-moi que tu m’aimes toujours, Agnès ! Reprit Lorraine en triturant sa taille fine et frémissante entre ses doigts nerveux.
—Oui… Souffla-t-elle, lasse de cette tyrannie amoureuse. Oui, je t’aime ! Mais cela ne m’empêche point de te détester !
—Espiègle et coquine que tu es ! Tu me nargues, n’est-ce pas.
—Si tu le dis !
Il voyait bien qu’elle répondait trop vaguement pour vraiment penser ce qu’elle disait. Elle n’avait qu’une envie, se libérer de l’étreinte forcée et étouffante de son Chevalier. Elle fut pourtant contrainte de le subir encore un instant.
—Jure que tu m’aimes davantage que le Roi et que ton fripon de Marquis !
—Oui, mentit-elle pour avoir la paix, satisfaite de constater tout de même quelle sorte de corde elle lui avait nouée autour du cou.
Il était aussi envoûté par elle que l’était Louis XIV par la Montespan.
—Allons-nous-en vite ! Se pressa-t-elle de rajouter. Notre absence va être remarquée !
Agnès chassa les mains agglutinées sur ses hanches. Elle ne pensait plus qu’à s’enfuir avant d’être découverte par des indiscrets sans scrupules, qui ne rebuteraient pas de la vendre au roi contre modiques valeurs pécuniaires.
—Méchante ! Cruelle ! Tu ne désires que t’en aller ! Traîtresse ! Tu ne me dis que ce que je souhaite ouïr ! Je ne vois point d’amour là-dedans !
Des bruits retentirent dans le couloir proche de leur refuge et lui intimèrent le silence. Agnès discerna des claquements de pas lointains et des voix masculines qui lui remuèrent les sangs. Sa ceinture de soie roula sous les phalanges de Lorraine. Il avait, lui aussi, tendu l’oreille et perdu toute son attention à leur discussion. Elle s’échappa enfin de sa moelleuse détention. Ensemble, ils perçurent le timbre mièvre de la voix de Monsieur se rapprochant plutôt dangereusement. Agnès saisit le poignet de son partenaire et crut bon et capital de s’évader. Comme deux prisonniers en cavale, ils coururent dans la direction opposée de celle par où ils étaient venus, longèrent un passage dont les larges fenêtres donnaient sur les petites cours intérieures des cuisines, puis, ne se sentant plus en sécurité de ce côté, décidèrent d’un commun accord de rebrousser chemin. Trop de rôtisseurs vaquaient par là et Lorraine était assez connu pour ne pas passer inaperçu. Fatigués de leur course, ils pénétrèrent dans un cabinet. Les voix s’étaient dissipées, rien ne semblait plus alors les menacer. Lorraine prit le parti de la coincer une ultime fois contre la tapisserie, et d’infiltrer sous sa jupe une main frétillante et polissonne. La peur avait exacerbé son désir de la posséder. Brillamment sortie de cette vilaine mésaventure, elle s’abandonna sous les caresses. Décidément non, elle ne pouvait se soustraire au commerce charnel qu’elle entretenait avec lui. Entre deux soupirs, un homme avait ouvert la porte. D’un haussement de la main, celui-ci en appela d’autres. À la tête du groupuscule enrubanné : Philippe d’Orléans, gai comme un pinson et impatient de révéler à son chéri la richesse des lots qu’il avait décrochés pour lui. Mais son allégresse partit en fumée à la vue du couple enlacé, aux corps s’épousant de façon impudique. Le sien se révulsa instantanément, et, pour ne pas tomber en arrière, il planta ses ongles pointus dans la manche de son voisin. Son cri perçant de chat que l’on égorge réveilla Lorraine de son hypnose sensuelle. Il retira ses joues brûlantes du cou de son âme sœur et posa les yeux sur monsieur pour le voir frappé d’une syncope. Agnès, sans aucune pitié pour son rival, prit la poudre d’escampette. Son beau juponnier l’imita et en trombe, ils regagnèrent la salle des fêtes. On talocha le pauvre monsieur pour qu’il revienne à lui. Dans de profonds gémissements, il rouvrit les paupières. Comme s’il souffrait d’une douleur atroce, il transpirait et pleurait en grimaçant d’une façon cocasse. Aucun de ses compères ne s’amusa pourtant de cette comédie. N’étaient-ils pas tous de la même trempe ? Tous moulés selon la mode italienne ! La première parole de Philippe d’Orléans fut de demander s’il n’avait point été victime d’une hallucination… Avec tout cet alcool qu’il avait absorbé ! Un de ses minets lui assura que non. Lui aussi, comme tous ceux ici présents, avait bien vu le chevalier de Lorraine embrocher la demoiselle Tardieu. Il crispa ses doigts sur la pogne généreuse, qui l’aida à se relever. Se tenant enfin sur ses gambilles flageolantes, ses traits se masquèrent d’une rage qui le défigura. D’une main tremblante, il défroissa les longueurs de sa veste et reconduisit sa meute parfumée à la grande salle. Lorraine l’y attendait, redoutant sa colère. Mais monsieur n’en voulait pas à son amant. Il ruminait déjà une sombre vengeance, visant celle qui avait trahi la confiance dont il lui avait fait grâce.
***
Les gavottes laissèrent place à une farandole endiablée et Agnès fut dans la soudaine obligation d’y participer sous la pressante supplique de Françoise de Motteville. Elle passa quatre ou cinq fois devant son prince. Il ne paraissait pas se divertir. Sans doute en cet instant, pensait-il à sa pétulante Athénaïs se languissant tristement dans ses appartements. Il était presque minuit, sa Majesté se serait volontiers retirée dans sa chambre. Elle le faisait d’ailleurs souvent depuis que la marquise n’assistait plus aux bals. Son alacrité, son goût débordant pour les plaisirs des fêtes, lui manquaient. Elle était le piment de toutes les réjouissances. Agnès échappa aux prises des danseurs et, pantelante, se posta face à Louis. Elle se pencha vers lui, tendant une menotte hésitante. Son désir était clair : elle espérait une danse avec son Roi. La musique s’atténua jusqu’à en devenir muette. Tous les yeux se braquèrent vers l’impertinente. Allait-elle encore fréquenter les murs entresolés des Grandes Écuries ? Allait-elle tâter du fouet ? Serait-elle disgraciée ? C’est en tout cas ce que craignit Saint-Aignan, car il vint aussitôt lui amener son épaule robuste.
—Sire, cette extravagance ! Si cela déplaît à Votre Majesté, je suis le seul responsable !
D’insoutenables secondes plongèrent le duc dans un abîme d’angoisses. Louis pensa que son vieil ami, le tolérant chaperon, s’était terriblement attaché à la petite campagnarde de Saint-Germain pour se condamner de la sorte pour elle.
—Cela ne me déplaît point Monsieur de Saint-Aignan ! Cessez donc de me chaperonner et amusez-vous !
Louis était réjoui. L’invitation tombait à point et supprimait la mélancolie qui lui grignotait sa bonne humeur. Louise de La Vallière rit. Le règne de la Montespan allait sûrement s’effondrer, avec cette petite merveille de la nature, blonde, étincelante sous les rayons du soleil. De celle-là, elle s’en ferait une amie !
—Sire, protesta Colbert, vous tolérez cette impudence !
—Colbert, répondit-il, l’air joyeux, amusez-vous, je vous prie ! Le Roi vous l’ordonne !
La farandole reprit son rythme déferlant. Louis s’engagea sur la piste, il aimait la danse. La reine sourit de toutes ses dents, secouant son derrière sur son fauteuil. Le Roi, jeune, plein de force et de vigueur, la dansa cette farandole ! Des rumeurs claironnaient ; les soupçons se justifiaient… Lorraine haussait les épaules, monsieur jubilait. Tant que son majestueux frère s’occupait de la rouée, elle n’aurait plus le temps de tourner autour de son Archimignon !
Le cercle des danseurs s’agrandissait. Les goutteux oublièrent la tyrannie de leurs jambes ulcérées ; les somnolents se ranimèrent et les vieillards recouvrèrent une jeunesse engloutie depuis des lustres. Même le grincheux Colbert entra en piste! Les outragés, les jaloux et les insatisfaits se mêlèrent également à cette folie musicale. Agnès fut aspergée de regards et de sourires admirateurs, pédants et hypocrites. Philippe d’Orléans ne perdit pas l’aubaine de se rapprocher de sa rivale. Il prit la place du banal petit comte qui la précédait, en le boutant d’un franc coup de coude dans les côtes. Il attrapa la main de la jeune fille et enfonça ses ongles dans la chair délicate de son poignet. Ah, la malheureuse ! Le duc à sa droite, le roi à sa gauche, l’encadrement altier ne permettait pas la fuite. Le frère du roi se pencha vers elle, non pour se mirer dans l’azur de ses yeux, ni pour bigler sur son salivant décolleté, mais pour la menacer.
—Sale petite garce ! Vous m’avez trahi ! Laissez mon mignon tranquille ou je vous brise ! Il ne tient qu’à vous de sauver votre vie ou de souffrir le même sort que cette putain de mademoiselle de Fiennes ! Gare ! Si je vous vois encore une fois avec lui, je vous crève les yeux ! Le chevalier de Lorraine est à moi ! Vous m’entendez. À moi !
L’arrêt de la musique mit un frein à cette fulminante admonestation. Louis salua Agnès et mit sa pâleur sur le compte de la fatigue. Philippe rejoignit son Philippe et l’embrassa. Il était tout à lui… Enfin presque.
***
Quelques jours plus tard, alors que le roi discutait avec Louise de La Vallière sur l’éventualité de légitimer leur dernier-né Louis, âgé de seize mois et vivant avec sa sœur aînée chez madame Colbert, monsieur entra dans l’appartement royal. Vu l’inquiétude dont sa mine était peinte, Louise jugea sage de disparaître, s’arrachant bien à regret de l’un de ces rares et intimes entretiens, dont Louis la comblait encore. Monsieur put alors exprimer son tourment tout à son aise, l’œil larmoyant, la poitrine gonflée par le désespoir. Il croula, sans force aucune, sur un tabouret, éveillant ainsi la curiosité de son frère.
—Ah, mon frère ! S’écria Louis. Seriez-vous encore la proie de vos propres turpitudes ?
—Mes turpitudes, objecta Philippe en essuyant la goutte salée qui perlait à la pointe de son nez, nenni mon frère, mais bien celles de votre amie, mademoiselle Tardieu !
—Allons, Philippe, expliquez-vous !
—Elle m’a volé mon mignon sans pudeur et sans respect pour l’amitié dont je l’affectionnais !
—Votre mignon ? Lequel mon ami ?
—Philippe de Lorraine, le plus cher à mon cœur, Louis !
—Êtes-vous, mon frère, certain de ce que vous avancez ?
—Oui ! Cria-t-il, emporté par la colère et impuissant face à cette situation pénible. Mon informateur m’a assuré la voir se rendre régulièrement dans l’alcôve de Philippe de Lorraine !
—Encore ! Encore et toujours ce Chevalier de Lorraine ! Épargnez-moi ce nom mon frère, de grâce ! Le Roi en a assez de l’entendre !
Louis gronda comme le tonnerre. Son poing claqua bruyamment sur la table. Il eut un pincement au cœur. Il était débarrassé du marquis de Villarceaux, mais se voyait forcé d’être l’adversaire du plus vil jeune homme de toute sa Cour.
—Je veux récupérer mon Archimignon ! Revendiqua Philippe. Seul vous mon frère, pouvez m’aider !
—Vertubleu ! Comment voulez-vous que je vous aide ? Je suis Roi, non directeur de conscience ! Vous parlez comme si vous aviez perdu votre roué ! Il ne me semble point pourtant, vous avoir déjà vu l’un sans l’autre !
—Je suis en train de le perdre. Cette fille l’a ensorcelé ! Je sais ce qu’elle vous est et je ne comprends pas que vous tolériez ses débordements. Elle vous est infidèle et vous ne bronchez point ! Je ne vous reconnais point là, mon frère… L’heure est grave ! L’émule a surpassé le maître ! Vous vous laissez gouverner !
—Suffit, Philippe ! On croirait, à vous entendre, que votre Roi est trop complaisant. De quelle faiblesse osez-vous me harnacher ? Si je me voyais contraint de remercier mademoiselle Tardieu, sachez que j’expédierais également votre affidé !
Épouvanté par cette éventualité, Philippe se jeta aux pieds de son frère, les joues pimpantes de larmes.
—Je vous en conjure, Louis, mon Roi, mon frère bien-aimé, laissez-moi mon Chevalier, sinon… Sinon, je… Je me retire dans mes terres à Soissons, et… J’emmène Henriette avec moi !
La finesse de cette intimidation triompha là, où une autre aurait échoué, car Henriette était indispensable à Louis. Elle était avant tout la sœur du roi d’Angleterre Charles II, et il comptait utiliser sa belle-sœur comme ambassadrice auprès de lui, pour la signature du traité de paix de Douvres.
—Auriez-vous perdu tout sens commun ? Vous ne savez plus ce que vous dîtes ! Henriette restera à la Cour !
Il prit les mains de son cadet et le releva, assouplissant le ton sec de sa voix.
—Venez dans mes bras, mon frère, et calmez ce courroux…
Sur ce conseil, le sien s’apaisa aussi. Il sourit à monsieur qui aima cette exceptionnelle et touchante caresse fraternelle. Des deux, le plus atteint par cette désillusion, n’était pas celui qui montrait le plus de peine. Louis n’exposait aucune sensiblerie, comme à son habitude. Pourtant, son amour-propre venait d’être barbarement ébranlé. En tant qu’amant, il ne lui suffisait donc point ! Une espèce de dégoût passager le prit et un nouveau regain d’intérêt pour Louise de La Vallière bascula la Cour, dans une intrigue déroutante. Au moins, elle, elle lui était fidèle ! Les courtisans ne savaient plus vraiment qui était la favorite.
Chapitre 25
Agnès s’arrangea avec Charlotte pour obtenir un faux rendez-vous galant avec Claude de Treignac. Elle demanda qu’on lui confectionne un joli gâteau au Grand Commun et qu’on y incorpore le pamphlet astucieusement réduit en bouillie. Poison inoffensif, certes, mais peu flatteur, à l’image de son créateur et destinataire, dont la bassesse méritait bien l’enfantin châtiment que voilà ! Elle pria son bel ami le chevalier de l’accompagner et de faire le guet à la porte, cette grande porte d’entrée qu’elle aurait sans doute à emprunter, pour un retour au galop. Lorraine n’approuvait pas ce projet qu’il jugeait inutile et saugrenu. Il éclaira Agnès sur le probable danger qu’elle courait, mais elle se fâcha, s’entêta, bouda, tant et si bien, qu’il se plia à sa volonté. Il lui servirait donc de paladin. Oh ! Elle se ferait pardonner cette absurde échappée par une nuit d’amour ! Comment lui résister ? Ils se séparèrent par mille baisers dans une ruelle proche du domicile du vicomte. Lorsqu’Agnès pénétra dans le coquet salon du ténébreux Treignac, son sang se glaça. Un frisson déplaisant laboura tout son être. Comme elle le haïssait ! Et de savoir qu’elle allait passer la soirée avec lui, lui donnait la nausée. Un valet l’allégea de son manteau et de ses gants, mais elle se garda de lui confier la mignonne pâtisserie entortillée dans un linge propre et blanc. Pour savourer entièrement sa vengeance, elle désirait la lui offrir elle-même. Il arriva, étincelant, embaumant l’atmosphère de son parfum poivré, irrésistiblement beau, la démarche assurée, sûr de lui et de son charme, sa peau brune et lisse, luisant sous la lueur des bougies. Non, rien n’avait changé en lui, toujours cet air prétentieux, ce regard sombre, impur mais enjôleur, langoureux, la paupière lourde et lente. Par quel prodige venait-elle chez lui ? Pensa-t-il. Il était impératif de se méfier de cette bécasse… Trouvait-elle les courtisans trop fades, pour qu’elle veuille se jeter ainsi dans ses bras ? Il lui baisa la main, constatant avec plaisir la métamorphose. Qui aurait prétendu une Contadine, vêtue dans un luxe plus que tapageur ? Pas le moins du monde honteuse de l’humble cadeau qu’elle lui apportait, et pour cause, il avait tant de valeur à ses yeux, elle le lui tendit généreusement.
—Pour vous, Claude, c’est moi qui l’ai préparé…
Par une même amabilité affectée, il la remercia :
—Me voici enchanté Agnès, je n’en espérais point tant.
—Allons, Monsieur de Treignac, vous espérez bien plus que cette modeste douceur…
Encouragé par cette allusion inconvenante, lui garantissant plus de droits sur elle qu’il n’en avait prié, il enlaça sa taille fluette et la découvrit docile et avenante. Alors comme cela, elle n’était plus la farouche pouliche qu’il avait connue chez Louis de Mornay ! La Cour et la couche du roi l’avaient donc éduquée ! Agnès savait si parfaitement mimer le désir, ce désir permanent qui se faisait le compagnon de ses jours… Rien n’était plus facile pour elle, que de gémir sous la pression sensuelle qu’elle subissait à l’instant. Par faiblesse, elle aurait pu lui céder, il était loin d’être repoussant, le bougre ! Mais le feu de la colère coulait dans ses veines. Elle hurlait de l’intérieur. Il voulut connaître le goût de ses lèvres, mais elle pivota la tête pour modérer son entreprise. Il se flatta de penser qu’elle se piquait au jeu de la séduction, afin de se faire désirer davantage. Il n’insista pas et la mena avec civilité jusqu’à la salle à manger où scintillaient une trentaine de chandelles, disposées un peu partout sur les meubles. Il n’avait rien négligé pour sa séduisante invitée. La table dressée exposait de rutilants couverts en argent. Un imposant chandelier trônait en son centre, et la lumière qu’il répandait rehaussait la clarté de la nappe de damas blanc. Non loin de cet ensemble enchanteur, la cheminée inondait la pièce d’une exquise chaleur. Ce tête-à-tête forcé les rapprocha à cette table où le champagne pétilla sans tarder. Agnès pensa à Lorraine, patientant sagement dehors. Elle s’en voulait de l’avoir soumis à cette lubie excentrique. Le temps passait. Il fallait qu’elle précipite les événements, car, vu la lenteur des choses, à minuit, elle y serait encore. Sans considération, il avait posé le gâteau près de son assiette et n’y pensait plus vraiment. En prenant son verre, il s’inclina vers elle. Le visage illuminé par le feu de l’attente et les mèches ondoyantes des bougies, il porta un toast :
—Trinquons à cette merveilleuse soirée, Agnès ! Qu’elle puisse vous combler d’aise autant que moi…
—Tout comme il vous plaira mon ami, rusa-t-elle souriante.
Elle claqua son verre contre le sien et s’humidifia la gorge du délectable breuvage, mais pas trop, la sobriété s’imposait. Le regard brillant du beau méridional tentait d’explorer l’âme de la paysanne. Il présumait que la délicieuse circonstance de ce soir découlait sans l’ombre d’un doute de son pamphlet. Voulait-elle se venger de l’infidélité de Villarceaux ? Incontestablement ! Pourquoi serait-elle là alors ? Il glorifiait son acte et regrettait même de ne pas l’avoir exécuté avant. Cette blonde Aphrodite lui appartiendrait déjà depuis longtemps ! Il était tellement fasciné par sa beauté, qu’il ne songeait guère qu’elle puisse se venger de lui ou même lui en tenir rancœur. Ne cherchait-elle pas à le séduire par des clignements d’yeux et des gestes enflammés ? Il s’intéressa enfin à son présent, mais très superficiellement. Il écarta l’emballage et contempla son aspect appétissant, doré à point. Et si cette chose était empoisonnée ? Son air jovial s’assombrit, mais il ne fit aucun commentaire sur la denrée, il reprit simplement ses boniments :
—La Cour vous va à ravir Agnès, vous êtes encore plus radieuse qu’au temps où vous étiez chez Louis de Mornay !
Ils étaient si près l’un de l’autre qu’ils se coudoyaient. Il en profita pour lui voler un baiser. En lui maintenant fortement la nuque de sa main droite, il prolongea le contact. Agnès voulut fuir. Elle voulait croquer cette langue qui violait l’intimité de sa bouche. Un valet arriva servir le potage. Quelle bénédiction pour elle, sa providentielle irruption attiédit le zèle du vicomte.
***
Le repas fut court mais copieux. Treignac avait donné des ordres à son personnel. Ils furent suivis à la lettre : expédier le plus rapidement possible le souper afin de passer à des occupations plus sérieuses.
—Voulez-vous un peu de dessert ? Lui demanda-t-elle en rapprochant la pâtisserie près de son assiette.
—Ce n’est point de votre joli croquet dont j’ai faim ma belle.
—Rien ne nous presse, allégua-t-elle, nous avons toute la nuit ! Prenez donc des forces…
Elle était lasse de le voir, de le subir, de l’entendre grasseyer. L’heure des représailles était arrivée, il fallait agir et vite. Berner l’adversaire devenu trop soupçonneux.
—Goûtons ensemble cet alléchant croquembouche, voulez-vous ?
—Avec plaisir, roucoula-t-il.
Elle sauta sur un couteau, découpa l’allié de sa revanche et en préleva deux tranches. Il la regarda d’abord manger la sienne et ses craintes s’envolèrent. Non, elle ne voulait point lui faire payer ses mauvais agissements. Peut-être même ne savait-elle pas qu’il était l’auteur du misérable pamphlet ! À son tour, il se régala comme un enfant, tandis qu’elle l’observait, l’œil badin.
—Trouvez-vous son goût particulier ? Appréciez-vous ma touche personnelle ?
—Diable ! Qu’avez-vous mis là-dedans ?!
—Claude, auriez-vous peur d’être empoisonné ?
—Parlez ! S’énerva-t-il. Quelle est cette touche personnelle dont vous vous vantez ? Quelque poudre ? Quelque agrément fortifiant, peut-être ? Parlez et cessez de rioter comme une sotte !
—Calmez-vous ! Écoutez, je vais, pour ne rien vous cacher, vous confier la liste des ingrédients qui composent mon gâteau.
Agnès se leva de sa chaise et contourna la table pour s’éloigner un peu de lui. Cela était plus prudent.
—Pour confectionner cette gâterie, il a fallu trois œufs de poule frais du jour, des œufs du poulailler du roi ! Précisa-t-elle, de la farine de seigle, du froment, du sucre, un doigt de clou de girofle, un brin de vanille des îles, le quart d’une pinte de lait, des amandes pilées, des amandes princesse ! Précisa-t-elle encore, l’index vainqueur pointé bien haut, et… Comme je trouvais la pâte trop fluide, j’y ai rajouté votre pamphlet haché menu ! Il est de mauvais goût, non.
—Garce ! C’était donc ça ! Tu vas me le payer !
Hors de lui, Treignac bascula en avant et essaya de la saisir. Elle s’esquiva dans un recul agile, le cœur battant. Il ne s’arrêta pas à cet échec et bondit vers elle comme un lion enragé. Il s’élança à sa poursuite autour de la table. Son contour n’en finissait pas. Elle piaffait. Il vociférait des injures et des menaces. Brusquement, du revers brodé de sa manche, il balaya l’ensemble de la vaisselle qui garnissait la surface de la table et, n’ayant plus d’obstacle devant lui, enjamba le meuble où n’avait résisté que le candélabre à trois branches. Les morceaux de vaisselle fracassée sur le sol n’attirèrent même pas les domestiques. À cette heure tardive de la nuit, ils devaient tous dormir. Le vicomte empoigna Agnès de toutes ses forces. Elle se tortillait comme qu’un ver de terre, cependant il réussit à la clouer sur le bois lustré de la table. Secoué par la chute des deux corps qui s’affalaient, le chandelier faillit rejoindre le reste de la vaisselle sur le sol. Il glissa, aimanté vers le bord, mais comme par magie y resta en équilibre. Agnès l’envisageait déjà comme arme de défense au cas où ses lamentations et ses gourmades ne viendraient pas à bout de son assaillant. Les jambes lourdes de Treignac lui écrasaient les rotules. Ses mains lui rivaient les épaules, elle ne pouvait échapper à la torture. Elle prit alors conscience du péril qui la guettait. Les lèvres du vicomte sillonnaient le cou, la gorge et la bouche de sa captive. À force de se débattre, elle s’affaiblissait, ne pouvant bientôt plus parer les attaques de son bouillonnant ennemi. Son énergie usée, ses piaulements s’amenuisèrent à leur tour. La voyant vulnérable, il commença à la tripoter sous sa jupe, s’emparant de son intimité à pleines mains. Dans un ultime effort, elle étira le bras presque douloureusement pour atteindre le bougeoir. Hélas, le poids du tronc de Treignac la faisait se claquer à maintes reprises sur la table. D’une seule main, il délaça les aiguillettes de sa rhingrave et libéra son sexe. Grâce à l’absence de cette main, Agnès, maintenue plus que d’une seule, parvint à attraper le candélabre. Au moment où le fauve allait prendre possession du plus profond endroit de sa proie, elle lui asséna un coup de bobèche sur le crâne. Le bronze glacé entailla la chair. Le vicomte hurla de douleur, chancela, tomba sur le sol, les doigts collés à son cuir chevelu. À la vue du sang ruisselant le long de sa tempe, Agnès poussa un cri d’effroi. Elle réalisait l’ampleur de son acte. Son hurlement alerta Lorraine. Un craquement de vitre se brisant retentit. Le chevalier s’introduisit dans la pièce par la fenêtre volée en éclats. Ses bottes martelèrent le plancher et, à grandes enjambées, il rejoignit sa maîtresse. Effaré, Treignac se remit sur pied et recula de quelques pas. Il avait la pointe de l’épée de Lorraine sous le menton. Il avait dégainé avec la rapidité de l’éclair.
—Est-ce ainsi que l’on traite une dame ? Déprécia Philippe, menaçant. Je suis le Chevalier de Lorraine et j’exige une réponse !
—Qu’attendez-vous pour m’occire, Chevalier ? Défia Treignac, la pupille belliqueuse.
—Non, Monsieur, je ne suis point un lâche et rien ne m’ôtera la satisfaction d’un affrontement loyal, et devant témoins !
—J’en tiens compte, Chevalier !
—Je vous donne trois jours pour vous rétablir de votre blessure, enchaîna Lorraine, et nous conclurons cette affaire au Bois de Boulogne !
—Quelle heure ? Quelle arme ? S’enquit Treignac, le défi à la bouche.
—À l’aube et à l’épée !
—Non, non, pas un duel, s’opposa Agnès, je t’en supplie, Philippe, tout cela est de ma faute ! Si tu meurs, je ne me le pardonnerai jamais.
Lorraine ignora ses supplications, trop exalté par la rencontre qui s’annonçait. Les conditions furent alors acceptées par les deux parties.
Chapitre 26
Jean visita sa sœur. Cela faisait longtemps qu’ils n’avaient pas eu de conversation en particulier. Il lui annonça son départ. Elle lui prit la main, la serra, inquiète.
—Alors comme cela, tu pars pour une longue mission.
—Oui, sœurette, le roi m’envoie en Italie.
—En Italie ? S’étonna-t-elle, mais… Mais… Ah, le Roi ! Toujours à décider de notre destin comme s’il était Dieu le Père !
—Chut, Agnès, on ne juge point son Roi !
—Tu me réprouves ! Pourtant, il t’éloigne de moi, et tu sais que j’ai besoin de toi près de moi… Dis-moi… Cette mission n’est point dangereuse, au moins ?
—Non point, ma petite fée. Ne te fais aucun souci. Tu sais bien à quel titre je dois la protection de notre souverain.
—Mais que vas-tu faire en Italie ?
—Le Roi expédie un groupe d’ouvriers là-bas, pour se procurer du marbre, et une troupe de mousquetaires a la charge de les escorter. Tu vois, rien de périlleux en vue.
—Du marbre ? Mais pour quoi faire ? Le sais-tu ?
—Curieuse ! Tout ce que je puis te dire, c’est que le roi prépare une fête à Versailles, pour le mois de juillet, je crois, et son « grand divertissement royal de Versailles », comme Sa Majesté l’appelle, manque de matières premières.
—Un « grand divertissement » ! À Versailles ! Te voilà bien savant sur les projets du roi… Je suis jalouse de ton savoir.
—Ah, ma poupée, je sais beaucoup de choses ! La taquina-t-il un peu, et, grâce à Monsieur, j’ai même vu !
—Vu ? Mais quoi donc ?
—Versailles !
—Menteur ! Je ne te crois point.
—Pourtant, sœurette, c’est vrai. Monsieur m’y a emmené.
—Raconte !
—Non, hélas, le temps me presse… D’Artagnan m’attend.
Il sortit un petit morceau de papier de sa poche et l’offrit à Agnès en l’embrassant.
—Tiens, voici une adresse où tu pourras m’écrire en Italie. C’est l’auberge où nous allons séjourner.
—Merci…
Ils échangèrent beaucoup de bises et d’étreintes. À chaque séparation, Agnès s’imaginait qu’elles étaient les dernières. L’angoisse de le perdre lui opprimait la gorge.
—Jean, avant que tu me quittes, j’aimerais te faire une confidence.
—Oui, je t’écoute.
—Tu sais, le chasseur de la forêt de Saint-Germain ? Eh bien ! C’était le Roi. Si j’avais su…
—Eh bien sœurette, je t’avoue que je m’en doutais depuis le premier entretien que j’ai eu avec lui.
—Et tu ne m’as rien dit ?
—Non, je ne voulais point briser ta joie de le découvrir toi-même. Je pense d’ailleurs que tu ne m’aurais point cru et que tu n’aurais jamais accepté de quitter ce débauché de marquis. Cela me pesait de te voir dans les bras de cet homme… Tu méritais mieux ! Je t’aime si fort ma chérie…
***
Agnès ouvrit le grand tiroir de sa commode et y plaça bien soigneusement les références de son aîné. Elle caressa le bel écrin de bois contenant le superbe stylet de Lorraine et se laissa éblouir une fois de plus, par les pierres précieuses des bijoux que Louis XIV lui offrait régulièrement, dans son infinie bonté. Elle ne les portait jamais. Ils étaient, dès réception, rangés et recouverts d’un carré de batiste. Il lui reprochait souvent cet entêtement à les mépriser plutôt qu’à en honorer son cou et sa gorge parfaite. Il savait les femmes si friandes de ces petits objets charmeurs ! Pourtant, Agnès ne se bornait qu’à se parer du dernier sautoir de pierreries provenant des ultimes générosités de Villarceaux, relique d’un amour rendant l’âme.
Derrière sa porte, quelqu’un signala sa présence par trois légers coups. Elle referma son tiroir à secrets et, à peine eut-elle autorisé l’accès à sa chambre, que Louis de Mornay fit son apparition. La maladie lui avait creusé le visage, il était pâle et fatigué, mais assez résistant pour s’en tirer sans trop de dommages.
—Que venez-vous faire céans ? Commença-t-elle sur un ton peu engageant. Ne vous ai-je point dit que tout était fini entre nous ?
Les mauvaises langues l’avaient déjà informé de l’infidélité de son ange blond. Être cocu avec le roi passait, à la rigueur, mais avec le chevalier de Lorraine, c’était inacceptable ! Le dédain, l’aversion même, le chagrin peut-être, durcissaient ses traits.
—Dès lors que je suis loin de vous, vous mettez dans votre lit le plus infâme personnage que je connaisse ! Votre frivolité dépasse le bon entendement, Agnès ! Votre conduite est impardonnable !
Il était tellement jaloux, offensé, trahi, irrité, qu’il ne l’avait pas nommée son « ange ». Preuve encore que la passion n’était plus à son zénith. En ce tournant décisif de leur relation, Villarceaux était las d’être un amant partageur. Il alla se caler le dos dans le fauteuil, se frotta la figure et plongea le nez dans la paume de ses mains. Avant de rompre avec elle, il avait besoin de l’étourdir de récriminations. Il était coupable de trahison envers elle, soit, mais elle aussi l’avait trompé sans aucun scrupule. Peut-être même l’avait-elle chassé sournoisement de sa vie pour mieux s’adonner à la traîtrise avec ce félon de chevalier !
—Le Chevalier de Lorraine ! Le Chevalier de Lorraine ! C’est impensable ! Il faut croire qu’il embroche bien, pour que vous osiez braver le roi et son cadet !
—Taisez-vous Judas ! De quel droit osez-vous gloser sur moi de cette manière ? Vous m’avez leurrée, menti, vous avez séduit ma meilleure amie, vous avez gagé ma vertu !
—Je ne suis point un sodomite, moi ! Se défendit-il avec force. Philippe de Lorraine est un fol qui vend son bilboquet pour quelques louis ! Il a tout des Guise ! L’esprit et l’immoralité ! C’est un être perfide qui se rit de l’opinion d’autrui et prend plaisir à défier le roi ! Il pue le vice et la débauche !
—Croyez-vous vous blanchir à mes yeux en disant des menteries ?
—Ce ne sont point des menteries ! Démentit-il, de l’ardeur dans la voix. Lorraine est la purge de Monsieur ! Ne l’avez-vous jamais surpris en train d’encorner un de ses gitons ou… Ou une femelle en feu ? Il n’a qu’à faire tomber son mouchoir et toutes les créatures en chaleur vont se précipiter pour le lui ramasser !
—Pour l’amour de Dieu fermez votre avaloir !
Son cerveau n’encaissait plus rien. Ses nerfs étaient prêts à lâcher. Elle appuya ses paumes sur ses oreilles pour ne plus entendre.
—Savez-vous comment on le nomme à la Cour ? Poursuivit-il, intraitable, « Le roué des antichambres » ! Voilà son nom ! Ah, il est beau l’Archimignon de Philippe d’Orléans !
Villarceaux prit ensuite un air efféminé burlesque, travestissant le timbre de sa voix et se mit à singer monsieur avec une certaine exactitude. Agnès ne lui connaissait pas ce don de mimétisme. Il n’était plus lui-même, la folie semblait s’être emparée de lui.
—« Il est fait comme on peint les anges ! Il est fait comme on peint les anges ! » Voilà tout ce que trouve à louer Monsieur ! Un jour, Agnès, sermonna-t-il le plus sérieusement du monde, ce verrat vous fichera la vérole et il vous en cuira ! Savez-vous, continua-t-il sur sa lancée et sans même prendre le temps de souffler, qu’il est le père du bâtard de la dame d’honneur d’Henriette d’Angleterre, cette demoiselle de Fiennes qu’il empale toujours d’ailleurs, dans quelque coin du palais, quand Monsieur le croit en mission ! Il couche même avec Henriette ! Cela, vous l’ignoriez peut-être ? Pourtant, toute la Cour sait que Monsieur, jaloux, engrosse son épouse tous les ans pour se venger, et surtout dans l’espoir qu’elle y reste !
—Taisez-vous, Louis, vous êtes odieux !
—Non, je ne me tairai point ! Résista-t-il, déterminé à maintenir la discussion.
Agnès s’élança vers lui, la main levée. Elle l’aurait bien étranglé pour le réduire au silence. Elle lui aurait volontiers fait avaler sa maudite langue. Elle ne le supportait plus.
—Oh oui, vous allez vous taire ! Ou j’appelle les gardes. Eux sauront bien vous rendre muet !
Le marquis se tut. Un tremblement le parcourut, tant il mourait d’envie de lui administrer une correction. Qu’est-ce qui le retenait ? Son amour pour elle ? Sûrement pas. Les fureurs de son souverain ? Certainement. Il était temps qu’il se fasse une raison : son ange ne lui appartenait plus. Sa rencontre avec elle, n’avait été qu’une regrettable erreur. Le destin de cette fille était déjà tracé, lorsqu’il avait fait sa connaissance chez Ninon. Il était inutile qu’il persiste à vouloir conserver une place dans sa vie. Pourtant, oserait-il lui avouer qu’il était venu pour la reconquérir et qu’avant de franchir les grilles du Louvre, son cœur débordait d’espoir ? Que les calomnies des courtisans lui avaient écorché l’âme. Qu’il s’était senti bafoué ? Non, il ne lui dirait rien. D’ailleurs, elle n’écouterait pas davantage ses confessions d’amoureux blessé que le sermon qu’il lui avait infligé. Il avait trop et mal parlé. Le calme revenu, Agnès évita de poser les yeux sur lui et visita du regard le décor de sa chambre, devenu familier pour elle. Sur la tablette, elle aperçut un petit sac qui, elle l’aurait juré, n’était point là le matin. Sans doute, son frère lui avait-il apporté tout à l’heure, un de ces gentils cadeaux sentimentaux. Elle l’inspecta. Par la vitre, le marquis de Villarceaux jeta un œil sur les jardins gelés du palais. Les mains jointes derrière son dos, il se mordait les lèvres, guettant une réaction quelconque de sa moitié. Rien n’était perdu, elle ne l’avait pas encore chassé. Dans le sachet se cachait un tentant pain d’épices, un de ceux de la foire de Bezons. Agnès reconnaissait le papier d’emballage. Cela ne pouvait provenir que de Philippe d’Orléans. Il désirait apparemment faire une trêve avec elle.
—Voulez-vous une tranche de pain d’épices, Louis ? Proposa-t-elle pour mettre un terme au pesant silence qui les enrobait.
—Nenni, je goûte fort peu les sucreries !
—Dommage ! Je partagerai donc mon festin avec mon ami l’oiseau…
L’ara ne fit pas le réticent et dégusta le bon morceau que lui offrit sa maîtresse. Il se trémoussa sur son perchoir et se laissa chatouiller sous son aile en pépiant de plaisir. Mornay fit volte-face. Attendri par le portrait harmonieux de la belle et de la bête, il vint se tapir contre la croupe attirante d’Agnès. Elle ne le repoussa pas, elle n’aimait pas les litiges. Ensemble, ils admirèrent le plumage coloré de l’animal. Subitement, celui-ci fut accablé de soubresauts. Il sautilla de manière désordonnée sur son support de bois, balla à droite, puis à gauche comme un funambule s’efforçant de garder son équilibre sur une corde tendue au-dessus du vide. L’esprit subtil, le front nervuré par la perplexité, toujours sur le qui-vive, Mornay comprit aussitôt la cause de cette douteuse attitude. D’un efficace décapage de l’avant-bras, il fit valser le paquet qui tomba sur le tapis en milliers de fragments. Agnès était épouvantée. L’ara s’envola dans la pièce. Ses cris perçants trahissaient sa souffrance. Il se claqua violemment contre les murs et une trentaine de secondes après, termina sa course désordonnée sur le tapis. Il y agonisa en piaillant et mourut.
—Ce pain d’épices est empoisonné ! Cria Mornay terrifié.
Agnès avait frôlé de très près une mort horrible. Elle trembla à la pensée de subir le même sort que son volatile. L’image de ses convulsions assiégeait son cerveau.
—L’oiseau est mort en une minute, vous auriez mis deux jours ! Oh, mon ange, quand je pense que j’ai failli vous perdre !
La voix du marquis était brisée par l’émotion et les pensées lugubres qui l’animaient encore.
—C’est Monsieur ! Confia-t-elle alarmée. Je suis sûre que c’est lui ! Il m’a menacée l’autre soir au bal de la loterie !
Et si ce n’était point le duc d’Orléans ? Songea-t-elle. La marquise de Montespan aussi lui en voulait. Ou alors peut-être était-ce ce misérable Treignac ? Voulait-il lui faire payer son humiliation ? Qui d’autre que ces trois-là aspirait à l’occire ? Une énigme que Louis de Mornay allait s’empresser d’éclaircir…
***
Il secoua son escarcelle. Le cliquetis des deniers et des louis ne laissa pas les pages insensibles. Par l’un d’eux, il ne tarda pas à connaître le nom du coupable qui avait attenté aux jours précieux de son Archimignonne. Très sceptique, en ce qui concernait la culpabilité de Monsieur, le marquis avait vu juste. Le frère du roi n’était en rien responsable dans cette épouvantable affaire. Athénaïs, par contre, n’y était pas aussi étrangère qu’elle y paraissait. De ses fréquentes visites chez la sorcière surnommée La Voisin, en compagnie de sa fidèle servante mademoiselle Claude Desœillets, la belle marquise était devenue virtuose dans l’art et la manière de manipuler les poisons. Comme elle considérait la tâche trop compromettante et bien trop avilissante pour une femme de son rang, sa dévouée boniche avait, sur ses ordres, versé la mortelle potion en vue d’éliminer l’encombrante rivale, dont le roi ne se lassait toujours pas. Agnès finit par se méfier de tout et de tout le monde, ne dormant plus que d’un œil. Elle restait persuadée d’être la cible de Philippe d’Orléans, ne se doutant nullement, que la favorite avait décidé de couper court à leur compétition. Tout en lui taisant l’importance de sa découverte, Louis de Mornay lui conseilla de ne point ébruiter l’incident. Le roi devait tout ignorer. Même madame de Motteville ne fut pas épargnée par cette contraignante réserve. Le marquis concoctait déjà une savoureuse vengeance. Un petit complot germa dans son esprit, afin de corriger l’insolente marquise. Que pouvait-il infliger d’autres qu’une méchante piperie à cette femelle grosse de son souverain ? Ah, si elle n’avait pas été enceinte, la peine aurait été beaucoup plus lourde que le camouflet qu’il lui réservait ! Altière comme elle était, elle allait longtemps s’en souvenir ! La patte généreusement graissée, un domestique eut la charge d’insérer un pasquin bien salé dans le livre de chevet de la Montespan. En le découvrant un soir à son coucher, elle entra dans une colère volcanique. Son plan avait échoué. La pécore n’avait point consommé le fatal traitement et n’était point crevée ! Comment avait-elle pu déjouer son sinistre projet ? Si cela venait à gagner l’oreille du roi, le trône tremblerait, lieu sacré d’où elle désirait bouter les fesses de la reine. Comme un bolide, elle alla trouver sa complice, la Desœillets. Toutes les louanges admiratrices faites par les courtisans sur l’illustre farandole résonnaient encore trop tumultueusement dans sa tête. Ainsi, le roi avait profité de son absence pour se donner en spectacle avec une boueuse ! Elle ne pouvait lui faire payer cette trahison. La Contadine paierait cet affront ! Il était temps qu’elle reprenne en main les brides de cet étalon un peu trop versatile à son goût. N’était-ce point elle, après tout, la porteuse de sa semence ? Elle avait donc tous les droits !
—Lis ceci ! Vois comme notre plan a échoué ! Cette garce est protégée ! As-tu bien exécuté la besogne, au moins ?
—Oui, Madame !
Athénaïs arracha le papier des mains de Claude et repartit furieuse, poursuivant son itinéraire jusque chez madame de Montausier. Elle avait si bien su la comprendre. La grossesse de la marquise la rendant vulnérable et déprimée, son robuste bouclier s’en trouvait fragilisé.
—Ceci est l’acte de quelque bélître de la Cour, s’exclama sa douce consolatrice, non surprise des mots griffés à la plume et éclatants de vérité. Vous ne devez point vous tourmenter pour cela, Madame !
—Ce bélître paraît pourtant bien informé des vices de cette roturière ! Constatez vous-même les détails de ses paillardises ! Elle s’ingénie à rivaliser avec le chevalier de Lorraine et se mesure à lui dans son lit ! Le roi tolère, car il est faible ! Il est envoûté ! On devrait brûler cette catin en place de Grève, comme une sorcière !
—Allons ! Tant de mauvaiseté dans vos propos ! Croyez-vous vraiment à ces fadaises ? Vous devriez avertir Sa Majesté de ces messages malséants qui vous bourrellent l’esprit.
—Non, déclina-t-elle, je ne veux point accabler Louis avec ces balivernes. Il en a déjà bien assez avec les pleurnichages de la boiteuse et les supplications de son frère !
—Soit, consentie Madame de Montausier, faites comme il vous plaira.
Chapitre 27
Dans le petit matin glacial, juste avant que ne pointe l’aube grise et tardive, Treignac enfila ses grègues et son pourpoint, cajola son arme effilée et l’introduisit dans son fourreau de cuir. La mort le guettait peut-être, à l’autre extrémité de la ville. C’est particulièrement tendu qu’il monta sur sa jument. Dans la plaine qui jouxtait le bois de Boulogne, son témoin, le comte de Crécy l’attendait, ainsi qu’un médecin, le chevalier de Villeroi, le témoin de Lorraine et un huissier accompagné de son fidèle recors. Dès son arrivée, Crécy l’apaisa par des paroles bienfaisantes, le priant de renoncer à cette folie, que l’adversaire était trop fine lame et que la cause – la fille – ne valait même pas un denier pour le reluisage de ses souliers. Rien n’ébrécha la détermination et l’orgueil de Treignac. Ses oreilles avaient beau écouter ce discours presque implorant, ses yeux ne faisaient que fureter l’horizon brumeux dans l’espoir d’y entrevoir s’approcher la silhouette élancée de son opposant. Enfin, à travers l’épaisseur blanche du brouillard, il vit poindre les allures d’un carrosse doré, attelé à deux chevaux. Lorraine en descendit, léger, le pas assuré, le visage serein comme déjà garant de sa victoire. Le courageux chevalier demeura cependant collé à la portière du véhicule. La main gantée qui le retenait ne pouvait être que celle d’Agnès, suppliante à son tour, larmoyante et fautive, désespérée devant l’inébranlable résolution de son amant si beau, si jeune, si doux, qu’elle allait sans doute perdre à tout jamais. Lorraine s’arracha tout de même à la poignée résistante, qui le maintenait plaqué contre le bois laqué. Il abandonna sa douce mie dans un état lamentable. Déchirée entre le désir d’être présente et le refus d’entendre et de voir quoi que ce soit, elle ordonna au cocher de s’éloigner un peu. La voiture s’ébranla dans l’herbe durcie par le gel et se camoufla, comme par pudeur, derrière les buissons givrés. Sous sa voilette, Agnès déversa un torrent de larmes et pria pour que la vie de son amoureux soit épargnée.
Lorraine toisa son adversaire. Par politesse, par noblesse, il salua celui qui allait peut-être lui ôter la vie, cette vie qu’il chérissait tant. Treignac ne répondit pas à ce salut. Trop dédaigneux, moins distingué, plus appréhensif, il marqua une indifférence à la limite de l’arrogance. Villeroi serra son compagnon dans ses bras. Le connaissant intimement, il ne se hasarda pas à le dissuader, cette entreprise aurait été vaine, mais il craignait pour le sort de son ami. Les duellistes prirent enfin place l’un en face de l’autre et se provoquèrent d’abord du regard. L’huissier, les sentant prêts à s’affronter, leva la main bien haute puis l’abaissa une seconde après. À ce signal, les deux hommes croisèrent les fers. Le métal crissa. La vapeur chaude de leur haleine haletante formait une buée dense autour de leur bouche. Tous deux habiles escrimeurs, le duel promettait d’être long et angoissant. Chacun avait sa propre motivation. Treignac convoitait en vain la belle et se jurait d’en jouir, s’il s’en sortait vainqueur. Lorraine, lui, désirait venger l’offense qu’elle avait subie.
C’est de toute leur force, qu’ils cognèrent leurs épées et de toute leur hargne, qu’ils revinrent à la charge à plusieurs reprises. Durant leur corps-à-corps forcé, ils ne détachaient pas leurs yeux l’un de l’autre, espérant exterminer le rival sans traîtrise. Les circonstances n’avaient pas laissé le temps à ces hommes de se connaître mieux, de s’apprécier, de sympathiser même. Ils étaient pourtant de la race des libertins sans scrupules. Ils auraient probablement été les meilleurs amis au monde, si un jour, ils s’étaient rencontrés chez Ninon de Lenclos. Mais la destinée en avait décidé autrement.
Alors, que le petit cercle d’observateurs commençait à se glacer et qu’un quart d’heure s’était écoulé, Treignac bascula en arrière et s’affala sur le dos. Qu’attendait donc Lorraine pour lui perforer le cœur ? Pendant un laps de temps assez court, tous s’immobilisèrent, bouche bée, pupilles dilatées et figées sur le poignet de Lorraine qui ne bronchait pas. Seul le médecin avait compris. Le coup mortel avait déjà été porté. La chemise blanche de Treignac, souillée de sang rouge et frais, en était la preuve. Et puis, Philippe de Lorraine n’aurait jamais abattu un homme couché sur le sol. La pointe de son épée ruisselait encore du sang de son ennemi. Il avait gagné. Il était sain et sauf, épuisé, mais sans égratignure. Il s’effondra à genoux, libéré, littéralement vidé de toute énergie. Il venait de tuer un homme, la tête froide, et cet assassinat n’avait rien de commun avec ceux qu’il commettait au cours des guerres. Au combat, dans la lutte contre ses adversaires, perdu dans la masse des officiers, il n’avait pas le temps de penser à la mort qui pouvait le surprendre à tout instant, tandis que pendant toute la durée de ce duel, elle l’avait talonné de près et la pression oppressante qu’il avait ressentie avait été insoutenable. Il n’avait plus aucune haine maintenant, contre cette enveloppe charnelle gisant là, devant lui, inerte, sans vie. Il leva la tête vers Villeroi. Celui-ci se pencha pour lui prendre le coude et l’aider à se relever.
—C’est fini… C’est fini, lui dit-il.
Et tandis qu’ils s’éloignaient du lieu de la confrontation, le médecin fit constater par l’huissier, le décès du sieur Claude de Treignac, vicomte de Nangis.
Chapitre 28
En ce 20 février 1669, en vue d’adoucir les peines de Louise de La Vallière, à qui l’on ne pouvait plus cacher l’imminent accouchement de Françoise de Montespan, le roi légitima enfin son dernier-né. Louis profita d’avoir Colbert sous la main, pour le charger de trouver et d’acheter une terre pour Agnès. Il était important d’écarter celle-ci de la Cour, durant la période des couches d’Athénaïs. Une contrariété pourrait gêner le bon déroulement de l’enfantement. Quant à Louis de Mornay, il ne se souciait guère des contrariétés qu’aurait à endurer la Marquise. Un second pamphlet plus sournois, encore que le précédent, fut déposé sur son lit. Elle enragea de constater que n’importe qui entrait dans ses appartements, sans se faire remarquer et soupçonna ses bonnes et valets d’être de connivence avec ses ennemis. Elle fulmina en le lisant, que son royal amant retrouvait sa jolie Contadine presque chaque soir. Cette vulgaire décrotteuse de bottes, cette salisson ! Voulait-on, par le biais de cette lettre, lui nuire et la faire mourir de jalousie, ou au contraire, l’aider à y voir plus clair dans cette duperie ? Pour une raison ou pour une autre, de toute façon, demain à minuit, elle aurait la réponse à ses questions. Elle se jura de les surprendre tous les deux, dans les draps de la drôlesse. Il fallait, quitte à s’en rendre malade, qu’elle vérifie l’authenticité des faits relatés sur le papier.
***
Louis XIV apprit la mort plutôt singulière de son bel oiseau des îles. Volatile assez coûteux et choisi par lui-même dans sa ménagerie de Versailles, à la seule intention d’Agnès. Rappel symbolique de leur première rencontre. Un page lui assura que la bête était morte de froid, mais Louis restait sceptique. Agnès n’était pas le genre de personne, à laisser son animal fétiche succomber à un défaut de soin. Le manque de temps l’obligea à négliger cette affaire relativement douteuse. Il trouva beaucoup plus aisé d’offrir une autre mascotte à son amante et c’est une petite chienne adorable, de la race des terriers, qui vint combler la solitude de la villageoise. Louis l’avait baptisée Thétis. Thétis charma à ce point Agnès, que l’on ne les vit plus jamais l’une sans l’autre.
Le soir tant attendu par le marquis de Villarceaux arriva. Agnès, ne sachant rien de sa combine, le trouva très impatient de se mettre au lit.
—Quel vent vous pousse, Louis ?
—Le vent de l’amour, mon ange ! Venez, vous coucher… Roucoula-t-il en tapotant doucement l’oreiller de manière à l’inviter à venir s’y nicher.
Son appel ne fit qu’attirer Thétis. Se croyant conviée à partager la couche, elle sauta sur la courtepointe et tourna deux ou trois fois, avant de trouver la place qui lui convenait le mieux : le bout du lit. Elle examina Villarceaux et grogna. Quel était cet intrus dans le lit de sa nouvelle et si douce maîtresse ? À son grognement, le Marquis conclut que le chien flairait une approche. Agnès ôta ses souliers et enfila ses pantoufles.
—Où étiez-vous, hier ? Questionna-t-il, toujours aussi jaloux et possessif.
—J’étais à Saint-Germain. Je suis partie deux jours là-bas pour me recueillir sur la tombe de ma mère et visiter mon petit frère François. Il se porte comme un charme. Il est bien gros et prend bien son lait. Il paraît qu’il a déjà épuisé deux nourrices !
—Parfait ! Répondit-il pour expédier ce babillage insignifiant pour lui. Venez dans mes bras que je vous cajole un peu.
—Mais quelle hâte ce soir, Louis ! Je viens !
Athénaïs, escortée de la demoiselle Desœillets et d’un page soudoyé, traversa le palais en direction de la chambre d’Agnès. Ils avançaient à pas sourds, croisant sur leur passage des feutiers, chargés de récupérer la cire fondue dans les bobèches des chandeliers. En ce début de nuit, la Cour commençait à peine à s’endormir et le trio machiavélique rencontrait encore, multitude de gens. Mais cette furie de Montespan ne voyait rien d’autre au bout du couloir, que le flagrant délit dans lequel elle allait pincer le roi. Maintenant que les feux étaient éteints, l’obscurité presque complète les cernait. La lueur de la lune, perçant à travers les carreaux, placardait les visages graves des trois aventuriers, d’une pâleur cadavérique. À mi-chemin, la Desœillets, dans la crainte d’être vue, dénoncée, et de ce fait disgraciée de la Cour, ralentit sa course et avoua ses appréhensions :
—Le Roi est peut-être chez lui, ou chez la Reine… Ne ferions-nous pas mieux de nous en assurer ?
—Tu as peur ? Trancha Athénaïs, si tu as peur, va t’en !
—Que nenni, Madame, je n’ai point peur, mais, insista-t-elle avec aplomb, êtes-vous sûre que Sa Majesté est bien chez la demoiselle Tardieu ?
—Dame ! J’en suis convaincue !
—Et si le Roi n’y était pas.
—Le Roi y est te dis-je ! Tais-toi et avance car à cause de tes balancements, je risque de ne plus l’y trouver !
Côte à côte, ils reprirent leur trajectoire, qu’avait momentanément arrêtée l’hésitante domestique et ils accélérèrent la marche pour rattraper le temps perdu. Lorsque la marquise se planta devant la porte de la chambre, elle eut envie de l’abattre à coup de pied. Sous sa chair tendue, l’enfant trépidait à lui en retourner les entrailles. Elle colla l’oreille sur le bois verni et parvint à entendre des voix. Elle reconnut le timbre mélodieux d’Agnès. Toute remuée jusqu’à la moelle, elle en eut la chair de poule et ses cheveux parurent se hérisser sur son crâne. Juste après les glapissements de Thétis, Athénaïs perçut une voix masculine qui la fit tressaillir. Son « Soleil » était bien là, elle n’en doutait plus. Sa jalousie et sa fureur aveugles l’empêchaient de penser qu’il puisse s’agir d’un autre homme que lui.
—Écoute ! Ordonna-t-elle au page qui se tenait en retrait derrière les deux femmes.
À son tour, il appuya la tête contre la porte et écouta. Il arqua les sourcils. Avant de parler, il sonda chacun des traits marqués de son interlocutrice. Pour son compte personnel, il ne lui semblait pas reconnaître la voix de son maître, mais la mine torturée de la Marquise le poussa à balbutier les mots qu’elle brûlait d’entendre :
—Oui, pour sûr ! Voilà bien que je j’ouïs la voix de Sa Majesté !
—Ouïs-tu bien et sans aucun doute ?
—Assurément, Madame !
Il n’avait osé nier, mais n’avait pensé aucun des mots qu’il avait prononcés.
—Parfait ! Jubila-t-elle. Ouvre donc cette porte que j’entre.
Les yeux du pauvre jeune homme s’écarquillèrent. Il ne s’attendait pas à un ordre aussi scabreux et regrettait ne pas s’être mordu la langue avant de parler.
—Par tous les saints, Madame, moi, fils du Marquis de Valmorey, je ne commettrai point d’acte aussi inconvenant.
—Quelle infidélité ! Voyez, ma fille, dit-elle à la Desœillets, comme ce damoiseau se montre indocile… Je suis certaine que le Roi saura châtier ce mutin comme il se doit !
Cette phrase cinglante et ironique transporta le sang du malheureux jusqu’à son cerveau de manière fulgurante. Il était pris en otage. Il la savait capable de beaucoup, et son monarque assez fou de sa chair, pour céder à ses caprices les plus extravagants. Il força donc le barrage et, au moment où ils pénétrèrent dans la pièce, la petite chienne sauta sur le tapis. Les deux amants se tournèrent instinctivement vers les intrus. Le sourire triomphant de Villarceaux dénonça la colossale réussite de son plan. Il avait, face à lui, la dédaigneuse marquise qui n’allait pas tarder à ravaler sa vanité. Agnès remonta le drap sur elle pour dissimuler sa nudité. Elle restait muette, son ébahissement lui interdisant toute remarque.
—Madame la Marquise ! S’écria le sardonique monsieur de Villarceaux. Est-ce une heure convenable pour s’introduire chez les gens ? Voilà un comportement bien cavalier qui ne manquera pas d’intéresser le roi.
—Vous me paierez cette humiliation, Capitaine ! Cracha Athénaïs, enluminée par la colère et la honte.
Le page avait déjà détalé, quant à la Desœillets, entièrement dévouée à sa maîtresse, elle la reconduisit jusqu’à ses appartements et se vit contrainte de passer la nuit auprès d’elle, pour la consoler et la rassurer sur le fait qu’elle ne serait plus jamais victime de telles piperies dégradantes. Tout redevint flou dans l’esprit d’Athénaïs. Après tout, la vilaine n’était peut-être pas l’amante de son majestueux Apollon, mais juste la bonne à tout faire de la Grande Mademoiselle. Ne venait-elle pas de constater, de ses propres yeux, la liaison bien consommée de ce débauché de Louis de Mornay et de cette décrottée de paysanne ? Comment avait-elle pu soupçonner son beau Phoebus qui la couvrait de cadeaux et d’honneurs ? Le père de son enfant ! Elle se méprisa un instant, juste un bref instant, se reprochant ses pensées abjectes qu’avaient fomentées tous ces odieux pamphlets. Cette nuit-là, Athénaïs s’endormit l’âme bouleversée.
Chapitre 29
Le printemps, précoce, sonnait le glas et les aurores réchauffées par les premiers rayons du soleil, réveillèrent en Louis XIV, l’envie de déménager. Dans la poussière des chemins, les carrosses bondés de vaisselle, de linge, de bagages et de meubles reprirent la route pour le vieux château de Saint-Germain. Agnès se regorgea les poumons des senteurs fraîches et pures de sa campagne natale. Dans sa calèche, assise près de mademoiselle de Montpensier, elle admirait sa forêt encore dénudée par les glaces de l’hiver. Il s’en était allé pourtant, laissant place à de doux après-midi ensoleillés, salutaires aux bourgeons naissants.
—C’est dans cette forêt que j’ai rencontré Sa Majesté pour la première fois, osa-t-elle confier à la Duchesse, sans l’ombre d’une prétention. La cousine du Roi, très attachée à sa domestique, sentit en elle le besoin de s’abandonner aux confidences. C’était l’occasion idéale pour aborder, avec cette fille un peu sauvageonne, une conversation plus intime qui n’avait jamais eu lieu depuis leur rencontre.
—Vous pouvez me raconter, mon enfant…
Elle avait donné son accord, Agnès pouvait se libérer.
—Le Roi chassait. Je me promenais. Plutôt, j’errais dans la forêt sans trop savoir où mes pas me portaient. Je fuyais les cris de ma mère. Elle mettait mon petit frère au monde et souffrait beaucoup ! J’ai fui, comme une lâche. J’ai encore honte de ma pleutrerie. Ma mère est morte. Elle me manque… je…
Avec son majeur, Agnès écrasa une larme qui perlait au coin interne de sa paupière, maîtrisant le gros sanglot qui lui gonflait le gosier. Elle n’ajouta rien. Son regard se noya dans le paysage boisé.
—Vous n’êtes point responsable du trépas de votre mère. C’est la volonté de Dieu. Nous sommes impuissants face à sa volonté. Et… Dites-vous, que si vous n’aviez point quitté votre maison ce jour-là, vous n’auriez jamais rencontré mon cousin et vous ne seriez point près de moi aujourd’hui, devant ce château que j’aime ! Regardez donc, au bout de l’allée, le château neuf ! Il resplendit par sa clarté ! Le vieux château est si sombre…
Agnès s’approchait lentement de l’immense édifice aux allures moyenâgeuses, qu’elle n’avait admiré que de loin durant toute son enfance. Des gardes ouvrirent le gigantesque portail et le cortège, habitué, pratiqua l’allée parsemée de petits cailloux. Il semblait à la campagnarde qu’elle avait quitté une prison pour être transférée dans une autre, tout aussi hostile. De la pointe de son éventail, la duchesse lui montra les grottes de Persée et d’Orphée, puis l’orangerie, aucunement comparable à celle de Versailles, qu’Agnès découvrirait plus tard.
Athénaïs n’en pouvait plus d’arriver. Les ballottements subis pendant le voyage lui avaient déclenché de désagréables contractions. La fatigue la gratifiait en plus, d’un teint jaunâtre tout à fait affreux, dont elle déplorait le reflet dans son miroir. Cette grossesse, non désirée, la rendait fort malade et enlaidie, très provisoirement bien entendu. Son caractère s’aigrissait davantage, au point que le Roi ne la supportait plus, tout aussi provisoirement bien sûr.
***
Alexandre Bontemps conduisit Agnès à sa nouvelle chambre, aussi étroite que son galetas du Louvre, mais splendide. Elle la préféra pour de nombreuses raisons. Ses fenêtres donnaient sur la forêt, cet endroit plein de mystères qui avait bercé son enfance. On y apercevait le village, l’église, les champs où sa famille, ses ancêtres, s’étaient si souvent brisés l’échine. On entendait les oiseaux chanter. Le roi avait spécialement fixé son choix sur cet espace rien que pour lui plaire et la sortir de cette mélancolie coriace qui ne la lâchait plus. Thétis adopta également les lieux et se dénicha une place confortable à côté de la cheminée.
Agnès plongea les mains au fond de sa manne en osier et fouilla dedans pour y trouver un châle. En toute prudence, Sa Majesté vint lui faire une visite de courtoisie. Elle devait s’assurer du bon confort de sa protégée. Louis écourta le début de sa révérence que dorénavant, soumise, elle exécutait pour honorer sa venue. Mais, s’il permettait une certaine liberté en cette minute, c’est qu’il ne venait pas seulement pour prendre de ses nouvelles. Il voulait lui demander une faveur, presque un sacrifice, qu’elle n’allait probablement pas lui concéder de bon gré. Silencieux, sélectionnant mentalement les paroles justes qui formuleraient sa prière, il s’avança pour caresser Thétis. L’animal reconnut l’affectueux toucher de son maître et lui lécha la main en secouant la queue.
—Venez vous asseoir près de moi, Agnès, l’invita-t-il en prenant un siège.
Elle s’installa à son côté, sur un tabouret. En l’observant, en analysant l’expression grave de son regard, Agnès sut que son souverain désirait l’entretenir d’une affaire sérieuse, d’une importance capitale pour lui. Des langues nuisibles l’avaient déjà sans doute avisé du duel, de la mort de Treignac, de son implication dans cette scandaleuse et compromettante aventure ! Elle se voyait déchue, jugée, congédiée, abandonnée par le roi, par ses amis, perdue… Ses pressentiments s’évanouirent sous le sourire enchanteur qu’il lui adressa en prenant tendrement sa main.
—Un courre le cerf, demain matin, vous plairait-il ? Lui demanda-t-il.
Pour toute réponse, émue, elle joignit ses bras autour de son cou. Il se pencha dans l’abîme parfumé de sa poitrine, renifla ses fragrances fleuries et discrètes, sans comparaison avec les violents parfums d’Athénaïs.
—Mais cette fois plus de noisettes… Plaisanta-t-il, faisant allusion à leur première rencontre. D’un air joyeux, il avait dévoilé sans retenue, exceptionnellement et d’une manière détournée, son bonheur d’avoir croisé sa route ce jour-là.
—Promis ! Et même si Sa Majesté m’ordonnait de lui en trouver, la saison ne me permettrait point de lui en fournir !
Ils rirent de concert, elle était détendue. Le terrain était maintenant favorable au conciliabule.
—Cela est toujours un plaisir pour le Roi d’être près de vous. Le Roi aime votre grâce naturelle, votre charmant sourire, votre regard d’enfançon…Votre caractère parfois…Difficile ! Le Roi vous aime, Agnès…
—Mais moi aussi je vous aime, Louis !
Oh ! Pour cela, Louis n’en doutait pas. D’ailleurs, elle était peut-être à cette heure, la seule à l’aimer d’une parfaite intégrité.
—Cependant… Ébaucha-t-il, soucieux de poursuivre.
—Cependant ?
—Cependant, le Roi ne peut se consoler de partager son amitié avec une autre personne. Le roi est jaloux.
« Jaloux » ! Ce mot revenait sur les lèvres de Louis.
—« Jaloux » ?… Mais mon cœur n’appartient qu’à vous !
—Le cœur du Roi n’en demande que la preuve…
—Oui, Sire, dites et j’obéirai, s’alarma Agnès.
—Je désire que vous renonciez au chevalier de Lorraine.
Il avait dit « je désire » et non « le Roi désire », c’était donc l’amant jaloux qui s’exprimait, et non le monarque. Agnès ne pouvait lui déplaire.
—Sachez, Louis, que cet homme n’a jamais ouvert la porte de mon cœur et que dans mon esprit, il n’est déjà plus qu’un souvenir…
Un souvenir, certes, mais bien vivant, en chair et en os et qui vint dès son retour de mission chercher un peu de réconfort chez Agnès. Comme sous une rafale de vent, la porte de sa chambre s’ouvrit brutalement. Le moment tant redouté par la jeune fille était venu. Comment allait-elle se débarrasser de cet amant-là, pour le bon plaisir du roi ? Comment allait-il réagir à une rupture, tout aussi soudaine qu’injustifiée ? Pour ne pas lui laisser une chance de l’enlacer, elle lui reprocha d’abord son manque de politesse.
—Ne savez-vous point qu’il faut frapper aux portes avant d’entrer ? Je vois que vous n’avez eu aucune peine à me trouver !
—Détrompe-toi ! Je te laisse au Louvre, amoureuse et docile et je te retrouve ici, toute défigurée ! Ah ! J’entends présentement les raisons de ton silence et de cet accueil glacial. J’attendais une lettre, mais point de coureur… Le dédain absolu ! Le Roi t’a écartée de moi !
—Mais non c’est que mes charges envahissent toutes mes heures d’oisiveté… La cousine du roi est très exigeante…
—Perfide ! Comme tu sais bien fanfaronner, maintenant !
—Ne nous disputons point, Philippe ! Pria-t-elle, désireuse de rompre en douceur, sans éclat ni scandale.
Un peu désorienté, il posa les mains sur ses hanches et voulut recueillir une bise de retrouvailles pour apaiser le conflit. Il ne récolta qu’un refus qui le vexa. Ils se considérèrent froidement. Lorraine demeurait songeur. Il n’était pas sot et devinait que l’heure de la séparation avait sonné.
—Ah ! Bisqua-t-il, le roi a bien manœuvré. En m’éloignant de toi, il lui fut plus aisé de t’apprivoiser avec quelques parties de chasse ! Le courre le cerf t’a sûrement étourdie ! Mais prends garde, Agnès, ces plaisances ne sont qu’éphémères… Dès que la Montespan aura pondu son bâtard, elle reprendra sa place !
—Je n’ignore rien de ceci, Philippe… Partez, je vous en prie !
—Est-ce bien ce que tu veux, Agnès ?
Il espérait encore la voir changer d’avis.
—C’est ce que veut le Roi.
—Tu l’aimes donc, pauvre idiote…
—Tout le monde aime son roi, n’est-ce pas ?
—Te voilà donc assujettie ! Comme tous ces diables de courtisans prêts à damner leur âme pour un regard, un geste ou un sourire du Roi ! Non… Pas toi, Agnès !
Le mutisme d’Agnès remplaça les usuelles phrases de rupture prononcées dans ce type de circonstance. Ce refus de dialoguer évoqua pour le chevalier la fin de sa liaison avec sa belle Contadine dont il s’était véritablement piqué. Ils se regardèrent encore sans dessouder la mâchoire, puis, l’éconduit, après s’être repu une dernière fois de l’azur des beaux yeux de sa blonde déesse, fit demi-tour. En quittant les lieux, il quittait définitivement sa vie, tout aussi subrepticement qu’il s’y était glissé.
Chapitre 30
Les parties de courre le bâton réjouissaient énormément Agnès, parce qu’elles étaient les seules où l’on ne traquait pas le gibier, mais où l’on se démenait pour dénicher des petits morceaux de bois ornés de jolis rubans colorés. Elle s’adonnait sans remords à ces fouilles rebondissantes, auxquelles les dames se mêlaient volontiers. Le temps radieux de cette mi-mars se faisait, en plus, complice de leurs investigations et les journées à Saint-Germain défilaient beaucoup plus vite qu’à Paris. Les favoris, participant à ce loisir sportif, encadraient Louis et attendaient les consignes. Agnès se plia à la règle et se trouva, malgré elle, entourée de deux hommes qu’elle ne connaissait pas. L’un se nommait André Le Nôtre, l’autre était le vicomte de Vivonne, le frère de la marquise de Montespan. Tous les autres concurrents formèrent également des groupes de trois, dont chaque membre était élu par le roi. Louis choisit son cadet et le duc de Lauzun comme compagnons, non sans ignorer, que sa gentille paysanne préférait collaborer avec lui. Mais il se devait, comme toujours, de conserver une complète discrétion à laquelle Agnès s’était enfin adaptée.
Les montures demeurèrent sous la surveillance d’une joyeuse troupe de pages, tandis que les compétiteurs s’enfoncèrent dans les sous-bois, sac de toile en main. De nombreux souvenirs surgirent dans la mémoire d’Agnès. Au fur et à mesure qu’elle battait les buissons, sa gorge se serrait. Ses coéquipiers se contentaient de l’imiter, tout aussi muets, pressés néanmoins d’entamer la conversation. Le bouleversement d’Agnès, entraînant une pâleur remarquable sur son visage, leur offrit le prétexte pour le faire, et c’est Vivonne qui parla le premier.
—Si vous êtes fatiguée, Mademoiselle, nous pouvons nous asseoir sur ce tronc !
—Cela n’est point nécessaire Monsieur, assura-t-elle orgueilleuse, en vue de cacher un malaise qui s’annonçait.
Le Nôtre, à qui l’âge mûr donnait plus d’assurance face à une jouvencelle un peu prétentieuse, se permit d’insister :
—Toute pâlotte comme vous êtes, Mademoiselle, il serait préférable de vous reposer ! Notre temps n’est point compté et, parbleu, ce jeu n’est point un supplice ! Mes os me rappellent mon âge, hélas !
Elle examina celui qui venait de renforcer, avec toupet, le jugement de son interlocuteur. Cet homme n’était plus de prime jeunesse et avait besoin de repos.
—Asseyons-nous donc, messieurs, puisque vous insistez.
—Voilà qui est raisonnable, chère enfant ! Approuva André Le Nôtre, non mécontent de souffler un peu. Rester penché en avant de façon si prolongée lui avait rompu les reins. Un gros arbre couché sur le sol leur servit de siège. Mélancolique, Agnès pointa les yeux vers les cieux tachés de nuages gris et blancs. Cette attitude ne laissa pas Le Nôtre indifférent.
—Un si joli minois sans l’ombre d’un sourire ! Que cela est triste ! Étrange aussi, pour une personne touchée par les grâces de Sa Majesté…
—Cela est vrai, renchérit Vivonne, être conviée à une partie de chasse par le roi susciterait beaucoup plus d’enthousiasme chez d’autres demoiselles de ma connaissance !
—Seriez-vous souffreteuse ? S’informa Le Nôtre.
—Non, Monsieur, contesta-t-elle.
—Lasse, peut-être ? Persévéra Vivonne.
—Pas plus, Monsieur, mais je vois que la curiosité vous pique ! Je vais donc la satisfaire en vous confiant mes tourments.
—Amoureux, je suppose! Lança l’audacieux Vivonne.
Étant donné l’expérience qu’il tirait de l’exemple de sa sœur, il pensait que les femmes ne pouvaient être tourmentées que par l’amour, surtout lorsqu’elles étaient si belles !
—Vous supposez mal Monsieur, nia-t-elle, étonnée par cette étroitesse d’esprit, présomptueuse sur les bords.
Elle détailla ses traits fins et réguliers qu’offraient sa jeunesse, son teint clair, ses cheveux et sourcils plus blonds que la cendre, son œil vif céruléen pigmenté d’émeraude. Ce jeune courtisan beau et bien bâti lui rappelait un visage, mais lequel ?… Le nom de Vivonne ne lui disait rien.
—Je suis née dans cette campagne, expliqua-t-elle, et cette forêt regorge de souvenirs pour moi. Un jour de septembre, alors que je passais à quelques pas d’ici, j’ai rencontré Sa Majesté…
—Quelle bénédiction ! Quoi de plus merveilleux ! Interrompit Vivonne ne voyant là aucun tourment.
Agnès pensa que ce jeune homme avait la langue bien pendue. Elle ignorait que c’était celle de la famille des Mortemart. Elle fit mine de ne pas l’entendre et se tourna vers Le Nôtre pour finir son récit.
—Cela est le plus doux de l’histoire… Ce jour-là, ma mère accouchait de mon petit frère, et la voir tant souffrir, l’entendre tant crier, m’avait poussée loin de la maison. Si j’avais su qu’elle mourrait peu de temps après, je ne l’aurais jamais abandonnée dans cette épreuve…
Comme pour rendre un dernier hommage à cette mère disparue et s’associer au chagrin de leur compagne de jeu, les deux confidents hochèrent la tête avec respect. Ce fut André Le Nôtre qui trouva les mots pour rompre ce recueillement et redonner de la gaieté à la jolie jeune fille qu’il ne se lassait pas d’admirer.
—Il ne me semble point vous avoir déjà vue à Versailles !
—À Versailles ? S’exclama Agnès. Je n’y suis jamais allée !
—Ah ? Eh bien ! Il faut y faire un pas ! Je pense qu’une certaine Françoise Le Nôtre serait enchantée de vous avoir à sa table !
—Françoise Le Nôtre ?
Le nom de Le Nôtre ne lui était pas inconnu. Il revenait sans cesse à ses oreilles. À la Cour, on le prononçait souvent. Le roi vantait énormément les mérites, l’adresse et les lumières d’un certain monsieur André Le Nôtre.
—Oui, mon épouse ! Annonça-t-il fièrement, elle cuisine si bien le cochon, que ce serait un délit de ne point y faire honneur.
—Vous êtes monsieur Le Nôtre, celui des jardins de Versailles ?
—Oui, Mademoiselle, et voici mon ami le Vicomte de Vivonne, frère de Madame la Marquise de Montespan ! Un Mortemart pure souche !
Le cœur d’Agnès bondit. Ainsi, ce blondin était le frère de sa rivale ! Il lui sourit, mais comme il lui rappelait trop Athénaïs, elle dédaigna ce geste de sympathie et marqua ses distances en se levant.
—Il faut reprendre la battue si nous voulons gagner !
En proposant cela, elle avait estimé le poids plutôt léger de sa besace et inspecté une nouvelle fois le séduisant faciès de Vivonne. Elle le comparait à celui de la marquise et essayait d’y trouver des similitudes familiales. Le vicomte perçut son trouble. Comme tous les Mortemart, il avait l’art d’analyser les êtres, de sonder leurs âmes et de les dépeindre tels qu’ils étaient. Très psychologue, il devina aisément la cause de son émoi. Sa condition de frère de la favorite royale la gênait sans conteste. Courtois, il ne chercha plus à l’incommoder par des discussions, qu’elle n’aurait pas envie d’entretenir. Il s’effaça, laissant à Le Nôtre le privilège de converser avec elle.
***
C’est un Roi fort affligé et accablé de soupirs que croisa un soir la coquette Desœillets en se rendant chez sa maîtresse. Dans un petit cabinet jouxtant la chambre d’Athénaïs, Louis avait élu un simple tabouret, au coin de la cheminée, pour se reposer et se détendre l’esprit. Le front appuyé dans le creux de ses paumes, plongé dans ses cogitations, il n’entendit pas entrer la domestique. Il libérait de profonds gémissements, se frottait le visage, se sentait découragé. Peut-être priait-il. Puis il se mit debout et posa les mains sur le rebord de l’encadrement de marbre rose de l’âtre rougeoyant. Sans doute, espérait-il y puiser le remède à ses impénétrables soucis. Soudain, il sursauta. Le voyant si vulnérable, la délurée avait osé toucher l’épaule sacrée de son souverain. Il se retourna, découvrit l’intruse et lut dans son regard vert clair une sorte de désir inassouvi, celui de goûter l’ardeur de son roi. Les confidences coquines de la Montespan l’avaient sûrement émoustillée et mise en appétit ! Et puis… Pourquoi pas elle ? Elle n’était pas plus laide qu’une autre ! Ne valait-elle pas mieux qu’une vilaine ? La consolation, dont il avait besoin, lui tendit une main adoucie par tous les onguents qu’elle étalait quotidiennement sur les corps des nobles dames. Louis aima cette douceur. Il apprécia également le défaut de sagesse de la demoiselle qui le réconforta, à sa manière.
***
Cahin-caha, Agnès se traîna jusqu’aux appartements de Philippe d’Orléans. Il en sortait le beau et jeune Brienne, tout enrubanné. Dès qu’il la vit, il l’apostropha d’un ton rébarbatif :
—Que faites-vous là, sale petite intrigante ?
—Je veux parler à Monsieur.
—Je doute fort que son Altesse veuille vous voir… Vous n’avez rien à faire ici !
—Qu’en savez-vous ? Se rebiffa-t-elle, loin d’être intimidée.
Entendant des voix derrière sa porte, Monsieur sortit à son tour. Il blêmit en voyant Agnès dans son antichambre. Qu’est-ce que cette dinde venait faire chez lui ?
—Je désire m’entretenir avec vous Monsieur, dit Agnès, le regard pressant.
—Partez Brienne ! Commanda Philippe, et le jeune homme étonné obéit à l’ordre de son amant sans rechigner.
Aussitôt qu’il se fut éloigné, monsieur prit sa voix la plus grave pour s’adresser à l’indésirable visiteuse.
—Que voulez-vous ? Dites et fichez-moi le camp d’ici !
—Ce que j’ai à vous dire ne peut être dit dans une antichambre.
Très mécontent d’être forcé à l’inviter dans son salon, Philippe ne lui offrit même pas de siège. D’un mouvement de hâte de la main, il la persuada de vider son sac rapidement. Ah, c’était bien parce qu’elle était la cadette de son Jean chéri et la maîtresse de son frère, qu’il se pliait à cette désobligeante hospitalité ! Sinon, il l’aurait envoyée brûler en enfer.
—Je viens vous demander pardon, Monsieur, débuta-t-elle.
Stupéfait, il haussa les épaules et sourit, se moquant un peu de ce surprenant avilissement, qui ne correspondait pas du tout à l’image mâtine qu’Agnès s’était forgée à la Cour. Que mijotait encore cette péronnelle ?
—Pardon ?
—Oui, pardon de vous avoir fâché…
—Fâché ?
—Oui… En vous ravissant le Chevalier de Lorraine. Je ne voulais point vous blesser, Monsieur. Je sais qu’il compte beaucoup pour vous. Sachez que j’ai rompu avec lui. Je vous le rends, il est à vous.
Sensible, Philippe en eut la larme à l’œil. Quelle étrange petite femelle ! Il se rapprocha d’elle, assez heureux de voir enfin leur conflit s’apaiser. Elle remarqua l’humidité de ses yeux et, pour le réconforter, lui prit la main. Attiré, émotionné, il se laissa dorloter.
—En fait, déclara-t-elle, c’est votre frère que je voulais chagriner… Il me délaissait tellement, j’étais si seule ! Je m’étais gravement querellée avec monsieur de Villarceaux. Je me sentais abandonnée de tout le monde… Et si vous saviez combien ma mère me manque… Monsieur de Lorraine m’est alors apparu comme une douce consolation. Pouvez-vous comprendre ?
—Euh… Oui… Oui… Bien sûr…
—Si j’avais su que vous étiez si proches l’un de l’autre, continua-t-elle, voulant montrer sa loyauté, je ne me serais jamais aventurée avec cet homme. Lorsque j’ai appris ce qu’il vous était vraiment, j’étais alors trop vulnérable pour renoncer à lui. Je n’oublierai jamais votre accueil chaleureux et votre générosité à mon arrivée à la Cour. Je vous demande de me pardonner d’avoir été ingrate envers vous…
—Je vous pardonne, Mademoiselle Tardieu !
Sans qu’elle s’y attende, il lui déroba un baiser de ses lèvres. Un baiser qui, freiné par une certaine retenue, laissait découvrir une brusque et irrésistible passion, un désir irrépressible. Agnès lui permit, sans ciller, d’accéder à une sorte de tentation physique sans doute inhabituelle pour lui.
—Je désirais faire cela depuis longtemps, confessa-t-il sans pudeur, je voulais connaître la force de vos lèvres, capables d’enchaîner le Chevalier de Lorraine et le Roi mon frère également ! Mais… N’ayez crainte, ce genre de babiole ne m’attire guère.
Chapitre 31
La grêle sévissait. Dans les jardins, les branches des arbres, surchargées de bourgeons, se pliaient sous les gros grêlons et les rafales de vent. Les giboulées de mars condamnaient les courtisans à tenir salon pour quelques jours. Athénaïs, éreintée mais bientôt délivrée, ne décollait plus des confortables divans de la salle de réjouissances. Aujourd’hui, elle était particulièrement joyeuse. Sa rivale était en exil, sur ordre de Sa Majesté. Ses élans de suffisance et ses rires victorieux amenèrent Philippe d’Orléans à penser que de nouvelles faveurs allaient lui être accordées.
—Vos tarots de sorcière, vous ont-ils prédit un avenir brillant pour que vous soyez en pâmoison depuis une heure ?
—Non, Monsieur ! Je fête le bannissement de cette souillon de Tardieu, dont le Roi votre frère s’était entiché ! Il l’a chassée hors d’ici comme une vulgaire servante remerciée pour ses services !
—Comment cela ? S’indigna-t-il en se dressant de sa chaise, qu’avez-vous donc manigancé pour en arriver là ?
—Oh, mais quel courroux ! Sachez, cher Prince, que je n’ai rien entrepris pour le renvoi de cette catin. Le Roi s’en est tout bonnement lassé !
Et pour le mortifier et rajouter à son dépit trop manifeste, elle ajouta avec mesquinerie :
—Vous n’ignorez point sa liaison avec le beau chevalier de Lorraine ! Ah ! Ce fut la goutte qui fit déborder le vase ! Son « règne » n’aura duré que ce que durent les roses…
Philippe, visiblement troublé par cette mauvaise nouvelle, poussa ses pas jusque chez son frère. Louis, toujours disponible pour sa famille, lui concéda le temps d’un bref entretien.
—Louis, je viens d’apprendre de la bouche venimeuse de votre maîtresse, la révocation de mademoiselle Tardieu !
—Grand Dieu, Philippe, à entendre le ton méprisant de votre voix, je suppose que cette éventualité vous déplaît.
—Oui, cela me déplaît fortement, mon frère.
—Quel est ce revirement ? Je n’y entends plus guère dans vos penchants. C’était bien la peine de me faire votre théâtre, il y a deux mois ! Votre tête et vos humeurs tournent comme une toupie sur le damier…
—Avez-vous disgracié mademoiselle Tardieu ? Vraiment ?
—Vous voilà bien ennuyé, Philippe, insinua Louis, l’œil ombrageux, désireux de faire moisir son cadet en ne lui accordant pas une réponse immédiate. Croyez-vous que votre frère le Roi ignore que vous preniez le thé avec cette personne, tous les après-midi, dans un salon intime ? Et que vous vous goinfriez tous deux de pain d’épice et de je ne sais quoi encore ? Prendriez-vous le Roi pour un fat ? Décidément, vous êtes la preuve vivante que partout où cette fille passe, les passions se déchaînent !
—Dois-je comprendre que vous l’avez chassée ? S’inquiéta, Monsieur.
La colère et la jalousie déformaient tellement les traits de Louis, que Philippe crut sur le moment au réel châtiment d’Agnès.
—Mais non ! Cria Louis, exaspéré. Mademoiselle Tardieu s’est retirée dans ses terres à Avon. Notre dévoué Colbert s’est occupé de nous trouver une résidence pour éloigner cette demoiselle, pendant les couches d’Athénaïs. Cette absence n’est que provisoire et je vous saurais gré de vous tenir au secret, pour ne point contrarier madame la marquise. Êtes-vous rassuré ?
—Si fait, mon frère, je sais que vous ne me mentez jamais !
—Très bien ! Alors allez-vous en maintenant et ne me fâchez plus !
***
Le soleil était revenu en ce 31 mars, pour accueillir l’enfant de la Marquise de Montespan. Dès qu’il vit le jour, on étouffa ses cris et Mademoiselle Claude Desœillets l’emporta sous son aile. C’est elle qui se chargerait de l’élever et de l’éduquer en toute clandestinité. Non seulement, il fallait cacher ce bambin pour ménager la reine, mais il était impératif de se méfier du marquis de Montespan. S’il apprenait l’événement, en tant qu’époux légitime, il pourrait s’accorder certains droits sur l’enfant. Ce nouveau-né, de sexe féminin, conséquence inévitable d’une passion renversante, fut baptisé Louise, et promis à un avenir religieux dans un cloître. Cette petite fille ne devrait jamais paraître aux yeux du monde. Le destin en déciderait pourtant autrement…
***
Dans sa somptueuse propriété, entourée de domestiques, telle une dame de condition, Agnès s’adonnait au jardinage pour remplir ses monotones et interminables journées. Monsieur Le Nôtre avait gardé un contact permanent avec elle. Il lui avait rendu visite et l’avait éveillée au plaisir de l’horticulture. Alors qu’elle jouait avec Thétis, sur le jeune gazon encerclant les murs de sa nouvelle demeure, elle vit arriver, au bout de sa magnifique allée fleurie et bordée de saules pleureurs, une calèche et son équipage. En aiguisant sa vue, elle distingua monsieur qui en descendait, accompagné d’un autre homme. Il lui fallut attendre qu’ils soient plus près pour reconnaître les traits du vicomte de Vivonne.
—Vous me manquiez Agnès, avoua Philippe, que je n’ai point résisté à vous rendre une visitation. Comment vous portez-vous ? Cet endroit vous plaît-il ?
—Oui, je vais bien et ce coin reposant me plaît, mais il me plaira davantage lorsque mon père et mon grand-père m’y rejoindront ! L’ennui m’accable parfois…
—Avez-vous reçu quelques visites, au moins ? Se soucia-t-il.
—Oui, de Monsieur Le Nôtre, de mon amie Charlotte de Vergennes… Mais le Roi ne m’a point encore donné de ses nouvelles. Je crains qu’il ne m’ait oubliée…
—Hélas, le métier de Roi ne lui permet point de liberté. Ne suis-je point là ? Et mon ami le Vicomte de Vivonne qui m’a confié son désir de vous revoir !
—Vraiment ? Venez messieurs, nous allons dîner dans le jardin.
—Ce n’est point de refus, accepta Vivonne, le voyage nous a affamés !
Agnès intima à ses gens de maison de dresser la table sur la pelouse, à l’ombre des treilles, à proximité du doux murmure de l’eau, jaillissant des trois fontaines de pierre à gueules de lion. À la fin du repas, Philippe s’absenta pour se soulager. Vivonne avait espéré cet instant avec impatience pour être enfin seul avec Agnès. Sous la table, il lui saisit la main et se pencha vers elle pour étaler ses galantes intentions.
—Une jeune et jolie femme comme vous ne doit point se claquemurer dans une éprouvante solitude !
—Lâchez-moi, Monsieur de Vivonne ! Je connais bien la raison de votre présence ici ! Vous vous êtes servi de Monsieur pour gagner mon domaine !
—Pour gagner votre cœur, rectifia-t-il en lui serrant les doigts.
—Calembredaines, Monsieur de Vivonne ! Vous désirez seulement ajouter une pièce à votre collection ! Sachez que j’appartiens à la Cour et au Roi !
—Et à son frère !
Offensé par une telle rebuffade, sa langue avait fourché. Il n’avait pu s’empêcher de la pourfendre d’un grossier sous-entendu. Indignée, elle retira furieusement sa main.
—Comment osez-vous ? S’écria-t-il indignée. Partez de chez moi et n’y paraissez plus ou je me ferai un plaisir de rapporter votre muflerie au roi ! Vous êtes bien un Mortemart pure souche, comme le clamait l’autre jour mon ami Le Nôtre !
Monsieur revint et, gourmand comme il était, reprit un peu de dessert. Il était si heureux d’être auprès de sa bonne amie, qu’il ne s’aperçut même pas de la tension qui régnait à table.
***
Le marquis de Villarceaux ayant appris l’exil de son ange et écrit des liasses de lettres restant sans réponse entreprit de faire aussi le voyage jusqu’à Avon. Il attendit le mois d’avril pour prendre un repos et, à cette occasion, se rendre chez sa belle, qui ne lui donnait plus signe de vie.
—Louis ?
—Vous êtes étonnée de me voir ! Mécontente peut-être ? Commença-t-il le ton détestablement mordant. J’ai entendu dire que le vicomte de Vivonne était passé par chez vous le mois dernier. Je doute fort que vous l’ayez accueilli de cette manière…
—Peuh ! À peine êtes-vous descendu de votre cheval que vous m’agressez déjà ! Vous ne changerez donc jamais ! Je suis lasse de vos humeurs Monsieur, de vos emportements, de vos scènes de jalousie aussi sordides qu’épuisantes !
—Avez-vous reçu mes lettres ?
—Non !
—Je lis dans vos yeux que vous mentez ! S’énerva-t-il.
—Oui, je mens comme vous m’avez menti !
—Encore cette histoire ! Je pensais que vous m’aviez pardonné !
—J’ai essayé de le faire, mais je n’y parviens pas. Vous avez abusé de mon innocence ! Vous êtes impardonnable ! Je… Je veux que vous sortiez de ma vie !
Sans bruit, une porte s’ouvrit derrière Villarceaux, et de là, une voix masculine s’éleva :
—Faites ce qu’elle vous dit, ordonna cette voix.
Villarceaux se retourna et vit un homme grisonnant à l’air peu commode. L’homme le menaça :
—Il est préférable, monsieur de Mornay, que vous sortiez, ou vous aurez affaire à moi !
—Louis, précisa Agnès, cet homme est mon père.
—Je l’avais deviné ! Mais dites-moi, monsieur Tardieu, railla Louis, il me semble que vous n’avez point toujours été contre ma liaison avec votre fille ? Vous en avez même tiré un certain profit, non. À l’époque, vous ne crachiez point sur l’argent que je vous envoyais !
—Je suis en mesure de vous rembourser, monsieur le Capitaine, répliqua-t-il en tentant de conserver son calme, face à tant de méchanceté et de propos abjects.
—Inutile, Monsieur, gardez-le ! C’est le prix de la vertu de votre fille que vous m’avez si généreusement vendue !
Fou de rage et finalement vaincu, Villarceaux s’en alla en claquant la porte. Cette fois, leur histoire était parvenue à sa conclusion. Dans le cœur d’Agnès, le Roi avait réussi à supplanter tous ses rivaux. Dorénavant, elle n’appartenait qu’à lui seul. Il ne lui restait plus qu’à attendre un signe de lui pour regagner la Cour. Alors, elle se mit à guetter.
***
Anne-Marie, fille de Monsieur et d’Henriette d’Angleterre, vint au monde le 30 avril, fermant la boucle à la série d’enfants que Philippe avait faits à son épouse : huit, en neuf années ! Alors, était-on censé croire que monsieur n’était pas attiré par la babiole, comme il l’avait garanti à Agnès ? Celle-ci, cette petite oie blanche, cette beauté, comme il l’avait nommée dès leur première rencontre, avait tout pour lui plaire. Le visage angélique de Jean, un esprit aiguisé, un penchant pour les hommes d’une certaine perversité, un palais aussi gourmet que le sien, une mère disparue dont la privation était encore douloureuse, bref, un tas d’affinités qui ne pouvait que les rapprocher, et indubitablement séduire monsieur. À son retour d’Italie, Jean fut le témoin époustouflé de cette fraîche et inconcevable amitié. Quel phénomène avait uni ces deux êtres, encore violemment opposés au temps de son départ ? Quelle sorcellerie avait accomplie ce miracle ? Même Jean douta du caractère honnête de leurs relations et éprouva une sorte de jalousie qui le faisait souffrir en silence. Monsieur était à lui. Agnès l’était aussi. Philippe passait le plus clair de son temps à Avon, négligeant épouse, famille et gitons. Cruelle revanche pour le chevalier de Lorraine, cruelle déception pour Louis XIV ! Les soupçons se durcirent davantage, lorsque Agnès fut rappelée à la Cour en mai, et que chacun put à son tour se rendre compte de combien monsieur était ferré de la jolie Contadine. Malgré les apparences, personne n’osait se permettre de les interroger sur le contenu des heures, qu’ils partageaient ensemble, enfermés dans un salon. Pas même Louis, de crainte sans doute d’apprendre une réalité qui l’attristerait. Il préférait rester sur des incertitudes. Enfin, après épuisement de tous leurs échanges de sympathie, l’emballement à figure de passion qu’éprouvait Philippe pour Agnès se tarit. La Cour préparait son départ pour Versailles, ce fastueux Versailles que la jeune fille allait découvrir plus merveilleux encore, que dans ses rêves de jouvencelle.
Chapitre 32
Une ruche de favoris éparpillés se rassembla dans la cour de marbre. L’heure et le temps étaient à la promenade. Selon l’habitude que le roi avait prise, il viendrait par le grand vestibule, la canne à la main, ôterait son chapeau devant les dames et le remettrait sur son crâne, alors que tous les autres gentilshommes retireraient le leur malgré un soleil ardent. Louis conduisit son cortège sur la terrasse. Agnès, émerveillée, en faisait partie. Athénaïs ayant été avertie du retour de sa rivale, avait refusé de se joindre à la visite des jardins.
—Je ne marcherai point aux côtés d’une boueuse ! Avait-elle pesté.
—Eh bien ! Allez donc dormir… Avait répondu le Roi, sans attiser un début de querelle qui l’aurait épuisé.
Louis arrêta son circuit sur le haut degré, afin que tous puissent admirer les parterres, les charmilles, les pièces d’eau et les fontaines dans une vue d’ensemble. Chaque parcelle de cette vue serait ensuite détaillée et commentée par lui-même avec orgueil.
Il défit à nouveau son couvre-chef à l’égard d’une femme en robe d’étamine grise, empruntant une allée de son jardin. À ce geste honorifique, elle dévia de sa route et vint vers lui. Elle le salua d’une profonde et respectueuse révérence, un peu tremblante à vrai dire, le visage violemment empourpré.
—Madame Scarron, l’interpella-t-il, madame la Marquise de Montespan désire vous avoir à sa table demain après-midi, pour une collation. Un coursier allait vous être envoyé, mais comme le hasard fait que je vous vois ! Que dois-je lui répondre ?
—Que j’y serai, Sire !
Elle avait lancé cette phrase avec beaucoup d’émotion, mais avec beaucoup d’assurance aussi, pour la première fois qu’elle lui adressait la parole. Elle était loin d’imaginer, qu’elle allait revoir son souverain de nombreuses fois au cours de sa vie.
—Au nom de Scarron, Agnès avait réagi. Elle avait si souvent entendu parler de cette femme, chez Ninon de Lenclos ! Ainsi, cette mignonne, mais peu élégante personne aux yeux noirs et pétillants, avait été la maîtresse du marquis de Villarceaux. Elle comprenait son choix. Cette créature dégageait beaucoup de vénusté, sans être d’une beauté irrésistible comme Françoise de Montespan.
Louis procéda à la suite de sa tournée, le visage peint d’une fierté indétrônable. La prochaine halte eut lieu face au Sphinx, statues de marbre blanc créées en 1660, point stratégique d’où l’on se devait de considérer d’un œil admirateur le parterre du midi. Agnès se dit qu’elle avait fait un long chemin, parsemé d’embûches, pour en être là aujourd’hui, devant ces prodiges conçus de main d’homme, pour la seule exigence du plus grand roi de la terre. Il fallait faire partie de la vie de ce roi pour avoir l’extrême faveur de contempler ces œuvres d’art ! En descendant par la rampe droite de l’Orangerie, elle put la comparer à l’Orangerie de Saint-Germain et constater combien elle était plus vaste. Plus loin, elle découvrit avec enchantement la ménagerie d’où provenait son regretté ara. D’autres volatiles de la même espèce lui rappelèrent son ancien ami qui, comme elle, avait apprécié le bon goût du pain d’épices, mais en avait malheureusement été l’infortunée victime. Tout au long de la visite, Agnès eut l’indiscutable privilège de jouir de la magnificence des gerbes, des bosquets, des allées arborées en symétrie, des ifs et troènes taillés de main de maître, de se repaître de la rondeur parfaite des bassins, de sentir la fraîcheur des jets d’eau, de s’étonner des portiques, des statues et des vases, de demeurer sans voix face au grand canal et aux grottes. Rien de tout ce qu’elle avait rêvé sur son grabat de paysanne, n’égalait le spectacle qui s’offrait à ses yeux.
***
Mademoiselle Claude Desœillets, les traits tirés, la bouche pâteuse et les joues blêmes entra, un soir, dans la chambre d’Athénaïs, un quart d’heure avant son coucher.
—Tu viens me dire que l’enfant est mort ? S’informa la Marquise, assez froidement pour une mère venant d’accoucher deux mois de cela.
—Non, Madame…
—Alors pourquoi cette triste mine ? Serais-tu malade ? À ton arrivée, j’ai cru qu’un spectre pénétrait dans la pièce !
—Non, je ne suis point malade, je suis enceinte et je viens vous prévenir que je ne puis continuer à accomplir la tâche délicate que vous m’avez confiée.
—Allons bon ! Sais-tu que tu me mets dans l’embarras ? Qui se chargera de cette besogne avec autant de circonspection que toi ? Dis-moi ? Trouver quelqu’un d’honnête n’est point chose facile ici ! L’enfant royal ne peut être confié à n’importe qui !
—Je sais, Madame, et vous m’en voyez désolée, mais je suis tellement mal que je suis obligée de garder le lit.
—Oh, je vois bien à ta figure que tu es sincère ! Allons ! Tu peux partir tranquille. Dès que j’aurai trouvé une autre gouvernante, je te le ferai savoir. Mais dis-moi, qui est le père de l’enfant que tu portes ?
La demoiselle n’avoua pas que son fruit était tout aussi royal que celui de sa maîtresse, craignant trop sa colère, mais lui fit entendre que la paternité revenait à un homme dont la haute condition ne pouvait être divulguée.
—Est-il bon et beau, au moins ? S’intéressa la curieuse Athénaïs.
—Oui, Madame !
—Fait-il bien la chose ?
—Pour cela, oui, Madame !
—Ah ! Coquine ! Va donc et bonne nuit !
—Bonne nuit, Madame.
Soulagée, mademoiselle Desœillets pouvait enfin déposer son tablier. Après s’être creusé les méninges toute la nuit et avoir égrené une à une les personnes susceptibles d’être propres à éduquer l’enfant royal, Athénaïs élut sa chère amie madame Scarron. Nulle femme n’était plus digne qu’elle pour cette responsabilité. La marquise lui connaissait une réputation exemplaire, un esprit subtil, une éducation religieuse, son goût fort poussé pour les petits êtres de chair qu’étaient les enfants, de l’instruction et de la discrétion, dont elle savait user quand on lui livrait un secret. Ce qu’elle ignorait en faisant ce choix, c’est que madame Scarron lui grignoterait peu à peu sa place de favorite dans le cœur du roi et finirait par atteindre la cime, au-delà de toutes ses espérances, puisque Louis XIV, séduit, épousera cette femme parfaite à la mort de la reine. Ce fut une confidente de Madame de Montespan, Bonne d’Heudicourt, qui eut l’aimable devoir, dans le courant du mois de juin, d’informer la veuve Scarron de la nouvelle fonction qui lui était imputée. Agnès eut alors le loisir de rencontrer madame Scarron à plusieurs reprises, dans les allées des jardins de Versailles.
***
Assise sur un banc de pierre, face au somptueux bassin de Latone, Madame de Motteville attendait sa gentille protégée. Qu’avait-elle donc de si urgent et de si confidentiel à lui communiquer, pour lui avoir fixé ce rendez-vous mystérieux, loin des oreilles indiscrètes ? Elle ne tarda pas longtemps à le savoir, car Agnès fit son apparition sur les marches du haut degré. Dès qu’elle vit sa bienveillante protectrice, elle courut jusqu’à elle, s’assurant par quelques coups d’œil fugace que personne ne la suivait.
Tout essoufflée, elle se pencha au-dessus d’elle, lui baisa le front et s’assit à son côté.
—Ah, chère Madame ! Comme il me tardait de vous parler !
—Moi aussi, Agnès, je suis heureuse de vous voir ! J’avoue que j’étais un peu fâchée envers vous, vous me délaissiez tant pour Monsieur.
—Il était important que je me réconcilie avec lui. La peine que je lui avais infligée était injuste. La courtoise hospitalité, dont il a fait preuve à mon arrivée à la Cour, méritait un tout autre traitement que mon ingratitude.
—Le Roi se demande encore s’il n’était question que de réconciliation dans votre étroite amitié avec Monsieur son frère.
—Et vous également, n’est-ce pas ?
—Oui…
—Eh bien ! Vous pourrez rassurer le Roi sur mes relations avec Monsieur ! Elles n’ont été qu’honorables et vertueuses et je suis réjouie d’avoir goûté aux sentiments purs et sans ambiguïté.
—Ma chère petite, c’est à vous de rassurer le Roi. Ce n’est point à moi de le faire… Alors ? Qu’aviez-vous à me révéler ?
—Justement, c’est au sujet de Sa Majesté… Je n’ose lui faire un aveu.
À la façon dont Agnès malaxait l’étoffe de sa jupe, Madame de Motteville devina que cet aveu n’était pas facile à faire.
—Vous voudriez que je m’entretienne avec Sa Majesté à votre place, c’est cela ?
—Point du tout, Madame ! Je veux simplement que vous me disiez si je dois lui dire que… Je suis… Que je suis grosse.
—Agnès ! S’écria madame de Motteville, ébouriffée par la nouvelle. En êtes-vous certaine ?
—C’est que je n’ai point eu mes menstrues… Je ne suis guère fort savante sur ces choses, mais je me rappelle que ma mère ne les avait point eues quand elle fut grosse de mon petit frère.
—Il faut qu’un médecin vous examine, ma petite ! Le mien se chargera très bien de cette affaire.
Françoise se tut un instant avant de continuer, prenant tendrement la main de la jeune fille.
—Est-il possible que ce fruit soit d’un autre homme que le Roi ?
—Non, Madame. J’avais rompu tout commerce avec mes amants que j’avais encore mes menstrues. Sa Majesté est bien le père de mon enfant.
—Alors, mon enfant, vous devez prévenir le Roi. Il appréciera votre franchise et la droiture de votre démarche. N’ayez aucune crainte, notre souverain vous aime profondément.
Chapitre 33
Bien que Louise de La Vallière sache que le grand divertissement de Versailles ne lui était pas réservé, elle s’était quand même jointe au millier d’invités, appelés à festoyer dans l’éden de flore, de marbre et d’eau, élaboré juste pour la circonstance de cette unique journée du 18 juillet. Cette journée s’allongerait très tard dans la nuit et se clôturerait par un somptueux feu d’artifice, au-dessus des jardins et du grand canal. Rien n’était trop beau pour la merveilleuse Montespan, glorieuse, parvenue au couronnement de sa victoire avec la naissance de son premier enfant royal. Déjà en son sein couvait un autre petit être tout aussi royal, et qui viendrait au monde le 31 mars 1670 : le futur duc de Maine qui serait chéri par sa gouvernante, madame Scarron. Incidemment, Agnès se retrouva assise à la table de collation entre Louise de La Vallière (le passé amoureux de Louis), Françoise de Montespan (sa passion du moment) et la veuve Scarron (son futur amour). La paysanne n’était qu’un dérisoire chapitre, dans le long roman passionnel, qu’était la vie tumultueuse de Louis XIV, un chapitre dont la dernière page allait bientôt être tournée pour toujours… Aucun mauvais propos, aucune raillerie ne viendrait ternir ce jour. Athénaïs trop rayonnante l’avait promis à son monarque et en effet, ni Louise ni Agnès n’eurent à subir sa méchanceté. Pour la marquise de Montespan, toutes ces femmes, la reine y compris, n’étaient que les spectatrices indispensables du décor enchanteur et fascinant, dédié rien qu’à elle, en son honneur. Elle était le joyau de la fête. Sans son public, elle ne pouvait briller de mille éclats ! Cette étoile étincelante devait ménager son assistance pour en être admirée et elle mit tout en œuvre pour s’en tenir à la promesse de paix qu’elle avait faite au Roi.
Entre deux pyramides de fruits garnissant chaque table, Agnès explora avec soin les gestes, le visage, les cheveux, la parure de la Marquise. Elle ne l’avait jamais regardée de si près. Il était vrai que cette femme de trente ans, épanouie, respirait la jeunesse, que sa vivacité d’esprit n’avait pas son égal à cette table et que sa présence à elle seule écrasait toutes les autres. En comparaison, Louise de La Vallière ressemblait à une lanterne éteinte. Par discrétion et par respect pour la reine, Louis ne se consacra qu’à son épouse, pour le plus grand bonheur de celle-ci, et monsieur à Henriette, mais seulement pour suivre l’exemple de son frère. Après le succulent goûter, le roi, pensant qu’il était l’heure de prendre un temps récréatif, proposa d’emmener ces dames repues à la visite de ses jardins. Cependant, chacune demeura libre de lui emboîter ou non le pas. Agnès avait un autre projet, que de se mêler aux belles du harem. Depuis sa place, elle avait aperçu Jean en galante compagnie, au bras d’une demoiselle à la chevelure aussi noire que l’ébène. Bien qu’il lui fût difficile de croire que son aîné pouvait un jour aimer une personne du sexe opposé, ses yeux lui fournissaient pourtant la preuve contraire, en lui montrant un échange de baisers loin de friser la simple amitié. À pas un peu hésitants, elle se donna l’audace de rejoindre le couple, assis à l’ombre d’une épaisse cloison de verdure.
—Jean !
—Ah, Agnès ! Isabel, dit-il, en s’adressant à la demoiselle, voici ma sœur Agnès.
—Si ! Répondit-elle dans un large sourire.
—Agnès, reprit Jean, j’avais justement l’intention de te présenter Isabel. C’est une fille que j’ai rencontrée lors de mon voyage en Italie. Nous nous sommes plu dès le premier regard. Je tardais à te faire découvrir cette beauté, car je craignais que cela ne te déplaise. Tu comprends, après ma mauvaise conduite, j’avais peur d’être incompris.
—Au contraire, Jean, je suis enchantée de te voir auprès d’une si charmante personne !
—Tu sais, tu peux parler ouvertement, elle ne maîtrise point encore très bien notre langue !
—Ah bon ? Eh bien ! que pense Monsieur de ta nouvelle conquête ?
—Il n’est point fâché et pour tout t’avouer, il m’a même souhaité beaucoup de bonheur ! Et sais-tu au nom de quoi Monsieur m’a offert sa bénédiction ?
—Nenni, mon frère, mais je suis tout ouïe.
—Au nom de l’amitié qu’il a pour toi ! Je suis libre de mener ma vie, comme je l’entends !
—Et qu’entends-tu, mon frère ?
—J’entends épouser cette belle demoiselle et donner descendance à notre famille.
En disant ces mots, il enlaça sa bien-aimée et l’embrassa. Heureuse de la conversion de Jean, Agnès prit les mains de sa future belle-sœur et lui fit comprendre, par une fervente accolade, qu’elle aussi leur donnait sa bénédiction.
***
Agnès s’agenouilla dans le confessionnal de la chapelle, là exactement où Athénaïs avait posé les genoux un mois auparavant. Le prêtre prononça les mêmes formules de rédemption que pour la marquise, sans s’attendre à recevoir une confession assez semblable.
—J’ai péché, mon père. Je suis la maîtresse de notre souverain… Je…
—Continuez, mon enfant, je vous écoute.
—J’ai poussé le péché assez loin… Trop loin… Je…
—Parlez, mon enfant, n’ayez pas peur !
—Je suis enceinte et je ne sais plus quoi faire.
—Ah ! Brebis égarée et qui erre désespérée hors du droit chemin, il n’est pas trop tard pour rejoindre le troupeau ! Quittez la Cour, rentrez chez vous et ne péchez plus.
—Et le fruit de mon péché, mon père ?
—Sachez, Mademoiselle, que toute vie conçue est la volonté de notre Seigneur ! Quel âge avez-vous ?
—J’aurai vingt ans en août, mon père.
—Vous êtes encore bien jeune… Vos parents sont-ils encore vivants ?
—Il me reste mon père… Ma mère est morte.
—Alors quittez la Cour et retournez dans votre famille ! Renoncez au péché, au faste et repentez-vous.
—Je n’ai pas assez de force pour renoncer au roi. Je l’aime passionnément !
—Le Roi ne vous appartient point ! Gronda-t-il. Il appartient à la reine, son épouse légitime ! En commettant le péché de chair avec lui, vous l’encouragez à l’adultère ! Pour la sauvegarde de votre âme, mon enfant, et pour celle de votre roi, vous devez renoncer à lui. Dieu est miséricordieux, agissez en conséquence et vous serez pardonnée.
—Je n’en ai point le courage, mon père… Sanglota-t-elle.
—Priez… Priez ! Et Dieu vous accordera ce courage dont vous manquez !
Chapitre 34
Agnès priait, priait, mais n’acquérait toujours pas la force de décision pour quitter cette Cour où le roi l’aimantait. Mais la puissance de ses prières et son réel souci de repentir toucheraient les cieux au moment où elle ne s’y attendrait pas. Dieu allait lui offrir une arme pour sortir de son péché.
Son anniversaire approchant, le Roi n’avait qu’une idée en tête, celle de la chérir. Un soir, qu’il avait désir de prolonger par une nuit sensuelle, ils entamèrent ensemble le sujet. Allongé sur le lit de sa jeune amante, Louis reposait sa nuque sur un coussin. Dans cette position, il pouvait, à son aise, admirer les anges peints au plafond. Agnès finissait de se coiffer. À la vue de cette extraordinaire intimité, n’importe qui aurait imaginé un couple marié dont l’époux, après une dure journée de labeur, attendait que sa femme s’allonge auprès de lui pour le câliner. Agnès savait qu’un moment comme celui-ci, ne se reproduirait pas avant longtemps. Puisqu’elle avait son royal amant sous la main, elle décida de lui apprendre sa grossesse.
—Vous ne portez point les diamants d’oreilles que je vous ai offerts au printemps, lui reprocha-t-il tout d’un coup, rompant la douceur de l’instant, pas plus que vos broches, colliers et diadèmes… Dois-je en conclure que vous n’aimez point les bijoux ?
Il avait parlé le premier. Comment allait-elle s’arranger pour en venir au sujet de ses préoccupations ?
—Non, Louis, répondit-elle en posant sa brosse sur la coiffeuse, au contraire, c’est parce que je les aime que je ne les porte pas. J’ai peur de les perdre…
— Voilà une bien sotte raison ! Pour votre anniversaire, enchaîna-t-il, j’aimerais vous offrir un présent qui vous plaise et dont vous aurez bon usage. Mais votre Roi est très indécis, alors, éclairez-Le sur vos désirs…Très chère Agnès…
Agnès, qui n’avait jusque-là orienté son visage que vers son miroir, tourna la tête et lui sourit. Invitée à s’étendre à côté de lui, elle alla appuyer sa joue sur sa poitrine et passa une main dans l’échancrure de sa chemise.
—Dès l’instant que vous êtes près de moi, Sire, je n’ai plus besoin de rien.
Elle éveilla ses sens en caressant son torse. Ils s’embrassèrent. Louis lui retira sa chemise de nuit et contempla son corps, l’effleurant du bout des doigts. Elle frémit. Cette petite entêtée ne lui dirait apparemment pas ce qu’elle désirait. Dommage… De toute façon, l’heure n’était plus à la discussion. C’est lui qu’elle voulait ? Alors, il s’offrit. Toujours aussi follement que la première fois, il l’aima. Toujours aussi passionnément, elle se laissa posséder.
Ayant tardée à venir, en ce mois d’août où les jours paraissaient ne jamais finir, la nuit les avait finalement engloutis. Dans la pénombre, la lune jetait des rayons lumineux aux reflets blancs et bleus. L’œil accoutumé à l’obscurité, Louis ne se lassait pas de contempler la silhouette sculptée de sa maîtresse.
—Il me semble que les copieux repas de ces dernières fêtes vous ont apporté quelques rondeurs ! Constata-t-il, en passant la main sur ses hanches et sur son ventre. Cela ne déplaît point à votre Roi.
—Oh, Sire, c’est que les liqueurs et massepains n’y sont pour rien dans ces rondeurs ! Clama-t-elle, enfin contente d’en arriver au but.
—Ah non ? Sourcilla-t-il.
—Non, je… Enfin, je…
—Cessez de marmonner, Agnès, et déliez donc votre langue que je vous sais assez bien pendue !
—Je suis grosse… Vous êtes fâché, je le vois…
Louis soupira et quitta le lit. En se rhabillant, il lui répondit :
—Je ne suis point fâché, juste surpris par la nouvelle. Avez-vous consulté un médecin ?
—Oui !
—Se peut-il qu’il y ait une erreur ? Espéra-t-il.
—Non.
—Pour quand est prévu l’enfantement ?
—Pour le mois de février…
—Il est temps que le Roi vous trouve un mari, Agnès !
Pour la paysanne, cette proposition ressemblait à une condamnation à mort. Ainsi voulait-il la marier ! Cela signifiait la répudiation et le refus de connaître l’enfant à venir, son enfant !
—Un mari ? Mais… L’enfant est de vous, Louis !
—Peut-être, mais le Roi n’est point assuré de cela. Le Marquis de Villarceaux ou le Chevalier de Lorraine ont peut-être une part de responsabilité dans cette affaire !
Agnès était écrasée sous le poids de cette fausse accusation. Elle ne reconnaissait plus, dans ces propos, le caractère doux et amoureux de son Roi. Il était transfiguré.
—La méchanceté vous va bien, Sire ! Elle vous pare mieux que tous les joyaux du monde !
—Taisez-vous ! Vos sarcasmes ne m’amusent guère.
Agnès n’avait que faire de sa réprimande, elle voulait lui vomir ses quatre vérités. C’est sans crainte qu’elle le fit.
—Je ne connaissais point mon Roi vil et mesquin ! Vous savez que j’ai rompu tous les liens que j’entretenais avec ces hommes et seulement au nom de l’amour que j’ai pour vous ! Reconnaissez plutôt, que vous refusez cet enfant, parce que je ne suis qu’une Contadine ! Une souillon, comme me baptise votre grosse tripière, la marquise de Montespan ! N’oubliez pas que la souillon a partagé votre couche !
—Assez ! Le Roi ne peut tolérer autant d’insolence ! Cria-t-il, rouge de colère.
—Sinon, vous me chasserez. Peuh… Vous ne me faites pas peur !!! Je ne me tairai point et je vous préviens, c’est la dernière fois que vous me voyez ! Vous pourrez m’infliger le châtiment qu’il vous plaira, je m’en moque ! Mais avant, avouez que cet enfant vous répugne !
—Le Roi ne peut reconnaître tous les bâtards de la Cour !
—« Bâtard » ?! Répéta-t-elle, furieuse.
Comme une flèche, le Très Haut venait de lui envoyer l’arme capable de l’exhorter à fuir la Cour. Elle était soudainement remplie de cette force et de ce courage qui lui faisaient tant défaut. Sa décision de tout abandonner ce soir-là était prise. Cet homme, ce roi, cet amant tellement adoré, ne valait même pas une larme. Il était aussi infâme que les autres ! Elle croyait entendre des paroles déversées de la bouche de Villarceaux, mais non c’était bien son cher prince qui les prononçait.
—Le Roi, poursuivit-il, déterminé à pousser l’infamie jusqu’au bout, ignore tout de la nature de vos relations avec Monsieur son frère !
Cette honteuse insinuation ne put retenir la main d’Agnès. Elle lui jeta un oreiller à la figure.
—Comment osez-vous penser que je vous ai trahi avec votre cadet ! Athénaïs n’avait point tort en vous insultant de poltron ! Vous êtes un lâche ! Le Roi est un lâche !
Tout comme avec Athénaïs lorsqu’elle lui lançait des injures, il fit la sourde oreille et resta aussi muet qu’une carpe. Il sortit, n’imaginant pas qu’il l’avait aimée pour la dernière fois.
***
À son lever, le lendemain matin, Louis se pencha à l’oreille d’Alexandre Bontemps.
—Bontemps allez donc réveiller mademoiselle Tardieu et dites-lui que le roi désire prendre son premier bouillon en sa compagnie !
—Bien, Sire, j’y cours !
—Ah, euh… Bontemps, apprenez-lui aussi qu’une bonne nouvelle l’attend.
—Oui, Sire, certainement !
—Et… Et qu’elle mette les pendants de diamants que je lui ai offerts.
—Bien Sire, Votre Majesté peut compter sur moi ! Votre Majesté a-t-elle bien dormi ?
—Oui…
Louis mentait en affirmant avoir passé une bonne nuit, car elle avait été éprouvante. Il avait consumé ses cinq dernières heures à se retourner dans son lit, la conscience torturée, la larme à l’œil, priant Dieu de se faire pardonner ses écarts, tous ses péchés de chair qu’il commettait avec toutes ces femmes qu’il mettait inévitablement enceintes à chaque fois. Il s’était également reproché les vilaines paroles, qu’il avait jetées au visage d’Agnès. Elle devait souffrir de sa dureté. Il l’aimait pourtant.
Louis fut étonné de voir Bontemps entrer dans sa chambre une dizaine de minutes plus tard. Généralement, il ne revenait pas après un ordre reçu, mais vaquait plutôt à la distribution des tâches et des commandements de son maître.
—Sire, balbutia-t-il en se courbant, la demoiselle n’est point dans ses appartements.
—Elle n’est point là ? Mais où est-elle donc ?
—Je l’ignore, Sire, mais en pénétrant dans sa chambre, j’ai constaté que son lit et ses armoires étaient en désordre, comme si tout avait été fouillé.
—Fouillé ? Soyez plus précis, Bontemps ! Je ne suis point d’humeur à jouer aux devinettes !
—Eh bien ! Il me semble que mademoiselle Tardieu a quitté les lieux précipitamment.
—Qu’est-ce qui vous fait dire cela, Bontemps ?
—C’est que, les affaires personnelles de mademoiselle Tardieu sont bien là, mais sa domestique m’a assuré l’avoir vue se sauver à l’aube, en compagnie de Thétis et que, pour tout bagage, elle n’avait que les pendants de diamants de Votre Majesté et l’écrin de bois de Monsieur de Lorraine.
—Le stylet de Philippe de Lorraine ! S’exclama Louis, soudain saisi d’une peur indicible. Vite, Bontemps, qu’une troupe d’officiers explore chaque coin de ce palais ! Cette petite écervelée est capable de commettre n’importe quelle sottise ! Qu’un piquet de gardes se poste près des appartements de la Marquise de Montespan !
Versailles fut fouillé de fond en comble, mais Agnès et son canin demeuraient introuvables. Louis envoya alors une patrouille à Avon. Sans doute, la rusée se cachait-elle dans sa propriété, de crainte d’être corrigée pour l’ignoble scène qu’elle lui avait faite. Il ne restait plus au roi qu’à attendre, angoissé, le retour de sa cavalerie. Le retour de cette cavalerie fut devancé par l’arrivée d’un homme porteur de nouvelles de la disparue. Il était chargé de remettre une lettre au roi. L’individu en livrée, avait tout l’air d’être un valet. On le fit pénétrer dans le cabinet royal. Louis reconnut la tête ronde d’un des domestiques travaillant à Avon.
—Sire, la jeune fille m’a chargé de vous confier ce pli en mains propres. Cela fait plusieurs heures que je suis en route, je n’ai guère pris le temps de me reposer. C’est que la demoiselle m’a demandé de me presser ! Je jure à Votre Majesté que j’ai fait tout mon possible pour arriver rapidement auprès d’elle.
—Allons, Monsieur, je ne mets point votre parole en doute. Avez-vous croisé mes hommes, en chemin ?
—Oui, sire ! Oh, à l’heure qu’il est, ils doivent être à Avon.
—Comment se porte mademoiselle Tardieu, dites-moi.
—Point très gaie et je dirais même tristounette. Elle est arrivée au domaine à l’improviste, un peu comme une furie, sans adresser mot à personne, sans donner d’ordre particulier, à part celui dont Votre Majesté m’a vu chargé… Elle a mis sa chienne en cage dans le petit chenil et s’est enfermée dans sa chambre. Même que les gens de maison se sont demandés quelle mouche l’avait piquée, pour qu’elle soit dans cet état ! Elle, qui est toujours gaie comme un pinson ! Voilà, c’est tout ce que je peux raconter à Votre Majesté.
—Eh bien ! Merci, mon brave. Allez donc vous rafraîchir et prendre collation aux cuisines !
—Merci, Sire !
Le messager plia des genoux à plusieurs reprises et ne se fit pas prier pour aller prendre un peu de réconfort. Louis décacheta le papier scellé à la cire et lut :
« Louis,
Nos chemins se sont croisés pour le plus grand bonheur de ma vie, mais il est temps qu’ils se séparent aujourd’hui. Je vous ai toujours aimé, même avant de vous rencontrer, et je vous aimerai pour l’éternité. Pourtant, je réalise que cet amour n’est point réciproque. Trop de femmes partagent votre cœur, votre couche et votre vie. Il n’y a guère de place, pour moi, si petite soit-elle, ni pour le fruit, notre fruit, qui grandit en moi.
Je vous dis donc adieu, mon Amour, mon Roi, mon Soleil, et je me repens dès maintenant des péchés que j’ai commis par faiblesse.
Agnès »
Louis s’effondra sur son bureau, les joues baignées de larmes. Il pleura beaucoup sur le moment, se laissant un peu vaincre par une déprime passagère, mais n’accepta pas cette rupture imposée. Le roi ne pouvait être rejeté de cette manière. Il était coupable d’avoir provoqué ce désaccord, certes, mais il ne laisserait pas à cette petite étourdie le choix de leur destin ! Il se leva et se dirigea vers la cheminée. À l’aide d’une allumette, il enflamma la missive, la balança dans l’âtre éteint et la regarda se consumer dans la flambée jaunâtre. Une minute après, il ne restait plus qu’un tas de cendres minuscule, noyé de fumée. Le temps bref de ce mini brasier lui avait permis de prendre une décision : patienter une semaine, puis se rendre lui-même à Avon, récupérer sa rebelle petite campagnarde qu’il aimait tant.
***
Le lendemain, la cavalerie, bien moins diligente que le dévoué serviteur, réapparut à la Cour. Le capitaine de la patrouille, le teint rougi de coups de soleil, fut reçu par Louis, dans une salle d’audience. L’officier avait le visage morose. Il avait, selon toute apparence, une information désagréable à transmettre à son souverain. Mais, comme il se trouvait, hélas, dans l’incapacité de sortir une parole de son gosier étriqué, il se contenta pour tout rapport, de déposer une sacoche sur la table de travail du roi. Silencieux, ce dernier analysa le faciès du bonhomme, voulant à tout prix comprendre ce qui se passait. D’une main tremblante, il ouvrit le petit sac. Dedans, le stylet tranchant du chevalier de Lorraine, encore taché de sang, de sang séché et noirci. Choqué, Louis l’éloigna vivement de sa main en l’éjectant sur le tapis. Devait-il croire à une tragédie ? Devait-il penser au pire ? Aucun son ne sortit de sa bouche, pourtant, l’officier devina la question que devait indubitablement se poser son monarque et il y répondit :
—Oui. Oui, Sire… La jeune fille est morte. Elle s’est ouvert les veines des deux poignets. Quand nous sommes arrivés sur place, elle baignait dans son sang. Il paraît, selon les domestiques, qu’elle s’était calfeutrée dans sa chambre. Personne ne se doutait… Ce sont les hurlements de la pauvre chienne qui ont alerté le personnel. Elle hurlait. Elle hurlait la mort, Sire, la mort !
Louis leva la main pour lui enjoindre de se taire. Il était tellement peiné qu’il ne voulait plus rien entendre.
—Je vous prie de laisser votre Roi seul…
—Oui, Sire.
Le Capitaine fit une prompte courbette et rejoignit la porte de sortie. Tout d’un coup, il se retourna vers Louis. Il se rappelait un fait qu’il ne devait pas manquer de lui rapporter.
—Sire, la femme de chambre de mademoiselle Tardieu m’a demandé de vous dire, avec beaucoup d’insistance, que sa maîtresse portait ses diamants d’oreilles !
—Merci Capitaine, ce détail est vraiment important pour votre Roi !
Debout à la fenêtre de son cabinet, Louis versa quelques larmes en repensant à la superbe nymphe de la forêt de Saint-Germain. Il se dit que s’il ne l’avait point rencontrée ce jour-là, s’il n’avait point croisé son regard de braise, s’il n’avait point cherché à la revoir, elle serait encore en vie et coulerait sans doute des jours heureux auprès d’un homme aimant et passionné. Son regard se perdit sur ses somptueux jardins. Pour l’oublier, il partirait de son merveilleux château, pour un temps seulement. Dès le mois de septembre, il emmènerait sa Cour à Chambord pour y traquer le gibier. Mais il n’irait pas à Saint-Germain. Non, pas tout de suite…
Athénaïs fit irruption dans la pièce et l’arracha à ses réflexions. Elle désirait montrer à son amant sa nouvelle façon de se coiffer, une coiffure extravagante, montée en pyramide sur le sommet de son crâne et toute tressée de perles. Elle avait mal choisi son moment.
—Ah, Louis, je vous cherchais ! Que pensez-vous de la nouvelle coiffe qu’a conçue pour moi ma dame d’atour ?
Louis ne prit même pas la peine de lui répondre, ni même de se tourner vers elle. Elle se vexa de ce manque de courtoisie.
—Vous pourriez me répondre, au moins. C’est pour vous que je me fais torturer la tête chaque jour ! Et puis… Qu’est-ce que ce déploiement de cavalerie sous mes fenêtres ? Ces hommes sont bruyants et grossiers !
—Laissez-moi Madame, sortez, ordonna-t-il sans broncher d’un épi, le poltron n’a rien à vous dire.
FIN
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