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Déluges
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- Catégorie : Littérature générale > Nouvelles
- Date de publication originale : 04/02/2010
- Date de publication sur Atramenta : 15 mars 2011 à 16h55
- Dernière modification : 28 mai 2019 à 12h29
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- Longueur : Environ 110 pages / 36 966 mots
- Lecteurs : 333 lectures
Cette oeuvre est déclarée complète, relue et corrigée par son auteur.
Confettis glacés
C’est drôle ! Un vingt-trois heures trente d’une veillée du Jour de l’An, l’instant où tous les grands enfants pressés font péter leurs feux d’artifice. De ma fenêtre, j’entends leurs explosions ou leurs sifflements stridents, je vois leurs paillettes d’or dégringoler.
Aujourd’hui, ma migraine a cédé à midi et la neige est tombée tout l’après-midi, son tapis pâle se tache de mille couleurs clignotantes.
Pour ceux qui comme moi sont seuls, ce peut être d’un sinistre redoutable. Rien ne vaut une nuit de fête pour désirer mourir et ne pas se rater parce qu’on peut se faire chier dans la vie au point de se pendre. Les services d’urgence connaissent bien cela, là où la mort rôde loin des cotillons, Noël, Jour de l’An, même combat, la joie, la fête et la famille ! Cette année, ce sera famille et patrie. Du travail, il n’y en a plus. Mais les clairons qui sonnent les rassemblements de patriotes imbéciles sont toujours là, plus que jamais. Mobilisés contre de grands enfants analphabètes faits bêtes qui se font péter la cervelle vide et le reste, à la foi puis à l’explosif.
De là où je suis, je vois toutes les lucarnes éclairées de mon voisinage et celles qui ne le sont pas. Les deux vieux là-bas ont fermé leurs persiennes comme d’habitude. Ils dorment ou bien regardent la télé et c’est tout comme. Leurs nuits sont longues et celle-ci est pareille aux autres, une année qui passe… Il en reste peu à venir et pourtant ils sont indifférents ou alors, peut-être, trop de souvenirs les assaillent, trop de proches n’ont pas eu la chance de voir passer cette nuit. C’est sans doute une manière de penser à eux.
J’ai le nez collé sur la vitre de ma chambre qui domine un peu le quartier, je partage presque l’indifférence des vieux, j’ai comme eux dans la tête trop de visages avec des lèvres tendues qui m’ont souhaité une bonne et heureuse année. Je vois leurs faciès réjouis, je sens encore les lèvres des femmes de ma vie ; l’une qui ne sait pas qu’elle fête la dernière de son existence et moi qui le sais, l’autre qui souhaite la dernière avec moi, son cœur est déjà ailleurs et je ne le sais pas. En définitive, je n’aime pas ces effusions de souhaits standardisés trop souvent perfides ou hypocrites. Je suis ce soir seul et je regarde comme un étranger cette fête que je n’aurais ratée pour rien au monde il y a peu. Mais tout passe, je m’épargne une joie rituelle, superficielle et superstitieuse. Ce qui ne m’empêche pas d’espérer même un misérable baiser mais pas sur la peau froide d’une joue pâle et poudrée, non, sur deux lèvres chaudes et charnues, rouges et affamées. Mais ce ne sera pas ce soir.
Le soir de la Saint-Sylvestre, les volets pour l’essentiel sont ouverts. La nuit n’est plus confidentielle ni paisible, elle se veut festive, elle se veut chaude et il fait froid. Froid sur le monde en guerre, chaud dans l’atmosphère, sauf ici ce soir dans le Midi à deux pas de la Méditerranée.
Les flocons ont repris leur chute inexorable, ont repris leur labeur de fourmis blanches, le tissage immaculé de tous les reliefs. Des voitures se garent dans la cour des voisins d’en face, parfois dans le hurlement des moteurs sur la glace. Les hommes portent sous leur bras une bouteille de champagne, les femmes titubent sur leurs talons hauts qui s’enfoncent dans la neige et grelottent sous leur manteau qui cache la nudité d’une robe de soirée. Certaines changent carrément de chaussures en sortant de la voiture, elles balancent leurs NIKE dans le coffre et enfilent des escarpins de princesse. Je n’ose imaginer les merveilles qui se cachent sous ces fourrures ; une robe longue à la fente interminable qui se meurt au sommet d’une hanche ; une autre plus courte, qui remontera peut-être à chaque pas de danse et qu’une main preste saura maintenir là, à la frontière de la pudeur et de la provocation. J’imagine ces trésors de maquillages éphémères qui vont expirer dans la sueur et sur les joues des hommes. Et puis, il y a la buvette et les assiettes en carton qui dégueulent ou plient sous la bouffe ; la langouste au gros rouge, le saumon fumé au coca-cola, le foie gras au sirop d’orgeat, tout ce mélange de mets fins qui se mêlent aux cacahouètes de l’apéritif. Je ne peux m’empêcher de penser que le résidu de tous les cure-dents de la soirée nourrirait une famille africaine.
J’imagine toutes ces bouches pleines qui se la souhaitent à présent, toutes ces joues qui se tendent, ces lèvres grasses qui s’allongent.
Un déluge de confettis et de rubans multicolores se déverse sur les joyeux convives, qui dansent sur des airs imbéciles en exhibant leurs chapeaux de zozo et leurs langues de belle-mère. C’est fou ! Ce que la joie à cet instant devient abrutissante ! Une allégresse débridée, nivelée par le bas, vient dérider les coincés, secouer les endormis, lever le cul des plus vieux. Deux mains poisseuses se posent sur l’épaule de celui qui précède. Deux épaules nues ploient sous la moiteur des grosses pattes de celui qui suit : c’est la danse des cons !
Il y a une autre lucarne plus discrète à quelques pas de là, une lucarne sur un repas où l’on sourit parfois, où l’on s’échange quelques mots, sans éclats ni paillettes. C’est un lieu où l’on se recueille presque religieusement parce qu’il manque quelqu’un à cette table qui l’année passée riait aux éclats. On se passe le vin, la bûche circule et bientôt tout le monde se retirera à minuit.
J’ai entrouvert la fenêtre, un souffle silencieux et glacial s’engouffre dans la chambre. Au loin d’autres fenêtres s’ouvrent et laissent s’échapper de la musique, des cris, des rires et parfois des bris de bouteille. Les hommes perdent leur cravate, les femmes oublient leurs escarpins, le pavé colle du punch et de la vodka mêlés aux confettis.
La baie de la villa de droite ne laisse apparaître qu’une lueur vacillante et deux silhouettes qui trinquent à la bougie. J’imagine des mots d’amour, des yeux brillants de bonheur et de désirs mêlés. Ce sont sans doute les plus heureux.
La neige a cessé, mais laisse un manteau gelé de vingt centimètres où les voitures pressées de rentrer s’enlisent. Je prends plaisir à déceler les aléas des joies éphémères qui se cachent derrière les volets fermés à présent. La musique qui se fait douce, la pièce qui s’agrandit avec le départ des premiers convives et l’abandon des danseurs fatigués. Les princesses du début de soirée sont affalées sur les canapés, les princes charmants titubent au milieu de la pièce pour se prouver qu’ils tiennent encore debout. Le lit de la chambre croule sous les fourrures, les vestes et les sacs que quelques invités, sur le départ, trient à la recherche qui d’un manteau, qui d’une gabardine ou d’une écharpe.
Quelle heure doit-il être, quatre heures, cinq heures ? Je ne vois pas encore le liseré blafard qui découpe la cime des arbres et des toits quand les prémisses de l’aube s’annoncent.
Quelques tout-terrains hurleurs se frayent un passage dans la rue enneigée, les autres véhicules patinent lamentablement, c’est précisément à cet instant que la nuit de certains fêtards va paraître longue et le Nouvel An bien mal parti.
Dans la vallée du Rhône, sur tous les grands axes du sud de la France, des files de voitures pleines de noceurs attardés se collent pare-chocs contre pare-chocs. Certains reviennent de la fête, d’autres n’y parviendront jamais. La longue nuit de la Saint-Sylvestre s’achèvera pour beaucoup, sous une couverture entre deux barres de hand ou sous un filet de basket parfois dans le foyer communal d’un village en bordure d’autoroute.
Je me lasse, la nuit a été longue et je vais trier mes déchets dans les poubelles, pour l’occasion je vais aussi trier mes souvenirs. Ça me fera toucher la neige ! Poubelle jaune, révolution, espoir d’avenir qui chante, à recycler ! Poubelle bleue, les résidus nostalgiques de mes amours perdues, à l’incinérateur !
Je croise mon voisin qui fume une clope au calme près des bacs en regardant les voitures de ses invités emballées sous vingt centimètres de neige. Ils ne pourront pas repartir.
— Bonjour voisin ! Bonne année ! Mais, tu es seul ? Tu vas venir boire une coupe de champagne, ce n’est pas sain la solitude !
Si je réponds oui, c’est parce que je ne sais pas dire non.
***
Il est cinq heures du mat. J’entre dans une étuve tropicale, moite et chaude où se mêlent des effluves de tabac, de punch, de sueur et de parfums de femme. Un couple resté tempérant danse une salsa endiablée avec une maîtrise rare. Je ne sais pas si ma fascination porte sur la jambe qui jaillit de la robe fendue ou sur la virtuosité des danseurs. Les tables croulent d’assiettes encore pleines, mais oubliées et de verres en plastique vides ou froissés.
Peu à peu, les convives reviennent transis de leur faux départ et, pour réchauffer ce petit monde de fêtards sinistrés, une lambada redonne sur la piste de danse un nouveau départ. Les verres se remplissent de nouveau et les plus sobres se résignent bientôt à sucer du nectar alcoolisé. Comme un con, moi aussi !
Ils le savent, ils ne reprendront pas la route de sitôt. Des petits groupes de conversation animée se forment çà et là. Des bâillements précèdent quelques assoupissements brefs, le tout favorisé bientôt par une série de slows mal venus d’un DJ de fortune. Mon voisin hôte et grand maître de cérémonie est pitoyable devant cet impondérable climatique qui retient chez lui tous les invités. Je comprends mieux son invitation sur le tas quand il me demande d’héberger quelques convives épuisés.
Je converse un verre de punch à la main avec un couple né de la soirée. Ces derniers, entre deux mots, les yeux mi-clos, se roulent de brûlants baisers. La sœur de l’un d’eux, une infortunée solitaire petite femme brune aux yeux bleus, porte simplement un jeans délavé et un tee-shirt noir à l’effigie du Che. Elle paraît mal à l’aise au milieu des paillettes et des robes de soirée. Elle a accompagné sa sœur par désœuvrement plus que par désir de fête. C’est fou tout ce que l’on fait quand on ne sait pas dire non. C’est fou ce qu’on peut s’ennuyer à faire plaisir, à boire pour faire plaisir, à chanter pour faire plaisir, à danser pour faire plaisir. Quand je tends les clefs de mon appartement au couple d’amoureux d’un soir, ils s’en emparent prestement, le sommeil n’est pas encore la motivation des deux tourtereaux enivrés. Au moins, ces deux-là iront enfin baiser et se faire plaisir.
Le jour entame son cycle et révèle une nature blanche et glaciale plongée dans une ombre bleutée. C’est ainsi qu’un premier janvier d’une année dont j’oublierai vite le chiffre, je me surprends à converser, à 7 heures du matin, avec une charmante femme, réservée et douce. Autour de nous errent des fantômes bâilleurs, des ombres lascives qui traînent les pieds, des pantins chancelant à la recherche des toilettes.
De quoi parlons-nous sous le regard perçant de Guevara ?
De la misère du monde et du fossé entre les riches et les pauvres qui se creuse un peu plus d’année en année sous l’effet de la mondialisation. Nous partageons le petit espoir du mouvement altermondialiste. En somme, nous souhaitons une meilleure année au reste de l’humanité. Ça vaut en somme les vœux égoïstes et indécents de bonne santé pour sa petite personne quand des millions d’Africains crèvent du SIDA, du paludisme ou de la faim un peu à cause de notre passivité. Bref, avec le punch, de quoi se donner un mal de tronche à changer le monde. Nous trinquons et nos regards s’effleurent.
— À l’insurrection ! que je fais, tiens tant qu’à faire, diable !
Nous parlons peu de nous. Pourtant, les slows d’un DJ endormi donnent à l’atmosphère embuée une douceur et une quiétude propices aux confidences ou au rapprochement. Peut-être, nos yeux parlent-ils davantage et ma migraine pas encore. Soudain, la voix du maître des lieux rompt l’assoupissement général :
— Qui veut de la soupe à l’oignon ? s’écrie-t-il.
Nos lèvres font ensemble la même grimace et cette commune réaction de dégoût déclenche le même éclat de rire simultané. Pour échapper à la louche et au bol de l’odorant breuvage traditionnel, je lui prends la main et l’entraîne dans un slow. Cette danse a quelque chose de magique, c’est la seule où le rythme et le pas n’ont que peu d’intérêt. Seuls importent le contact, l’étreinte et la parole. Il n’y a aucune réticence. Nos âges respectifs rendent cette danse familière. Nos deux corps s’épousent naturellement et les nombrils font connaissance. Quant aux mots, ils sont brefs et noyés dans nos bâillements qui trahissent la fatigue, bien malgré nous. D’un commun accord, nous quittons l’assemblée festive composée à présent de convives épuisés aux yeux cernés qui avalent sans enthousiasme leur soupe ou dorment sur une chaise les bras ballants. Ma tempe droite commence à battre.
Pour rejoindre mon domicile, il y a deux cents mètres que nous franchissons sous les premiers rayons du soleil, à pas prudent, son bras glissé sous le mien pour nous stabiliser sur les plaques de glace vive. Dans mon salon gît le couple d’une nuit dans une pose impudique et dénudée. Sur le lustre pend un soutif, sur la table s’étale un slip et, jonchant le sol, éparpillé, tout le reste pour évoquer des ébats tumultueux. Un duo de ronflements comme un chant d’amour accompagne la scène d’un romantisme furieux, mieux, d’un érotisme subtil et communicatif. Ma tempe droite déchirée me rappelle à l’ordre. Je trouve dans l’armoire un fin matelas de rando et propose, fort galamment, pour ne pas dire douloureusement, mon lit à mon hôte. Elle s’allonge sur ma couche dans un bruyant soupir de soulagement, peut-être d’espoir. Je me glisse laborieusement dans mon duvet, la tête dans un étau.
— Je crois que vous êtes un garçon bien élevé, je pense que nous pouvons partager cette couche gentiment, fait-elle d’un ton espiègle et plein de désir de caresses.
Je lui réponds :
— Pardon, pas ce soir, d’un ton plein de désir de paracétamol et d’aspirine.
Elle coule dans mes draps et plonge déçue dans les bras de Morphée pendant que je m’apprête à commencer la nouvelle année comme j’ai fini la précédente.
Table des matières
- Avant propos Env. 1 page / 60 mots
- En octobre de cette année-là Env. 16 pages / 5109 mots
- Quand la neige reviendra Env. 4 pages / 1289 mots
- Balèti Env. 16 pages / 5256 mots
- L’arbalète Env. 11 pages / 3427 mots
- Confettis glacés Env. 8 pages / 2571 mots
- Glissement de destins Env. 7 pages / 2340 mots
- Vidourlade Env. 15 pages / 5085 mots
- Le relou Env. 8 pages / 2421 mots
- La traque Env. 9 pages / 2630 mots
- Tempête sur Châteauneuf-de-Randon Env. 4 pages / 1010 mots
- Le mas des collines blanches Env. 18 pages / 5768 mots
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