Atramenta

Lire, écrire, partager

  • Se connecter
  • S'inscrire

  • Mot de passe oublié / Lien de confirmation non reçu
  • Accueil
  • Oeuvres
    Lecture libre et ebooks gratuits
    • Tous les thèmes
    • Top 20 du domaine public
    • Top 20 des oeuvres originales
    • Cherche relecteurs
    • Avis des lecteurs
    • Versions audio gratuites
    • Dernières publications
    Boutique Livres
    • Catalogue livres
    • Avis des lecteurs
    • Nouveautés livres
    Boutique ebook
    • Catalogue ebooks
    • Nouveautés ebooks
  • Auteurs
    Domaine public
    • Auteurs du domaine public
    • Avec biographie
    • Biographie manquante
    Auteurs inscrits
    • Auteurs publiés par Atramenta
    • Nouveaux inscrits
    • Les plus populaires
    • Annonces et actualité
    • Auteurs à encourager
  • Publier
    En lecture libre et ebook gratuit
    • Publier en lecture libre
    Un livre papier
    • Publier un livre
    Un ebook payant
    • Publier un ebook
  • Aide
  • Cliquez-ici pour être banni 15 minutes...

Navigation : Lecture libre > SF et fantastique > Science-fiction, Anticipation > D'AMOUR ET D'EAU SALEE.

D'AMOUR ET D'EAU SALEE.

Couverture de l'oeuvre
  • Catégorie : SF et fantastique > Science-fiction, Anticipation
  • Date de publication originale : 18/09/2009
  • Date de publication sur Atramenta : 12 juin 2011 à 22h06
  • Dernière modification : 17 mars 2013 à 12h22
  • Longueur : Environ 23 pages / 6 871 mots
  • Lecteurs : 184 lectures + 183 téléchargements
Coup de cœur des lecteurs (×1)
Mots clés : sirenes, sexe
Par Bernard Vonglis
Bernard Vonglis
  • 65 oeuvres en lecture libre
  • Suivre cet auteur
  • Profil détaillé

Cette oeuvre est déclarée complète, relue et corrigée par son auteur.

Oeuvre publiée sous licence Licence Art Libre (LAL 1.3)

  • Options d'affichage
  • Lampe de chevet
  • Lecture plein écran

D'AMOUR ET D'EAU SALEE. (Oeuvre réservée à un public averti)

D'amour et d'eau salée.

21 octobre 1929. Vu dans une galerie de peinture de turin, Le réveil de la sirène blonde, une huile sur bois signée Scipione, l'un des maître de l'actuelle école surréaliste. Couchée sur une peau de panthère, la femme poisson possède un ventre et un torse épais, à l'épiderme d'un rose orangé, une longue chevelure fauve ornée de plumes d'autruche roses, une queue massive et courte, d'un gris tirant sur le vert pâle. Un châle à franges masque la jonction des deux parties du corps, l'apparent souci de décence n'étant peut être qu'un prétexte pour cacher l'ignorance du peintre quant à la forme du sexe des sirènes et son refus de l'imaginer. Du bras droit, elle tient un peigne ; le gauche, dressé comme pour un salut, se termine par une main minuscule, adorable, le visage large, aux traits fins, n'arbore pas le sourire que suggère ce geste, ce qui incite à penser qu'il s'agit d'un adieu un peu triste à un amant humain. A la gauche de la sirène, au premier plan pour l'obsvervateur, un poisson raide, apparemment mort, trois grenades, un concombre, un pigeon, un lapin. A sa droite, vers le fond, une cruche, une gibecière en osier tressé, un cavalier minuscule, un palmier et la lune sur le point de disparaître derrière un horizon montagneux. Fasciné par la petite main, j'évite de me poser des questions. Mais cette sirène qui dort à terre, c'est étrange non ?
22 octobre 1929. J'ai fait cette nuit un rêve inspiré par le tableau de Scipione. Le voici tout juste un peu (?) arrangé. On verra que je possède le don rare de rêver en costume d'époque et que je n'élude, moi, aucune difficulté.
                                                         *
A Portsall, petit port de pêche du Finistère, par cette soirée venteuse du 21 octobre 1877, la taverne du père Cossic ne désemplit pas. Tous les hommes du village, que le mauvais temps a empêchés de prendre la mer, bavardent devant des bolées de cidre

ou des demi-setiers de vin rouge. Leurs pipes exhalent une fumée bleue, à l'odeur acre, qui stagne sous les poutres et brûle les yeux. Attablés près d'une des fenêtre closes, quatre jeunes marins entourent Yann Le Flohic, un gaillard d'une cinquantaine d'années dont le visage buriné arbore en permanence le demi-sourire propre aux initiés.
- Père Le Flohic, insiste Gwenn, dont les longs cheveux blonds sont noués en catogan, contez-nous votre fameuse histoire de sirènes.
En réalité, ce que désirent Gwenn et ses compagnons ce n'est pas entendre le récit de cette aventure que leurs parents leur ont narrée cent fois et à laquelle ils ne croient pas plus qu'eux, mais voir les tatouages qui couvrent la moitié inférieure du corps de Yann et qu'il dévoile parfois lorsqu'il a bu plus que de raison ou que ses auditeurs ont su gagner sa confiance.
Comme les jeunes marins qui le sollicitent, Yann commença sa carrière sur les cotres qui pèchent le lieu, le maquereau et le bar au large des côtes bretonnes. Puis à dix-huit ans, il embarqua sur l'une des goélettes qui, chaque année, gagnent les parages de Saint-Pierre-et-Miquelon pour en revenir chargées de morue salée. Bon pêcheur, et donc mieux payé que ses camarades, il aurait pu, après quelques campagnes hauturières, acheter son propre cotre et gagner aussi bien sa vie sans avoir à s'absenter, des mois durant - et pour quelles peines - de sa maison de Portsall. Mais, à vingt-huit ans, Yann bifurqua. Sans attache à terre - ses parents étaient morts et il n'avait pas pris femme - il suivit les conseils de son ami Loïc Lebloc, marin au commerce, et mit avec lui son sac à bord du Saint-Thégonnec, trois-mâts brestois qui devait appareiller le 10 juillet 1851 pour Pondichéry. Une brève escale était prévue à Bordeaux où

l'on chargerait du vin pour compléter la cargaison de vivres, farine et viande salée, destinée aux commerçants de l'île de La réunion. L'isthme de Suez n'ayant pas encore été percé, la route la moins pénible consistait à doubler le cap de Bonne Espérance et ainsi l'escale à la ci-devant île Bourbon s'imposait.
                                                       *
Yann qui jusqu'alors n'avait navigué qu'en Manche et dans l'Atlantique nord, le plus souvent dans le froid et la brume, sur une mer reflétant la grisaille du ciel, découvrit avec délices les alizés, la torpeur équatoriale, le bleu profond des mers du sud sous un chaud soleil presque toujours présent. Il y eut certes le Pot-au-noir et toutes les manoeuvres qu'il fallut accomplir dans les vergues pour tirer parti de la moindre brise ou les grains violents. Mais, pour qui avait connu la calmasse houleuse et les averses glacées des parages de Saint-Pierre, c'était presque de la navigation de demoiselles.
Franchir le cap des tempêtes pendant l'hiver austral, sur un solide trois mâts de quarante-cinq mètres était plus impressionnant que dangereux. Poussé par un fort vent arrière, le Saint-Thégonnec, presque à sec de toile, filait plus de dix noeuds. De grosses lames soulevaient la poupe à une hauteur vertigineuse, tandis que la proue piquait dans la mer, embarquant des tonnes d'eau verte qui balayaient le pont lorsque le navire se redressait. Ceux des membres de l'équipage qui avaient doublé le Horn par vent debout racontaient à leur camarades les misères qu'ils y avaient subies, deux à trois semaines à tirer des bords carrés dans des vagues énormes, des rafales furieuses qui couchaient le navire, jusqu'à ce qu'une accalmie permît enfin de franchir les quelques dizaines de milles donnant accès à la route de Valparaiso.

A la Réunion, le Saint-Thégonnec ne stationna que durant trois jours, le temps de décharger sa cargaison de vivres et de faire le plein d'eau. Yann et Loïc ne purent passer que quelques heures à terre. Le premier découvrit avec enchantement la splendeur de la végétation et la gentillesse de la population mêlée qui vit sur cette île perdue. Exacte ou non, la première impression est toujours la bonne pour qui n'a pas l'intention d'écrire une étude scientifique, mais seulement d'enrichir sa vie de souvenirs heureux.
C'est donc le coeur rempli de nostalgie, mais aussi de rêve, que Yann reprit la route de Pondichéry. Grâce à des vents favorables - alizé de sud-est puis mousson de nord-ouest - la navigation fut relativement facile et le trois-mâts toucha le comptoir français le 4 novembre.
                                                        *
Le lendemain commença le chargement de la cargaison de retour, thé, épices, soieries, porcelaines... travail délicat compte tenu de la fragilité de ces marchandises que les marins devaient arrimer avec un soin particulier. Mais, simultanément, le capitaine profitait des marées basses pour faire nettoyer la partie immergée de la coque, la calfater et goudronner. Une dizaine de jours suffit pour accomplir cette double tâche. Compte tenu des formalités administratives à accomplir, l'appareillage fut donc fixé au 17 novembre. Pour récompenser l'équipage, le capitaine autorisa les bâbordais à descendre à terre le 14 et les tribordais le 15. Le 16, on récupérait sans ménagements les éventuels manquants.
Les deux amis faisaient partie de la seconde bordée. C'est la veille de leur permission que Yann découvrit un autre Loïc. Vers neuf heures, assis sur les coffres où ils serraient leurs effets, les deux marins conversaient comme chaque soir depuis leur arrivée au port.

D'habitude, en raison de la fatigue accumulée tout au long d'une journée de travail pénible sous le soleil, il ne tardaient pas à prendre place dans leur hamac pour s'y endormir instantanément. Mais ce soir-là, n'ayant eu à vaquer qu'à des tâches d'entretien intérieur du navire, il purent bavarder longuement. Ce que Yann apprit à cette occasion le plongea dans la stupeur. D'emblée Loïc entra dans le vif du sujet. De son coffre décadenassé, il sortit un petit sac en cuir qu'il posa sur le sol, devant son camarade, après avoir jeté un coup d'oeil circulaire pour vérifier qu'ils étaient bien seuls.
- Soupèse, dit-il.
Yann, qui avait proportionné sa force au faible volume de l'objet dut faire un effort supplémentaire pour le décoller du plancher.
- C'est de l'or ? demanda-t-il, ébloui.
- Oui, des louis, il y en a pour 20 000 francs, dit Loïc en replaçant la bourse dans son coffre dont il referma le cadenas.
- Mille louis ! Ils sont à toi ?
- Non, ils appartiennent à des gens riches, de Brest et des environs. Des commerçants, des propriétaires.
- C'est pour quoi faire tout cet or ?
- Pour acheter quelque chose qu'on trouve difficilement au pays et qui y coûte beaucoup plus cher.
- Et c'est quoi ?
- De l'opium.
Yann avait entendu parler de l'opium et de son utilisation pharmaceutique sous l'espèce du laudanum vendu en sirop ou en grains. Il en connaissait les vertus hallucinatoires sans les avoir lui-même expérimentées. Mais, ne voulant pas se révéler encore plus bête qu'il ne paraissait, il se garda bien de demander à son ami des éclaircissements complémentaires. Et surtout, une autre question

lui venait à l'esprit et, celle-là, il pouvait la poser sans passer pour un idiot. Comment Loïc, fils d'un paysan pauvre et illettré, avait-il réussi à s'introduire dans le milieu très fermé de la bourgeoisie brestoise ? Comment était-il parvenu à gagner la confiance de ces gens riches qui lui remettaient des sommes aussi importantes ?
- C'est grâce à Maître Quémeneur, le notaire, répondit le marin.
- Le propriétaire de la ferme de ton père ?
- Oui, c'est un secret, mais maintenant que mon père est mort, je peux te le dévoiler. Tu te rappelles le bon élève que j'étais en classe ? C'est ce qui donna l'idée à M. Le Tallec, le recteur de Ploudalmézeau, de proposer à mon père de me faire entrer au petit séminaire. Bien sûr, mon père accepta. Une bouche de moins à nourrir, un fils prêtre, c'était pain bénit. Mais moi je ne voulais pas. M. Le Tellec me faisait peur avec son air sévère et sa soutane plus noire que les plumes d'un corbeau. Pas question que je devienne comme lui. J'avais beau n'avoir que douze ans, je savais ce que je voulais : embarquer sur un morutier pour échapper à l'esclavage de la terre. Un jour où nous nous disputions à ce sujet, Me Quémeneur est entré, accompagné de son régisseur.
"Comment, père Lebloc, a-t-il dit, vous voulez forcer ce gamin à porter la calotte ? Je vous l'interdis bien. La patrie de Voltaire et de Diderot doit être laïque. En tout cas nous, les Quémeneur, ferons tout notre possible pour qu'il en soit ainsi. Que veux-tu devenir plus tard, mon garçon ? ajouta-t-il en se tournant vers moi.
- Marin à la grande pêche.
- Pense plutôt au commerce, mon garçon, c'est moins pénible et ça rapporte davantage".
Me Quémeneur était violemment anticlérical et je demeure persuadé qu'il intervint en ma faveur plus pour contrarier le recteur que pour me rendre service. Mais mon père et M. Tallec durent céder et je ne suis pas entré dans les ordres. Déçu et honteux, mon père me fit jurer de ne jamais trahir ce secret, pour lui déshonorant.

Il y a trois ans, à la fin de mon service dans la royale, j'allais reprendre la pêche à la morue quand je reçu une lettre de Me Quémeneur m'invitant à lui rendre visite dans sa maison de Brest. En me voyant entrer dans son bureau, il poussa un "Ah !" de satisfaction, puis se leva, vint vers moi, me tapa sur l'épaule, me fit asseoir sur une chaise isolée au milieu de la pièce et se mit à tourner autour, les mains croisées dans le dos, en me disant : " Loïc tu n'es plus un gamin. Tu me dépasses d'une tête, c'est pour ça que je t'ai fait asseoir. Tu viens de faire un tour du monde sur le Tourville. J'ai eu du commandant Le Guen les meilleurs renseignements sur toi. Crois-moi, ne retourne pas à la morue. Laisse ça aux dadais qui ne savent que mouiller une ligne et la haler en se gelant les doigts. J'ai beaucoup mieux pour toi. Mon frère Jean, l'armateur, a besoin d'un bon gabier pour son meilleur trois-mâts, la Louise-Quémeneur, qui appareille dans trois jours pour pondichéry. Ça te convient ? Fais-moi confiance une deuxième fois, tu ne le regretteras pas".
                                                           *
Comment refuser ? Trois jours plus tard donc, nous laissions derrière nous la rade de Brest. Je n'étais pas mécontent de retrouver les mers chaudes plutôt que les frimas de saint-Pierre-et-Miquelon. A la demande de Jean Quémeneur, le commandant Kerven avait confié ma formation à un vieux matelot qui faisait sa dernière traversée, Léon Le Bars. C'est en arrivant à Pondichéry que je compris les motifs réels de la sollicitude de Me Quémeneur.
"Loïc, me dit Léon alors que nous nous apprêtions à débarquer pour tirer une bordée à terre, tu connais maintenant à peu près tout du métier, mais il me reste une chose à t'apprendre.

Accompagne-moi, regarde, écoute et ne dis rien".
Léon tira de son coffre un petit sac en cuir, qui me parut très lourd et nous partîmes par les rues de Pondichéry, des rues de plus en plus petites et obscures. A chaque bifurcation il me montrait un repère que je devais graver dans ma mémoire. Je commençais à tout confondre lorsqu'il s'arrêta devant une porte délabrée qu'il heurta selon un signal convenu : un coup, deux coups, puis trois. Un Chinois nous ouvrit, porteur d'une lampe qu'il éleva à la hauteur de notre visage. Ayant reconnu Léon, il nous fit signe d'entrer et de le suivre dans une petite salle ornée de chinoiseries où un gros Chinois ne tarda pas à nous rejoindre. Il était suivi de deux domestiques porteurs de deux sacs de jute remplis de petites tablettes de la taille d'une main. Léon prit au hasard quelques-unes de ces tablettes et les déshabilla de leur enveloppe pour en vérifier la qualité. Puis il hocha la tête et remit au poussah le sac de cuir dont je vis bientôt qu'il était rempli de pièces d'or, des louis. Il y avait là une fortune. Après quoi les deux hommes se saluèrent et, portant chacun un sac, Léon et moi refîmes le même chemin en sens inverse.
"Tu as vu, c'est simple, me dit léon. A l'avenir tu feras de même, puisque c'est toi qui me remplaceras, M. Quémeneur l'a décidé. Je te conseille de faire comme moi, c'est à dire d'obéir sans te poser de questions, même si j'ai, moi, ma petite idée là-dessus.
- Quelle idée ?
- Ce que nous faisons est un trafic condamné par Dieu. Mais nous ne sommes que l'instrument et nous n'en tirons aucun profit. Dieu jugera s'il doit punir la main aussi sévèrement que la tête".
- Et c'est ce que tu m'invites à faire avec toi ? demanda Yann.
- Non, car je n'ai pas l'intention de prendre ma retraite. Mais l'achat de demain soir est exceptionnel et ton aide me serait utile.

N'oublie pas de prendre ton couteau car nous pouvons faire de mauvaises rencontres.
Vingt-quatre heures plus tard, Yann revécut la première expérience de Loïc, les rues de plus en plus étroites et sombres, la porte vermoulue, le Chinois à la lanterne, le Bouddha accompagné cette fois de quatre sbires à nattes portant chacun un sac. Tout semblait se passer comme prévu lorsque Yann vit son camarade sortir de sa chemise bouffante un revolver à six coups et tirer sur le Bouddha puis sur ses acolytes. Le barillet vidé, trois hommes restaient encore debout, qui se ruèrent sur les deux marins.
- Sors ton couteau Loïc.
Que faire dans ce cas, sinon se défendre, même si on regrette de s'être laissé entraîner dans une telle situation ? Yann tira donc de sa poche l'eustache dont il ne se séparait jamais et les deux hommes se placèrent dos-à-dos, comme ils avaient coutume de le faire en pareil cas. Mais ils comprirent vite qu'il ne s'agissait pas cette fois d'une bagarre ordinaire entre marins ivres. Les trois Chinois se mirent à virevolter en agitant bras et jambes, à faire des bonds, des pirouettes, comme les gymnastes dans les foires. Les couteaux des marins leur furent arrachés d'un coup de pied et, après avoir distribué quelques horions dans le vide, ils se retrouvèrent au sol, maîtrisés puis ligotés et assommés d'un coup du tranchant de la main sur leur nuque.
                                                                *
Lorsqu'ils reprirent connaissance, les deux jeunes gens réalisèrent sans peine qu'ils se trouvaient, toujours ligotés et bâillonnés, dans la cale d'un bateau voguant sur une mer relativement calme. Grâce à une souplesse que Yann ne lui connaissait pas - mais n'était-ce pas la nuit des surprises ? - Loïc réussit à faire passer ses fesses et ses

jambes entre ses bras entravés dans son dos. Puis il arracha son bâillon et celui de son ami, lui délia les mains et Yann lui rendit la pareille. Après quoi tous deux n'eurent plus qu'à libérer leurs jambes. La porte du réduit où ils étaient enfermés ne leur résista pas longtemps et, en sortant, ils comprirent pourquoi le garde qui devait normalement veiller derrière n'était pas intervenu. Affalé contre la paroi de la coursive, les yeux ouverts mais le regard fixe et perdu dans le vide, il planait au paradis des mangeurs d'opium. La plaquette entamée posée au sol près de lui le confirmait. Une échelle permit aux deux marins d'accéder au pont du navire, une jonque naviguant dans l'obscurité, à petite allure, sur une mer qu'un léger vent arrière ridait à peine. En plein nirvana lui aussi, le pilote laissait le bateau se gouverner seul, ce qu'il paraissait faire avec beaucoup de discernement. Par précaution, Loïc assomma le Chinois avec l'un des deux avirons qu'il trouva près de lui. C'étaient ceux de la barcasse que la jonque remorquait. La rapprocher en tirant l'amarre, y jeter les rames puis s'y laisser glisser tour à tour fut pour les deux marins l'affaire d'un instant. Après quoi ils se mirent à nager dans la direction d'où venait la jonque. Celle-ci était partie depuis si peu de temps et le vent si faible, qu'ils espéraient apercevoir bientôt les lumières de la ville.
Ils souquaient depuis une heure environ, se guidant sur les étoiles, lorsqu'un banc de brume les enveloppa. Le vent était complètement tombé, la mer d'huile, le silence total. Jugeant inutile et dangereux de continuer à faire route dans ces conditions, Loïc et Yann rangèrent leurs avirons et attendirent, immobiles. Le moment des explications était venu.
- Dans quelle aventure m'as-tu embarqué, demanda Yann, et sans me prévenir ?

- Si je t'avais dévoilé mes intentions, tu ne m'aurais pas suivi. Mais j'avais besoin de toi et je comptais bien te récompenser en te donnant cent louis. A l'escale de La Réunion, où nous chargeons du sucre, je me serais éclipsé en embarquant sur une goélette pour Maurice. De là, vêtu en bourgeois, je serais rentré en Europe où, après avoir écoulé ma marchandise, j'aurais pu acheter un commerce. Mais c'était compter sans ma maladresse au pistolet et l'agilité de ces diables jaunes.
A quoi bon récriminer ? N'était-il pas plus urgent de penser à l'avenir, pour l'instant bien compromis ? Yann préféra se taire et les deux marins, épuisés, ne tardèrent pas à s'endormir.
                                                             *
Yann ignorait depuis combien de temps il sommeillait lorsqu'il fut réveillé par des sons étranges qu'en contant son aventure il ne savait comment qualifier. "Ce n'était pas de la musique, disait-il, parce qu'il n'y avait pas d'air". Il voulait dire "pas de mélodie" et comme tout un chacun alors - heureuse époque ! - il ne concevait pas de musique sans mélodie. Ce qui variait, ce n'était pas la tonalité mais l'amplitude des sons. Et Yann, de sa voix grave, les imitait : 
"aaaaaaaaaaaa", en précisant qu'ils étaient beaucoup plus aigus, "à percer les oreilles". De la barque, immobile sur une eau lisse, comme figée, le marin scrutait les ténèbres, aussi loin que la brume le lui permettait, sans parvenir à déceler les organes ou les instruments qui émettaient ces plaintes. Car il en montait de tous les points de l'horizon invisible, qui se relayaient, se croisaient, crescendo, decrescendo... C'étaient des sons provenant d'un autre monde, qui à la fois vous terrifiaient et vous plongeaient dans l'extase. Que l'on eut aimé pouvoir étouffer mais aussi entendre sans fin. Se couvrir les oreilles de ses mains ne servait à rien, l'intensité du son ne faiblissait pas. 

Loïc dormait toujours. Yann l'appela, le secoua, sans parvenir à le réveiller. Soudain, il crut apercevoir une petite main, une main d'enfant ou de très jeune fille qui s'agrippait au bordé de la barque. Il se gifla à plusieurs reprises, croyant rêver, mais une deuxième petite main vint bientôt rejoindre la première. Se penchant au-dessus de l'eau noire, il vit émerger une chevelure blonde et lisse puis un visage pur comme celui des anges sur le tableau suspendu à droite du maître-autel dans l'église de Portsall. D'autres mains s'accrochèrent au bordé, blanches, bistre, noires, d'autres visages angéliques couronnés de cheveux blonds ou bruns apparurent autour de la barque. Sous la surface de l'eau on devinait, sur des poitrines étroites, des seins menus, aux tétons érigés, des seins virginaux que même un rustre n'eût osé toucher. De toutes les bouches entrouvertes jaillissait le "aaaaaaaaa" strident, insupportable et grisant. "Le chant des sirènes ! C'est le chant des sirènes, murmura Yann, nous sommes perdus". De fait, sur l'ordre de l'une d'entre elles, les fragiles créatures entreprirent de faire gîter alternativement d'un bord sur l'autre la lourde barque qui ne tarda pas à chavirer dans une gerbe d'écume. Loïc s'étant enfin réveillé, les deux marins qui, comme il était alors de règle, ne savaient pas nager, se débattirent un instant puis coulèrent, entraînés vers les abysses par la troupe des sirènes.
La bouche ouverte, d'où s'échappaient des bulles d'air, Loïc continuait à se débattre. Mais bientôt il s'immobilisa, la tête pendante, le regard fixe. Alors les sirènes l'abandonnèrent et il s'enfonça lentement vers les profondeurs insondables, ses longs cheveux blonds ondoyant au-dessus de son crâne. Comme lui, lorsqu'il fut à bout de souffle, Yann ouvrit la bouche et aspira l'eau salée. Il la sentit envahir ses poumons mais la vive douleur qu'il éprouva alors s'atténua rapidement puis disparut. Il était vivant !

Il pouvait respirer dans l'eau comme les morues que jadis il pêchait, comme les sirènes qui, visiblement réjouies, l'encourageaient du geste à franchir ce pas décisif où Loïc avait trébuché. Maintenant parfaitement à l'aise dans ce milieu jusqu'alors hostile, il s'essayait à nager comme ses compagnes tandis que celles-ci le débarrassaient de ses vêtements. Agitant bras et jambes en des mouvements désordonnés, il peinait à suivre les sirènes que les ondulations rythmées de leur queue propulsaient avec autant d'efficacité que de grâce. Alors deux d'entre elles saisirent ses mains et l'entraînèrent tandis qu'il s'abandonnait au plaisir de goûter sans effort la caresse de l'eau sur sa peau nue. 
                                                       *
Yann savait les eaux profondes très froides et écrasante par la pression qui y règne. Il croyait donc qu'aucun être vivant, humain ou animal, ne pouvait y survivre. Mais il dût bientôt reconnaître son erreur. Son corps s'accoutumait sans peine à ces contraintes nouvelles et, grâce à une lumière diffuse provenant du fond de l'océan, il apercevait des poissons dont lui, le pêcheur, ignorait le nom et même l'existence. Des poissons aux formes étranges, au mufle très laid armé de dents acérées qui se croisaient par-dessus leurs lèvres charnues. D'autres, plats et translucides, ondulaient plus souplement encore qu'une murène pour déplacer un corps apparemment sans consistance. Mais l'attention du marin fut bientôt attirée par les sources lumineuses, désormais très proches, vers lesquelles le cortège se dirigeait. Il s'agissait d'autant de grottes, treize en tout, dont douze formaient un cercle approximatif autour de la treizième, à l'ouverture plus vaste. Celle de la reine, probablement, pensa Yann chez qui, à travers le merveilleux, la logique humaine reprenait ses droits.

Et cette fois il ne se trompait pas. La grotte royale était décorée de nacre, d'écailles de tortues mordorées et de corail rouge. Sur un trône constitué de ces trois matériaux admirablement combinés, siégeait la reine, reconnaissable à sa couronne de nacre que décorait, telle une aigrette, un hippocampe vivant fixé au-dessus du front. La partie humaine du corps de la reine eût été digne de figurer parmi les chefs-d'oeuvre de la statuaire antique. Yann remarqua que toutes les sirènes qui l'entouraient, nues comme elle, présentaient avec des couleurs de peau et des types physiques très différents, une anatomie aussi parfaite. Les seins, épanouis mais encore fermes, étaient ceux de femmes de trente ans. Connaissaient-elles le secret de l'éternelle jeunesse ? Sinon, où étaient les vieilles ? Les cachait-on ? Les tuait-on ? Malgré un séjour de près d'un an auprès de ces êtres étranges, le marin n'obtiendra jamais de réponses à ces questions. Mais qui aurait le front de soutenir qu'il a vu de ses yeux une sirène aux cheveux gris ?
La reine Phyllida s'adressa à Yann dans une langue qu'une minute plus tôt il aurait juré ignorer et qu'il comprit pourtant sans difficulté. Quoique peu versé dans les théories génétiques, elles-mêmes balbutiantes à cette époque, il conçut l'idée d'une communauté d'origine entre les humains et les sirènes, attestée par la moitié supérieure du corps de celles-ci. Et si cette langue qu'il comprenait sans l'avoir jamais apprise était celle de leur ancêtre commun ? Mais il oublia vite cette réflexion fatigante et d'avance condamnée à l'échec pour écouter les propositions autrement alléchantes que lui présentait la souveraine.
- Marin, dit Phyllida, les sirènes sont des êtres vivants les plus favorisés par la nature et nous atteindrions à la perfection si nous

étions capables de nous reproduire seules. Or, comme tu le sais sans doute, il n'existe pas de sirènes mâles. Nous devons donc nous unir à un humain. Certaines d'entre nous, il y a bien longtemps, ont voulu tenter l'expérience avec un poisson et elles enfantèrent un poisson. Cet humain est généralement un marin tombé d'une vergue par un jour de grand mauvais temps. Au besoin, tu t'en es rendu compte, nous savons provoquer l'accident. Encore faut-il que l'élu résiste à l'épreuve de la plongée. Les méchants, comme ton compagnon n'y survivent pas. Ta présence ici, bien vivant, et ton âge, garantissent que tu seras un bon reproducteur.
Yann n'avait jamais été à pareille fête. Ses rapports intimes avec la gent féminine se limitaient à quelques expériences brèves, coûteuses et presque toutes décevantes. Et voilà qu'on lui offrait tout à trac de servir quelques douzaines des plus jolies femmes qu'il eût jamais vues, même si elles étaient dotées d'une queue couverte d'écailles là où les terriennes ont des jambes. Déjà ses regards concupiscents s'attardaient sur les épaules et les seins de la reine et de ses compagne lorsque Phyllida, comprenant son erreur, lui précisa que les heureuses bénéficiaires de ses faveurs seraient les maigres adolescentes qui l'avaient capturé. Bien qu'encore en âge d'enfanter, les aînées devaient laisser à leurs filles une chance qui ne se renouvellerait peut-être pas si tôt.
                                                             *
Les semaines qui suivirent furent pour Yann une fête quotidiennement renouvelée. On lui attribua une chambre dans la grotte royale. Il y dormait pendant la moitié du jour sur un épais matelas constitué de ces longs rubans verdâtres et gluants qu'on appelle laminaires. On le nourissait copieusement de poisson et d'algues délicieuses dont, comme ses contemporains, il ne soupçonnait pas les effets bénéfiques sur la santé en général. 

Mais il put en vérifier les vertus revigorantes pour sa virilité soumise à rude épreuve. En effet, le soir venu, l'une des jeunes filles s'allongeait près de lui. Commençait alors une nuit d'amour qui le laissait au matin épuisé mais heureux comme il ne l'avait encore jamais été.
Yann, tout comme les meilleurs medecins, anatomistes et naturalistes, ignorait cette réalité que la logique suggère, à défaut d'une exploration scientifique complète : la barrière des classes porte deux brèches, la première constituée par l'ornithorynque*, la seconde par les sirènes, à la fois mammifères comme les femmes et ovipares tels les poissons. Chacune des moitiés de leur corps remplit donc la fonction qui lui est propre. Elles pondent et allaitent. Il s'ensuit également que leur organe sexuel est un innocent, adorable orifice rond, sans lèvres ni toison. Mais on s'y fait très bien, comme le constata Yann après un instant d'hésitation tout à fait compréhensible. De même s'habitua-t-il vite, au point d'en rêver longtemps encore après son retour sur terre, au plaisir de serrer entre ses cuisses la queue satinée, vigoureuse et souple de ses amantes délicieusement monstrueuses.
Loin d'être un frein à son plaisir, l'inexpérience de ces jeunes filles constituait pour lui un attrait supplémentaire. Habitué aux manières des prostituées qu'en toute ignorance il jugeait normales,
________________________________
* Nous n'avons pas cru devoir modifier cette assertion du narrateur de 1929 en dépit de la disparition de l'ornithorynque. En effet, la pauvre bête n'a pas survécu à sa rencontre avec Kant dans la logorrhée sémiotique d'Umberto Ecco. Emmanuel, qui en a vu d'autres, se porte bien, merci (Note de l'a.).

c'est sans scrupule aucun qu'il initiait ses innocentes maîtresses à des pratiques réprouvées par la morale chrétienne. Il apprit aussi à chérir leur maigreur ; leur fragilité qui l'émouvait ; leur légèreté qui rendait plus aisée, plus aérienne, la savante gymnastique de l'amour. Il découvrit également qu'en enseignant on progresse soi-même.
Mais, tout en prenant un plaisir extrême à ces amours collégiennes, il ne pouvait retenir sa pensée d'errer du côté des chambres de la reine et de ses plantureuses compagnes. Parfois ses pas empruntaient le même chemin que son esprit, mais il se heurtait invariablement à des portes closes, à des salutations polies, à des sourires bienveillants mais froids. Il en fut ainsi durant cinq mois. Or, un jour où , sans espoir, il explorait les couloirs de la grotte, la porte de la chambre royale s'ouvrit. Phyllida lui fit signe d'entrer et lui tint ce discours :
- Marin, ta tâche est maintenant accomplie. Toutes nos filles sont fécondées. Le moment est venu pour leurs mères de te récompenser en prenant elles-mêmes un plaisir d'autant plus apprécié qu'il est plus rare. A défaut de pratiquer l'amour souvent nous y pensons beaucoup. La combinaison de cette ascèse et de cette méditation ne saurait donner que d'excellents résultats. Nous voudrions toutes vérifier avec toi la justesse de cette supposition. Et, en ma qualité de reine, je veux être servie la première.
Ce disant, elle se jeta dans les bras du jeune homme et lui prit les lèvres avec une fougue qui lui fit réaliser d'emblée que les choses sérieuses allaient enfin commencer. De fait, cette nuit-là et les suivantes furent pour Yann un festival des sens exténuant mais somptueux. Afin de se montrer à la hauteur de sa réputation, il doubla sa ration d'algues. Parmi les sirènes adultes, c'était à qui

imaginerait une variante pour faire monter les enchères du plaisir. A tel point que le marin en arriva à se demander si, en plus d'y penser beaucoup, elles n'avaient pas expérimenté entre-elles - à l'aide de quel ersatz ? - les recettes que leur imagination et leur sensualité insatisfaite leur suggéraient. Mais il ne put jamais éclaircir ce mystère. La reine usa de son titre pour s'insérer plusieurs fois dans le programme des jouissances, ce dont Yann lui fut reconnaissant car elle était, et de loin, la meilleure.
                                                         *
Tout entier concentré sur sa mission, il avait complètement oublié Loïc, Pondichéry, le Saint-Thégonnec, M. Quémeneur et Portsall. Il nageait - c'est pour une fois le terme qui convient - dans un tel bonheur qu'il ne songeait pas un instant que cette vie ne pût continuer au moins aussi longtemps que sa virilité. Il ignorait que, quinze ans auparavant, son prédécesseur avait succombé à la tâche et l'on se gardait bien de l'informer de la fin prématurée qui le guettait. Tout allait pour le mieux dans ce petit monde abyssal. Les jeunes sirènes - filles de son devancier - avaient pondu leur unique oeuf et en surveillaient l'éclosion dans une nursery qu'on lui fit visiter. Il leur faudrait ensuite allaiter leur bébé. Cette tâche ne les empêcherait pas d'être une seconde fois fécondées. Il y avait pour Yann du plaisir en perspective. Mais Neptune, ou le hasard, ou le destin - peu importe - en avait décidé autrement.
Pour lui permettre de participer à leurs jeux, les sirènes lui enseignèrent ce qui était leur spécialité, la natation (elles tentèrent aussi de l'initier au chant mais y renoncèrent très vite). En peu de temps Yann sut nager à la perfection. Pour le récompenser de ses efforts et l'agréger encore mieux à leur groupe elles lui tatouèrent des écailles sur la partie inférieure du corps, à partir de la ceinture.

Pourtant, ses deux jambes étant moins efficaces que leur queue, il s'avérait incapable de suivre ses amies dès lors qu'elles forçaient quelque peu l'allure. C'est l'une d'elles, Mémona, une brune à la peau hâlée, qui imagina un palliatif à ce défaut. En cachette, elle fabriqua pour lui une nageoire caudale en superposant trois de ces algues plates, semblables a de très grandes mains, auxquelles un réseau serré de nervures confère une certaine rigidité. Il ne restait plus qu'à fixer la prothèse aux pieds du jeune homme, eux-mêmes rendus solidaires, ainsi que ses jambes, par un de ces cordages que les navires perdent et que les sirènes récupèrent. Muni de cet appendice, Yann nageait comme un dauphin, en faisant onduler son corps verticalement, ce qui lui permettait de rivaliser enfin avec les reines de la mer.
Lorsque Mémoma - elle avait des yeux violets et de jolies mains fines - lui remit son présent, il la remercia, comme il se devait, par un baiser. Mais au moment où leurs corps se touchèrent - elle avait des seins fermes, haut-placés sur sa poitrine - où leurs lèvres se joignirent, pour la première fois il ressentit, outre l'habituel pincement dans le bas-ventre, une chaleur, une béatitude qui lui remplirent le coeur. Il était amoureux. Percevant ce trouble, la sirène, qui l'aimait depuis leur première nuit passée ensemble, se serra contre lui et l'embrassa longuement, avec ferveur, sous les applaudissements des autres sirènes, qui ne tardèrent pas à regretter leur premier mouvement. Car, ce soir-là et les suivants, Mémona rejoignit Yann dans sa chambre, malgré les protestations de ses compagnes désolées de perdre leur tour. Le consensus qui régnait jusqu'alors dans la petite communauté des sirènes était rompu. Ce qui prouve surabondamment que le grand pertubateur de l'ordre social n'est pas le sexe, mais l'amour.

Les sirènes les plus avides de reprendre leurs relations avec Yann formèrent une coterie que dirigeait Zelda, une jolie blonde aux envies pressantes et au coeur sec. Celle-ci tentait de gagner à sa cause la reine Phyllida qui, plus patiente, attendait pour intervenir de voir évoluer cette situation sans précédent au royaume des sirènes. Aussi Zelda et ses comparses décidèrent-elles de passer à l'action dès que se présenterait une occasion favorable, comme la rencontre d'un bateau. Les sirènes ont en effet coutume d'escorter celui-ci, sans se montrer, dans l'espoir de récupérer quelque objet humain jeté par-dessus bord, voire un marin bon reproducteur. Mais un accident peut facilement survenir, surtout si on le provoque... On se debarasserait à la fois de l'étalon devenu fidèle et de Mémona la perturbatrice.
Les sirènes ont toujours entendu venir de très loin les navires, même avant qu'ils ne fussent dotés de moteurs bruyants. C'est ainsi que trois jours après avoir décidé d'en finir, les conjurées aux aguets perçurent le chuintement dans l'eau d'une coque de taille moyenne, accompagné d'un bruit plus sourd, empreinte sonore d'un bateau de pêche remorquant son filet. L'occasion rêvée. Arborant un sourire mielleux, Zelda invita les deux amants, qui nageaient main dans la main, à accompagner la petite troupe impatiente de se livrer à l'une des distractions préférées des sirènes : aider les poissons prisonniers à s'échapper du chalut. Cet exercice exige une adresse particulière et un sang-froid peu commun car le risque est grand de se laisser prendre au piège. Singulièrement si l'on vous y aide...
Bientôt les sirènes aperçurent la coque du voilier puis, à un quart de mille derrière lui, le filet qui, à dix brasses environ de la surface, recueillait dans sa poche les poissons distraits. Alors ce fut une ruée générale. Et je t'arrache ce thon ! Viens par ici ma belle carangue !

Sauve-toi méchant barracuda !... Les pêcheurs se plaignent souvent de ramener des filets presque vides dans des eaux considérées pourtant comme poissonneuses. Voilà l'explication à laquelle aucun spécialiste de l'halieutique n'a jamais songé.
Les trois marins indiens qui somnolaient sur le pont du Rafajandritsana en attendant le moment de remonter leur pêche ne se doutaient pas un instant qu'ils allaient bientôt connaître la frayeur de leur vie. Lorsqu'ils commencèrent leur manoeuvre, les sirènes se hâtèrent de libérer encore quelques gros poissons, au mépris de toute prudence. Yann, quant à lui, s'amusait comme un fou à l'idée de jouer ce mauvais tour à ses ex-confrères. Aussi ne se méfia-t-il pas quand Zelda, flanquée de ses deux complices, s'approcha de lui et dénoua le cordage qui liait ses jambes et fixait sur ses pieds sa nageoire caudale. Réduit aux capacités natatoires d'un humain et repoussé par les trois sirènes, le malheureux se sentit plaqué au fond du filet, parmi les poissons encore prisonniers. Mémona, qui n'était pas loin, vola, ou plutôt nagea, à son secours. Mais en vain. La vitesse de remontée du chalut s'accentuant, la sirène risquait elle aussi d'être capturée. Alors, réunissant toutes ses forces au moment où le filet allait atteindre la surface à quelques brasses derrière le navire, Yann, la rage au coeur, en expulsa sa compagne. Il était temps, car déjà le maigre butin s'élevait dans les airs, soulevé par le palan que manoeuvraient sans difficulté les marins désappointés. Ecrasé au fond de la poche, puis à demi-assomé lorsqu'elle retomba sur le pont, Yann se dégagea péniblement de la masse gluante et frétillante des poissons, en recrachant l'eau que contenaient ses poumons. Ceux-ci se remplirent d'air en lui arrachant des cris de douleur. Il était redevenu un homme comme les autres.
Mais les trois marins ne le prirent pas ainsi. Muets de stupeur devant ce monstre au corps couvert d'écailles, ce phénomène surgi des profondeurs, ils se jetèrent tous trois à l'eau.

Yann se leva en titubant - on ne vit pas impunément pendant près d'un an au fond de la mer - et, se traînant jusqu'au bastingage, invita les trois pêcheurs à remonter à bord. Ceux-ci, originaires de Pondichéry, reconnurent quelques mots de Français, ce qui les rassura. Puis, comprenant que le risque était plus grand pour eux de rester dans l'eau plutôt que d'affronter cet être bizarre et affaibli qui leur disait "Ami ! Ami !", ils se hissèrent jusqu'au pont grâce à un filin que Yann leur tendit. Le soir-même, celui-ci débarquait avec eux dans le port où son aventure avait commencé. Les pêcheurs se cotisèrent avec leurs amis pour lui acheter un pantalon et une chemise, ce qui lui permit de s'engager comme gabier sur un navire rentrant en France.
                                                              *
De retour à Brest, sa première visite fut pour Me Quémeneur à qui il conta son aventure jusqu'au moment où Loïc et lui furent assomés par les chinois. Pour la suite, il inventa une histoire vraisemblable. Transportés secrètement à Hong Kong, ils furent vendus à un Chinois qui les fit travailler comme esclaves. Loïc ne tarda pas à succomber sous la fatigue et les mauvais tritements. Lui avait survécu et réussi à s'évader grâce à l'intervention de marins anglais.
Puis il rentra à Portsall et reprit la pêche de la morue.
C'est à ce moment qu'il adopta ce comportement étrange qui faisait de lui un être à part, redouté et envié à la fois. Son tatouage, qu'il ne put longtemps dissimuler, intriguait. Il s'avisa alors que la meilleure façon d'en cacher la véritable origine était de la divulguer. On le prendrait peut-être pour un farceur mais pas pour l'être exceptionnel qu'il était en réalité, tout en manifestant à son égard une certaine considération, car sait-on jamais ?... D'où son air distant, son sourire énigmatique, son silence lorsqu'on tentait de lui faire raconter pour la énième fois son expérience d'étalon pour sirènes.

Mais il s'abstint de toute confidence sur son idylle avec Mémona. Il savait qu'aussi longtemps qu'il pût encore vivre il ne connaîtrait plus un pareil bonheur. Ç'avait été le point d'orgue d'une période fabuleuse. Après avoir fait l'amour aux femmes les plus belles du monde, il était tombé amoureux de la meilleure d'entre elles, et elle l'aimait aussi. Il lui resterait pour toujours fidèle, en souvenir des brefs mais intenses moments passés avec elle. Réaliste, il savait bien que maintenant les prostituées lui répugneraient et qu'aucune honnête femme, par superstition, ne consentirait à partager sa vie.

On aimerait que ce conte de fées à l'eau salée ait une fin à l'eau de rose. Que par cette nuit de tempête au large de Portsall Yann, lui seul, entende l'appel - "Yaaaaaaaaaann" - d'une Mémona parvenue enfin au terme d'un demi-tour du globe à sa recherche. Que le vieux marin s'arrache brutalement aux sollicitations de Gwenn et de ses compagnons. Qu'il s'échappe en courant de la taverne du père Cossic. Qu'il se débarrasse de ses vêtements, dévoilant son ventre, ses fesses et ses jambes couvertes d'écailles. Que, s'étant jeté à l'eau, il disparaisse dans la nuit. Qu'on ne le revoie jamais, mort ou vif.
Mais si, comme chacun sait, en dépit des dangers inhérents à leur métier, les vieux marins ne sont pas rares, nul n'a jamais vu une vieille sirène.


Donner votre avis à propos de cette oeuvre

Découvrir les 64 autres oeuvres de cet auteur

  • Page précédente
  • page suivante

Fin

Table des matières

  1. D'amour et d'eau salée. Env. 23 pages / 6871 mots
/
  • Donner mon avis
  • Suggérer des corrections
  • Alerter un modérateur
  • Ajouter à vos oeuvres favorites

Rejoignez nos plus de 44 000 membres amoureux de lecture et d'écriture ! Inscrivez-vous gratuitement pour reprendre la lecture de cette œuvre au bon endroit à votre prochaine visite et pouvoir la commenter.

Que pensez vous de cette oeuvre ?
  • J'aime
  • Je n'aime pas
Taille du texte
Police
  • Avec empattement
  • Sans empattement
  • Adaptée aux dyslexiques
Mise en forme
  • Littérature
  • Littérature, alternatif
  • Poésie
  • Poésie, alternatif *

*  choix de l'auteur

Annonces à propos de cette oeuvre Flux RSS
  • Aucune annonce à propos de cette oeuvre
L'avis des lecteurs
  • 18 aiment
Fond : 4 coeurs sur 5
Très bon : 1 lecteur
Forme : 4 plumes sur 5
Fluide, agréable, sans fautes... : 1 lecteur
  • 3 avis de lecteurs
Télécharger cette oeuvre
  • Télécharger en ebook PDF
    Lecture sur ordinateur
    Ebook PDF
  • Télécharger en ebook EPUB
    Lecture sur liseuse, tablette, smartphone...
    Ebook EPUB
  • Télécharger en ebook Mobipocket
    Lecture sur liseuse Kindle
    Ebook Kindle
  • Télécharger au format texte OpenDocument
    Pour correction ou modification sous traitement de texte
    Fichier OpenDocument
Partager cette oeuvre
  • Par email
  • Sur Facebook
  • Sur Twitter
Du même auteur
  • Du balcon de Manutea
  • Bonheur au temps jadis.
  • ABRACADABRA
  • Aggiornamento manqué
  • KRANIDION
  • PAS PRESSÉ
  • LE VOYAGE IMMOBILE.
  • À BOUCHE DORÉE
  • JEAN L'ARÉOPAGITE
  • Le Dieu-Ordinateur
  • L'ÉMOI PASSE
  • APRÈS TOUT CE TEMPS.
  • COCORICO
  • ROBINSON VOLONTAIRE
  • EROTOMANIA
  • Amoureux de la mort
  • Le DIKTAT de la métrique.
  • VAE VICTIS
  • BEAUF DÎNE CHEZ BEAUF
  • LE MIRAGE DE NOËL
  • PAPY RONRONNE.
  • SOPOR  AETERNUS
  • TOUTE DERNIÈRE FOIS...
  • ERMITE PARMI LA FOULE
  • À MA CONSCIENCE.
  • LE CHAT DE SCHRÖDINGER.
  • TROUSSE - CHEMISE
  • CHÈRE SOLITUDE.
  • SON PLUS BEAU RÔLE
  • LE TEMPS, HUMAIN, TROP HUMAIN.
  • ABRACADABRULE
  • À l'impossible nul n'est tenu.
  • L' ERREUR DE ZÉNON
  • LE MONDE EST UN ORDINATEUR
  • "ICEBERG DROIT DEVANT !"
  • DEMONIAQUE ANGELIQUE
  • AMOUR, DÉLICES ET BOMBES.
  • À AUGUSTE ET FRANÇOISE.
  • BOOMERANG
  • LES AMOURS D'UN HORSE-GUARD.
  • LA PAIX REVIENT À ELSENEUR
  • HOLOGRAMMES
  • À CIORAN.
  • AU TRAIN OÙ VONT LES CHOSES....
  • IMAGINEZ SANS MOI
  • L'amour après l'amour
  • À TOI ...
  • LE CASQUE À CRINIÈRE
  • TERRIEN T'ES RIEN
  • TRISTE DIMANCHE
  • POLKA DES MANDIBULES
  • MÉTAPHYSIQUE DU CRABE
  • LA MORT N'EST QU'UN MOMENT BANAL
  • LES ROSES BUISSONNIÈRES
  • BEL CANTO
  • JE PRESSE DONC JE SUIS.
  • LES VIEUX
  • LA FILLE À LA LAISSE
  • SUR DEUX TONS
  • LE ROI S'AMUSE
  • GAUGUIN, mais lequel ?
  • LES PAPALES
  • LA COMPLAINTE DE  LA PAPESSE JEANNE
  • PORBARCAROLLE
« »
Raccourcis clavier :
  • ← page précédente
  • → page suivante
  • L Lumière (fond noir)
  • +/- taille du texte
  • M Mise en forme
  • P Police
Lecture libre
  • Littérature générale
  • Fictions historiques
  • Contes, légendes et fables
  • Érotisme
  • Action, aventure, polars
  • SF et fantastique
  • Littérature humoristique
  • Littérature sentimentale
  • Poésie
  • Paroles de chansons
  • Scénarios
  • Théâtre
  • B.D, Manga, Comics
  • Jeunesse
  • Jeu de rôle
  • Savoir, culture et société
  • Défis et jeux d'écriture
  • Inclassables
Plus de lecture
  • Dernières publications
  • Auteurs à encourager
  • Cherche relecteurs
  • L'avis des lecteurs
Librairie Atramenta
  • Livres papier
  • Livres numériques
  • Critiques des lecteurs
Livres audios
  • Livres audio gratuits
Atramenta Mobile
  • Catalogue OPDS
A découvrir ?
Policier et Roman noir
183 pages
Couverture
  • Lire
  • Telecharger l'ebook
  • Oeuvre incomplète et en cours d'écriture.
Les Infidèles
Ally F Rose
A propos d'Atramenta
  • Qui sommes nous ?
  • Conditions d'utilisation
  • Vie privée
  • Nous contacter
Services aux auteurs
  • Publier un livre ou ebook
  • Protéger un manuscrit
  • Guides, outils et conseils
  • Forum de discussion

© 2011 - 2019 Atramenta

  • Atramenta sur Facebook
  • Atramenta sur Twitter
  • Abonnement Premium : Soutenez Atramenta