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Cyrano de Bergerac
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- Catégorie : Théâtre
- Date de publication sur Atramenta : 10 mars 2011 à 13h29
- Dernière modification : 31 janvier 2017 à 12h37
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- Longueur : Environ 105 pages / 35 368 mots
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Cyrano de Bergerac
Premier Acte
Une représentation à l’hôtel de Bourgogne.
La salle de l’Hôtel de Bourgogne, en 1640. Sorte de hangar de jeu de paume aménagé et embelli pour des représentations.
La salle est un carré long ; on la voit en biais, de sorte qu’un de ses côtés forme le fond qui part du premier plan, à droite, et va au dernier plan, à gauche, faire angle avec la scène qu’on aperçoit en pan coupé.
Cette scène est encombrée, des deux côtés, le long des coulisses, par des banquettes. Le rideau est formé par deux tapisseries qui peuvent s’écarter. Au-dessus du manteau d’Arlequin, les armes royales. On descend de l’estrade dans
la salle par de longues marches. De chaque côté de ces marches, la place des violons. Rampe de chandelles…
Deux rangs superposés de galeries latérales : le rang supérieur est divisé en loges. Pas de sièges au parterre, qui est la scène même du théâtre ; au fond de ce parterre, c’est-à-dire à droite, premier plan, quelques bancs formant gradins et, sous un escalier qui monte vers des places supérieures et dont on ne voit que le départ, une sorte de buffet orné de petits lustres, de vases fleuris, de verres de cristal, d’assiettes de gâteaux, de flacons, etc.
Au fond, au milieu, sous la galerie de loges, l’entrée du théâtre. Grande porte qui s’entrebâille pour laisser passer les spectateurs. Sur les battants de cette porte, ainsi que dans plusieurs coins et au-dessus du buffet, des affiches rouges sur lesquelles on lit : La Clorise.
Au lever du rideau, la salle est dans une demi-obscurité, vide encore. Les lustres sont baissés au milieu du parterre, attendant d’être allumés.
Scène Première
— LE PUBLIC, qui arrive peu à peu. CAVALIERS, BOURGEOIS, LAQUAIS, PAGES, TIRE-LAINE, LE PORTIER, etc., puis LES MARQUIS, CUIGY, BRISSAILLE, LA DISTRIBUTRICE, LES VIOLONS, etc.
On entend derrière la porte un tumulte de voix, puis un cavalier entre brusquement.
LE PORTIER, le poursuivant
Holà ! Vos quinze sols !
LE CAVALIER
J’entre gratis !
LE PORTIER
Pourquoi ?
LE CAVALIER
Je suis chevau-léger de la maison du Roi !
LE PORTIER, à un autre cavalier qui vient d’entrer :
Vous ?
DEUXIÈME CAVALIER
Je ne paye pas !
LE PORTIER
Mais…
DEUXIÈME CAVALIER
Je suis mousquetaire.
PREMIER CAVALIER, au deuxième :
On ne commence qu’à deux heures. Le parterre Est vide. Exerçons-nous au fleuret.
(Ils font des armes avec des fleurets qu’ils ont apportés.)
UN LAQUAIS, entrant
Pst… Flanquin…
UN AUTRE, déjà arrivé
Champagne ?…
LE PREMIER, lui montrant des jeux qu’ils sort de son pourpoint
Cartes. Dés.
(Il s’assied par terre.)
LE DEUXIÈME, même jeu :
Oui mon coquin.
PREMIER LAQUAIS, tirant de sa poche un bout de chandelle qu’il allume et colle par terre :
J’ai soustrait à mon maître un peu de luminaire.
UN GARDE, à une bouquetière qui s’avance
C’est gentil de venir avant que l’on éclaire !…
(Il lui prend la taille.)
UN DES BRETTEURS, recevant un coup de fleuret
Touche !
UN DES JOUEURS
Trèfle !
LE GARDE, poursuivant la fille
Un baiser !
LA BOUQUETIÈRE, se dégageant
On voit !…
LE GARDE, l’entraînant dans les coins sombres
Pas de danger !
UN HOMME, s’asseyant par terre avec d’autres porteurs de provisions de bouche
Lorsqu’on vient en avance, on est bien pour manger.
UN BOURGEOIS, conduisant son fils
Plaçons-nous là, mon fils.
UN JOUEUR
Brelan d’as !
UN HOMME, tirant une bouteille de sous son manteau et s’asseyant aussi
Un ivrogne
Doit boire son bourgogne…
(Il boit.)
… à l’hôtel de Bourgogne !
LE BOURGEOIS, à son fils
Ne se croirait-on pas en quelque mauvais lieu ?
(Il montre l’ivrogne du bout de sa canne.) Buveurs…
(En rompant, un des cavaliers le bouscule.) Bretteurs !
(Il tombe au milieu des joueurs.) Joueurs !
LE GARDE, derrière lui, lutinant toujours la femme
Un baiser !
LE BOURGEOIS, éloignant vivement son fils
Jour de Dieu !
— Et penser que c’est dans une salle pareille
Qu’on joua du Rotrou, mon fils !
LE JEUNE HOMME
Et du Corneille !
UNE BANDE DE PAGES, se tenant par la main, entre en farandole et chante
Tra la la la la la la la la la la lère…
LE PORTIER, sévèrement aux pages
Les pages, pas de farce !…
PREMIER PAGE, avec une dignité blessée
Oh ! Monsieur ! ce soupçon !…
(Vivement au deuxième, dès que le portier a tourné le dos.)
As-tu de la ficelle ?
LE DEUXIÈME
Avec un hameçon.
PREMIER PAGE
On pourra de là-haut pêcher quelque perruque.
UN TIRE-LAINE, groupant autour de lui plusieurs hommes de mauvaise mine
Or çà, jeunes escrocs, venez qu’on vous éduque
Puis donc que vous volez pour la première fois…
DEUXIÈME PAGE, criant à d’autres pages déjà placés aux galeries supérieures
Hep ! Avez-vous des sarbacanes ?
TROISIÈME PAGE, d’en haut
Et des pois !
(Il souffle et les crible de pois.)
LE JEUNE HOMME, à son père
Que va-t-on nous jouer ?
LE BOURGEOIS
Clorise
LE JEUNE HOMME
De qui est-ce ?
LE BOURGEOIS
De monsieur Balthazar BARO. C’est une pièce !…
(Il remonte au bras de son fils.)
LE TIRE-LAINE, à ses acolytes
… La dentelle surtout des canons, coupez-la !
UN SPECTATEUR, à un autre, lui montrant une encoignure élevée
Tenez, à la première du Cid, j’étais là !
LE TIRE-LAINE, faisant avec ses doigts le geste de subtiliser
Les montres…
LE BOURGEOIS, redescendant, à son fils
Vous verrez des acteurs très illustres…
LE TIRE-LAINE, faisant le geste de tirer par petites secousses furtives
Les mouchoirs…
LE BOURGEOIS
Montfleury…
QUELQU’UN, criant de la galerie supérieure
Allumez donc les lustres !
LE BOURGEOIS
… Bellerose, l’Epy, la Beaupré, Jodelet !
UN PAGE, au parterre
Ah ! voici la distributrice !…
LA DISTRIBUTRICE, paraissant derrière le buffet
Oranges, lait,
Eau de framboise, aigre de cèdre…
(Brouhaha à la porte.)
UNE VOIX DE FAUSSET
Place, brutes !
UN LAQUAIS, s’étonnant.
Les marquis !… au parterre ?…
UN AUTRE LAQUAIS
Oh ! pour quelques minutes.
(Entre une bande de petits marquis.)
UN MARQUIS, voyant la salle à moitié vide
Hé quoi ! Nous arrivons ainsi que les drapiers,
Sans déranger les gens ? sans marcher sur les pieds
Ah ! fi ! fi ! fi !
(Il se trouve devant d’autres gentilshommes entrés peu avant.)
Cuigy ! Brissaille !
(Grandes embrassades.)
CUIGY
Des fidèles !…
Mais oui, nous arrivons devant que les chandelles…
LE MARQUIS
Ah ! ne m’en parlez pas ! Je suis dans une humeur…
UN AUTRE
Console-toi, marquis, car voici l’allumeur !
LA SALLE, saluant l’entrée de l’allumeur
Ah !…
(On se groupe autour des lustres qu’il allume. Quelques personnes ont pris place aux galeries. Lignière entre au parterre, donnant le bras à Christian de Neuvillette.
Lignière, un peu débraillé, figure d’ivrogne distingué.
Christian, vêtu élégamment, mais d’une façon un peu démodée, paraît préoccupé et regarde les loges.)
Scène II
LES MÊMES, CHRISTIAN, LIGNIÈRE, puis RAGUENEAU et LE BRET
CUIGY
Lignière !
BRISSAILLE, riant
Pas encor gris !…
LIGNIÈRE, bas à Christian
Je vous présente ?
(Signe d’assentiment de Christian.)
Baron de Neuvillette.
(Saluts.)
LA SALLE, acclamant l’ascension du premier lustre allumé
Ah !
CUIGY, à Brissaille, en regardant Christian
La tête est charmante.
PREMIER MARQUIS, qui a entendu
Peuh !…
LIGNIÈRE, présentant à Christian
Messieurs de Cuigy, de Brissaille…
CHRISTIAN, s’inclinant
Enchanté !…
PREMIER MARQUIS, au deuxième
Il est assez joli, mais n’est pas ajusté
Au dernier goût.
LIGNIÈRE, à Cuigy
Monsieur débarque de Touraine.
CHRISTIAN
Oui, je suis à Paris depuis vingt jours à peine.
J’entre aux gardes demain, dans les cadets.
PREMIER MARQUIS, regardant les personnes qui entrent dans les loges
Voilà
La présidente Aubry !
LA DISTRIBUTRICE
Oranges, lait…
LES VIOLONS, s’accordant
La… la…
CUIGY, à Christian lui désignant la salle qui se garnit
Du monde !
CHRISTIAN
Et ! oui, beaucoup.
PREMIER MARQUIS
Tout le bel air !
(Ils nomment les femmes à mesure qu’elles entrent, très parées, dans les loges. Envois de saluts, réponses de sourires.)
DEUXIÈME MARQUIS
Mesdames
De Guéméné…
CUIGY
De Bois-Dauphin…
PREMIER MARQUIS
Que nous aimâmes…
BRISSAILLE
De Chavigny…
DEUXIÈME MARQUIS
Qui de nos cœurs va se jouant !
LIGNIÈRE
Tiens, monsieur de Corneille est arrivé de Rouen.
LE JEUNE HOMME, à son père
L’Académie est là ?
LE BOURGEOIS
Mais… j’en vois plus d’un membre ;
Voici Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre ; Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud…
Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c’est beau !
PREMIER MARQUIS
Attention ! nos précieuses prennent place Barthénoïde, Urimédonte, Cassandace, Félixérie…
DEUXIÈME MARQUIS, se pâmant
Ah ! Dieu ! leurs surnoms sont exquis !
Marquis, tu les sais tous ?
PREMIER MARQUIS
Je les sais tous, marquis !
LIGNIÈRE, prenant Christian à part
Mon cher, je suis entré pour vous rendre service
La dame ne vient pas. Je retourne à mon vice !
CHRISTIAN, suppliant
Non !… Vous qui chansonnez et la ville et la cour,
Restez : vous me direz pour qui je meurs d’amour.
LE CHEF DES VIOLONS, frappant sur son pupitre, avec son archet
Messieurs les violons !…
(Il lève son archet.)
LA DISTRIBUTRICE
Macarons, citronnée…
(Les violons commencent à jouer.)
CHRISTIAN
J’ai peur qu’elle ne soit coquette et raffinée,
Je n’ose lui parler car je n’ai pas d’esprit…
Le langage aujourd’hui qu’on parle et qu’on écrit,
Me trouble. Je ne suis qu’un bon soldat timide.
— Elle est toujours, à droite, au fond : la loge est vide.
LIGNIÈRE, faisant mine de sortir
Je pars.
CHRISTIAN, le retenant encore
Oh ! non, restez !
LIGNIÈRE
Je ne peux. D’assoucy
M’attend au cabaret. On meurt de soif, ici.
LA DISTRIBUTRICE, passant devant lui avec un plateau
Orangeade ?
LIGNIÈRE
Fi !
LA DISTRIBUTRICE
Lait ?
LIGNIÈRE
Pouah !
LA DISTRIBUTRICE
Rivesalte ?
LIGNIÈRE
Halte !
(À Christian.)
Je reste encor un peu. — Voyons ce rivesalte ?
(Il s’assied près du buffet. la distributrice lui verse son rivesalte.)
CRIS, dans le public à l’entrée d’un petit homme grassouillet et réjoui
Ah ! Ragueneau !…
LIGNIÈRE, à Christian
Le grand rôtisseur Ragueneau.
RAGUENEAU, costume de pâtissier endimanché, s’avançant vivement vers Lignière
Monsieur, avez-vous vu monsieur de Cyrano ?
LIGNIÈRE, présentant Ragueneau à Christian
Le pâtissier des comédiens et des poètes !
RAGUENEAU, se confondant
Trop d’honneur…
LIGNIÈRE
Taisez-vous, Mécène que vous êtes !
RAGUENEAU
Oui, ces messieurs chez moi se servent…
LIGNIÈRE
À crédit.
Poète de talent lui-même…
RAGUENEAU
Ils me l’ont dit.
LIGNIÈRE
Fou de vers !
RAGUENEAU
Il est vrai que pour une odelette…
LIGNIÈRE
Vous donnez une tarte…
RAGUENEAU
Oh ! une tartelette !
LIGNIÈRE
Brave homme, il s’en excuse !… Et pour un triolet
Ne donnâtes-vous pas ?
RAGUENEAU
Des petits pains !
LIGNIÈRE, sévèrement
Au lait.
— Et le théâtre ! Vous l’aimez ?
RAGUENEAU
Je l’idolâtre.
LIGNIÈRE
Vous payez en gâteaux vos billets de théâtre !
Votre place, aujourd’hui, là, voyons, entre nous,
Vous a coûté combien ?
RAGUENEAU
Quatre flans. Quinze choux.
(Il regarde de tous côtés.)
Monsieur de Cyrano n’est pas là ? Je m’étonne.
LIGNIÈRE
Pourquoi ?
RAGUENEAU
Montfleury joue !
LIGNIÈRE
En effet, cette tonne
Va nous jouer ce soir le rôle de Phédon.
Qu’importe à Cyrano ?
RAGUENEAU
Mais vous ignorez donc ?
Il fit à Montfleury, messieurs, qu’il prit en haine,
Défense, pour un mois, de reparaître en scène.
LIGNIÈRE, qui en est à son quatrième petit verre
Eh bien ?
RAGUENEAU
Montfleury joue !
CUIGY, qui s’est rapproché de son groupe
Il n’y peut rien.
RAGUENEAU
Oh ! oh !
Moi, je suis venu voir !
PREMIER MARQUIS
Quel est ce Cyrano ?
CUIGY
C’est un garçon versé dans les colichemardes.
DEUXIÈME MARQUIS
Noble ?
CUIGY
Suffisamment. Il est cadet aux gardes.
(Montrant un gentilhomme qui va et vient dans la salle comme s’il cherchait quelqu’un.)
Mais son ami Le Bret peut vous dire…
(Il appelle.)
Le Bret !
Vous cherchez Bergerac ?
LE BRET
Oui, je suis inquiet !…
CUIGY
N’est-ce pas que cet homme est des moins ordinaires ?
LE BRET, avec tendresse
Ah ! c’est le plus exquis des êtres sublunaires !
RAGUENEAU
Rimeur !
CUIGY
Bretteur !
BRISSAILLE
Physicien !
LE BRET
Musicien !
LIGNIÈRE
Et quel aspect hétéroclite que le sien !
RAGUENEAU
Certes, je ne crois pas que jamais nous le peigne
Le solennel monsieur Philippe de Champaigne ; Mais bizarre, excessif, extravagant, falot,
Il eût fourni, je pense, à feu Jacques Callot
Le plus fol spadassin à mettre entre ses masques
Feutre à panache triple et pourpoint à six basques,
Cape, que par-derrière, avec pompe, l’estoc
Lève, comme une queue insolente de coq,
Plus fier que tous les Artabans dont la Gascogne
Fut et sera toujours l’alme Mère Gigogne,
Il promène, en sa fraise à la Pulcinella,
Un nez !… Ah ! messeigneurs, quel nez que ce nez-là !…
On ne peut voir passer un pareil nasigère
Sans s’écrier : « Oh ! non, vraiment, il exagère ! »
Puis on sourit, on dit : « Il va l’enlever… » Mais
Monsieur de Bergerac ne l’enlève jamais.
LE BRET, hochant la tête
Il le porte, — et pourfend quiconque le remarque !
RAGUENEAU, fièrement
Son glaive est la moitié des ciseaux de la Parque !
PREMIER MARQUIS, haussant les épaules
Il ne viendra pas !
RAGUENEAU
Si !… Je parie un poulet
À la Ragueneau !
LE MARQUIS, riant
Soit !
(Rumeurs d’admiration dans la salle. Roxane vient de paraître dans sa loge. Elle s’assied sur le devant, sa duègne prend place au fond. Christian, occupé à payer la distributrice, ne regarde pas.)
DEUXIÈME MARQUIS, avec des petits cris
Ah ! messieurs ! mais elle est
Épouvantablement ravissante !
PREMIER MARQUIS
Une pêche
Qui sourirait avec une fraise !
DEUXIÈME MARQUIS
Et si fraîche
Qu’on pourrait, l’approchant, prendre un rhume de cœur !
CHRISTIAN, lève la tête, aperçoit Roxane, et saisit vivement Lignière par le bras
C’est elle !
LIGNIÈRE, regardant
Ah ! c’est elle ?…
CHRISTIAN
Oui. Dites vite. J’ai peur.
LIGNIÈRE, dégustant son rivesalte à petits coups Magdeleine Robin, dite Roxane.
Fine. Précieuse.
CHRISTIAN
Hélas !
LIGNIÈRE
Libre. Orpheline. Cousine
De Cyrano, — dont on parlait…
(À ce moment, un seigneur très élégant, le cordon bleu en sautoir, entre dans la loge et, debout, cause un instant avec Roxane.)
CHRISTIAN, tressaillant
Cet homme ?…
LIGNIÈRE, qui commence à être gris, clignant de l’œil
Hé ! hé !…
— Comte de Guiche. Épris d’elle. Mais marié
À la nièce d’Armand de Richelieu. Désire
Faire épouser Roxane à certain triste sire,
Un monsieur de Valvert, vicomte… et complaisant.
Elle n’y souscrit pas, mais de Guiche est puissant
Il peut persécuter une simple bourgeoise.
D’ailleurs j’ai dévoilé sa manœuvre sournoise
Dans une chanson qui… Ho ! il doit m’en vouloir !
— La fin était méchante… Écoutez…
(Il se lève en titubant, le verre haut, prêt à chanter.)
CHRISTIAN
Non.
Bonsoir.
LIGNIÈRE
Vous allez ?
CHRISTIAN
Chez monsieur de Valvert !
LIGNIÈRE
Prenez garde
C’est lui qui vous tuera !
(Lui désignant du coin de l’œil Roxane.)
Restez. On vous regarde.
CHRISTIAN
C’est vrai !
(Il reste en contemplation. Le groupe de tire-laine, à partir de ce moment, le voyant la tête en l’air et bouche bée, se rapproche de lui.)
LIGNIÈRE
C’est moi qui pars. J’ai soif ! Et l’on m’attend
— Dans des tavernes !
(Il sort en zigzaguant.)
LE BRET, qui a fait le tour de la salle, revenant vers Ragueneau, d’une voix rassurée
Pas de Cyrano.
RAGUENEAU, incrédule
Pourtant…
LE BRET
Ah ! je veux espérer qu’il n’a pas vu l’affiche !
LA SALLE
Commencez ! Commencez !
Scène III
LES MÊMES, moins LIGNIÈRE ; DE GUICHE, VALVERT, puis MONTFLEURY.
UN MARQUIS, voyant de Guiche, qui descend de la loge de Roxane, traverse le parterre, entouré de seigneurs obséquieux, parmi lesquels le vicomte de Valvert
Quelle cour, ce de Guiche !
UN AUTRE
Fi !… Encore un Gascon !
LE PREMIER
Le Gascon souple et froid,
Celui qui réussit !… Saluons-le, crois-moi.
(Ils vont vers de Guiche.)
DEUXIÈME MARQUIS
Les beaux rubans ! Quelle couleur, comte de Guiche ?
Baise-moi-ma-mignonne ou bien Ventre-de-biche ?
DE GUICHE
C’est couleur Espagnol malade.
PREMIER MARQUIS
La couleur
Ne ment pas, car bientôt, grâce à votre valeur,
L’Espagnol ira mal, dans les Flandres !
DE GUICHE
Je monte
Sur scène. Venez-vous ?
(Il se dirige suivi de tous les marquis et gentilshommes vers le théâtre. Il se retourne et appelle.)
Viens, Valvert !
CHRISTIAN, qui les écoute et les observe, tressaille en entendant ce nom
Le vicomte !
Ah ! je vais lui jeter à la face mon…
(Il met la main dans sa poche, et y rencontre celle d’un tire-laine en train de le dévaliser. Il se retourne.)
Hein ?
LE TIRE-LAINE
Ay !…
CHRISTIAN, sans le lâcher
Je cherchais un gant !
LE TIRE-LAINE, avec un sourire piteux
Vous trouvez une main.
(Changeant de ton, bas et vite.)
Lâchez-moi. Je vous livre un secret.
CHRISTIAN, le tenant toujours
Quel ?
LE TIRE-LAINE
Lignière…
Qui vous quitte…
CHRISTIAN, de même
Eh ! bien ?
LE TIRE-LAINE
… touche à son heure dernière.
Une chanson qu’il fit blessa quelqu’un de grand,
Et cent hommes — j’en suis — ce soir sont postés !…
CHRISTIAN
Cent !
Par qui ?
LE TIRE-LAINE
Discrétion…
CHRISTIAN, haussant les épaules
Oh !
LE TIRE-LAINE, avec beaucoup de dignité
Professionnelle !
CHRISTIAN
Où seront-ils postés ?
LE TIRE-LAINE
À la porte de Nesle.
Sur son chemin. Prévenez-le !
CHRISTIAN, qui lui lâche enfin le poignet
Mais où le voir !
LE TIRE-LAINE
Allez courir tous les cabarets : le Pressoir
D’Or, la Pomme de Pin, la Ceinture qui craque,
Les Deux Torches, les Trois Entonnoirs, — et dans chaque,
Laissez un petit mot d’écrit l’avertissant.
CHRISTIAN
Oui, je cours ! Ah ! les gueux ! Contre un seul homme, cent !
(Regardant Roxane avec amour.)
La quitter… elle !
(Avec fureur, Valvert.)
Et lui !… — Mais il faut que je sauve
Lignière !…
(Il sort en courant. — De Guiche, le vicomte, les marquis, tous les gentilshommes ont disparu derrière le rideau pour prendre place sur les banquettes de la scène. Le parterre est complètement rempli. Plus une place vide aux galeries et aux loges.)
LA SALLE
Commencez.
UN BOURGEOIS, dont la perruque s’envole au bout d’une ficelle, pêchée par un page de la galerie supérieure
Ma perruque !
CRIS DE JOIE
Il est chauve !…
Bravo, les pages ! Ha ! ha ! ha !…
LE BOURGEOIS, furieux, montrant le poing
Petit gredin !
RIRES ET CRIS, qui commencent très fort et vont décroissant
Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha !
(Silence complet.)
LE BRET, étonné
Ce silence soudain ?…
(Un spectateur lui parle bas.)
Ah ?…
LE SPECTATEUR
La chose me vient d’être certifiée.
MURMURES, qui courent
Chut ! — Il paraît ?… — Non !… — Si ! — Dans la loge grillée.
— Le Cardinal ! — Le Cardinal ? — Le Cardinal !
UN PAGE
Ah ! diable, on ne va pas pouvoir se tenir mal !…
(On frappe sur la scène. Tout le monde s’immobilise. Attente.)
LA VOIX D’UN MARQUIS, dans le silence, derrière le rideau
Mouchez cette chandelle !
UN AUTRE MARQUIS, passant la tête par la fente du rideau
Une chaise !
(Une chaise est passée, de main en main, au-dessus des têtes. Le marquis la prend et disparaît, non sans avoir envoyé quelques baisers aux loges.)
UN SPECTATEUR
Silence !
(On refrappe les trois coups. Le rideau s’ouvre. Tableau. Les marquis assis sur les côtés, dans des poses insolentes.
Toile de fond représentant un décor bleuâtre de pastorale.
Quatre petits lustres de cristal éclairent la scène. Les violons jouent doucement.)
LE BRET, à Ragueneau, bas
Montfleury entre en scène ?
RAGUENEAU, bas aussi
Oui, c’est lui qui commence.
LE BRET
Cyrano n’est pas là.
RAGUENEAU
J’ai perdu mon pari.
LE BRET
Tant mieux ! tant mieux !
(On entend un air de musette, et Montfleury paraît en scène, énorme, dans un costume de berger de pastorale, un chapeau garni de roses penché sur l’oreille, et soufflant dans une cornemuse enrubannée.)
LE PARTERRE, applaudissant
Bravo, Montfleury ! Montfleury !
MONTFLEURY, après avoir salué, jouant le rôle de Phédon
« Heureux qui loin des cours, dans un lieu solitaire,
Se prescrit à soi-même un exil volontaire,
Et qui, lorsque Zéphire a soufflé sur les bois… »
UNE VOIX, au milieu du parterre
Coquin, ne t’ai-je pas interdit pour un mois ?
VOIX DIVERSES
Hein ? — Quoi ? — Qu’est-ce ?…
(On se lève dans les loges, pour voir.)
CUIGY
C’est lui !
LE BRET, terrifié
Cyrano !
LA VOIX
Roi des pitres,
Hors de scène à l’instant !
TOUTE LA SALLE, indignée
Oh !
MONTFLEURY
Mais…
LA VOIX
Tu récalcitres ?
VOIX DIVERSES, du parterre, des loges
Chut ! — Assez !— Montfleury jouez ! — Ne craignez rien !…
MONTFLEURY, d’une voix mal assurée
« Heureux qui loin des cours dans un lieu sol… »
LA VOIX, plus menaçante
Eh bien ?
Faudra-t-il que je fasse, ô Monarque des drôles,
Une plantation de bois sur vos épaules ?
Une canne au bout d’un bras jaillit au-dessus des têtes.
MONTFLEURY, d’une voix de plus en plus faible
« Heureux qui… »
(La canne s’agite.)
LA VOIX
Sortez !
LE PARTERRE
Oh !
MONTFLEURY, s’étranglant
« Heureux qui loin des cours… »
CYRANO, surgissant du parterre, debout sur une chaise, les bras croisés, le feutre en bataille, la moustache hérissée, le nez terrible
Ah ! je vais me fâcher !…
(Sensation à sa vue.)
Scène IV
LES MÊMES, CYRANO, puis BELLEROSE, JODELET
MONTFLEURY, aux marquis
Venez à mon secours,
Messieurs !
UN MARQUIS, nonchalamment
Mais jouez donc !
CYRANO
Gros homme, si tu joues
Je vais être obligé de te fesser les joues !
LE MARQUIS
Assez !
CYRANO
Que les marquis se taisent sur leurs bancs,
Ou bien je fais tâter ma canne à leurs rubans !
TOUS LES MARQUIS, debout
C’en est trop !… Montfleury…
CYRANO
Que Montfleury s’en aille,
Ou bien je l’essorille et le désentripaille !
UNE VOIX
Mais…
CYRANO
Qu’il sorte !
UNE AUTRE VOIX
Pourtant…
CYRANO
Ce n’est pas encor fait ?
(Avec le geste de retrousser ses manches.)
Bon ! je vais sur la scène en guise de buffet,
Découper cette mortadelle d’Italie !
MONTFLEURY, rassemblant toute sa dignité
En m’insultant, Monsieur, vous insultez Thalie !
CYRANO, très poli
Si cette Muse, à qui, Monsieur, vous n’êtes rien,
Avait l’honneur de vous connaître, croyez bien
Qu’en vous voyant si gros et bête comme une urne,
Elle vous flanquerait quelque part son cothurne.
LE PARTERRE
Montfleury ! Montfleury ! — La pièce de Baro ! —
CYRANO, à ceux qui crient autour de lui
Je vous en prie, ayez pitié de mon fourreau
Si vous continuez, il va rendre sa lame !
(Le cercle s’élargit.)
LA FOULE, reculant
Hé ! la !…
CYRANO, à Montfleury
Sortez de scène !
LA FOULE, se rapprochant et grondant
Oh ! oh !
CYRANO, se retournant vivement
Quelqu’un réclame ?
(Nouveau recul.)
UNE VOIX, chantant au fond
Monsieur de Cyrano
Vraiment nous tyrannise,
Malgré ce tyranneau
On jouera la Clorise.
TOUTE LA SALLE, chantant
La Clorise, la Clorise !…
CYRANO
Si j’entends une fois encor cette chanson,
Je vous assomme tous.
UN BOURGEOIS
Vous n’êtes pas Samson !
CYRANO
Voulez-vous me prêter, Monsieur, votre mâchoire ?
UNE DAME, dans les loges
C’est inouï !
UN SEIGNEUR
C’est scandaleux !
UN BOURGEOIS
C’est vexatoire !
UN PAGE
Ce qu’on s’amuse !
LE PARTERRE
Kss ! — Montfleury ! — Cyrano !
CYRANO
Silence !
LE PARTERRE, en délire
Hi han ! Bêê ! Ouah, ouah ! Cocorico !
CYRANO
Je vous…
UN PAGE
Miâou !
CYRANO
Je vous ordonne de vous taire !
Et j’adresse un défi collectif au parterre !
— J’inscris les noms ! — Approchez-vous, jeunes héros !
Chacun son tour ! Je vais donner des numéros ! —
Allons, quel est celui qui veut ouvrir la liste ?
Vous, Monsieur ? Non ! Vous ? Non ! Le premier duelliste,
Je l’expédie avec les honneurs qu’on lui doit !
— Que tous ceux qui veulent mourir lèvent le doigt.
(Silence)
La pudeur vous défend de voir ma lame nue ?
Pas un nom ? — Pas un doigt ? — C’est bien. Je continue.
(Se retournant vers la scène où Montfleury attend avec angoisse.)
Donc, je désire voir le théâtre guéri
De cette fluxion. Sinon…
(La main à son épée.)
Le bistouri !
MONTFLEURY
Je…
CYRANO, descend de sa chaise, s’assied au milieu du rond qui s’est formé, s’installe comme chez lui
Mes mains vont frapper trois claques, pleine lune !
Vous vous éclipserez à la troisième.
LE PARTERRE, amusé
Ah ?…
CYRANO, frappant dans ses mains
Une !
MONTFLEURY
Je…
UNE VOIX, des loges
Restez !
LE PARTERRE
Restera… restera pas…
MONTFLEURY
Je crois,
Messieurs…
CYRANO
Deux !
MONTFLEURY
Je suis sûr qu’il vaudrait mieux que…
CYRANO
Trois !
(Montfleury disparaît comme dans une trappe. Tempête de rires, et sifflets de huées.)
LA SALLE
Hu !… hu !… Lâche !… Reviens !…
CYRANO, épanoui, se renverse sur sa chaise et croise ses jambes
Qu’il revienne, s’il ose !
UN BOURGEOIS
L’orateur de la troupe !
(Bellerose s’avance et salue.)
LES LOGES
Ah !… Voilà Bellerose !
BELLEROSE, avec élégance
Nobles seigneurs…
LE PARTERRE
Non ! Non ! Jodelet !
JODELET, s’avance, et, nasillard
Tas de veaux !
LE PARTERRE
Ah ! Ah ! Bravo ! très bien ! bravo !
JODELET
Pas de bravos !
Le gros tragédien dont vous aimez le ventre
S’est senti…
LE PARTERRE
C’est un lâche !
JODELET
Il dut sortir !
LE PARTERRE
Qu’il rentre !
LES UNS
Non !
LES AUTRES
Si !
UN JEUNE HOMME, à Cyrano
Mais à la fin, monsieur, quelle raison
Avez-vous de haïr Montfleury ?
CYRANO, gracieux, toujours assis
Jeune oison,
J’ai deux raisons, dont chaque est suffisante seule.
Primo : c’est un acteur déplorable, qui gueule,
Et qui soulève avec des han ! de porteur d’eau,
Le vers qu’il faut laisser s’envoler !-Secundo
Est mon secret…
LE VIEUX BOURGEOIS, derrière lui
Mais vous nous privez sans scrupule
De la Clorise ! Je m’entête…
CYRANO, tournant sa chaise vers le bourgeois, respectueusement
Vieille mule,
Les vers du vieux Baro valant moins que zéro,
J’interromps sans remords !
LES PRÉCIEUSES, dans les loges
Ha ! — Ho ! — Notre Baro !
Ma chère ! — Peut-on dire ?… Ah ! Dieu !…
CYRANO, tournant sa chaise vers les loges, galant
Belles personnes,
Rayonnez, fleurissez, soyez des échansonnes
De rêve, d’un sourire enchantez un trépas,
Inspirez-nous des vers… mais ne les jugez pas !
BELLEROSE
Et l’argent qu’il va falloir rendre !
CYRANO, tournant sa chaise vers la scène
Bellerose,
Vous avez dit la seule intelligente chose !
Au manteau de Thespis je ne fais pas de trous
(Il se lève, et lançant un sac sur la scène.)
Attrapez cette bourse au vol, et taisez-vous !
LA SALLE, éblouie
Ah !… Oh !…
JODELET, ramassant prestement la bourse et la soupesant
À ce prix-là, monsieur, je t’autorise
À venir chaque jour empêcher la Clorise !…
LA SALLE
Hu !… Hu !…
JODELET
Dussions-nous même ensemble être hués !…
BELLEROSE
Il faut évacuer la salle !…
JODELET
Évacuez !…
(On commence à sortir, pendant que Cyrano regarde d’un air satisfait. Mais la foule s’arrête bientôt en entendant la scène suivante, et la sortie cesse. Les femmes qui, dans les loges, étaient déjà debout, leur manteau remis, s’arrêtent pour écouter, et finissent par se rasseoir.)
LE BRET, à Cyrano
C’est fou !…
UN FÂCHEUX, qui s’est approché de Cyrano
Le comédien Montfleury ! Quel scandale !
Mais il est protégé par le duc de Candale !
Avez-vous un patron ?
CYRANO
Non !
LE FÂCHEUX
Vous n’avez pas ?…
CYRANO
Non !
LE FÂCHEUX
Quoi, pas un grand seigneur pour couvrir de son nom ?…
CYRANO, agacé
Non, ai-je dit deux fois. Faut-il donc que je trisse ?
Non pas de protecteur…
(La main à son épée.)
Mais une protectrice !
LE FÂCHEUX
Mais vous allez quitter la ville ?
CYRANO
C’est selon.
LE FÂCHEUX
Mais le duc de Candale a le bras long !
CYRANO
Moins long
Que n’est le mien…
Montrant son épée quand je lui mets cette rallonge !
LE FÂCHEUX
Mais vous ne songez pas à prétendre…
CYRANO
J’y songe.
LE FÂCHEUX
Mais…
CYRANO
Tournez les talons, maintenant.
LE FÂCHEUX
Mais…
CYRANO
Tournez !
— Ou dites-moi pourquoi vous regardez mon nez.
LE FÂCHEUX, ahuri
Je…
CYRANO, marchant sur lui
Qu’a-t-il d’étonnant ?
LE FÂCHEUX, reculant
Votre Grâce se trompe…
CYRANO
Est-il mol et ballant, monsieur, comme une trompe ?…
LE FÂCHEUX, même jeu
Je n’ai pas…
CYRANO
Ou crochu comme un bec de hibou ?
LE FÂCHEUX
Je…
CYRANO
Y distingue-t-on une verrue au bout ?
LE FÂCHEUX
Mais…
CYRANO
Ou si quelque mouche, à pas lents, s’y promène ?
Qu’a-t-il d’hétéroclite ?
LE FÂCHEUX
Oh !…
CYRANO
Est-ce un phénomène ?
LE FÂCHEUX
Mais d’y porter les yeux, j’avais su me garder !
CYRANO
Et pourquoi, s’il vous plaît, ne pas le regarder ?
LE FÂCHEUX
J’avais…
CYRANO
Il vous dégoûte alors ?
LE FÂCHEUX
Monsieur…
CYRANO
Malsaine
Vous semble sa couleur ?
LE FÂCHEUX
Monsieur !
CYRANO
Sa forme, obscène ?
LE FÂCHEUX
Mais du tout !…
CYRANO
Pourquoi donc prendre un air dénigrant ?
— Peut-être que monsieur le trouve un peu trop grand ?
LE FÂCHEUX, balbutiant
Je le trouve petit, tout petit, minuscule !
CYRANO
Hein ? comment ? m’accuser d’un pareil ridicule ?
Petit, mon nez ? Hola !
LE FÂCHEUX
Ciel !
CYRANO
Énorme, mon nez !
— Vil camus, sot camard, tête plate, apprenez
Que je m’enorgueillis d’un pareil appendice,
Attendu qu’un grand nez est proprement l’indice
D’un homme affable, bon, courtois, spirituel,
Libéral, courageux, tel que je suis, et tel
Qu’il vous est interdit à jamais de vous croire,
Déplorable maraud ! car la face sans gloire
Que va chercher ma main en haut de votre col,
Est aussi dénuée…
(Il le soufflette.)
LE FÂCHEUX
Aï !
CYRANO
De fierté, d’envol,
De lyrisme, de pittoresque, d’étincelle,
De somptuosité, de Nez enfin, que celle…
(Il le retourne par les épaules, joignant le geste à la parole.)
Que va chercher ma botte au bas de votre dos !
LE FÂCHEUX, se sauvant
Au secours ! À la garde !
CYRANO
Avis donc aux badauds
Qui trouveraient plaisant mon milieu de visage,
Et si le plaisantin est noble, mon usage
Est de lui mettre, avant de le laisser s’enfuir,
Par-devant, et plus haut, du fer, et non du cuir !
DE GUICHE, qui est descendu de la scène, avec les marquis
Mais à la fin il nous ennuie !
LE VICOMTE DE VALVERT, haussant les épaules
Il fanfaronne !
DE GUICHE
Personne ne va donc lui répondre ?…
LE VICOMTE
Personne ?
Attendez ! Je vais lui lancer un de ces traits !…
(Il s’avance vers Cyrano qui l’observe, et se campant devant lui d’un air fat.)
Vous… vous avez un nez… heu… un nez… très grand.
CYRANO, gravement
Très.
LE VICOMTE, riant
Ha !
CYRANO, imperturbable
C’est tout ?…
LE VICOMTE
Mais…
CYRANO
Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire… Oh ! Dieu !… bien des choses en somme…
En variant le ton, — par exemple, tenez
Agressif : « Moi, monsieur, si j’avais un tel nez,
Il faudrait sur-le-champs que je me l’amputasse ! »
Amical : « Mais il doit tremper dans votre tasse
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! »
Descriptif : « C’est un roc !… c’est un pic !… c’est un cap !
Que dis-je, c’est un cap ?… C’est une péninsule ! »
Curieux : « De quoi sert cette oblongue capsule ?
D’écritoire, monsieur, ou de boîtes à ciseaux ? »
Gracieux : « Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? »
Truculent : « Ça, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? »
Prévenant : « Gardez-vous, votre tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! »
Tendre : « Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane ! »
Pédant : « L’animal seul, monsieur, qu’Aristophane
Appelle Hippocampelephantocamélos
Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d’os ! »
Cavalier : « Quoi, l’ami, ce croc est à la mode ?
Pour pendre son chapeau, c’est vraiment très commode ! »
Emphatique : « Aucun vent ne peut, nez magistral,
T’enrhumer tout entier, excepté le mistral ! »
Dramatique : « C’est la Mer Rouge quand il saigne ! »
Admiratif : « Pour un parfumeur, quelle enseigne ! »
Lyrique : « Est-ce une conque, êtes-vous un triton ? »
Naïf : « Ce monument, quand le visite-t-on ? »
Respectueux : « Souffrez, monsieur, qu’on vous salue,
C’est là ce qui s’appelle avoir pignon sur rue ! »
Campagnard : « Hé, ardé ! C’est-y un nez ? Nanain !
C’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melon nain ! »
Militaire : « Pointez contre cavalerie ! »
Pratique : « Voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot ! »
Enfin parodiant Pyrame en un sanglot
« Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
A détruit l’harmonie ! Il en rougit, le traître ! »
— Voilà ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit
Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n’avez que les trois qui forment le mot : sot !
Eussiez-vous eu, d’ailleurs, l’invention qu’il faut
Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
Me servir toutes ces folles plaisanteries,
Que vous n’en eussiez pas articulé le quart
De la moitié du commencement d’une, car
Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
Mais je ne permets pas qu’un autre me les serve.
DE GUICHE, voulant emmener le vicomte pétrifié
Valvert, laissez donc !
LE VICOMTE, suffoqué
Ces grands airs arrogants !
Un hobereau qui… qui… n’a même pas de gants !
Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses !
CYRANO
Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances.
Je ne m’attife pas ainsi qu’un freluquet,
Mais je suis plus soigné si je suis moins coquet ;
Je ne sortirais pas avec, par négligence,
Un affront pas très bien lavé, la conscience
Jaune encore de sommeil dans le coin de son œil,
Un honneur chiffonné, des scrupules en deuil.
Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise,
Empanaché d’indépendance et de franchise ;
Ce n’est pas une taille avantageuse, c’est
Mon âme que je cambre ainsi qu’en un corset,
Et tout couvert d’exploits qu’en rubans je m’attache,
Retroussant mon esprit ainsi qu’une moustache,
Je fais, en traversant les groupes et les ronds,
Sonner les vérités comme des éperons.
LE VICOMTE
Mais, monsieur…
CYRANO
Je n’est pas de gants ?… La belle affaire !
Il m’en restait un seul d’une très vieille paire !
— Lequel m’était d’ailleurs encor fort importun
Je l’ai laissé dans la figure de quelqu’un.
LE VICOMTE
Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule.
CYRANO, ôtant son chapeau et saluant comme si le vicomte venait de se présenter
Ah ?… Et moi, Cyrano-Savinien-Hercule
De Bergerac.
(Rires.)
LE VICOMTE, exaspéré
Bouffon !
CYRANO, poussant un cri comme lorsqu’on est saisi d’une crampe
Ay !…
LE VICOMTE, qui remontait, se retournant
Qu’est-ce encor qu’il dit ?
CYRANO, avec des grimaces de douleur
Il faut la remuer car elle s’engourdit…
— Ce que c’est que de la laisser inoccupée !
— Ay !…
LE VICOMTE
Qu’avez-vous ?
CYRANO
J’ai des fourmis dans mon épée !
LE VICOMTE, tirant la sienne
Soit !
CYRANO
Je vais vous donnez un petit coup charmant.
LE VICOMTE, méprisant
Poète !…
CYRANO
Oui, monsieur, poète ! et tellement,
Qu’en ferraillant je vais — hop ! — à l’improvisade,
Vous composer une ballade.
LE VICOMTE
Une ballade ?
CYRANO
Vous ne vous doutez pas de ce que c’est, je crois ?
LE VICOMTE
Mais…
CYRANO, récitant comme une leçon
La ballade, donc, se compose de trois
Couplets de huit vers…
LE VICOMTE, piétinant
Oh !
CYRANO, continuant
Et d’un envoi de quatre…
LE VICOMTE
Vous…
CYRANO
Je vais tout ensemble en faire une et me battre,
Et vous toucher, monsieur, au dernier vers.
LE VICOMTE
Non !
CYRANO
Non ?
(Déclamant)
« Ballade du duel qu’en l’hôtel bourguignon
Monsieur de Bergerac eut avec un bélître ! »
LE VICOMTE
Qu’est-ce que ça, s’il vous plaît ?
CYRANO
C’est le titre.
LA SALLE, surexcitée au plus haut point
Place ! — Très amusant ! — Rangez-vous ! — Pas de bruits !
(Tableau. Cercle de curieux au parterre, les marquis et les officiers mêlés aux bourgeois et aux gens du peuple ; les pages grimpés sur des épaules pour mieux voir. Toutes les femmes debout dans les loges. À droite, De Guiche et ses gentilshommes. A gauche, Le Bret, Ragueneau, Cuigy, etc.)
CYRANO, fermant une seconde les yeux
Attendez !… je choisis mes rimes… Là, j’y suis.
(Il fait ce qu’il dit, à mesure.)
Je jette avec grâce mon feutre,
Je fais lentement l’abandon
Du grand manteau qui me calfeutre,
Et je tire mon espadon ;
Élégant comme Céladon,
Agile comme Scaramouche,
Je vous préviens, cher Mirmydon,
Qu’à la fin de l’envoi je touche !
Premiers engagements de fer.
Vous auriez bien dû rester neutre ;
Où vais-je vous larder, dindon ?…
Dans le flanc, sous votre maheutre ?…
Au cœur, sous votre bleu cordon ?…
— Les coquilles tintent, ding-don !
Ma pointe voltige : une mouche !
Décidément… c’est au bedon,
Qu’à la fin de l’envoi je touche.
Il me manque une rime en eutre…
Vous rompez, plus blanc qu’amidon ?
C’est pour me fournir le mot pleutre !
— Tac ! je pare la pointe dont
Vous espériez me faire don : —
J’ouvre la ligne, — je la bouche…
Tiens bien ta broche, Laridon !
À la fin de l’envoi, je touche
(Il annonce solennellement)
ENVOI
Prince, demande à Dieu pardon !
Je quarte du pied, j’escarmouche,
je coupe, je feinte…
(Se fendant.)
Hé ! là donc
Le vicomte chancelle ; Cyrano salue.
À la fin de l’envoi, je touche.
(Acclamations. Applaudissements dans les loges. Des fleurs et des mouchoirs tombent. Les officiers entourent et félicitent Cyrano.
Ragueneau danse d’enthousiasme. Le Bret est heureux et navré. Les amis du vicomte le soutiennent et l’emmènent.)
LA FOULE, en un long cri
Ah !…
UN CHEVAU-LEGER
Superbe !
UNE FEMME
Joli !
RAGUENEAU
Pharamineux !
UN MARQUIS
Nouveau !…
LE BRET
Insensé !
(Bousculade autour de Cyrano. On entend)
… Compliments… Félicite… bravo…
VOIX DE FEMME
C’est un héros !…
UN MOUSQUETAIRE, s’avançant vivement vers Cyrano, la main tendue
Monsieur, voulez-vous me permettre ?…
C’est tout à fait très bien, et je crois m’y connaître ;
J’ai du reste exprimé ma joie en trépignant !…
(Il s’éloigne.)
CYRANO, à Cuigy
Comment s’appelle donc ce monsieur ?
CUIGY
D’Artagnan.
LE BRET, à Cyrano, lui prenant le bras
Ça, causons !…
CYRANO
Laisse un peu sortir cette cohue…
(À Bellerose.)
Je peux rester ?
BELLEROSE, respectueusement
Mais oui !…
(On entend des cris au-dehors.)
JODELET, qui a regardé
C’est Montfleury qu’on hue !
BELLEROSE, solennellement
Sic transit !…
(Changeant de ton, au portier et au moucheur de chandelles.)
Balayer. Fermer. N’éteignez pas.
Nous allons revenir après notre repas.
Répéter pour demain une nouvelle farce.
(Jodelet et Bellerose sortent, après de grands saluts à Cyrano.)
LE PORTIER, à Cyrano
Vous ne dînez donc pas ?
CYRANO
Moi ?… Non.
(Le portier se retire.)
LE BRET, à Cyrano
Parce que ?
CYRANO, fièrement
Parce…
(Changeant de ton, en voyant que le portier est loin.)
Que je n’ai pas d’argent !…
LE BRET, faisant le geste de lancer un sac
Comment ! le sac d’écus ?…
CYRANO
Pension paternelle, en un jour, tu vécus !
LE BRET
Pour vivre tout un mois, alors ?…
CYRANO
Rien ne me reste.
LE BRET
Jeter ce sac, quelle sottise !
CYRANO
Mais quel geste !…
LA DISTRIBUTRICE, toussant derrière son petit comptoir
Hum !…
(Cyrano et le Bret se retournent. Elle s’avance intimidée.)
Monsieur… Vous savoir jeûner… le cœur me fend…
(Montrant le buffet.)
J’ai là tout ce qu’il faut…
(Avec élan.)
Prenez !
CYRANO, se découvrant
Ma chère enfant,
Encor que mon orgueil de Gascon m’interdise
D’accepter de vos doigts la moindre friandise,
J’ai trop peur qu’un refus ne vous soit un chagrin,
Et j’accepterais donc…
(Il va au buffet et choisit.)
Oh ! peu de chose ! — Un grain de ce raisin…
(Elle veut lui donner la grappe, il cueille un grain.)
Un seul !… Ce verre d’eau…
(Elle veut y verser du vin, il l’arrête.)
Limpide !
— Et la moitié d’un macaron !
(Il rend l’autre moitié.)
LE BRET
Mais c’est stupide !
LA DISTRIBUTRICE
Oh ! quelque chose encor !
CYRANO
La main à baiser.
(Il baise, comme la main d’une princesse, la main qu’elle lui tend.)
LA DISTRIBUTRICE
Merci, monsieur.
(Révérence.)
Bonsoir.
(Elle sort.)
Scène V
CYRANO, LE BRET, puis LE PORTIER.
CYRANO, à Le Bret
Je t’écoute causer.
(Il s’installe devant le buffet et rangeant devant lui le macaron.)
Dîner !…
… le verre d’eau.
Boisson !…
… le grain de raisin.
Dessert !…
(Il s’assied.)
Là, je me mets à table !
— Ah !… j’avais une faim, mon cher, épouvantable !
(Mangeant.)
— Tu disais ?
LE BRET
Que ces fats aux grands airs belliqueux
Te fausseront l’esprit si tu n’écoutes qu’eux !…
Va consulter des gens de bon sens, et t’informe
De l’effet qu’a produit ton algarade.
CYRANO, achevant son macaron
Énorme.
LE BRET
Le Cardinal
CYRANO, s’épanouissant
Il était là, le Cardinal ?
LE BRET
A dû trouver cela…
CYRANO
Mais très original.
LE BRET
Pourtant…
CYRANO
C’est un auteur. Il ne peut lui déplaire
Que l’on vienne troubler la pièce d’un confrère.
LE BRET
Tu te mets sur les bras, vraiment, trop d’ennemis !
CYRANO, attaquant son grain de raisin
Combien puis-je, à peu près, ce soir, m’en être mis ?
LE BRET
Quarante-huit. Sans compter les femmes.
CYRANO
Voyons, compte !
LE BRET
Montfleury, le bourgeois, De Guiche, le vicomte,
Baro, l’Académie…
CYRANO
Assez ! tu me ravis !
LE BRET
Mais où te mènera la façon dont tu vis ?
Quel système est le tien ?
CYRANO
J’errais dans un méandre ;
J’avais trop de partis, trop compliqués, à prendre ;
J’ai pris…
LE BRET
Lequel ?
CYRANO
Mais le plus simple, de beaucoup.
J’ai décidé d’être admirable, en tout, pour tout !
LE BRET, haussant les épaules
Soit ! — Mais enfin, à moi, le motif de ta haine
Pour Montfleury, le vrai, dis-le-moi !
CYRANO, se levant
Ce Silène,
Si ventru que son doigt n’atteint pas son nombril,
Pour les femmes encor se croit un doux péril,
Et leur fait, cependant qu’en jouant il bredouille,
Des yeux de carpes avec ses gros yeux de grenouilles !…
Et je le hais depuis qu’il se permit, un soir,
De poser son regard, sur celle… Oh ! j’ai cru voir
Glisser sur une fleur une longue limace !
LE BRET, stupéfait
Hein ? Comment ? Serait-il possible ?…
CYRANO, avec un rire amer
Que j’aimasse ?…
(Changement de ton et gravement.)
J’aime.
LE BRET
Et peut-on savoir ? Tu ne m’a jamais dit ?…
CYRANO
Qui j’aime ?… Réfléchis, voyons. Il m’interdit
Le rêve d’être aimé même par une laide,
Ce nez qui d’un quart d’heure en tous lieux me précède ;
Alors moi, j’aime qui ?… Mais cela va de soit !
J’aime — mais c’est forcé ! — la plus belle qui soit !
LE BRET
La plus belle ?…
CYRANO
Tout simplement, qui soit au monde !
La plus brillante, la plus fine,
(Avec accablement)
La plus blonde !
LE BRET
Eh, mon Dieu, quelle est donc cette femme ?…
CYRANO
Un danger
Mortel sans le vouloir, exquis sans y songer,
Un piège de nature, une rose muscade
Dans laquelle l’amour se tient en embuscade !
Qui connaît son sourire a connu le parfait.
Elle fait de la grâce avec rien, elle fait
Tenir tout le divin dans un geste quelconque,
Et tu ne saurais pas, Vénus, monter en conque,
Ni toi, Diane, marcher dans les grands bois fleuris,
Comme elle monte en chaise et marche dans Paris !…
LE BRET
Sapristi ! Je comprends. C’est clair !
CYRANO
C’est diaphane.
LE BRET
Magdeleine Robin, ta cousine !
CYRANO
Oui, — Roxane.
LE BRET
Eh bien ! mais c’est au mieux ! Tu l’aimes ? Dis-le-lui !
Tu t’es couvert de gloire à ses yeux aujourd’hui !
CYRANO
Regarde-moi, mon cher, et dis quelle espérance
Pourrait bien me laisser cette protubérance !
Oh ! je ne me fais pas d’illusions ! — Parbleu,
Oui, quelquefois, je m’attendris, dans le soir bleu ;
J’entre en quelque jardin où l’heure se parfume ;
Avec mon pauvre grand diable de nez je hume
L’avril, — je suis des yeux, sous un rayon d’argent,
Au bras d’un cavalier, quelque femme, en songeant
Que pour marcher, à petits pas, dans de la lune,
Aussi moi j’aimerais au bras en avoir une,
Je m’exalte, j’oublie… et j’aperçois soudain
L’ombre de mon profil sur le mur du jardin !
LE BRET, ému
Mon ami !…
CYRANO
Mon ami, j’ai de mauvaises heures !
De me sentir si laid, parfois, tout seul…
LE BRET, vivement, lui prenant la main
Tu pleures ?
CYRANO
Ah ! non, cela, jamais ! Non, ce serait trop laid,
Si le long de ce nez une larme coulait !
Je ne laisserai pas, tant que j’en serai maître,
La divine beauté des larmes se commettre
Avec tant de laideur grossière !… Vois-tu bien,
Les larmes, il n’est rien de plus sublime, rien,
Et je ne voudrais pas qu’excitant la risée,
Une seule, par moi, fut ridiculisée !…
LE BRET
Va ne t’attriste pas ! L’amour n’est que hasard !
CYRANO, secouant la tête
Non ! J’aime Cléopâtre : ai-je l’air d’un César ?
J’adore Bérénice : ai-je l’aspect d’un Tite ?
LE BRET
Mais ton courage ! ton esprit ! — Cette petite
Qui t’offrait là, tantôt, ce modeste repas,
Ses yeux, tu l’as bien vu, ne te détestaient pas !
CYRANO, saisi
C’est vrai !
LE BRET
Hé ! Bien ! alors ?… Mais, Roxane, elle-même,
Toute blême a suivi ton duel !…
CYRANO
Toute blême ?
LE BRET
Son cœur et son esprit déjà sont étonnés !
Ose, et lui parle, afin…
CYRANO
Qu’elle me rie au nez ?
Non ! — C’est la seule chose au monde que je craigne !
LE PORTIER, introduisant quelqu’un à Cyrano
Monsieur, on vous demande…
CYRANO, voyant la duègne
Ah ! mon Dieu ! Sa duègne !
Scène VI
CYRANO, LE BRET, LA DUEGNE
LA DUEGNE, avec un grand salut
De son vaillant cousin on désire savoir
Où l’on peut, en secret, le voir.
CYRANO, bouleversé
Me voir ?
LA DUEGNE, avec une révérence
Vous voir.
— On a des choses à vous dire.
CYRANO
Des ?…
LA DUEGNE, nouvelle révérence
Des choses !
CYRANO, chancelant
Ah ! mon Dieu !
LA DUEGNE
L’on ira, demain, aux primes roses
D’aurore, — ouïr la messe à Saint-Roch.
CYRANO, se soutenant sur Le Bret
Ah ! mon Dieu !
LA DUEGNE
En sortant, — où peut-on entrer, causer un peu ?
CYRANO, affolé
Où ?… Je… Ah ! mon Dieu !…
LA DUEGNE
Dites vite.
CYRANO
Je cherche !…
LA DUEGNE
Où ?…
CYRANO
Chez… chez… Ragueneau… le pâtissier…
LA DUEGNE
Il perche ?
CYRANO
Dans la rue — Ah ! mon Dieu, mon Dieu !- Saint-Honoré !…
LA DUEGNE, remontant
On ira. Soyez-y. Sept heures.
CYRANO
J’y serai.
(La duègne sort.)
Scène VII
CYRANO, LE BRET, puis LES COMÉDIENS, LES COMÉDIENNES, CUIGY, BRISSAILLE, LIGNIÈRE,
LE PORTIER, LES VIOLONS.
CYRANO, tombant dans les bras de Le Bret
Moi !… D’elle !… Un rendez-vous !…
LE BRET
Eh bien ! tu n’es plus triste ?
CYRANO
Ah ! pour quoi que ce soit, elle sait que j’existe !
LE BRET
Maintenant, tu vas être calme ?
CYRANO, hors de lui
Maintenant…
Mais je vais être frénétique et fulminant !
Il me faut une armée entière à déconfire !
J’ai dix cœurs ; j’ai vingt bras ; il ne peut me suffire
De pourfendre des nains…
(Il crie à tue-tête.)
Il me faut des géants !
(Depuis un moment, sur la scène, au fond, des ombres de comédiens et de comédiennes s’agitent, chuchotent : on commence à répéter. Les violons ont repris leur place.)
UNE VOIX, de la scène
Hé ! pst ! là-bas ! Silence ! on répète céans !
CYRANO, riant
Nous partons
(Il remonte ; par la grande porte du fond ; entrent Cuigy, Brissaille, plusieurs officiers, qui soutiennent Lignière complètement ivre.)
CUIGY
Cyrano !
CYRANO
Qu’est-ce ?
CUIGY
Une énorme grive
Qu’on t’apporte !
BRISSAILLE
Il ne peut rentrer chez lui !
CYRANO
Pourquoi ?
LIGNIÈRE, d’une voix pâteuse, lui montrant un billet tout chiffonné
Ce billet m’avertit… cent hommes contre moi…
À cause de… chanson… grand danger me menace…
Porte de Nesle… Il faut, pour rentrer, que j’y passe…
Permets-moi donc d’aller coucher sous… sous ton toit !
CYRANO
Cent hommes, m’as-tu dis ? Tu coucheras chez toi !
LIGNIÈRE, épouvanté
Mais…
CYRANO, d’une voix terrible, lui montrant la lanterne allumé que le portier balance en écoutant curieusement cette scène
Prends cette lanterne !…
(Lignière saisit précipitamment la lanterne.)
Et marche ! — Je te jure
Que c’est moi qui ferai ce soir ta couverture !…
(Aux officiers.)
Vous, suivez à distance, et vous serez témoins !
CUIGY
Mais cent hommes !…
CYRANO
Ce soir, il ne m’en faut pas moins !
(Les comédiens et les comédiennes, descendus de scène, se sont rapprochés dans leurs divers costumes.)
LE BRET
Mais pourquoi protéger…
CYRANO
Voilà Le Bret qui grogne !
LE BRET
Cet ivrogne banal ?…
CYRANO, frappant sur l’épaule de Lignière
Parce que cet ivrogne,
Ce tonneau de muscat, ce fût de rossoli,
Fit quelque chose un jour de tout à fait joli
Au sortir d’une messe ayant, selon le rite,
Vu celle qu’il aimait prendre de l’eau bénite,
Lui que l’eau fait sauver, courut au bénitier,
Se pencha sur sa conque et le but tout entier !…
UNE COMÉDIENNE, en costume de soubrette
Tiens, c’est gentil, cela !
CYRANO
N’est-ce pas, la soubrette ?
LA COMÉDIENNE, aux autres
Mais pourquoi sont-ils cent contre un pauvre poète ?
CYRANO
Marchons.
(Aux officiers.)
Et vous, messieurs, en me voyant charger,
Ne me secondez pas, quel que soit le danger !
UNE AUTRE COMÉDIENNE, sautant de la scène
Oh ! mais moi je vais voir !
CYRANO
Venez !…
UNE AUTRE, sautant aussi, à un vieux comédien
Viens-tu Cassandre ?…
CYRANO
Venez tous, le Docteur, Isabelle, Léandre,
Tous ! Car vos allez joindre, essaim charmant et fol,
La farce italienne à ce drame espagnol,
Et sur son ronflement tintant un bruit fantasque,
L’entourer de grelots comme un tambour basque !…
TOUTES LES FEMMES, sautant de joie
Bravo ! — Vite, une mante ! —Un capuchon !
JODELET
Allons !
CYRANO, aux violons
Vous nous jouerez un air, messieurs les violons !
(Les violons se joignent au cortège qui se forme. On s’empare des chandelles allumées de la rampe et on se les distribue.)
Cela devient une retraite aux flambeaux.
Bravo ! des officiers, des femmes en costume,
Et vingt pas en avant…
(Il se place comme il dit.)
Moi, tout seul, sous la plume
Que la gloire elle-même à ce feutre piqua,
Fier comme un Scipion triplement Nasica !…
— C’est compris ? Défendu de me prêter main-forte !
On y est ?… Un, deux, trois ! Portier, ouvre la porte !
(Le portier ouvre à deux battants. Un coin du vieux Paris pittoresque lunaire paraît.)
Ah !… Paris fuit, nocturne et quasi nébuleux ;
Le clair de lune coule aux pentes des toits bleus ;
Un cadre se prépare, exquis, pour cette scène ;
Là-bas, sous des vapeurs en écharpe, la Seine,
Comme un mystérieux et magique miroir,
Tremble… Et vous allez voir ce que vous allez voir !
TOUS
À la porte de Nesle !
CYRANO, debout sur le seuil
À la porte de Nesle !
(Se retournant avant de sortir, à la soubrette.)
Ne demandiez-vous pas pourquoi, mademoiselle,
Contre ce seul rimeur cent hommes furent mis ?
(Il tire l’épée et, tranquillement.)
C’est parce qu’on savait qu’il est de mes amis !
(Il sort. Le cortège, — Lignière zigzaguant en tête — puis les comédiennes aux bras des officiers, — puis les comédiens gambadant, — se met en marche dans la nuit au son des violons, et à la lueur falote des chandelles.)
RIDEAU
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