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Cycle Beta
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- Catégorie : SF et fantastique > Science-fiction, Anticipation
- Date de publication originale : 15/12/2006
- Date de publication sur Atramenta : 1 avril 2011 à 0h00
- Dernière modification : 1 juillet 2012 à 13h04
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- Longueur : Environ 194 pages / 58 964 mots
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B-006 : Accident dans la jungle
Tout allait bien jusqu'alors. Ce n'était plus de la simulation cette fois. Comme pour Bêta 112, il fallait débarquer. Il ne s'agissait pas d'une promenade de santé. À peine sorti des barges, il faudrait progresser dans la jungle durant un kilomètre, se cacher en lisière, observer l'ennemi de jour. Enfin, passer à l'attaque de nuit.
Dans le scénario, l'ennemi était clairement humain et évolué en matière technologique : des colons séparatistes, supérieurs en nombre, mais pas très bien formés militairement. Ils avaient recruté des mercenaires et des aventuriers, plus dangereux mais moins motivés dès que les forces coloniales seraient clairement supérieures en puissance de feu. Enfin, une résistance aux séparatistes, légaliste, existait et il fallait agir de concert avec elle. Chaque compagnie avait sa mission. Une section prendrait contact avec la résistance, les autres se prépareraient à l'assaut en lisière. Mais toutes commenceraient leur exercice par une phase d'infiltration pédestre.
Voilà pour les conditions initiales de la mission qui avaient été relayées à tous les échelons. Il fallait le prendre pour un simple petit jeu en grandeur réelle avant de rejoindre les quartiers des camps d'entraînement de Bêta 006.
Une formalité à laquelle chacun avait dû être préparé grâce aux exercices de simulation. Hélas, l'impondérable survient. La barge du groupe de combat de Reno donne des signes de dysfonctionnement. Elle se pose sur la canopée de la jungle luxuriante qui borde l'objectif.
Des branches craquent, elle s'enfonce de moitié dans l'océan vert, des antennes extérieures se brisent. Le contact avec le « Sun Tzu » et les autres barges est coupé. Les pilotes déclenchent la balise de secours.
C'est la nuit. Il y a deux heures avant que ne se lève l'aube. Tout le monde reste en sécurité à l'intérieur et tente de dormir un peu. La situation semble stable, une autre barge ne devrait pas tarder à arriver.
Alsyen en doute un peu. L'encadrement, que ce soit le chef de section ou les sergents ne semble pas croire à l'arrivée d'éventuels secours. Seulement, aucun d'entre eux ne manifeste de signe d'inquiétude pour autant. Qu'est ce que cela cache ?
Aux premières lueurs du jour, les sergents réveillent la troupe. Caubard prend alors la parole.
— Les gars, l'exercice continue, même si nous ne sont plus dans le cadre des conditions de départ. Mais au lieu d'un kilomètre de jungle à parcourir, c'est dix qu'il va falloir se coltiner, en vingt-quatre heures seulement. L'attaque a été reportée pour nous attendre. Il n'y a pas de barges disponibles pour venir nous chercher. Elles ont leurs propres exercices à effectuer une fois les troupes déposées au sol au profit des pilotes.
Dans l'esprit des recrues, il y a un peu de colère et d'appréhension. Faire dix bornes en vingt-quatre heures dans cette jungle si inhospitalière, alors que dans l'espace, leurs organismes se sont affaiblis... Ils rêvent tout éveillé les chefs !. Mais pour elles, le cauchemar commence.
Alors que la plupart de ses camarades sont descendus, Reno, d'autorité, arrête quatre de ses camarades.
— Faut prendre du matos les gars sinon on va se retrouver rapidement à court dans cette jungle.
Joignant le geste à la parole, il leur tend coupe-coupe, hachettes, trousses de survie, cordes, sacs plastiques, gants de manutention...ainsi qu'un brancard, une pompe filtrante…
— On répartira tout ça en bas, ordonne Reno.
C'est chargés comme des baudets, avec armes, munitions et sacs de campagne bourrés de grenades et d'explosifs que Reno et ses camarades descendent le long des cordes jusqu'au sol à travers les branchages.
Avant de partir, chacun s'occupe de vider son sac pour n'emporter que le strict nécessaire.
Alsyen les trouve bien inconséquents. Certains abandonnent leur tente individuelle, d'autres les affaires de rechange sous prétexte que leur combinaison de combat est étanche. Des sur-vestes chauffantes (par mise en contact de deux liquides réactifs) et des duvet-hamac jonchent le sol, jetés par leur propriétaire désireux de transporter un petit kilo de moins. Il est question de combattre de nuit, donc la nuit prochaine, il n'y en a pas besoin. Les organismes sont amoindris par le manque d'exercice physique dans l'espace, tout poids inutile peut leur rendre l'épreuve insoutenable ou les mettre dans une situation dramatique.
Heureusement Reno lui est en pleine forme et Alsyen le conforte dans sa décision de tout garder, et même de porter en plus une trousse de survie supplémentaire, de la corde, des sacs plastiques, la pompe filtrante et la toile du brancard. En cas de besoin, des branches peuvent remplacer les armatures. Les sergents regardent leurs hommes mais ne disent rien. Alsyen remarque qu'eux n'ont rien laissé de leur paquetage individuel.
Tout le monde est muni, soit d'un coupe-coupe, soit d'une hache, outils indispensables dans la jungle pour ouvrir une trace. Reno emporte une petite pelle pliable à son ceinturon. C'est encore le seul.
— Alors Reno, plaisante l'un, c'est toi qui va te charger des feuillées ?
(Les feuillées : nom donné aux WC de campagne utilisés collectivement. Sommairement, il s'agit d'un trou creusé à l'écart du reste du camp, protégé des regards, mais dans la zone sécurisée. Si le détachement est important, et le stationnement prévu pour durer un peu, toute l'ingéniosité des bâtisseurs est sollicitée : trous plus importants, planchers, murs de branches, protection contre la pluie, camouflage y compris aérien avec de la végétation fraîche (herbes, feuilles...) .)
Les deux sergents rassemblent leurs groupes face à eux. Il faut expliquer à la troupe la méthode de progression dans une jungle. Chacun tient à son groupe ce langage.
— Cette planète dispose d'un magnétisme comme sur la terre, situé au pôle nord avec une déviation de quatre degrés entre le nord magnétique et le nord géographique. À bord de la barge, nous disposions d'un GPS relié au « Sun Tzu » qui nous renseignait en permanence. Dans certains cas, le relais était assuré par une navette qui nous « orientait » durant l'opération. Mais ce dispositif, assez lourd, n'est pas prévu pour rester en place deux jours pour seulement une section isolée. Au sol, nous disposons donc d'une carte et d'une boussole. La carte nous servira quand nous rejoindrons une route. Mais nous devrons éviter celles-ci lorsque nous nous rapprocherons de l'objectif.
Nous allons donc passer par la jungle sur dix kilomètres en suivant un azimut, c'est à dire une direction dont je connais l'écart angulaire avec le nord magnétique. Mais il va falloir aller tout droit et connaître à chaque instant la distance que nous aurons parcouru.
Pour cela, nous allons définir des fonctions et tout le monde les échangera au fur et à mesure.
Il va y avoir un « ouvreur » qui marchera en tête avec un sac à dos rouge, bien visible dans cette végétation, mais très léger car il va lui falloir se faufiler entre les branches. Plus loin il sera, tout en restant à vue, mieux je peux prendre un point de repère situé entre moi et l'objectif dans la direction indiquée par ma boussole. Si je n'ai pas de point de repère, l'ouvreur en fera un, avant de faire lui aussi encore un peu de trajet. Derrière moi, il y aura deux compteurs de pas. On vous a fait calculer combien de pas vous faisiez « naturellement » en cent mètres. Ils vont compter leurs pas pour les transcrire ensuite en distance. Quand un « compteur » arrive à cent mètres, il fait un nœud sur une petite corde accrochée à son poignet droit. Au bout de dix, il fait un nœud sur la cordelette de gauche. Au bout de neuf nœuds de chaque coté, nous serons pas loin de la sortie..
Mais avant de faire compter, j'envoie les layonneurs vers le repère que j'ai pris, qu'il soit naturel, ou posé par l'ouvreur. Avec les coupe-coupe et les haches, ils devront tracer un chemin « carrossable » pour le reste de leurs camarades jusqu'au repère. Car ceux-ci vont porter leur équipement, plus l'équipement « collectif », plus le sac de leurs camarades de devant qui ne bénéficient pas d'un passage aisé. Bref, les bêtes de somme avec plus de trente kilos sans compter arme et munitions. Avec cette chaleur moite, ce ne sera pas une partie de plaisir.
Fin de l'explication. Tout le monde n'a pas encore bien compris, sauf que ça va être pénible. Mais une fois que chacun sera à sa place, il va pouvoir constater le fonctionnement de l'ensemble.
Jamais les recrues n'auraient pu penser se retrouver dans de pareilles conditions. À l'époque des régénérateurs translateurs inter-sidéraux, des vaisseaux spatiaux et des scooters anti-gravité (en ville seulement car il faut un rail à effet d'induction enterré pour pouvoir léviter), il va leur falloir marcher, et dans une forêt dense en plus.
Rien à voir avec leurs marches dans les déserts glacés sur terre lors de leurs classes, où il suffisait de baisser la tête et de suivre le rythme…
Caubard marche juste devant Reno. Il constate la qualité du layon ouvert et s'assure de ne perdre personne. Par précaution, tout le monde est relié par talkie-walkie. Seuls les cadres les gardent en permanence allumés, ainsi que l'ouvreur. Une recrue qui s'éloignerait de la trace à l'insu de son binôme doit l'allumer pour appeler à l'aide. En dix mètres hors du layon, on peut perdre le sens de l'orientation, partir dans une mauvaise direction et être perdu, c'est-à-dire dans ces conditions, être condamné à mort à brève échéance. Bien que la progression se fasse en file indienne, que chacun voit son camarade de devant, et que logiquement il n'y a pas à quitter la « trace », on ne sait jamais ce qui peut arriver si une créature agressive surprenait les hommes et que ceux-ci se dispersent un peu trop vite.
Un sergent ferme la marche, tandis que l'autre guide la colonne.
Les arbres vont du simple tronc très fin qui tente de trouver de la lumière aux gros troncs centenaires assombrissant le ciel. Les racines sont triangulaires, à haut sommet et s'élève parfois jusqu'à cinquante centimètres au dessus du sol puis rejoignent le tronc et semblent vouloir y grimper. On dirait des lettres J. Elles sont assez pénibles à enjamber, et extrêmement glissantes, comme le bois mort dissimulé par les mousses et les hautes fougères, semblables à celles que Reno a pu voir dans les restes de forêt primaire sur son île d'origine. Elles ont aussi la fâcheuse manie de se disputer l'espace et de s'enchevêtrer. Le sol est constitué en dessous d'argile rouge, elle aussi glissante en surface et dure en dessous. En suivant les troncs, Reno peut constater la présence de nombreuses plantes parasites nichant dans les trous et méandres des géants. Des lianes retombent des sommets et finissent par se replanter dans le sol. Parfois, il faut passer entre les branches d'arbres morts tombés en travers. Les tronçonneuses entrent alors en action car les coupe-coupe sont insuffisants pour permettre de se frayer un passage.
L'œil acéré de Reno repère aussi quelques orchidées accrochées aux arbres, mais il n'est pas sur un circuit touristique et il vaut mieux pour lui surveiller ses pieds. Les serpents doivent fuir au devant des hommes mais les scolopendres n'hésitent pas à leur couper le passage. Leur piqûre douloureuse peut faire gonfler un bras en quelques minutes et mettre au supplice sa victime pour plusieurs jours. Vu la taille de certains ici, approchant les trente centimètres, ils pourraient peut-être même faire mourir un homme de douleur. Chaque souche de bois pourrissante peut abriter un nid de dizaines d'individus... Reno n'ose penser qu'on ait pu importer aussi des mygales et des fourmis géantes
Au bout de deux heures, première halte. Ils ont parcouru un kilomètre environ. Tout le monde est regroupé pour un repos et une collation obligatoire. À l'issue, les rôles seront inter-changés.
À part les cadres, non astreints au layonnage, et qui de plus ne portent que leurs affaires personnelles au maximum, tout le monde est déjà exténué.
Alsyen constate que Reno supporte mieux les conditions difficiles que ses camarades. L'entraînement physique à bord porte déjà ses fruits. Au cours de la progression, il a déjà soulagé la fatigue des deux porteurs de part et d'autre de Reno, et à la pause, il s'occupe de Jean-Louis qui s'est pas mal entaillé les avants-bras en layonnant. Les griffures, bien que superficielles, sont vilaines et sales mais Jean-Louis ne semble pas vouloir les montrer à l'infirmier. Il incite donc Reno à les voir et spontanément le jeune homme se propose de soigner son camarade.
Celui-ci accepte volontiers. Reno nettoie les avant-bras avec un peu d'eau prise de sa gourde, puis passe un antiseptique léger avant d'appliquer un pansement vaporisable. Jean-Louis est soulagé de la sensation de brûlure à fleur de peau qui le taraudait. Plus loin, l'infirmier de la section ne chôme pas non plus.
Alsyen s'étonne de la fragilité des combinaisons de combat qui se sont parfois déchirées au niveau des jambes et des bras. Les porteurs et les cadres ont encore les leurs en bon état, mais celle de l'ouvreur qui se faufile comme il peut en liaison avec le sergent de tête risque fort de bientôt ressembler à une loque s'il conserve cette fonction. Branches et ronces devraient glisser sur elles… En observant les épines des lianes, Alsyen constate qu'elles sont dentelées et coupantes comme des rasoirs. Ces plantes sont fortement composées de minerai de fer, dont le sous-sol doit être saturé, et elles l'intègrent dans leur organisme en évitant en plus son oxydation. Voilà pourquoi aussi elles sont si difficiles à trancher. Les coupe-coupe eux-aussi sont déjà passablement émoussés et Sancruz montre aux jeunes comment les réaffûter.
Le sergent Coll lui aussi aborde individuellement chaque membre de son groupe pour une brève discussion qui lui permet de savoir où en est mentalement et physiquement son interlocuteur du moment, comme de pouvoir juger l'état général de l'ensemble de son groupe. Caubard enregistre des commentaires sur son dictaphone en chuchotant. L'attitude des cadres est totalement différente que sur le « Sun Tzu ». Attentifs et prévenants, ils passent de l'un à l'autre de leurs hommes avec les bons conseils pour gérer les petits bobos.
La colonne se remet en marche. Environ une heure plus tard, elle tombe face à un marigot. Des sortes de palétuviers ont colonisé la cuvette. Il faut traverser.
Caubard ordonne la pause déjeuner. Les hommes ont droit à une petite demi-heure. Certains mangent complètement leur ration journalière de combat, d'autres chipotent. Reno s'applique à ne manger que le nécessaire, mais à en garder pour le cas où, ce soir. Chacun en effet n'a qu'une ration. Celle qu'ils devaient manger pour juste après le combat. La conserve auto-réchauffée est excellente, et Reno fait chauffer de l'eau pour que chacun puisse profiter de son café individuel en sachet.
Cette initiative est saluée par Caubard lorsque il vient d'autorité se servir et Reno en rougit. Pour une fois que son chef de section a un mot sympathique pour lui, il en tombe des nues. Ce petit moment de détente pour chacun retarde la fin de la pause, mais ensuite, le moral un peu remonté, personne n'hésite à entrer dans l'eau à la suite de l'ouvreur.
Celle-ci se trouble de la vase remuée dans le fond. Des odeurs méphitiques remontent aussi en grosses bulles. Pour ceux dont les combinaisons sont griffées, le contact avec l'eau est gluant. Chacun porte son sac en hauteur bien qu'il soit logiquement parfaitement étanche, et seuls quatre guetteurs conservent leur arme hors de la housse, prête à servir.
En effet, Caubard a parlé de la présence éventuelle de crocodiliens et ils ont la mission de surveiller la moindre ombre suspecte. Tout le monde pense aussi à des poissons carnivores, des serpents d'eau géants … En tout cas, il y a des sangsues dans l'eau et des insectes tout aussi suceurs de sang au dessus.
La peur et le dégoût au ventre, chacun avance, vigilant, afin de ne pas glisser sur les racines sous marines, de ne pas s'enfoncer dans des sables mouvants… L'ouvreur n'est plus seul. Il s'agit d'un trinôme dont chaque élément est relié à la même corde. Le premier surveille au devant, les deux autres ont chacun leur côté et la section suit plus loin le même trajet. Pour l'instant, la profondeur est inférieure à un mètre et il n'y a pas de courant, d'où la vase et les poches de méthane issues de la putréfaction et piégées sous la couche de végétation tombée ultérieurement au fond de l'eau …
Au-dessus, la canopée vibre de mille cris, craquements et autres bruissements. Parfois, une branche tombe dans l'eau, on entend une envolée subite… et la vie si bruyante du haut, bien qu'étouffée par le feuillage dense, contraste avec le silence d'en bas, dans une semi pénombre permanente, où les hommes, sauf pour quelques flocs parfois inquiétants, sont les plus bruyants malgré leur mutisme. La jungle d'en bas retient son souffle sur leur passage, ou s'est enfuie avant leur arrivée.
À part le sergent Coll qui communique avec le trinôme de tête, plus personne ne discute et chacun avance à la queue leu-leu, perdu dans ses pensées, tout en regardant anxieusement autour de lui. Pour certains, la combinaison de combat retient plus l'eau qu'autre chose. On entend râler sourdement pour des piqûres. De temps en temps, l'un glisse, parfois dans un juron éteint par l'eau et se terminant par un « plouf », mais plus personne ne rit. Certains commencent même à aider les plus faibles à se relever, écrasés par le poids du sac et du reste de l'équipement.
D'autres prétendent être tombés à cause du « sol » qui a glissé, ou d'un serpent qui les a entravés. Personne n'est rassuré par ces anguilles invisibles et tomber pourrait entraîner les morsures d'un adversaire invisible, ou pire…
Les remugles gazeux qui éclatent à la surface ne parviennent plus à écœurer les nez blasés mais commencent à donner de sérieux maux de tête. Caubard harangue les hommes exténués leur promettant la pause dès la sortie du bourbier. Ceux-ci maugréent maintenant.
C'est alors qu'un crocodilien sème la panique. Ses quatre mètres de queue et d'estomac derrière ses deux mètres de mâchoires immergés sont surmontés des deux centimètres d'yeux et des dix centimètres de cerveau qui ont repéré les hommes et décidé l'ensemble à plonger. L'eau est tellement trouble qu'il est devenu invisible dès son immersion complète. Alsyen détecte sa présence froide tapie dans les profondeurs. L'animal n'a pas faim mais chasse systématiquement, histoire de mettre dans son garde manger sous-marin un peu de viande à y faire pourrir pour mieux l'attendrir et la bonifier . Il est impossible de faire un tir de barrage pour l'effrayer. Alsyen comprend que soit le crocodilien est tué, soit il va tuer un homme. Alors, il stimule Reno pour qu'il se saisisse de son arme et persuade le crocodilien de remonter en surface. À moins de dix mètres du sergent Coll, la masse sombre apparaît, gueule ouverte. Reno l'atteint immédiatement à l'articulation de la mâchoire, puis dans la masse du torse. L'animal se tord de douleur et une fusillade l'achève, le perforant de toutes parts.
Les hommes respirent. Le sergent Coll fait un petit signe de remerciement à Reno puis les hommes s'éloignent rapidement du corps qui déjà attire de nombreux poissons et anguilles carnivores. De plus gros prédateurs risquent bientôt eux aussi se joindre à la curée…
Bien leur en prend. Quelques dizaines de mètres plus tard, Reno se retourne et aperçoit d'inquiétants soubresauts qui agitent la surface voisine du cadavre déjà à moitié dévoré.
Un quart d'heure plus tard, ils atteignent enfin la terre ferme. Caubard accorde dix minutes de pause. Il faut s'éloigner ensuite du marais pour établir un camp pour la nuit. Car celle-ci tombe dans moins de trois heures.
Les hommes passent ces dix minutes à brûler les sangsues qui se sont fixées sur les jambes avec la pointe incandescente de briquets à pile. Certaines ont même mordu au travers de la combinaison. Reno fait circuler entre les recrues les bombes de sparadrap hémostatique en aérosol. Il pense quand même à s'en garder une pour lui. Après tout, les autres n'avaient qu'à se charger eux aussi. Il pense à mettre sur le crâne d'Alsyen un baume pour calmer les piqûres et celui-ci lui manifeste sa reconnaissance par de petits cris.
La colonne repart. « Dans une demi-heure, si on trouve une clairière, on s'arrête » ordonne Caubard au sergent Sancruz qui prend la responsabilité de l'orientation à la place de Coll.
Une heure et demi plus tard, enfin, l'endroit idéal est trouvé. Tout le monde avec son coupe-coupe ou sa hache dégage la zone afin de la rendre plus confortable. Une équipe va chercher du bois mort avec haches et tronçonneuses. Chaque groupe à sa zone de « résidence » . Certains tendent les hamacs (dits étanches car le dormeur est intégralement protégé par une toile laissant passer l'air mais pas l'eau, et encore moins les insectes) entre deux arbres. D'autres préfèrent la tente … Mais surtout, la moitié des effectifs se retrouve sans protection ni couchage pour la nuit.
Les cadres sermonnent les inconscients qui peuvent se préparer à la plus mauvaise nuit de leur vie, entre les moustiques, araignées, serpents, scolopendres, rats, chenilles urticantes et autres vermines grouillantes qui vont sortir de terre ou descendre des arbres dès le crépuscule. Ils n'ont plus qu'à dormir, à même une bâche plastique ou une couverture de survie près du feu.
Caubard relève d'ailleurs leurs noms, l'air de rien et Alsyen comprend que les circonstances actuelles n'ont rien d'accidentel, ni même d'improvisé.
Le stage d'aguerrissement a commencé à l'insu des recrues.
Longue nuit prévisible : quatorze heures.
Alors que les tentes sont à peine montées, des trombes d'eau s'abattent sur la jungle en quelques minutes. Des sacs oubliés ouverts, en particulier ceux des « sans-abris », se remplissent et leur contenu se mouille. Adieu linge sec et papier toilette.
Le sergent Coll montre comment allumer du feu avec du bois mouillé. Il prend une hache et choisit un gros rondin. Il le fend et en conserve le cœur. « Voyez,fait-il, au centre, le bois est dur et sec ». Il en extrait alors de fines baguettes qu'il empile puis allume avec un superbe briquet tempête à essence gravé à son nom que tous les jeunes à ce moment-là admirent et désirent le même dès qu'ils auront l'occasion d'en acheter un. Enfin, il rajoute progressivement des bouts de bois de plus en plus gros.
Trois autres foyers sont donc allumés selon la même recette et tout le monde s'y réchauffe et s'y sèche tant bien que mal. Personne ne pense que l'ennemi pourrait repérer ces fumées et qu'un aéronef pourrait surgir et les régaler d'un feu nourri plus lourd à digérer en plein repas. Dans un petit abri de branches et de bâche, confectionné à la hâte, Reno et l'infirmier passent en revue avec leur lampe électrique les corps fatigués et meurtris de leurs camarades afin de soigner toutes les coupures, piqûres, ampoules...
Caubard surprend tout le monde après s'être absenté aux feuillées nouvellement creusées grâce à la pelle de Reno (Le sergent Coll a désigné deux responsables. Il a félicité Reno pour sa prévoyance de « fourrier », et remercié pour son tir rapide et efficace qui lui a peut-être sauvé la vie). Il revient traînant une lourde masse derrière lui. En fait, il a abattu une sorte de phacochère qui a eu le malheur d'être trop curieux alors que l'humain tenait à son intimité et à sa sécurité à ce moment-là. Pas question d'espérer que l'animal ne charge pas quand la situation n'est pas à son avantage. Personne ne demande s'il a tiré en position accroupie ou debout. Les recrues les moins « impressionnables » dépècent, vident et mettent à la broche le cochon sauvage en un minimum de temps.
Les odeurs de viande grillée réveillent des instincts de chasseur chez plusieurs recrues et Sancruz en place deux sur un côté du campement, interdisant aux autres de s'y promener.
Une lampe et les viscères du tourne-broché servent d'appâts. Bientôt chaque feu s'orne d'une broche sur laquelle un gibier de taille « frétillant » de graisse fondue va permettre à des ventres affamés de se remplir.
Alsyen est effaré de cette barbarie. Il a suffit d'une journée à ces jeunes humains civilisés tiraillés par leur estomac pour redescendre au niveau de l'homme des cavernes.
*
* *
Les affamés oublieront d'ailleurs Reno et l'infirmier, occupés jusqu'à fort tard aux soins de leurs camarades. Finalement, ils n'en verront même pas les os, jetés dans le feu après qu'on y ait arraché avec les dents le dernier lambeau de viande et croqué les cartilages les plus fragiles.
Heureusement le prévoyant Reno avait encore quelques bribes de ration dans son sac qu'il partagea avec l'infirmier. Celui-ci avait aussi quelques bonbons revigorants et des vitamines dont il décréta qu'ils en avaient tout deux bien besoin avec un petit sourire. Afin d'achever en beauté ce maigre repas en solitaires, ils prirent ensemble un petit café soluble chaud grâce au réchaud de Reno et ils se couchèrent relativement rassasiés.
Pour leur travail précédent, ils avaient été dispensés de tour de garde. Ils purent donc s'endormir pour une nuit sans interruption tandis qu'autour du camp, les ombres des sentinelles fantomatiques, par leurs courtes et incessantes rondes repoussaient tout de même un peu les silhouettes plus sinistres de la faune locale.
Alsyen ne put dormir mais plongea Reno dans un sommeil profond et réparateur. Lui ressentait la pression des esprits animaux prédateurs ou peureux du voisinage. Certains cris et rugissements inquiétants jaillissant durant de brefs moments furent sans équivoque sur la triste destinée de certains.
Auprès du feu, les recrues trop peu prévoyantes vécurent une nuit de cauchemar entre les moustiques, araignées, tiques et vers sangsues qui ne leur laissèrent aucun répit. Les bruits et les cris sinistres les empêchèrent aussi de s'endormir.
Un peu avant le lever du jour, de nouvelles trombes d'eau faillirent éteindre les maigres cendres rescapées de la nuit. Seuls deux feux purent reprendre après l'averse pour tenter de sécher ce qui n'avait pas été mis à l'abri.
*
* *
Ce matin humide et encore froid, les cadres constatent les dégâts. Les trois quarts de leurs troupes sont amorphes, les yeux bouffis, la tête basse, les bras ballants.
Afin de les réveiller, Caubard ordonne un rassemblement, bien alignés, dans les trois minutes. C'est la pagaille. Il houspille les recrues et ordonne un nouveau rassemblement, prêts à partir, dans le quart d'heure, camp propre. Cette fois, tout le monde s'active un peu plus, mais Reno a du retard, car personne ne l'aide pour le matériel commun.
Il en fait un tas, près du lieu de rassemblement, et rejoint l'arrière des rangs, son sac à peine bouclé et gonflé au maximum.
Caubard l'appelle. Ça va être sa fête.
— Soldat, c'est quoi ce tas ?
— La tronçonneuse, une pelle, le reste du matériel médical, une pompe épuratrice d'eau, un réchaud collectif…
— Vous aviez donc de quoi chauffer de l'eau pure pour toute la section ce matin.
— Oui adjudant.
— Et vous ne l'avez pas fait.
— Je n'ai pas eu d'ordres et tout seul, pour trouver de l'eau dans cette jungle…
— Voilà ce que je reproche à la section. Tout le monde s'est occupé de ses petits bobos et est resté au chaud dans sa propre bouse en attendant que les choses se fassent. Sortez tous quarts et couverts de vos sacs et laissez les sacs ici. À quatre, allez cherchez de l'eau. Vous, dit-il en regardant Reno, soyez prêt à faire fonctionner l'épurateur et à faire chauffer l'eau. Et faites vous aider si nécessaire. Les autres, trouvez-moi dix branches droites de deux mètres cinquante de long pouvant supporter plus de cent kilos. Je veux tout dans vingt minutes, personne ne reste seul. Tout le monde a son arme avec lui. Il y en a toujours un pour couvrir le groupe. Exécution. »
Cette fois tout le monde s'agite dans le bons sens. Caubard arrête deux boiteux dans leur élan et demande à l'infirmier de les examiner.
Tout le monde est bien réveillé maintenant et le café a aussi redonné un peu de moral. Certains se sont proposés pour aider Reno à transporter le matériel commun. Caubard réclame à nouveau l'attention de la section.
— Les gars, il ne reste qu'une heure d'efforts pour rejoindre l'objectif. La manip de l'assaut est annulée. (« Tiens donc - pense Alsyen – Comme si on pouvait encore y croire ... »). Dans un kilomètre, nous sortirons de cette jungle. Mais nous avons un problème. Deux de vos camarades ne peuvent plus marcher. Il va falloir les brancarder. Toi l'infirmier, tu as combien de brancards ?
— La toile d'un seul, adjudant.
— Alors trouve-moi deux sur-vestes chauffantes.
Reno donne la sienne à l'infirmier qui en avait déjà une. Ce sera encore ça de moins à porter pour lui.
Le sergent Coll prend les deux vestes, les boutonne, puis les oppose par le bas. Ensuite, il fait passer un bâton dans la manche de la première, le long de la veste fermée, le long de l'autre veste pour enfin faire ressortir le bâton par la manche de la seconde veste. Même opération avec le deuxième bâton et voilà un brancard de fortune prêt à accueillir un blessé.
Reno récupère deux bâtons pour la toile de brancard classique et le sergent Coll demande au reste de la section de confectionner trois brancards de plus sur lesquels seront mis les sacs des blessés et de leurs porteurs.
La difficile progression reprend, encore plus compliquée par l'exercice de brancardage à réaliser. Caubard a été optimiste en parlant de « seulement une heure » et au bout de deux heures, la lisière apparaît enfin. Une autre section est sortie de la jungle elle aussi, depuis peu et progresse cent mètres plus loin. Elle se traîne, désemparée, avec le dernier marcheur abandonné, des petits groupes dispersés, la tête basse, de taille variable... elle ressemble aux tristes lambeaux d'une armée défaite.
— Rassemblement au pied du mât au drapeau. Immédiatement, lance Caubard.
Effectivement, sur ce qui ressemble à une énorme base aérienne flotte au loin un drapeau qui doit être au moins à deux kilomètres. Mais cette fois, c'est l'euphorie et chacun rassemble ses dernières forces pour ne pas ralentir la section.
Les cadres derrière adoptent un rythme de croisière en riant, regardant leurs jeunes poulains dopés par l'odeur de l'écurie. Ils courent presque, le souffle court, oubliant les ampoules aux pieds, les muscles douloureux, le poids de la charge, la fatigue et la faim. Ils ne voient que ce drapeau qui finalement se rapproche et ils sont hypnotisés par le roulement de leur cadence sur le bitume. À hauteur de l'autre section, les quolibets fusent entre les dépassés et ceux qui les doublent. Les cadres tous en tête se font surprendre par la section de Reno qui leur passe devant, tous groupés en quelques secondes. Le temps de rameuter les traînards et de lancer leurs propres hommes à leur trousses, il est trop tard.
La section Caubard arrive avec cent mètres d'avance sur leur section qui vient de se faire griller la première place pour toute l'unité. Spontanément, Reno et ses camarades déposent leurs sacs, le matériel proprement derrière et s'alignent, par groupe, au pied du mât.
— lls comprennent vite, glisse Caubard à ses deux sergents. Après tout, elle n'est pas si mauvaise cette section.
Mais le stage vient seulement de commencer.
Table des matières
- Préface Env. 1 page / 247 mots
- Avertissement de l'auteur Env. 3 pages / 780 mots
- Débarquement sur B-112 Env. 8 pages / 2187 mots
- Évasion Env. 5 pages / 1349 mots
- Unis Env. 12 pages / 3550 mots
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