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Navigation : Lecture libre > SF et fantastique > Épouvante > Cette Terre

Cette Terre

Couverture de l'oeuvre
  • Catégorie : SF et fantastique > Épouvante
  • Date de publication originale : 13 juin 2018
  • Date de publication sur Atramenta : 14 juin 2018 à 5h43
  • Dernière modification : 21 juin 2018 à 20h27
  • Longueur : Environ 109 pages / 35 409 mots
  • Lecteurs : 17 lectures + 39 téléchargements
Mots clés : Soi-même ; épouvante; nuit ; mort.
Par Paul Enesdom
  • 14 oeuvres en lecture libre
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Cette oeuvre est déclarée complète, relue et corrigée par son auteur.

Œuvre publiée sous licence Creative Commons by-nc-nd 3.0

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Cette Terre (Oeuvre réservée à un public averti)

Cette Terre

 

 

 

        

Une fois encore j’ai un problème avec ma seule et vieille amie : c’est une feuille, oui, et elle vole. Il n’y a pas de quoi sourire, ni rien faire, d’ailleurs. On a besoin d’une feuille, pour écrire, pour être. J’aimerais bien qu’on reste amis, bien sûr, mais elle ne le comprend pas. Je sens qu’elle va me faire mourir. Elle est en colère. J’ai dû commettre une erreur. Il faudrait que je change, et fasse marche arrière. Sauf que je ne peux pas. C’est une vieille amie. Je l’appelle, je hurle. Elle m’a entendu, je crois… Les images et les mots me reviennent. J’avais perdu l’habitude de parler, d’employer ma langue, mais peu à peu les phrases se reforment. Les voies de la pensée, les expressions, les verbes et beaucoup de vocabulaire ressurgissent. C’est un retour du passé : je m’exprime à nouveau. Rapproche-toi, et écoute… Écoute bien… Les souvenirs remontent à la surface de la vase ; surtout une image, d’un corps, pâle, qui bouge, se lève, avec un visage, au milieu duquel un grand œil blanc m’observe. 

                

 

Dans la nuit…

        

Sur la route abandonnée, vide, il n’y a qu’une vipère, se déplaçant, en une longue ligne noire et ondulante. Le silence est total. De chaque côté, le désert. Rien. Pas une seule maison à une centaine de kilomètres à la ronde. Seulement des cactus, des buissons, de la terre sèche et sauvage qui s’effrite au moindre contact. De la terre, des pierres, et des buissons desséchés. Progressivement, cette route ne se voit plus. La nuit s’en est emparée.

        

Trois heures plus tard, dans l’obscurité complète, une lueur apparaît, tremblante, incertaine, qui s’amplifie. Un bruit de moteur, d’abord à peine perceptible, résonne de plus en plus distinctement. Deux cercles lumineux avancent. C’est une voiture, couverte de poussière.

        

Seule, au milieu de nulle part, dans cette nuit insondable, elle s’approche, avec ses deux passagers. Maret est un journaliste français, pauvre, célibataire, d’une trentaine d’années, qui se trouve au Mexique pour la deuxième fois. Il a des prétentions littéraires, même s’il n’a encore rien écrit de consistant. Il pourra rédiger un article sur le Mexique ou s’inspirer de ce qu’il voit et de quelques anecdotes entendues çà et là pour créer une ou plusieurs histoires, qu’il insérera dans son projet de roman. Neichaïl, elle aussi française, a un peu plus de trente ans. Elle a accepté de l’accompagner parce qu’il lui plaît, et que cette attraction est réciproque.

 

Tout enfant, Mauret a été élevé avec l’idée selon laquelle on peut tout obtenir, non pas forcément grâce à l’intelligence, à la chance ou à l’argent, mais du simple fait de la persévérance.

        

C’est ainsi qu’il grandit, sans jamais être le premier de sa classe, ni le meilleur des amis, ni le plus doué pour approcher les filles, mais en réussissant moyennement en tout cela, à force d’obstination. Il se constitua une sorte de résignation, consistant à ne jamais chercher la perfection tout en s’extirpant tant bien que mal de la médiocrité des choses. Une médiocrité dont il ne sait d’ailleurs pas si elle existe, objectivement, ou se trouve uniquement dans son esprit ; voire les deux, peut-être.

        

En continuant lorsque les autres baissaient les bras ; se réjouissant même des mauvais pas de certains comme autant d’obstacles en moins ; il sut toujours attendre, être patient.

        

Ses études en histoire n’ont pas été brillantes mais il obtint une maîtrise. Sa  formation universitaire et son intérêt pour l’écriture lui permirent de devenir rédacteur pour des revues d’histoire et de contribuer à des manuels scolaires axés sur certaines périodes. Il remplaça également parfois des professeurs dans des collèges. Encore une fois, il parvint tant bien que mal à gagner sa vie. Si étudiant il n’avait rien, il se retrouvait ainsi avec un petit appartement loué, une vieille voiture, de quoi manger, et même la possibilité de quelques loisirs.

        

Les femmes ne lui avaient pas particulièrement réussi. Sur ce point, malgré ses trente-cinq ans, il menait encore une vie d’étudiant indécis.

        

C’est dans son immeuble qu’il avait rencontré Neichaïl, au cours de circonstances très particulières : un incendie. Tous les habitants avaient été évacués. Elle était venue voir des amis. C’est dans la rue, face aux flammes et au milieu des cris de panique, qu’ils avaient lié connaissance. Il lui avait parlé de sa peur du feu. Elle aussi, avait été très impressionnée. Ils se revirent dans plusieurs soirées, et se découvrirent une passion en commun : les voyages, les pays lointains.

        

Ils s’appréciaient, et aimaient à se fréquenter davantage. Elle était belle, avec des cheveux noirs, mi-longs, la peau mate, le visage rond et expressif ; sympathique, toujours souriante, les yeux marron, très clairs, et le regard enfantin, rêveur, souvent étonné. Ses gestes, d’un naturel élégant et posé, révélaient aussi parfois quelque chose d’hésitant, de faussement confiant, qui la rendait drôle, attendrissante ; lui donnait un charme.    

        

Ils s’appréciaient. Il n’y avait pas eu de coup de foudre mais Mauret pensait qu’il saurait peu à peu la conquérir, s’ils étaient suffisamment ensemble. L’occasion d’un voyage au Mexique semblait parfaite pour la séduire, pour qu’ils partagent une belle expérience, se connaissent encore mieux, et s’aiment.

        

En cet instant, en plein Mexique, ils viennent de l’État de Vera Cruz, où ils ont loué une voiture, pour se rendre à Oaxaca, capitale de l’État du même nom. Comme ils se sont trompés de route et qu’il est vers les trois heures du matin, ils doivent s’arrêter au premier village venu et trouver un endroit où passer la nuit. Seulement, depuis une centaine de kilomètres, il n’y a aucune maison, pas la moindre personne, rien : juste le désert, la terre, la désolation, l’abandon.

        

C’est la deuxième fois que Mauret vient au Mexique, dans le Oaxaca, pour être avec Neichaïl, bien sûr, mais aussi parce qu’il a un peu appris l’espagnol, et tout particulièrement par passion pour l’artisanat de cet État. Il apprécie beaucoup ces petites sculptures en bois ou en papier mâché nommées alebrijes qui représentent des créatures, terrifiantes, formées des parties de plusieurs animaux. Un crocodile a le corps d’un chien et les pattes d’une araignée. Parfois c’est un lézard qui emprunte la forme d’un serpent avec, au bout de la queue, un dard de scorpion. C’est là qu’ils sont nés, dans le Oaxaca, d’une imagination morbide. Ce que l’on dit au sujet de leur créateur c’est que, souffrant de fièvres aigues, une nuit, à l’article de la mort, il eut un cauchemar où il vit ces atroces monstres, et se réveilla, effrayé, en sueur. Lorsqu’on lui demanda de quoi il avait rêvé, il ne sut quoi répondre. Le seul mot inlassablement murmuré, tout au long de son cauchemar, par ces êtres repoussants, était « alebrije », qui se prononce en espagnol avec le son dur, rocailleux, sec, de la « jota ». ALEBRI-RÉ. L’homme se rappelait des horribles créatures, mais ne sachant comment les décrire par la parole, il décida d’en confectionner une à partir d’un morceau de bois noueux, tout emmêlé sur lui-même. Il le peignit de couleurs vives, mais désagréables dans leur ensemble, et chacun put ainsi savoir de quoi il avait rêvé. Comme le seul mot qu’il avait entendu dans son cauchemar était « alebrije », c’est ainsi qu’il nomma ces figures monstrueuses. Elles eurent du succès ; leur commerce se répandit. Des villages entiers se dédièrent à leur commerce. Mauret les collectionnait obsessivement. Cette histoire, il la connaissait par cœur, sans savoir si elle était vraie, et mourrait d’envie de la raconter à Neichaïl. Neichaïl, elle, se fichait de ces détails. Mauret l’attirait. Elle pensait faire un beau voyage. Et elle se trompait. Ils ne se supportent pas. Mauret croit encore que leur histoire est possible, mais, pour l’instant, dans la voiture, c’est la colère qui l’emporte. Une dispute a éclaté. Mauret hurle :

        

« Bordel ! Rien ne va comme il faudrait !

        

 ̶  Ce voyage, c’est une idée de merde ! lui rétorque Neichaïl. On est perdu. Tu ne sais rien de la route à prendre. T’es un incapable.

        

 ̶  Bon, tu fermes ta gueule. Merde ! T’as qu’à conduire, toi ! Qu’est-ce que tu crois qui va nous arriver ? On ne va pas mourir ! »

        

À ce moment un long cri affolé, un cri de mort, retentit dans le désert. Une figure rouge sanglante de femme terrifiée se dessina et se colla contre la vitre de Neichaïl, tout à côté d’elle, à quelques centimètres de son bras, dont tous les poils se raidirent, les muscles se figèrent, et le sang se glaça. Ce fut comme une scène au ralenti, ou dans de l’eau : se déroulant lentement, très lentement, incontrôlable, insensée, et horrible, de terrifiante à en mourir ; qui ne dura pourtant qu’un dixième de seconde. Mais surtout, quelque chose dont le simple souvenir nous replonge dans le cauchemar, la panique. Puis il n’y eut plus rien.

        

Elle retint un très profond cri d’horreur, voulut pleurer. La rage reprit le dessus.

        

« T’as vu ça ?

        

 ̶  Oui. Merde alors… Oui.

        

 ̶  Je veux un hôtel ! On va même plus avoir d’essence ! T’es un cinglé ! Ça fait des kilomètres, des heures, qu’il n’y a pas de maison. Il va être trois heures du matin ! On commence à perdre la tête, à voir des choses. Tu comprends ça ? Putain d’imbécile !

        

 ̶  Et tu m’aides, là ? T’es aussi conne que n’importe quelle connasse. Merde ! T’entends ? Va te faire foutre ! »

        

Des phares apparurent en face d’eux. Un reflet ? Une hallucination ? C’était vrai. Deux cercles de lumière ; une autre voiture. Elle s’approchait, venant de la direction opposée. Ils purent la reconnaître. Il semblait n’y avoir personne à l’intérieur. Puis deux corps se distinguèrent, peu à peu.

        

« Je vais leur faire signe de s’arrêter, dit Mauret. Ils pourront nous aider.

        

 ̶  Ta connerie, elle est illimitée, pas vrai ? À trois heures du matin, après ce qu’on vient de voir, tu vas arrêter une voiture sans rien avoir à dire. Juste pour qu’ils t’aident à tu ne sais même pas quoi ? Ils ne vont pas construire un hôtel pour te faire plaisir, abruti ! S’il faut on va avoir des problèmes.

        

 ̶  Mon putain de problème c’est toi. »

        

Mauret fit un appel de phare et leur cria de s’arrêter au moment où il les croisa. L’autre véhicule ralentit et s’arrêta sur le large bas-côté. Mauret avait éteint le moteur. Il ouvrit la portière et posa un pied sur le sol. Un malaise s’empara alors de lui. Il n’osait pas regarder le conducteur de l’autre auto, lui aussi en train de sortir. Il refusait de tourner la tête dans sa direction. Un dégoût, une répulsion inexplicable, l’en empêchaient, physiquement. L’autre homme sortit ; sa silhouette devint visible, dans l’axe des phares. Il fit un pas vers la voiture du couple français et prononça quelque chose. La voiture de cet autre homme ressemblait beaucoup à celle de Mauret. Sa démarche, ses vêtements, avaient également quelque chose d’identique. Il était accompagné d’une personne qui, elle aussi, restait assise à l’avant, comme Neichaïl. Maret n’y tint plus. Il remonta dans sa voiture, claqua violemment la portière, mit le contact, et repartit en trombe. L’homme de l’autre voiture resta sur place, immobile, les mains sur les hanches, le visage caché par la nuit. Quelle avait été son expression ?

        

Mauret transpirait et tremblait. Il avait peur.

        

« Alors imbécile, lui dit Neichaïl, de quoi t’as eu peur ? C’était ton idée !

        

 ̶  J’en sais rien. C’est difficile à croire. J’ai eu un malaise, ou une mauvaise impression. Il ne fallait pas que je m’approche.

        

 ̶  T’as oublié ton espagnol ? Je crois qu’il a dit quelque chose.

        

 ̶  Ce n’était pas de l’espagnol. C’était du français. Vraiment…

        

 ̶  Ne dis pas n’importe quoi ! Ici, en plein Mexique, au beau milieu de nulle part, c’est impensable. Bon, et t’as eu peur de répondre en français ?

        

 ̶  Oui, une peur insurmontable. Il ne fallait pas que je m’approche. Il m’aurait étranglé. Voir son visage, c’était la fin.

        

 ̶  Putain Mauret, t’es cinglé. Jamais je ne l’aurais cru. J’ai un stylo sur moi. Si tu continues, je te jure, je te le fous dans les yeux. T’es cinglé. Bordel. Qu’est-ce que je fais avec un putain de malade mental ? Tu me touches, je te crève.

        

 ̶  Je ne risque pas. T’es trop conne pour comprendre quoi que ce soit. Je te toucherai pas. Je vais bien trouver un endroit où m’arrêter. »

        

La voiture disparut, continuant de se perdre dans la nuit qui s’étala à nouveau sur le vide du paysage, dans le silence total.

        

 

Au bout d’une cinquantaine de minutes, sur le point de ne plus avoir d’essence, les phares éclairèrent une pancarte indiquant un village : Guendati. Une centaine de mètres plus loin, Mauret et Neichaïl virent qu’il s’agissait juste d’une rue principale, avec quelques maisons, de chaque côté. Peut-être une trentaine de maisons en tout, identiques, rectangulaires, simples, blanches. Seules quelques-unes avaient un étage. Très peu. Le style colonial. Leurs murs, partiellement salis par la poussière,  étaient pourris, noircis de diverses taches d’humidité formant des cloques sous le ciment jusqu’à le crever, comme des abcès. Cela se devait sûrement à la période des pluies, en été. Ces habitations présentaient seulement une porte en fer avec, de part et d’autre, ou d’un seul côté, une fenêtre, sans volets : juste quatre carreaux et, derrière, de vieux rideaux.

        

Un épais brouillard recouvrait l’unique rue. Il n’y avait aucune lumière. Ce village s’avérait étrangement propre, sans poubelles, ni bouteilles. Comme si les habitants n’y laissaient aucune trace. Même devant la lumière projetée par la voiture, la façade de certaines maisons restait dans l’obscurité. C’est tout le village qui appartenait à la nuit. Mauret et Neichaïl s’arrêtèrent. Il n’y avait pas d’autre automobile à part la leur. Le bruit des portières troubla un calme semblant installé là depuis toujours.

 

        

Face à eux, ils aperçurent une maison, particulièrement large, et marchèrent dans sa direction. Juste une porte, donc, et une fenêtre. Il fallait bien frapper pour demander de l’aide, et même un peu d’hospitalité. Au contact de la main de Mauret, la porte s’entrebâilla. Il l’ouvrit davantage, appela, tenta d’expliquer sa situation en espagnol.

        

Seul un léger courant d’air s’échappa de l’espace ouvert.

        

Neichaïl était épuisée. La voiture allait rester en panne et Mauret sentait que de toute façon le sommeil l’empêcherait de conduire davantage. Nerveusement, il poussa un peu plus la porte, passa un pied à l’intérieur, et entra. Trouvant l’interrupteur, il alluma. La lumière de la pièce surprit ses yeux. Cela faisait des heures qu’ils n’étaient plus habitués qu’aux phares. À l’exception de leur curieuse rencontre en pleine route, ils n’avaient eu affaire qu’à l’obscurité la plus profonde. Mauret parla fort pour se présenter. Aucun bruit, aucun changement, ni dans cette maison, ni à côté, ni en face. Tout restait pétrifié, immobile, avec une odeur de moisi. Il ne devait y avoir personne. Si quelqu’un venait, Mauret expliquerait ce qui leur était arrivé. Il s’agissait juste de se reposer. Neichaïl entra aussi, laissant la porte d’entrée à peine ouverte, telle qu’ils l’avaient trouvée.

        

C’était un petit salon peint en blanc avec, seulement, au centre, une table ronde, sans chaises, et un vieux canapé marron contre le mur de droite. Deux portes, au fond, se situaient de chaque côté de la pièce. Mauret vit que celle sur la gauche conduisait à une petite cuisine, blanche, aussi. De l’autre côté du salon, la porte donnait sur une chambre, rudimentaire, aux murs jaunes, sans fenêtre, où un grand lit faisait obstacle de toute sa longueur avec, à droite, une petite table de nuit couverte de nombreux papiers, dont certains étaient tombés par terre. C’étaient des morceaux de feuilles, parfois pliés en deux, avec un mot, ou une phrase, écrits dessus, comme des notes. Face au lit, le mur présentait une vieille armoire, et, à gauche, un renfoncement caché par un rideau : la salle de bain, tout juste composée d’un lavabo, d’une douche, et d’un cabinet.    

        

Mauret retourna voir s’il trouvait quelque chose à manger dans la cuisine. Neichaïl, elle, resta dans la chambre et s’installa sur le lit. Après tant d’agitation, cette perspective de repos l’apaisait. Mauret fouilla dans les placards, dans le frigo, le congélateur. Tout était branché et fonctionnait, mais il n’y avait rien à manger. Quelqu’un viendrait peut-être. Cette pièce devait parfois être occupée. Il chercha dans les tiroirs. Rien. Il vit un autre placard, à ses genoux, ne contenant que de vieilles conserves et des pots de sauce, entamés, et périmés, écœurants. Dans le four, rien non plus. Repoussée dans un coin, une carafe d’eau à moitié remplie reposait sur une table pliante en plastique, tachée, et jaunie par le temps. Cette eau ne devait pas être bonne : marron, et pleine de débris, elle dégageait une forte odeur de terre. Laissant la carafe, il sortit de la cuisine et traversa le salon pour rejoindre la chambre. Il n’y avait plus personne sur le lit ; juste la marque d’un corps s’étant allongé sur les couvertures. Contre le lit, par terre, personne. L’armoire n’avait pas été touchée. Neichaïl avait disparu. Elle était sans doute retournée à la voiture pour chercher quelque chose. Mauret sortit et hurla plusieurs fois son nom, dans les ténèbres. Le silence. Il retourna dans la maison. Elle n’y était toujours pas. Il courut le long de la rue principale et se retrouva vite hors du village, là où le désert se prolonge, dans l’obscurité totale. Il n’y eut aucune réponse, ni aucun bruit. Il frappa aux portes des maisons ; hurla de plus belle. Aucune réponse.

        

Neichaïl avait disparu.

          

Dans la panique, il cria, pleura. À ses pieds, sous la terre, il distinguait comme un bruit d’eau, un clapotis étouffé, sourd, vibrant. Il avait bien son portable, mais ne savait pas comment appeler la police. Il entra dans d’autres maisons ; toutes vides. Il attendit plusieurs heures contre sa voiture, jusqu’au lever du jour. La façade de certains bâtiments demeurait complètement cachée par leur ombre. Puis il dût se résoudre à partir, coûte que coûte, en espérant avoir assez d’essence pour croiser un endroit habité, une voiture, quelqu’un, et pouvoir alerter les autorités. 

           

Au bout de quatre ou cinq  kilomètres la voiture tomba en panne. Environ une heure plus tard, un autobus passa qui l’emmena dans le village de San Jorge de Gracia, à une quarantaine de kilomètres. En arrivant dans ce village, il vit le grand marché municipal, et demanda à descendre. Épuisé, il reconnut deux policiers et se dirigea vers eux. Les agents insistèrent pour parler en anglais avant de réaliser que son espagnol était assez compréhensible. Il raconta ce qui venait de lui arriver. Ce cas attira leur attention et vingt minutes plus tard Mauret retournait à Guendati dans une fourgonnette de la police chargée d’une dizaine de représentants de l’ordre. Le fait qu’il soit étranger lui rendait peut-être service. L’affaire devenait internationale, solennelle.

        

Personne ne se trouvait à Guendati. La rue centrale était vide, de même que chaque maison. Cela ne surprenait pas les policiers. Ce village avait été abandonné depuis plusieurs années. L’extrême pauvreté avait obligé les quelques habitants restant à se rendre dans la ville de Oaxaca. Selon certains agents, deux habitants avaient même tenté de marcher jusqu’à México, puis avaient été retrouvés morts, deux mois plus tard, dans le désert : morts de soifs, abattus par le soleil.

        

Il fut difficile de poursuivre l’enquête. Personne n’habitait aux alentours de Guendati pour être interrogé. Chaque fois que ce lieu était mentionné, Mauret notait une réaction nerveuse ou de la gêne de la part des policiers. Ils n’aimaient pas cet endroit et semblaient même en avoir peur. Si Neichaïl avait été kidnappée, ses ravisseurs se seraient déjà manifestés pour demander une rançon. Mais le kidnapping était rare dans ces parages. Il y eut une inspection sur plusieurs kilomètres à la ronde, et aucun corps ne fut retrouvé. Elle avait beau être hors d’elle, Neichaïl ne se serait pas enfuie. C’était de la folie. Au contraire, elle était bien décidée à se reposer.

        

Au bout de deux semaines les recherches furent abandonnées. Les policiers et leurs chefs se désintéressèrent brusquement de cette affaire. Il n’en fut plus question. Les habitants de San Jorge savaient qu’il s’agissait vaguement d’une Française, parce que cela sortait de leur quotidien, mais ne se rappelaient plus du tout de ce qui lui était arrivé. Rien ne semblait s’être passé. Les jours suivant cette inexplicable disparition furent comme ceux la précédant. Mauret repoussa son retour en France de deux semaines, pendant lesquelles il eut tous les jours affaire à la famille et aux proches de Neichaïl au cours d’interminables conversations téléphoniques. Puis il lui fallut rentrer en France, et continuer à donner des explications, ou plutôt, à dire qu’il n’y en avait pas.   

        

La famille de Neichaïl lui voua une haine profonde et tenace, tout particulièrement son frère, un homme rancunier, haineux, qui ne l’avait jamais apprécié et pensait certainement ne plus jamais pouvoir être heureux s’il ne vengeait pas sa sœur. Mauret avait déjà parfois songé à cette idée selon laquelle à l’autre bout du monde, ou peut-être juste à côté de chacun d’entre nous, il existe un homme dont l’unique but est de nous tuer ; consacrant sa vie à cette recherche. Cette idée devenait vraie et concrète. Il se sentait désormais guetté, menacé ; l’existence constamment en péril. Un couteau le poursuivait, suspendu, pouvant accélérer, le surprendre, emprunter un raccourci. Si Mauret s’arrêtait, hésitait, ou s’égarait, il serait exécuté. Il vivait avec l’idée de sa mort, à plusieurs visages, imprévisible, imminente.

        

Il ne pouvait rester ainsi. Reprenant son travail, il ne parvenait pas à accepter l’irrationnel, et même l’aberration, de cette situation. Comment Neichaïl avait-elle pu disparaître ? Il devait y avoir une raison. Il s’était forcément produit quelque chose de compréhensible. Mauret repensait constamment à cette nuit. Leur dispute avait été violente, mais lui, continuait de penser que tout aurait pu s’arranger, et qu’en le connaissant mieux, elle l’aurait considéré différemment. Selon lui, une histoire aurait été possible.

        

Il décida de retourner dans le Oaxaca.

        

Bien qu’ayant peu d’argent, deux ans plus tard, il repartit trois semaines pour le Mexique. Cette affaire serait résolue. Il ne rentrerait pas en France sans avoir compris ce qui s’était passé. Puis il repensa au frère de Neichaïl. Dans un pays où le crime est rarement puni, il devenait une proie facile. Cela ne le dissuada pas.

 

        

Cet homme, Mauret, c’est moi, tentant de prendre de la distance sur mon histoire, sans y parvenir. Ainsi, je vous raconte tout. Tout. 

 

        

J’arrivai à México début juin. Cette fois-ci, je ne louai pas de voiture. L’argent risquerait de me manquer par la suite. Je me rendis à San Jorge en prenant plusieurs autobus : de México à Oaxaca, et de Oaxaca à n’importe quelle ville près de San Jorge.

        

Le Oaxaca, voilà un État du Mexique qui ne change pas : un paysage sec, aride, brunît par la terre, avec ses touffes d’herbe ternies, et quelques cactus vert pâle brûlant sous le soleil. De la terre, des pierres, et des buissons desséchés.

        

Tout au long du voyage je regardai ces horizons, les villages traversés en quelques secondes ; les gens, pauvres, souriants, vifs, aux vêtements colorés, marchant parfois dans les lieux les plus retirés pour vendre de l’artisanat ou de la nourriture. Je dormis beaucoup. Les déplacements me fatiguaient.

        

J’entrai dans la ville de Oaxaca à quatre heures du matin, les jambes tout engourdies par le voyage. Il y avait des bus pour San Jorge : le premier partait dans deux heures. Il fallut attendre.

        

Le trajet dura cinq heures.

        

En arrivant j’eus un sentiment curieux, celui d’être revenu dans ma ville, chez moi, là d’où je n’aurais jamais dû partir.

        

Avant de me rendre à Guendati il me fallait une chambre d’hôtel à San Jorge. J’y resterai les trois semaines. Afin d’éviter l’hôtel près de l’arrêt de bus, trop évident, je marchai cinq cents mètres de plus pour en trouver un autre, retiré, calme, moins cher, et en repérai un : le seul autre hôtel du village. Un hôtel de passe. Deux prostituées me regardèrent fixement lorsque j’y entrai et me dirent quelque chose en espagnol, puis dans un mauvais anglais, que je fis mine de ne pas entendre.

        

À l’accueil, un homme d’une cinquantaine d’années, imposant, assez gros, me donna une chambre semblant tout à fait correspondre à ce que je voulais. Cet homme, joufflu, à moustache, avait une veine qui lui traversait le front et se déplaçait à chacune de ses expressions, comme un ver gesticulant sous sa peau. Ses cheveux, très frisés, et en petits rouleaux, donnaient l’impression de longues chenilles noires.

        

La chambre était à l’étage. Je réglai la première nuit, en précisant que j’y resterai davantage mais paierai au jour le jour. C’était plus sûr, en cas de problème d’argent.

        

Je montai rapidement un escalier en bois d’une quinzaine de marches et entrai dans une petite chambre peinte en mauve, sale et poussiéreuse, qui n’incluait qu’un lit, une table de nuit avec lampe de chevet, un scorpion, immobile, sur un mur, que je tuai immédiatement, un vieux téléviseur juché sur une commode, une tringle avec quelques cintres, et une salle de bain pourvue du strict minimum ; le tout mal éclairé par deux fenêtres étroites que dissimulaient à peine des rideaux oranges délavés. En posant mon cahier sur la table de nuit j’y remarquai un bout de papier avec un message incohérent, des lettres associés, sans aucune signification : A, S, K, O, J, I.

        

Il devait être cinq heures de l’après-midi. J’attendrai le lendemain matin pour aller à Guendati. M’assoupissant un peu sur le lit, plusieurs souvenirs me revinrent à la mémoire : les gens, les bruits, l’espagnol, la musique dans la rue, Neichaïl. Neichaïl. Quelqu’un frappa à la porte. Je demandai qui c’était et ouvris très lentement. Il n’y avait personne. Le couloir était vide, et silencieux.

        

Je ne sortis que vers les huit heures du soir pour dîner dans un petit stand de quesadillas, puis rentrai à l’hôtel pour enfin m’endormir.

 

        

C’est ainsi qu’un homme retourne vers son passé tortueux, répondre à des questions qui ne le laissent plus vivre, hanté par une expérience abominable ; souffrant d’être ce qu’il est.

 

        

Le lendemain je me levai en sursaut, à sept heures. Pour me rendre à Guendati je devais prendre un taxi. Les autobus, ou plutôt les rutas, sortes de vieux autobus courts et rudimentaires, n’y allaient pas. Au Mexique, les taxis ne sont pas chers. J’eus alors la surprise de constater qu’aucun chauffeur n’acceptait de m’y conduire. Pas plus tôt ils entendaient le nom de ce village, ils s’arrêtaient de parler et repartaient. Certains avaient l’air effrayés, d’autres, nerveux, et il y en avait, hésitants, qui préféraient finalement éviter de courir ce risque. Apparemment, l’argent les intéressait bien moins que le fait de ne pas se rendre à Guendati.

        

Un vieil homme accepta enfin, à un bon prix, mais avec la condition de rester à cinq cents mètres du village. Je ferai le reste à pied. Ce chauffeur proposa aussi d’aller me récupérer plus tard, au même endroit, et pour le même tarif. Il faut dire qu’à San Jorge il n’y avait pas beaucoup de travail pour les taxis. J’acceptai. On fixa le retour à cinq heures du soir.

        

Durant le trajet, ce vieillard me regarda longuement, comme pour me chercher un défaut ou une expression antipathique. Après une bonne demi-heure, il prit la parole :

        

« Usted va a Guendati. Esto no es una buena idea. Ahí no se encuentra nada, excepto la muerte.

        

Je compris cette phrase, qui signifiait : « vous allez à Guendati, ce n’est pas une bonne idée. On n’y trouve rien, mis à part la mort. »

        

Du mieux que je pus, je lui répondis en espagnol que je verrais bien, et que c’était dans ce village que je me rendais, en effet.

        

 ̶  No debería jugar con esto, dit-il. A veces la vida toma los caminos equivocados.

        

« Il ne fallait pas jouer avec ça, parce que la vie prend parfois les mauvais chemins.»

        

Je lui demandai de s’expliquer.

        

L’homme répondit qu’il s’était retrouvé sans rien, démuni, avec des ennemis de partout. Il ne voulait plus de tout ça. C’était difficile de partir d’ici, alors il se demandait ce qui lui restait à faire. À être prudent, attentif. Il répéta aussi que cette route, ce désert, les cactus, c’était la route vers la mort.

        

Je prononçai lentement :

        

 ̶  ¿ Y si esto… es el camino que uno quiere tomar ?

        

« Et si c’est la route qu’on veut prendre ? »

        

 ̶  Te vas a perder, dit le vieil homme.

        

Je compris : « tu vas t’y perdre. »

        

 ̶  Pagas bien, poursuivit-il, así que hago un esfuerzo. Le daré el dinero a mi nieto, por si quieres saber ; él lo necesita ; pero Guendati, siempre es peligroso.  Es por eso que bajarás cincuenta metros antes de las primeras casas. No me acerco. A mi edad, ya no me da mucho miedo la muerte, pero la muerte que te da Guendati… el camino hacia Guendati… esto, nadie lo quiere. »

        

« Tu paies bien, alors je fais un effort. Je donnerai l’argent à mon petit-fils si tu veux savoir ; il en a besoin ; mais Guendati, c’est toujours dangereux. C’est pour ça que tu descendras cinq cents mètres avant les premières maisons. Je ne m’en approche pas. À mon âge, je n’ai plus très peur de la mort, mais la mort que te donne Guendati… le chemin de Guendati… ça, personne n’en veut. »

        

C’était la même route, je m’en rappelais, sèche et désolée, délaissée. Aucune voiture ne venait dans le sens contraire, et nous, nous étions seuls. À droite de la route, dans un fossé, je crus apercevoir un cadavre, les yeux révulsés, la bouche ouverte, tétanisé.

           

Avant d’arriver à Guendati, pendant quatre ou cinq kilomètres, il fallut passer par un canyon pour traverser une chaîne de montagnes : il y eut un peu plus de buissons, et des arbres. Je ne me rappelai pas de cette partie du chemin. On en sortit. Ce fut à nouveau le désert, pendant plusieurs kilomètres.

        

On arriva. À cinq cents mètres de là se distinguaient les quelques maisons de Guendati. Le vieil homme me demanda de payer et de vite m’en aller.

 

Tout était resté tel qu’il y a deux ans. À ce moment précis, un chien hurla à la mort. Le silence complet s’imposa à nouveau.

        

Je me rapprochai. Sous mes pieds, la terre craquait, dure et seiche. J’atteignis la rue centrale. C’étaient les mêmes maisons, avec la même ombre devant elles, et la même propreté, étonnante, de la rue. Quelques logis, généralement à un seul niveau, au toit plat, et à l’architecture on ne peut plus simple : une porte et une ou deux fenêtres. Un vent très fort se leva, me forçant à n’avancer que très lentement, comme pour me décourager. Puis il cessa, aussi subitement qu’il s’était levé.

        

Je retrouvai la maison où Neichaïl avait disparue lors de cette nuit tragique. La porte en était encore entrouverte. J’appelai. Personne ne répondit. La rue était vide, sans autos, sans bruit. Poussant la porte du pied, j’entrai, et eus une sensation curieuse dès mes premiers pas dans la maison : je répétais exactement les mêmes mouvements, les mêmes gestes, que ceux d’il y a deux ans.

        

Les meubles étaient à la même place. Pendant tout ce temps rien n’avait été déplacé. Comme si personne n’était venu depuis la terrible disparition. Pourtant, le sol, le mur, et les meubles, étaient propres. Quelqu’un avait bien dû entrer de temps en temps.

        

Je me dirigeai vers la chambre. Même lit ; même table de nuit. L’armoire aussi se trouvait précisément au même endroit. Il y avait encore des morceaux de papier sur le sol, avec des mots, des phrases incohérentes, et parfois des séries de lettres ne voulant rien dire. Un détail me glaça alors les veines : la marque de Neichaïl se trouvait encore sur le lit. La marque de son corps. J’en hurlai. En quelques secondes, tous les souvenirs me remontèrent à la mémoire. La panique et l’effroi ressurgirent, m’étouffant, me terrassant. Je crus m’évanouir, et tomber, inerte… inconscient.

        

Puis je me repris, peu à peu, lentement, calmant ma respiration.

        

L’armoire était vide. La petite salle de bain aussi. Rien sous le lit, ni dans le tiroir de la table de nuit. Rien. Derrière l’armoire et aux pieds du lit, il y avait de nombreuses veuves noires, dans leurs toiles si solides. Je n’en avais jamais vues, mais certaines personnes connaissant le Mexique m’avaient effectivement dit que je pourrais en rencontrer. C’est une araignée très dangereuse, dont la piqûre provoque plusieurs jours d’intense douleur, et parfois même la mort. Il ne valait mieux pas se faire piquer, et encore moins ici, à Guendati, en plein cœur de cette région désertique.

        

Après deux longues années de souffrance, j’étais à nouveau là, et n’allais pas laisser passer cette occasion.

        

Je contournai le bloc des maisons, avançant sur une terre poreuse qui rendait un son creux. Derrière les bâtisses, il n’y avait rien. Le désert à perte de vue. Je montai aussi sur les toits à l’aide d’une échelle en bois tout abîmée. Rien. Je hurlai jusqu’à m’essouffler, à en perdre la voix. Personne. Je fis plusieurs fois le tour du village, fouillant les buissons, déplaçant les pierres, à la recherche d’un objet, de la moindre piste. Toujours des araignées, des scorpions. Derrière une maison je vis un bout de plastique dépasser du sol. Voulant l’attraper, je le tirai. Le morceau résistait. Il me fallut forcer. Progressivement, je déterrai tout un sac, long, profondément enfoui. Des deux mains je pus le soulever. Le contenu en était pesant et liquide, visqueux, se balançant, ou plutôt flottant, tout au fond. Je l’ouvris. Comme une fleur, la tête d’un chien baignait au milieu d’une boule de poils blancs et gras, dans du sang coagulé : un labrador, avec ses petits yeux, et la gueule comme sur le point d’aboyer. Je fis rapidement un nœud et jetai le sac à une vingtaine de mètres, dans l’étendue de terre et de pierres succédant aux maisons.

        

Je criai, appelai, fouillai chaque demeure, consciencieusement, pièce par pièce, meuble par meuble. Absolument rien. Ni personne à interroger. Je pris quelques photos pour pouvoir continuer de réfléchir une fois à l’hôtel. Il manquait une heure avant que le taxi ne revienne. Je décidai alors d’aller à sa rencontre. À ce moment j’entendis un aboiement dans mon dos, venant de derrière une maison, exactement comme lorsque j’étais arrivé. Un frisson me paralysa. Je me retournai quand même. Rien. Aucun chien. Aucune tête de chien en forme de fleur et tout ensanglantée. Il valait mieux partir.        

        

Encore fallait-il espérer que le vieux chauffeur de taxi se souvienne de sa promesse. Il s’en souvint. À cinq heures, il arriva. Non pas au même endroit qu’à l’aller, mais un peu plus loin encore. Déçu, je rentrai à San Jorge. Il me restait encore une vingtaine de jours pour poursuivre mes recherches. Le vieillard me laissa un vieux bout de papier, tout froissé, avec son numéro de téléphone.

           

À l’hôtel, l’employé de la réception savait que j’étais allé à Guendati ; je crois même que c’est moi qui le lui avais dit. Aussi me confia-t-il qu’au sujet de ce satané village, je ferais mieux de rencontrer un enfant, intelligent, et bien renseigné.

        

« Il y a un jeune, me dit-il en espagnol, ici, à San Jorge, qui parle français, comme toi. Il sait beaucoup de choses sur Guendati. Des choses qui t’intéresseront sûrement. C’est un vrai spécialiste de la région. »

        

Il s’appelait Fernando, et aurait pu être guide de Guendati tellement il connaissait cet endroit. Il y allait souvent, depuis plusieurs années, lui aussi, pour faire des espèces d’inspections. Personne ne savait vraiment quoi. En tout cas, à San Jorge, Fernando et certains de ses ancêtres étaient mal vus. Les habitants l’évitaient comme la peste.

           

« Lui… beaucoup Guendati… » tenta le réceptionniste en français. Je répondis en espagnol, permettant à la conversation de reprendre son cours normal. Il était possible d’envoyer quelqu’un chercher Fernando. Par contre, le rendez-vous n’aurait pas lieu à l’hôtel, où personne n’avait l’air de souhaiter sa présence. Lui et moi nous nous verrions dans un restaurant dont les propriétaires, récemment arrivés, s’efforçaient encore d’ignorer le folklore et les récits propres à San Jorge. L’homme de la réception me promit qu’il m’appellerait dès qu’il aurait réussi à le joindre. Je regagnai ma chambre et me mis à noter dans mon cahier ce que j’avais vu sur le chemin si vide, si abandonné, menant à Guendati. J’écrivis aussi ce qui m’était arrivé dans ce village maudit ; puis finis par m’allonger sur le lit pour un peu me détendre. La chaleur du Oaxaca et cette première journée m’avaient épuisé.

        

Je ne pus fermer l’œil qu’une quinzaine de minutes. Sur la table de nuit, à ma gauche, je fus alors surpris par un bout de papier qui n’y était pas avant que je m’endorme. Je le saisis et le dépliai. C’était un message, en français, comme le récit d’une expérience, avec un « aujourd‘hui », un « le soir », mais dont les phrases terminaient de manière incompréhensible. Les lettres formaient des mots insignifiants, et la ponctuation disparaissait. Sentant une douleur au-dessus des sourcils, je me touchai le visage, puis tâtai mon front, ovale, comme si mes deux yeux s’étaient réunis en un cercle au centre de mon faciès, avec, tout autour, un long pli de peau dur et sec. Me couvrant le visage des mains, telles un sac, je courus vers la salle de bain. « Je suis fou » me dis-je. Des rires moqueurs s’élevèrent des chambres voisines, et derrière moi. Devant ma glace, j’avais la tête d’un chien. Le chien du sac. Je me passai de l’eau, fermai, et rouvris les yeux ; me frottai. Ça ne partait pas. Alors je tombai à genoux, et auscultai encore mon visage. Le nez était en place ; la bouche aussi. Je me relevai, m’observai dans la glace. C’était à nouveau moi. Je décidai d’aller directement attendre Fernando dans le restaurant en question. J’aurai de l’avance, mais pourrai en profiter pour manger quelque chose. Sans me changer, je pris mes clés, mon cahier, mon portefeuille, mon téléphone, et sortis. En retirant mes jambes de la porte de la chambre je sentis une main voulant m’agripper. Je dégageai ma cheville, refermant brusquement, et me concentrai pour donner un tour de clé alors que, de l’autre côté, un léger grattement se fit entendre.

        

Le réceptionniste, immobile, semblant retenir un sourire, les cheveux comme des chenilles, me regarda passer sans rien dire puis lança : « Il viendra au restaurant, à dix-neuf heures. » Là-dessus, il me demanda deux cents pesos, pour le service.

        

Il s’agissait d’un petit restaurant, à quelques pas, ne consistant qu’en une salle où se trouvaient alignées plusieurs tables en plastique, recouvertes de nappes blanches, au tissu sale, et ornées de différents pots de sauce, de radis, et de citrons verts. Un vieux téléviseur en haut d’une armoire semblait assurer la diversion en diffusant d’anciens films mexicains. Les murs, colorés de jaune et d’orange, avec d’anciennes publicités de bières, ajoutaient encore au pittoresque de l’endroit.   

        

Installé au fond de la salle, j’avais emporté mon cahier pour prendre des notes au cas où la conversation serait intéressante. J’espérais que ce Fernando pourrait me donner des explications. À dix-neuf heures vingt un jeune garçon d’environ quatorze ou quinze ans entra. Au moment de franchir la porte du restaurant, il perdit l’équilibre, trébucha, un peu, puis se releva, prenant son temps, pour retrouver une démarche, lente, mais plus sûre. Ce jeune client observa tout le monde, me remarqua, et se dirigea de suite vers ma table. Il portait un vieux jean et un tee-shirt noir à l’effigie d’un groupe de hard-rock.    

           

Le patron, les serveurs, et même les quelques clients, savaient apparemment qui c’était et qu’il s’intéressait à Guendati. Des regards l’accusaient, ou semblaient avoir peur de lui en s’en détournant.

 

Un employé vint prendre la commande, et le repas fut servi, mais la discussion avait déjà commencée.

        

« Vous êtes Monsieur Mauret ? demanda-t-il dans un français correct.

        

 ̶  Oui. Et toi, tu es Fernando, donc. Tu parles français, n’est-ce pas ? C’est bien. Assis-toi.

        

 ̶  Oui… Oui… je parle français.

        

 ̶  Et…. pardon… mais comment ça se fait ?

        

 ̶  Ma grand-mère était française. Vous avez entendu parler des Français venus de Barcelonnette au Mexique, au début du dix-neuvième siècle ?

        

 ̶  Vaguement, oui, je crois. Ils travaillaient dans le textile, à l’époque du président Porfirio Díaz. C’est ça ?

        

 ̶  Oui.

        

 ̶  J’ai dû lire quelque chose là-dessus dans un guide touristique.

        

 ̶  Et bien ma grand-mère venait de là… de Barcelonnette. C’est elle qui m’a élevé, ici, au Mexique, en français. Vous allez comprendre. Ces derniers temps je n’ai pas beaucoup eu l’occasion de le parler. Ça va me faire du bien. Quand on m’a dit que vous vous intéressiez à Guendati et que vous veniez de France, j’ai tout de suite voulu vous voir.     

        

 ̶  Enchanté donc, repris-je. Il paraît que tu connais bien ce village. Ça va peut-être m’aider. Je pourrai te payer.

        

 ̶  Non, c’est pas pour l’argent. Par contre, je connais Guendati, oui. »

        

Fernando devait mesurer un mètre soixante-dix. Il avait les cheveux noirs et très courts, avec un visage anguleux. Ses expressions dégageaient quelque chose de franc et d’honnête. Il tenait la conversation aisément, avec une intelligence évidente et spontanée, comprenant tout ce que je disais et répondant dans un français fluide, naturel, sans accent espagnol. Il avait été éduqué en français et conservait un très bon usage de la langue. Cela en était même surprenant. En France, il se serait parfaitement fondu dans tout type de discussion.

        

« Bon. Tu étais ici il y a deux ans ? Fernando confirma. Tu te rappelles d’une histoire de Française disparue à Guendati ?

        

 ̶  Je crois… Vous êtes là pour éclaircir tout ça ?

        

 ̶  Tout à fait. Je voudrais comprendre.

        

 ̶  Ça ne va pas être simple. Guendati, c’est un village particulier. Moi aussi je m’y intéresse, parce que je cherche mon grand-père, et que son histoire est liée à celle de Guendati, mais… bon… ça vous intéresse ? Vous voulez écouter mon histoire ? Parce que si ça ne vous intéresse pas, il n’y a aucun problème. Je n’en parle pas, et voilà. C’est comme vous préférez. Je raconte ; sinon, pas de souci.

        

 ̶  Si. Je t’écoute. Je suis là pour ça.

 

Fernando me fixait, l’air sérieux, et continua :

        

 ̶  Ici, c’est surtout le silence qui est important. Moi, quand je parle, je m’enfonce, dans la peur, l’angoisse. C’est pareil pour tout le monde. Vous allez comprendre. Cette région, c’est la mort. Parler ne sert pas à grand-chose. C’est inutile. Cela dit… le silence, est infiniment pire. Enfin… je vais vous raconter mon histoire, mais croyez-moi : si on ne me comprend pas, ici, c’est bien parce que je parle.

        

 ̶  Et écrire ? Ça sert à quelque chose ?

        

 ̶  Écrire ? Ça je ne sais pas. Il faudra que je vous explique la raison des bouts de papier qui se trouvent un peu de partout à Guendati, dans les maisons.

        

 ̶  Tu peux me tutoyer, tu sais. Alors, dis-moi, tu vas m’aider ?

        

 ̶  Attends d’abord mon histoire.

        

Il regarda dans le vide, puis reprit la parole, l’air décidé et concentré, grave :

                

̶  Je… je n’ai jamais connu mes parents. Ils se sont rapidement séparés. Ils ne se supportaient pas. Ma mère est partie aux États-Unis alors que je n’avais que quelques mois. Il ne me reste plus que sa sœur, ma tante, qui vit ici. Mon père, lui, je ne saurai jamais qui c’est. C’est ma grand-mère maternelle, Jacqueline, qui m’a élevé. Elle était française donc, de Barcelonnette, venue au Mexique avec ses parents pour tenter leur chance dans la restauration. Encore jeune, c’est au cours d’un séjour dans le Oaxaca, à Guendati, qu’elle rencontra mon grand-père : Théodoro. Ce fut le début de leur relation. Quelques années plus tard elle décida de l’épouser, et de venir y vivre avec lui. Ils eurent deux filles : ma mère, et ma tante. Mais l’important, ici, c’est lui, mon grand-père. Je l’aimais beaucoup.

        

Fernando resta pensif quelques secondes :

    

̶  Bon… Il était, ou il est… différent. Il avait sa vie à lui. Il m’appréciait aussi. C’est… c’était quelqu’un d’intelligent, et de très pauvre. Pendant longtemps ils tentèrent de vivre de la réalisation et de la vente d’alebrijes. Tu sais ce que c’est ?

        

 ̶  Oui. Je les collectionne. Ils sont fascinants.

        

 ̶  Ah. Parfait… C’est lui qui les sculptait et les peignait. Mais la pauvreté ne les lâchait pas. Ils vécurent dans des conditions extrêmement difficiles, humiliantes, épouvantables. Démoralisé, abattu, il prit un caractère d’ermite, devint insociable, solitaire, irascible. C’est pour cela qu’au bout de vingt ans ses filles partirent et que ma grand-mère, pourtant toujours très amoureuse de lui, dut aussi s’en éloigner, et m’envoya étudier à México, dans une famille française, vu que ma mère ne donnait plus de nouvelles. J’aimais vraiment mes grands-parents. Vraiment… Chaque fois que j’en avais l’occasion, en vacances scolaires, par exemple, j’allais les voir : elle, désormais à Oaxaca, et lui, à Guendati.

        

« Aujourd’hui, ils ne sont plus de ce monde, même si en ce qui le concerne, lui, c’est compliqué. À la mort de grand-mère, il y a cinq ans, j’ai arrêté le lycée pour revenir habiter ici, avec ma tante, qui entre-temps était rentrée. La famille française de México est riche et se charge de moi, comme elle l’avait promis. En réalité ils ne m’envoient que peu d’argent, tous les deux mois, que je vais chercher à Oaxaca, là où il y a des banques ; mais ça me suffit. Je reste avec ma tante ; je m’occupe d’elle ; et on a de quoi manger. C’est le cas de mon grand-père qui est curieux. Je veux en savoir le plus possible sur lui ; et je peux dire que j’ai appris des choses incroyables. Ici, à San Jorge, ils savent tous qui c’est.

        

« Il a été le premier… Ça remonte à dix ans. J’avais six ans quand c’est arrivé. On m’a tout raconté. Grand-père, Théodoro Hurtil, était devenu un paysan, très pauvre, qui ne possédait rien d’autre qu’un âne. Il faisait des sandales et les vendait. C’est dans une cabane isolée sur une colline déserte qu’il vivait, loin de tout, sans eau, ni électricité. Sa seule compagnie se résumait à son âne, qui l’aidait tous les jours à faire huit kilomètres pour transporter la marchandise jusqu’à Guendati. Puis il rentrait, en fin d’après-midi, et confectionnait encore d’autres sandales. Son histoire, puisque tu veux bien l’écouter, va te permettre de comprendre ce qu’est Guendati et ce qui a dû arriver à ton amie.    

        

J’ouvris mon cahier.

        

 ̶  Tu vas prendre des notes ? C’est une bonne idée, me dit Fernando. Je croyais que tu  préférerais tout enregistrer.

        

 ̶  Non, pas moi. J’aime écrire.

        

 ̶  Bien… Un matin, vers les six heures, une fois, au cours de son trajet, il remarqua un marécage. Il n’y avait jamais fait attention et doutait même qu’il se soit trouvé là auparavant. C’était la première fois qu’il le voyait. Un marécage repoussant, fétide, répandant une forte odeur de putréfaction. Au milieu du désert se trouvait cette petite étendue liquide, étonnante, inouïe. La région comprenait bien des cours d’eau mais le plus proche se situait à une cinquantaine de kilomètres et n’avait d’eau que deux mois dans toute l’année, pendant la saison des pluies. Ce marécage formait une cuve où l’eau, stagnante, répugnante, dégageait une vapeur, des émanations, lugubres, le recouvrant d’une brume grisâtre. À bien y regarder, plusieurs plantes se mêlaient la surface de la vase : une sorte de mousse verte, et des herbes, dont plusieurs flottaient, pourries, noires. L’eau, vert foncé, était compacte, telle une pâte, nauséabonde. Ce marécage se refermait en un cercle figé et presque irréel tellement il surprenait au sein de ce paysage aride.

        

« Tout autour s’étendait la plaine asséchée, la terre craquelée, de rares plantes, maigres, et rabougries par la chaleur. 

        

« Ce point semblait hors du temps, par sa fixité, son obscurité, comme en suspens, en arrêt continuel, sans le moindre mouvement, hors de la vie. Sa forme circulaire et les vapeurs qui s’en élevaient le faisaient ressembler à un piège, aux deux parties d’une coquille qui se refermerait cruellement sur la proie y ayant pénétré. La terre, autour, ne semblait que tendre vers ce liquide, obscur, comme si celui-ci, au centre de tout, l’aspirait. Un crocodile surgissant les mâchoires béantes ou une main vous agrippant pour vous noyer n’auraient rien eu d’étrange. Ce marécage ressemblait à un œil monstrueux, démoniaque, vous fixant de son éternité pour vous inviter à la mort, immobile, impénétrable. Impossible de le voir, refermé sur lui-même, noir, figé, sans penser au trépas. Un squelette ou quelque revenant déambulant à proximité ne l’auraient pas rendu plus effrayant.

        

« Mon grand-père voulut s’approcher. Il laissa son âne près d’un rocher puis, alors qu’il foulait la terre, devenue humide, il tomba, évanoui. L’âne s’en alla jusqu’au village, où les habitants comprirent immédiatement qu’il était arrivé quelque chose à Théodoro. On ne le retrouva pas. Ils se rendirent plusieurs fois à sa cabane. Il n’y était plus. Des mois passèrent. Peu à peu, sans aucune nouvelle, on le donna pour mort. Les rumeurs disaient qu’il avait été mordu par un serpent, ou qu’il était tombé dans un ravin. Il n’y eut pas de funérailles. Tout le monde se fit à cette idée. L’âne trouva un autre propriétaire. La cabane ne fut pas détruite. Elle servait plus ou moins de refuge. En vérité, les habitants de Guendati avaient très peur d’y aller. Ils se méfiaient de toute cette zone, par superstition. Une disparition, comme ça, c’était un mauvais présage ; et ils avaient surtout probablement peur de se retrouver nez-à-nez avec son cadavre.

        

« Grand-père réapparut dans le village, un an plus tard, jour pour jour, en plein après-midi, sur la place du marché. Il demanda où était son âne et se plaignit de la chaleur, qui l’avait sans doute fait dormir en chemin pendant quelques minutes. Même sans rien à vendre, il semblait décidé à travailler, comme pour n’importe quel jour de la semaine. Les villageois le regardaient comme un mort, un revenant. Certains hurlèrent à sa vue. D’autres, s’enfuirent. Des bruits couraient, évoquant un pacte satanique ou la magie noire. Quelqu’un dans le village avait une autre explication. Il disait que quand on passe par un endroit où l’on est déjà passé le jour antérieur, exactement par le même endroit, dans la même position, à l’heure, à la minute, et au millième de seconde identiques, dans le même état d’âme, et que la nature, les plantes et l’air concordent également avec le jour d’avant, il y a une juxtaposition, une symétrie, qui trompe l’espace, le temps, et nous projette ailleurs, dans une zone inconnue. Selon cet homme, c’est extrêmement rare. Personne ne le crut. Seuls quelques-uns, particulièrement courageux, établirent une conversation avec mon grand-père. On lui dit qu’il avait été absent pendant un an. Pour lui, son assoupissement n’avait duré qu’un quart d’heure. Ses vêtements n’étaient pas particulièrement abîmés, mais tout couverts de terre, de poussière. Ce fut un grand mystère. Il dût souvent répéter son histoire. Plusieurs personnes ne voulurent plus lui parler. Différents habitants commencèrent à l’éviter et même à en avoir peur. Logiquement, on en vint à lui demander où se trouvait ce fameux marécage qu’il mentionnait si souvent. Il ne put le montrer à personne ; ne le retrouvait plus.

        

« Il acheta un autre âne et retrouva ses habitudes. On le considérait comme une curiosité. Les gens achetaient ses sandales, mais sans entamer de conversation. Il allait bien, et se plaignait juste de nombreux cauchemars, disant avoir du mal à dormir. C’est vrai que ses yeux ne s’ouvraient qu’avec un grand effort ; exorbités, un peu perdus. Il lui fallait quelques secondes pour fixer son attention.

        

« Petit à petit, cette étrange histoire s’effaça des mémoires. Avec un nouvel âne, il se réinstalla dans la cabane et reprit ses activités. Un matin, semblant devoir se dérouler comme les autres, au détour d’une colline, il retrouva la même plaine que la fois de sa si curieuse expérience. Il ne le comprit pas de suite, mais fut surpris, frappé. Quelque chose l’interpellait. Il rapprocha l’âne d’un arbuste et marcha au milieu de pierres et de petits buissons très secs, puis au milieu de plus rien : juste de la terre. Le marécage lui réapparut. C’était bien l’endroit en question ; mais comment prévenir les habitants de Guendati ? Il avança ; son souvenir se précisant à chaque instant. C’était le même endroit. Ses yeux se refermèrent. Il perdit l’équilibre, et vacilla, inconscient.

        

« Encore une fois, son âne se rendit seul au village et, à nouveau, les villageois ne parlèrent plus que de ce fait incroyable. À ceci près que désormais plusieurs le prirent vraiment pour un possédé, un démon. Certains jurèrent même de le tuer s’ils le revoyaient. C’était sûr, il y avait quelque chose de maléfique dans une telle histoire.

        

« Un an plus tard, il revint, comme si rien ne s’était passé, certain de s’être seulement endormi pendant une quinzaine de minutes. N’y comprenant rien. 

        

À ce moment du récit de Fernando, je me mis à relever certains éléments.

 

Fernando poursuivit :

        

̶  Les gens ne voulurent plus l’approcher. Même l’homme à l’étrange théorie de la symétrie des choses reconnut qu’il était impossible de vivre cette expérience deux fois de suite. Les signes de croix se multipliaient sur son passage. Ses plus anciens amis lui ordonnaient de s’en aller. S’il ne fut pas assassiné, comme certains l’avaient juré, c’est pour plusieurs raisons : d’abord parce que personne ne voulait avoir de problème, puis tout simplement car mon grand-père et ses expériences surnaturelles faisaient peur, et enfin parce que selon de nombreuses personnes il était déjà mort ; vivant, en apparence, mais mort, en réalité. Il tenta d’expliquer les faits le plus clairement et franchement possible, mais personne ne le prit au sérieux. C’était une sorte de démon. Voilà l’opinion qui dominait, répandue dans tout le village. Il se retrouva à vivre seul, sur sa colline, exclu, chassé, et se voyant déjà mourir de faim.

        

« Intrigués, trois jeunes du village, plus perspicaces et peut-être moins impressionnés par ces histoires du fait de leur jeune âge, décidèrent de le rencontrer. Ils n’étaient pas vraiment de Guendati, mais vivaient et étudiaient à Oaxaca, la « grande ville », donc, où leurs parents s’étaient rendus pour trouver du travail et se garantir une vie un peu plus avantageuse. S’ils venaient encore de temps en temps à Guendati, c’était juste pour voir un ou deux grands-parents.

        

« Avides d’expériences saisissantes et de mystères résolus, ils n’étaient pas, ou pas encore, sous l’emprise des superstitions. Ce qu’ils voulaient, c’était comprendre. Ils questionnaient mon grand-père. Lui, ne savait pas quoi dire. Il ne se rappelait de rien. Le marécage lui donnait juste envie de marcher, et le surprenait. Voilà tout. Où était-il ? Il ne le savait pas et ne pourrait peut-être même pas s’en souvenir.

        

« Ses trois interlocuteurs n’en démordaient pas. Ils voulaient en savoir davantage. Grand-père leur dit que s’il en était ainsi, le mieux serait qu’ils vivent avec lui et l’accompagnent tous les jours au village. Peut-être finiraient-ils par le voir, ce marécage. C’est précisément ce que les trois jeunes avaient l’intention de lui demander. Ils furent d’accord et décidèrent de vivre auprès de lui pendant les deux mois de vacances d’été, de la mi-juin à la mi-août. Ils retourneraient ensuite à Oaxaca pour reprendre leurs études à l’université.

        

« Mon grand-père se disait qu’il n’avait rien à y perdre et qu’au contraire, en plus de ne plus être seul pendant au moins deux mois, il sauverait sa réputation. Les gens verraient qu’il n’avait rien d’anormal, qu’il ne pratiquait aucune sorcellerie dans sa cabane, et que lui aussi était curieux de comprendre ce qui à deux reprises lui était arrivé. Ils habiteraient juste à côté, l’aideraient à confectionner ses sandales et même à les vendre.

        

« À l’aide de planches achetées chez un menuisier de San Jorge et transportées en fourgonnette jusqu’à cinq kilomètres de la colline, le reste du chemin n’étant praticable qu’à pied, ils construisirent leur propre cabane : juste une porte, deux fenêtres, et un toit, sur vingt mètres carrés. La cuisine se ferait chez mon grand-père, à tour de rôle.

        

« Pendant des jours, puis des semaines, ils se présentèrent tous les quatre au marché. Les habitants ne parlaient qu’aux jeunes, et surtout pour les mettre en garde. Ils refusaient d’adresser la parole à mon grand-père, pourtant content de se montrer sous un aspect sociable. Les trois étudiants, eux, ne s’ennuyaient pas. Ils considéraient Théodoro comme quelqu’un d’étrange et de fascinant. Voilà qui les changeait bien de la routine de Guendati et même de celle de leurs études. Les quelques conversations pendant lesquelles il s’évertuait à se souvenir de ses singulières expériences leur donnait un sentiment de frisson et de privilège : celui d’être tout près d’une extraordinaire révélation ; ce qui maintenait, et renforçait, même, leur envie de vivre à ses côtés.

        

« Un matin, au bout de six semaines, à une trentaine de mètres du chemin qu’ils empruntaient tous les jours, mon grand-père voulut faire quelques pas pour examiner la plaine. Tous les quatre virent le marécage. Ils s’en approchèrent, lentement, et tombèrent sur place. On les chercha de partout. Leurs familles en furent affolées. L’affaire prit une ampleur nationale. Tout le Mexique sut où se trouvait Guendati et les faits stupéfiants qui s’y rapportaient.

        

« Un an plus tard, exactement heure pour heure, ils réapparurent, tous les quatre. Aussi bien ensemble que séparément, ils apportaient le même témoignage : le marécage, la perte de connaissance, et l’impression d’un bref sommeil. Cette fois c’était indéniable. Pourtant, personne ne dit rien. Il y avait donc un mystérieux marécage aux effets extraordinaires, mais Guendati ne voulait pas attirer l’attention. Les villageois préféraient comprendre par eux-mêmes. C’était leur terre. Hors de question de voir arriver des touristes, des journalistes, d’autres universitaires ou, pire encore, des chercheurs étrangers venant les envahir et transformer la vie de Guendati. Dans ce village les gens aimaient leur terre et leur tranquillité. Toutes ces histoires furent passées sous silence le plus rapidement possible.    

        

« Les trois jeunes démontrèrent que mon grand-père n’avait rien de démoniaque. Ils rentrèrent à Oaxaca, pâles, ahuris et effrayés, mais résolus à ne plus jamais parler de cette expérience.

        

« Seulement… il était trop tard. Le village et ce fameux marécage inspirèrent vite des personnes peu fréquentables (Fernando était ému, les larmes aux yeux). Les trafiquants de drogue, les assassins, les kidnappeurs, bref, toute la vermine présente dans les environs : ils furent tous très intéressés. Pour eux c’était une aubaine. Un sicario, un narco-trafiquant ou tout individu voulant échapper aux autorités pouvait disparaître pendant tout une année en ayant l’impression de n’avoir perdu connaissance que quelques minutes. Un an, au Mexique, c’est plus qu’il n’en faut pour que la police perde une piste, se décourage, et vous oublie.  

        

(Je notais tout sur ma feuille)

        

« C’est ce qu’ils firent : se faire oublier durant toute une année. Les kidnappeurs y voyaient un autre avantage : en plus de disparaître ils pouvaient cacher leur victime avec eux au cours de douze longs mois et sans besoin d’aucune surveillance. Voilà qui laissait largement le temps aux rançons de se compléter, voire même d’augmenter.

        

« Le village devint rapidement un repère de criminels. Il y avait des évadés de prison, des tueurs, des voleurs, des trafiquants, des braqueurs, et toute sorte d’individus fuyant la loi. On les vit arriver : venir se cacher, prendre un sursis, d’un an. Très vite, vivre à Guendati signifia être coupable, dangereux, lié au crime. C’est vers ce temps-là que mon grand-père s’entretint de tout cela avec moi.

        

Relevant la tête, je me rendis compte qu’il faisait complètement nuit.

        

« Mener une existence honnête, disons, normale, devint immédiatement impossible. Les nouveaux-venus redoublaient d’ingéniosité sadique. Leurs esprits étant complètement voués au mal, c’était à qui irait le plus loin dans l’horreur et l’abomination. Les enlèvements, la torture, les meurtres, mutilations, guet-apens, démembrements, pendaisons, décapitations ou fusillades se multipliaient avec parfois juste quelques minutes et quelques mètres d’intervalle. Si tu te garais mal, un type avait le droit de prendre son revolver pour t’abattre. Si quelqu’un t’insultait et que tu daignais seulement regarder dans sa direction, il considérait normal de te tomber dessus avec quatre ou cinq de ses amis pour te tabasser et tout te voler : voiture, portefeuille, bijoux, téléphone, et parfois même les chaussures ou un bon chapeau.

        

« Un fait curieux est que ces criminels devenaient vraiment de plus en plus vicieux. La violence et l’injustice allaient croissant. Il n’y avait plus rien à espérer. Le danger, la peur, s’étendaient et s’intensifiaient au-delà de l’imaginable, dans les esprits, dans le moindre recoin du village. Cette perversion avait quelque chose de particulier : elle virait à l’inconscience pure, à la folie. De violents et immoraux, ces êtres devinrent déments.

        

« Les yeux de mon grand-père étaient particulièrement ronds, grands, et tendaient à se rejoindre en un cercle. Ils semblaient vides, inexpressifs. Sa vue restait bonne, mais en le voyant, lui, et la majorité des bandits de Guendati, il était difficile de savoir ce qu’ils observaient ; comme s’ils ne contrôlaient plus leur regard. Les sourcils aussi se rassemblaient, peu à peu. Ces personnes avaient peur, devenaient paranoïaques, et s’épuisaient ; dormant à peine et très mal, assaillies par de nombreux cauchemars. Tout comme ces criminels, mon grand-père perdait la raison ; il s’égarait.

        

« Le but de tout cela restait le marécage. Toute information sur son emplacement valait bien plus cher que n’importe quelle drogue. Ainsi, beaucoup mentaient. On retrouvait leur cadavre, quelque temps après. Et ceux qui le savaient, s’ils refusaient de parler, étaient torturés à mort. Mon grand-père comprit que sa vie était menacée. Il fut plusieurs fois torturé. Finalement, un jour, des hommes le forcèrent à montrer l’endroit une fois de plus… Ce fut la dernière. Ils le tuèrent.

        

« Dès lors, plus personne ne sut vraiment où il se trouvait. Certains affirmaient pouvoir en indiquer le chemin contre une grande quantité d’argent ; d’autres, cherchant sans cesse, se sentaient manipulés, ridiculisés. Ce fut la fin de Guendati. Il y eut deux clans, ceux qui prétendaient savoir et ceux qui voulaient savoir ; et des fusillades, des trahisons, des bagarres, de la torture, encore. De nombreux habitants s’enfuirent, laissant définitivement le village entre les mains du crime, pour venir s’installer ici, à San Jorge. À Guendati, les derniers criminels s’entretuèrent. Y eut-il des survivants ? Qu’est-ce qu’ils sont devenus ? Impossible de le savoir. Parfois, l’un d’eux apparaît. Il avait trouvé le marécage. Si la police attendait à Guendati, elle les attraperait, un par un, jour après jour. Mais tout le monde a peur de cet endroit. Il y a eu trop de méfaits, trop de morts. Personne ne veut s’y attarder. Et surtout pas la nuit. Le gouvernement ne s’intéresse plus à tout ça, ne serait-ce que parce que les médias ont cessé d’en parler.

        

Fernando poursuivit :

        

̶  Tu sais, l’histoire de Guendati est vraiment bizarre… je veux dire, en plus d’avoir sombré dans l’atrocité, et de ce marécage qui te fait disparaître… Et ça s’étend même jusqu’ici, à San Jorge, d’ailleurs.

        

 ̶  Qu’est-ce que tu veux dire ? J’arrêtai d’écrire.

        

 ̶  Eh bien, il y a des choses… qui expliquent, ou plutôt rappellent, cette histoire de marécage et toute cette violence ; des éléments, plus enfouis, qui en sont les vraies causes. C’est là que beaucoup de gens ne savent pas ou ne croient pas ce que je vais te dire. Ils ont juste peur.

        

 ̶  C’est quoi ces vraies causes ?

        

 ̶  Oui… Tiens, dans ton cahier, prends une autre page. Tu aimes dessiner ? Avec ton stylo, dessine, ce que tu veux. Dessine… 

        

Sans réfléchir, j’improvisai un serpent, un crotale.

          

 ̶  Oui, reprit Fernando, c’est bien. Tu peux faire autre chose ? 

        

Je repris le stylo et dessinai… une araignée cette fois…

          

 ̶  Je ne comprends pas très bien, dis-je.

        

 ̶  Non ? Et si je te demande de dessiner autre chose, qu’est-ce que tu feras ?

        

 ̶  Je ne sais pas.

        

 ̶  Réfléchis.

        

 ̶  Un scorpion. Oui… C’est ce qui me vient à l’esprit.

        

 ̶  Des animaux malfaisants, mortels, hideux. Tu as bien fait le crotale. Tu dessines toujours comme ça ?

        

 ̶  Non… non.

        

 ̶  Alors, explique.

        

 ̶  En effet, c’est curieux. Je l’ai particulièrement bien imaginé ; puis je me suis laissé aller. Mes doigts ont été précis, comme s’ils savaient à l’avance quelle ligne tracer.

        

 ̶  Guendati attire le mal. C’est le premier village où on a fabriqué les alebrijes. Ces créatures monstrueuses, cauchemardesques, y sont nées. Maintenant ils sont conçus dans tout le Oaxaca. Eh bien disons qu’il ne s’agit que de copies de ceux initialement faits à Guendati. On ne fait que les répéter. Impossible d’en créer d’originaux aussi effrayants ailleurs. Seule Guendati provoque ce genre d’inspiration horrible. Ici, à San Jorge, il est interdit d’en confectionner. Certaines personnes le font malgré tout. Elles sont chassées. Ça rappelle trop de choses. L’envie y est, et beaucoup de ceux qui les faisaient voudraient continuer ; mais ils ont peur. C’est interdit. Puis il y a cette histoire d’un jeune qui les vendait quand même, secrètement, en disant qu’il les avait récupérés à Guendati. Il est devenu fou, et s’est jeté sous les rues d’une voiture, en hurlant. Avant ça, il déambulait dans la rue en criant qu’il ne se supportait plus.

        

« Autre chose. Attention, tu es prêt ?

        

 ̶  Prêt pour quoi ?

        

 ̶  Écoute-moi. Ne pense à rien. Ferme les yeux, et ne pense à rien. 

        

Je fermai les yeux, une seconde, deux… Il ne se passait rien.

 

̶  Continue. »  

      

À partir de quinze secondes, je sentis une douleur à la tête, au niveau du front. Une image s’imposa, puis plusieurs. Beaucoup d’images ; trop… Je tentai de tenir bon, puis ouvris les yeux, pris de panique, comme ouvre la bouche celui qui est resté de trop longues minutes sous l’eau. Je suais, et tremblais, les yeux ronds, écarquillés, et claquais des dents, le reste du visage paralysé. Du sang restait dans ma gorge. Mes cheveux, redescendant posément sur mon crâne, s’étaient dressés, et l’étaient encore, en partie. Je voulus vomir, puis regardai autour de moi, à mes pieds, derrière moi. Ma chaise vibrait et je me sentis déséquilibré, en train de basculer. Un hurlement me monta des entrailles. Je dus le contenir, ravalant douloureusement mon sang. Le fait de ne pas pouvoir hurler sembla briser une partie de mon cerveau, et me fit pleurer. Puis je réalisai que hurler aurait été pire encore. Je regardais mes mains comme si elles n’étaient pas à moi. Les bruits du restaurant réapparurent. J’entendis Fernando ; discernai à nouveau son visage. Le goût du sang persistait. J’avais horriblement mal au ventre, comme sous l’effet d’un violant coup de poing qui m’aurait transpercé l’estomac. Mon visage demeurait sec, figé, contracté.

      

« Ça y est ? dit Fernando. Tu as vu ? »

      

Comment pouvait-il le savoir ? C’était comme s’il avait lu dans mes pensées.

      

Je me rendis compte qu’il ne s’était agi que d’un instant, très bref, mais pendant lequel j’avais vu une grande quantité d’horreurs, insupportables, denses, et toutes en même temps. Il y a longtemps que je n’avais pas rêvé de choses aussi terrifiantes, et en aussi grande quantité, avec une telle force. Ce choc me laisserait affaibli et perturbé pendant toute la nuit, c’était sûr, et j’appréhendai déjà le moment de dormir, de peur d’avoir à nouveau affaire à de telles visions.

      

J’avais vu des chiens mangeant un cadavre brandissant ses bras pour m’attraper ; un torrent plein de membres humains où un rocher écrasait un homme criant à l’aide ; un singe rouge s’arracher les oreilles pour se crever les yeux avec ; une infirmière ouvrant son crâne pour en déverser le contenu, une espèce de lave de boyaux, sur des gens au fond d’un gouffre ; le soleil qui tombe ; trop tard, quelqu’un est mort écrasé par le soleil ; un homme derrière un arbre, à moitié écureuil, dévorant un mort, la bouche pleine de sang, et beaucoup d’autres images, beaucoup, dont j’oubliais déjà la plupart.

      

« C’est Guendati (Fernando parlait lentement) : un aimant qui attire le mal. Horrible. Horrible. Ici, il ne faut pas fermer les yeux trop longtemps, et il vaut mieux éviter de dormir.

      

 ̶  Qu’est-ce qu’il se passe ici ? Il faut que je note ça.

      

Je ne parvenais pas à m’expliquer ce qui venait de se produire.

      

̶  Mon grand-père et moi, continua Fernando, nous nous entendions. J’étais le seul à l’écouter et à le croire. Quelques jours encore avant qu’on ne l’assassine, il me confiait ses observations. Toujours les mêmes. Tu veux vraiment récupérer cette femme, à Guendati ?

      

 ̶  Oui, je veux la récupérer. Vraiment…

      

 ̶  Qu’est-ce que tu sais des cauchemars ?

      

 ̶  C’est insupportable. Je suis encore sous le choc des visions. Elles ont été terrifiantes.

      

 ̶  D’où viennent-ils, je veux dire ?

      

 ̶  Je ne sais pas… Je crois que d’un peu tout, de choses qu’on a vues, entendues, senties. C’est quand le cerveau se repose. Ils ne sont pas cohérents. Il y a aussi des traumatismes, des peurs d’enfant. Le stress peut les provoquer.

      

 ̶  D’accord. C’est juste. Tout ce que je vais te dire, c’est mon grand-père qui me l’a appris. C’était quelqu’un d’intelligent et de tout à fait digne de confiance. Il savait ce qu’il disait. Il parlait de créatures… J’espère que tu vas me croire… Tout est vrai. Les cauchemars ne viennent pas du cerveau. Ils viennent de la piqûre de petits insectes, comme des chenilles, invisibles, qui les injectent en nous. Depuis toujours. On ne peut pas les voir. Ils sont invisibles. Un jour on le découvrira peut-être.

      

« Mon grand-père, au bout d’un moment, après ses trois étranges évanouissements, et la lente transformation de son visage, parvenait à les apercevoir. Quand nous dormons, ils s’approchent et nous piquent. Au matin, en nous réveillant, ils sont souvent encore au plafond, au-dessus de nous, tremblants, vides, fatigués, et s’en vont, lentement, en rampant. Il faut faire attention. Grand-père finissait par les distinguer et disait qu’ils sont comme de gros mille-pattes, avec des poils, noirs. Ce sont les insectes-cauchemars.

      

« À Guendati, ils sont particulièrement présents, concentrés. Certains y sont gros comme des vipères. De jour, ils vivent sous la terre. Il y en a énormément, jusqu’ici, à San Jorge, maintenant, sous nos pieds. Ils creusent, avancent. Là où est ton hôtel, ils se sont rapprochés. Tu as dû faire des cauchemars, avoir des visions, mais quand même réussir à dormir.  

      

« Les disparitions de mon grand-père, c’était à cause de gros spécimens de ces insectes. Ils viennent du marécage. C’est là qu’ils nichent, rassemblés, partout sous la terre. Leur venin te paralyse. Les cauchemars sont moins intenses que ceux que tu viens d’avoir, mais plus longs. Ils s’incrustent dans le cerveau. Le résultat ? Une absence d’un an avec l’impression de ne s’être assoupi que quelques minutes, un mal de crâne persistant, une propension aux cauchemars à répétition. La fatigue. La paranoïa. L’agressivité. La méchanceté. La démence.

      

« Les insectes finissent par t’emporter avec eux, sous la terre, dans une espèce de tunnel, de tombe, sous le marécage, parmi un ensemble de conduits, de passages, reliés entre eux, comme un réseau, des neurones, dans un cerveau malade. C’est ce qui se passe dès la première disparition. Il s’agit bien de toute une année. C’est vrai. La proie reste sous la terre, en suspens, immobilisée, mais conservée et nourrie. Puis ils la relâchent.

      

« Et ces insectes se sont multipliés. Aujourd’hui leurs galeries sont plus étendues. Elles sont sous le village. Si tu restes à Guendati, tu commences à t’énerver. Au moindre relâchement, des images atroces te ravagent : les cauchemars. Les insectes s’insèrent en toi. C’est leur système de défense. Et ils t’emmènent avec eux. Ou plutôt ils te font marcher dans ton sommeil. C’est ce qui est arrivé à la femme que tu cherches et c’est pour ça que s’il est risqué d’aller à Guendati de jour, il ne faut absolument jamais y passer la nuit.

      

Je regardai Fernando, sans poser de question, avec l’impression d’être en face d’un fou, ou peut-être pas. Dans ces villages certains consomment des drogues, des substances hallucinogènes.

      

 ̶  Mais moi, lui dis-je, j’étais dans ce village, avec elle, et ils ne m’ont pas emmené.

      

 ̶  Non, je crois qu’ils ne s’en prennent qu’aux personnes endormies. Et puis ce jour-là, ils ne devaient pas être nombreux. C’est sûr, toi tu as eu de la chance ; mais tu devais être en mouvement, bien éveillé.

      

 ̶  D’accord. Mais aujourd’hui, j’étais dans ce village, repris-je, et je n’étais pas énervé. C’est lugubre, oui, mais en plusieurs heures mon attitude n’a pas changée.

      

 ̶  De jour, dans le village, ce n’est pas si dangereux que ça, à condition d’être concentré ; et puis tu n’es pas ici depuis longtemps. Ton cerveau, tes facultés mentales, ont dû résister. Il ne t’est vraiment rien arrivé de particulier ? Tu n’as rien vu de curieux ?

      

 ̶  Si, j’ai entendu des aboiements, et j’ai trouvé un cadavre de chien.

      

 ̶  C’est sans doute le début.

      

 ̶  Cette vision s’est poursuivie à l’hôtel.

      

 ̶  Alors les insectes ont commencé à t’attaquer.

      

 ̶  Et où sont les habitants de Guendati ? Les assassins ? Les malfaiteurs ?

      

 ̶  Sous terre. Ni morts, ni vivants, ou les deux. Dans des cauchemars. Les insectes sont plus forts. Les périodes de comas s’allongent. Mon grand-père, ton amie, passeront plus de temps sous terre qu’auparavant. C’est là qu’ils sont. Grand-père m’a dit que certains criminels voulaient s’y cacher pendant plusieurs années, et provoquaient les piqûres des insectes. Ils finissaient alors par y prendre goût, et par vivre dans les tunnels, devenant encore plus agressifs. Pour qu’aucun d’entre eux ne sorte révéler leur identité ils avaient établi un rite : ils se coupaient les pieds. Avec ses seuls moignons, nul ne peut sortir des tunnels. C’est ce qu’ils se faisaient les uns aux autres, avec de petites haches que l’un d’eux avait dû emporter. Les amputations cicatrisaient et ils finissaient par se déplacer quand même, à l’aide de leurs mains et des genoux. Des singes sans pieds.

      

« Il m’a aussi raconté, pour l’avoir vu, qu’après plusieurs piqûres et plusieurs années le visage de ces hommes continue de se déformer. Leur peau sèche et tombe, lentement, pour faire place à autre chose : à un grand œil, de la taille de presque tout le visage. Ils finissent par être des cyclopes. Leur bouche rétrécit ; leurs dents deviennent plus pointues. Les ongles s’allongent et se courbent en griffes. Ils ne raisonnent plus, ne parlent plus, mais grognent. Ce sont des bêtes. Leur violence donne lieu à une férocité et à un instinct destructeur qui n’ont plus de bornes. Ce sont des créatures monstrueuses. En plein cauchemar, ils se croient dans la réalité. Et la réalité devient leur cauchemar. Notre jour est leur nuit ; notre nuit, leur jour. Au cours de leurs sorties dans Guendati certains parviennent à se tenir debout. Ils ne se sont pas tous coupé ou fait couper les pieds. Mais dans leurs galeries, ils rampent, et leurs jambes, meurtries, à force de ramper, finissent par se réduire, par se rétracter, jusqu’à disparaître. Je crois que la dernière étape est la transformation des victimes elles-mêmes en ces insectes. Les cyclopes ne sortent de leurs immenses souterrains qu’en groupes, et pour se rendre à Guendati. S’il s’y trouve quelqu’un d’endormi ayant été piqué par les insectes-cauchemars, ils l’emportent, très vite. C’est peut-être aussi ce qui est arrivé à ton amie.

      

« Ça fait longtemps que j’observe, que je cherche mon grand-père, que j’essaye de le récupérer.

      

Fernando fixa ses mains, et releva la tête :

      

̶  Il semble que nous sommes tous les deux à la recherche de quelqu’un.

      

Je n’avais rien écrit depuis plusieurs minutes, tellement tout ça me paraissait incohérent et délirant. Je regardai Fernando. Il ne mentait pas.

      

 ̶  Tu penses, lui dis-je, qu’elle est morte ? Qu’ils l’ont dévorée ?

      

 ̶  Non. Ils s’infectent entre eux. Ils en ont fait une des leurs, et lui ont probablement coupé les pieds.

      

 ̶  Ce marécage, tu sais où il est ? Tu pourrais m’y conduire ?

      

 ̶  Oui. »

      

Cet enfant devait être fou, mélanger le vrai à des superstitions absurdes. Pourtant, il avait l’air convaincu et intelligent. Je retenais mes critiques et me forçais à montrer que je le prenais au sérieux. Après tout, il proposait de m’emmener au marécage. Là, je ferai bien la part des choses. Finalement, il voulait m’aider. Nous fîmes le projet d’y aller le jour suivant, en début d’après-midi, et de rentrer le soir, avant la nuit.

      

« Un conseil, reprit Fernando, laisse la lumière allumée pendant la nuit et essaye de ne pas dormir. 

      

Je me sentais devenir fou. Il était ma seule aide.

      

 ̶  D’accord, lui dis-je. Puis je me décidai à lui faire une révélation, me surprenant moi-même de confier à cet inconnu quelque chose que j’avais toujours gardé pour moi :

      

 ̶  Pour ce qui est des visions tu as raison. C’est très personnel… Disons… que les cauchemars ont toujours été très influents sur moi. Les miens, où plutôt ceux que j’ai eu pendant une période de ma vie, disons jusqu’à vingt ans, ont été très forts. Ils m’ont fourni des idées et des visions surprenantes. C’est ce qui m’a poussé à vouloir écrire ; ces idées. Personne d’autre ne les as. J’attire les cauchemars. Crois-moi. C’est très impressionnant tout ce qui a pu passer par mon esprit. Mais pour cela même, à cause de leur force, je ne veux pas en parler ni même m’en servir pour écrire des histoires. Il y a un sentiment. Je ne sais pas d’où il vient mais il est présent au cours de mes rêves. Je le comprends, sans qu’il soit énoncé. C’est comme ça. Je sens que si je parle de ces cauchemars, ou que si je les utilise pour écrire, je meurs. J’ai à la fois une histoire et la certitude qu’il m’est interdit de la raconter. Ça génère de la frustration, de l’angoisse. Je ne veux pas raconter ces mauvais rêves, je me bats pour ne pas les raconter. J’ai une pépite d’or, et l’interdiction mortelle d’y toucher ; le remède à un poison, en moi, et le refus de m’en servir. Mon imagination se menace elle-même. Ce que mon esprit a vu, je vis en sachant qu’il peut en mourir. En fait, je suis mon propre poison et me demande même si en te racontant tout ça je ne risque pas de mourir. Enfin, quand je dis que j’écr… je me réfère plutôt à des articles, à des récits, pour le travail. »

      

Il ne dit rien.

      

Ainsi, je me fiais à cet adolescent.

      

Il s’agissait de repérer le marécage, de le reconnaître, et peut-être même de voir certaines galeries. De jour, les créatures étaient lentes, endormies. Fernando me dit qu’il avait déjà tenté de pénétrer dans un souterrain, mais qu’il avait eu trop peur. Avec moi, il était tout de même prêt à y retourner       

      

Il devait être dix heures du soir. Le restaurant fermerait d’ici une trentaine de minutes. Nous nous mîmes d’accord pour nous revoir ici même le lendemain matin, à neuf heures.

      

De retour à l’hôtel, je pus voir à l’horloge de l’accueil qu’il était vingt-deux heures. Le réceptionniste était là, avec ses chenilles sur la tête. Il ne dit rien, ne faisant que me regarder passer.

      

Je me dirigeai vers ma chambre, ouvris la porte, qui grinça, allumai, et retrouvai cette pièce, ses quelques vieux meubles, l’odeur de moisi, et mes affaires. Je refermai, fis rapidement ma toilette, la tête encore pleine de tout ce que m’avait raconté Fernando, puis me préparai à dormir en secouant d’abord les draps pour être sûr de n’y trouver aucune araignée ou scorpion. Après avoir éteint, je m’allongeai, ne laissant que la lampe de chevet, que j’éteignis également. À ce moment, j’aperçus un bout de papier froissé sur la table de nuit, à portée de mon bras gauche. Rallumant la lampe, je le saisis. Qui donc avait pu laisser ça là ? Il y avait quelque chose d’écrit à son verso, de difficile à lire : GLIPS JKSTHCPW. HOSCWG. Cela n’avait aucun sens et ne pouvait pas être de l’espagnol. Qui donc avait déposé ce papier ? Je rallumai la pièce, et fouillai, sous le lit, dans la salle de bain. J’ouvris la porte pour inspecter le couloir, refermai, regardai dans l’armoire, sous mes vêtements. Rien. Rien du tout. Alors j’éteignis et me rallongeai, inquiet. Fernando avait raison, il valait mieux ne pas dormir. Je ne pourrais pourtant pas passer la semaine entière éveillé.

      

La chaleur et toutes ces émotions, à Guendati, puis les récits de Fernando, m’avaient épuisé. Je voulais du repos. Mes yeux se fermaient ; mon attention diminuait sous l’emprise du sommeil. Je m’endormis. Il y eut alors un reniflement, comme celui d’un chien en train de flairer, là, en-dessous, au bas du lit, qui me fit sursauter. J’allumai encore, manquant presque faire tomber la lampe de chevet, puis examinai, tout, autour de moi : à droite, à gauche du lit, devant, dessous. Rien. Ce n’était pas possible. Je marchai un peu dans la pièce, et me recouchai. La fatigue me jouait des tours. J’éteignis. Plusieurs minutes passèrent ; il y eut un autre reniflement, plus fort. Cette fois, je me contrôlai, tétanisé, et attendis. Il y en eut encore un autre, plus bruyant, semblant même monter sur le lit. Je réagis à toute vitesse, trouvai l’interrupteur, le pressai, et me penchai. La tête du labrador se déplaçait, toute seule, tranchée, entourée d’une crinière rougeâtre, poisseuse, et me sauta au visage avec ses dents, jaunies, et effilées. Je hurlai, et l’attrapai, me tachant les mains de sang. Ce n’était rien. Plus rien. Je laissai la lumière, frissonnant, guettant tout autre bruit. Le silence régnait. Mes oreilles bourdonnaient tant je faisais attention au moindre son. Plus rien. Je vis un petit scorpion traverser la pièce. Il se déplaçait devant moi, moi, une de ces grandes formes mouvantes qu’ils effraient tant. Je me levai, en me méfiant avant de poser les pieds sur le sol, puis saisis une de mes chaussures pour l’écraser. Je remontai ensuite sur le lit. Aucun bruit. Une panne de courant m’aurait été fatale, nerveusement. Il n’y en eut aucune. Je guettai. Le silence se poursuivait. J’avais quelques livres et me mis à lire, tentant de résister au sommeil, quand soudain je me retrouvai dans l’obscurité, le livre sur la poitrine. J’avais dû éteindre, sans m’en rendre compte. En appuyant sur les touches de mon portable je sus qu’il était cinq heures du matin ; la gueule du chien apparut alors contre ma main, aboyant du sang, me fixant, pleine de rage, et replongea sous le sommier. Je restai allongé, paralysé par la peur. Une forte respiration s’éleva au pied du lit, puis une morsure me déchira la jambe. Je me levai et saisi la tête du chien, aux yeux révulsés, me protégeant de ses coups de dents, et la jetai de toutes mes forces contre le mur. J’allumai. Le réceptionniste arriva et ouvrit avec un double des clés. Il m’observa, immobile, d’un air encore somnolant, sans savoir quoi dire. En voyant ma jambe ensanglantée il demanda ce qu’il s’était passé et si je voulais un docteur. Ne sachant quoi répondre, je lui dis juste que j’irai me faire soigner plus tard, seul. Il s’en alla, abasourdi. J’avais dû m’endormir, malgré moi. La morsure était bien là.                                        

      

Je me douchai, m’habillai, pris mon cahier, et sortis, en fermant bien la porte, puis descendis l’escalier. Le réceptionniste ne se trouvait pas là. À sa place, une jeune fille écoutait une petite radio. Elle me fit savoir qu’elle l’avait remplacé, à minuit. Il était sept heures. Est-ce que tout était un rêve ? Non. Sous un bandage improvisé à l’aide de papier-toilette, ma jambe continuait de saigner. 

      

La rue était incroyablement calme. Pas de passants, ni de voitures. Il aurait pu être quatre heures du matin, à ceci près qu’il faisait jour.

                   

En boule, et tout abîmé, j’avais gardé le papier du seul taxi ayant accepté de me conduire à Guendati. Je l’appelai, pour lui dire de venir à neuf heures, devant le restaurant, à proximité de mon hôtel, là où Fernando m’avait raconté tant de choses hier soir. 

      

J’y pris un café, lentement, et achetai deux bouteilles d’eau. Fernando entra. Apparemment, lui aussi avait mal dormi. Les yeux cernés, le visage fatigué, il marchait lourdement, comme si un terrible vent le repoussait. Sa mauvaise nuit n’était pas due à des cauchemars, me dit-il, mais à la peur de ce qui allait pouvoir nous arriver aujourd’hui. Le taxi nous rejoignit exactement à neuf heures. Fernando expliqua vers où il devait nous conduire. Encore une fois, le chauffeur accepta à condition qu’on descende un kilomètre avant, et augmenta son tarif. Il avait peur, et nous regardait comme des possédés. Heureusement qu’il connaissait un peu Fernando et commençait à me faire confiance. Nous croisâmes peu de voitures ; peut-être quatre ou cinq. Dans l’une d’elles je crus voir une tête de mort, au volant, baissée, désespérée. Je ne dis rien. Autour de nous tout était sec, aride, avec des collines, au loin, à l’horizon, très loin. On se rapprochait de l’endroit en question. Le grand-père de Fernando parlait souvent du marécage.

      

Il lui en avait indiqué l’emplacement.

 

      

C’est ainsi que deux individus, enfermés dans l’erreur, courent à leur perte, seuls, répondre à cette faim d’explication dont on ne peut qu’atrocement mourir. Bien sûr qu’ils ont tort, guidés par les fantômes qu’ils portent en eux. Ils n’ont pas une chance mais s’en vont tout de même, aux premières heures d’un jour étouffant, semblable à n’importe quel autre jour.

 

      

Nous arrivâmes vers les dix heures. Je demandai au taxi de revenir nous chercher à seize heures. J’avais mon cahier et mon portable. Nous pouvions lui téléphoner pour tout changement de programme. La route se poursuivait vers Guendati. Le taxi s’arrêta, nous laissa descendre, fit demi-tour et s’en alla regagner San Jorge.

      

Nous étions en plein désert. Fernando me dit que le marécage se trouvait à cinq kilomètres, au nord, et que le chemin n’était praticable qu’à pied. Là où nous étions, il n’y avait aucune trace humaine ; juste des pierres, des rochers et de la terre. Au loin se distinguaient donc plusieurs collines, brûlées, rouge sang, comme toute la terre alentour. On alla dans leur direction. Après trois kilomètres sous une chaleur suffocante il y eut à nouveau de l’herbe, et même des arbres, aux branches tordues, entrelacées. Leurs troncs, plein de creux, s’élevaient en des formes sinueuses où poussaient de petits cactus, à l’intérieur desquels se trouvaient certainement cachées des araignées. Je souffrais encore de la morsure du chien. Tout en marchant, j’eus alors l’impression que mes pas résonnaient. Nous continuâmes d’avancer sur cette terre asséchée jusqu’à une première colline devançant celles qui, semblant si loin vues de la voiture, se dressaient maintenant à juste deux ou trois kilomètre face à nous. Il fallut l’escalader. On continua. C’était le désert, la sècheresse, de l’herbe, çà et là, calcinée. On marchait. J’en venais à douter de Fernando. Il était jeune. Pouvais-je lui faire confiance ? Peut-être voulait-il juste faire l’intéressant. Je ne le connaissais pas. J’aperçus soudain des plantes, hautes, comme des joncs, quelques buissons, verts, et le marécage. L’infâme marécage et ses miasmes, mystérieux et stupéfiant, en plein désert. Il devait s’étendre sur deux cents mètres carrés. En nous rapprochant, une odeur très désagréable de putréfaction se répandit. Selon Fernando, il fallait rester à au moins vingt mètres de l’eau pour qu’il n’arrive rien. 

      

« Tu dois faire très attention à où tu marches, me prévint-il. Il faut vérifier que la terre est solide, en tâtant du bout des pieds avant de prendre appui. J’ai entendu dire qu’ici, la nuit, on peut les voir sortir, les monstres, les cyclopes. »

      

Dans la vase, une lueur me surprit ; comme deux yeux qui auraient clignoté, au beau milieu de cette surface liquide. Je doutais que ce fût un reflet du soleil. J’aurais plutôt rapproché ce scintillement de celui de deux lampes, au fond de l’eau, allumées puis immédiatement éteintes.

      

« Et maintenant ? demandai-je. On ne peut pas aller plus près ?

      

 ̶  Non, surtout pas. C’est le centre des cauchemars ici. Ne ferme pas les yeux. Les visions te tueraient.

      

 ̶  Alors partons. 

      

Une atroce odeur de viande pourrie et d’eau sale, infecte, s’élevait du marécage, nous forçant à reculer.

      

 ̶  On peut faire le tour, dit Fernando. Marche lentement. Cette terre est glissante.

      

 ̶  Et c’est profond ?

      

 ̶  Aucune idée. Comme il ne faut surtout pas s’approcher, c’est difficile à savoir. »

      

Nous fîmes lentement marche arrière pour nous éloigner. Il y avait plusieurs veuves noires sur le sol. Je les écrasai en espérant qu’aucune d’entre-elles ne me grimperait sur les jambes. Fernando gesticulait aussi, devant sans doute se livrer au même combat que moi contre ces dangereuses araignées. Nous nous déplaçâmes sur la gauche, à une trentaine de mètres du bord. Le sol était transpercé de nombreux trous, certains pas plus gros qu’un terrier de lapin, d’autres assez amples pour qu’un corps humain adulte puisse s’y glisser. Ces cavités étaient très nombreuses. Quelques-unes se trouvaient plus éloignées, à une centaine de mètres de la vase. J’en vis une particulièrement grande, comme un puits. Le marécage était plus étendu qu’il n’y paraissait, et s’étalait chaque fois davantage.                                           

      

« Ne va pas trop près du bord, cria Fernando. Je ne veux pas t’attendre pendant un an. »

      

C’était donc bien ici. Je me trouvais à l’endroit même qui avait tant transformé, jusqu’à le détruire, le village de Guendati. Ce marécage à l’origine de tant d’horreurs. La lueur apparut à nouveau. Fernando m’observa, d’un air sévère.

      

 ̶  Ne te laisse attirer par rien.

      

 ̶  Non, répondis-je. Je vois juste des éclats de lumière.

      

 ̶  Ne les regarde pas. Concentre-toi sur tes pieds, le sol. »

      

À une vingtaine de mètres de l’eau, la terre redevenait sèche. On devait ainsi pouvoir faire le tour du marécage. Fernando me passa devant. Je n’étais pas fier de le laisser prendre tous les risques, mais, indéniablement, il connaissait l’endroit.

      

Je me déplaçais dans une zone humide, et m’embourbai. Impossible de dégager mon pied. Le terrain sembla s’affaisser. Fernando vint me libérer. Il y eut un craquement, et le sol tomba sous notre poids, comme si en marchant au-dessus d’un tunnel, celui-ci s’effondrait subitement. On passa à travers la boue, emportant plusieurs blocs de terre dans notre chute, pour nous retrouver dans une tranchée de presque deux mètres de haut, aux parois dégoulinantes de vase. L’odeur nauséabonde réapparut immédiatement, nous obligeant à nous boucher les narines. Devant et derrière nous, à chaque extrémité, se trouvaient deux entrées, deux gouffres, donnant sur une obscurité totale.

        

« N’avance pas, dit Fernando. Attends. »

        

Les parois étaient trop glissantes pour qu’on puisse s’y hisser. Je sentais des choses frôler mes pieds parmi toute cette boue, sans encore parvenir à voir de quoi il s’agissait. C’était des veuves noires, par milliers : il y en avait des nids, où des multitudes de ces petites araignées en imitaient de plus grandes. Elles pullulaient, sous nos yeux. Je relevai pourtant la tête, considérant les deux tunnels entre lesquels nous nous trouvions.

        

« Cette galerie est énorme… Tu veux qu’on regarde ? demandai-je à Fernando. Mon portable peut nous éclairer. On peut avancer…

        

 ̶  Je ne sais pas…

        

 ̶  Avançons à peine, dis-je. Juste un peu, sans entrer. Et en faisant attention à bien éclairer.

        

– Non… L’obscurité, c’est comme fermer les yeux. Ça nous tuerait. Il nous viendrait à l’esprit des images trop horribles. »

        

À ce moment, juste à notre droite, tout un pan de ce profond fossé s’effondra, et libéra des jambes et des pieds, coupés, pourris, à la chair rongée par des vers. On en voyait les os. Des amas de jambes, de chevilles, de tibias, sectionnés, tranchés, mordus, violemment arrachés, se découvrirent contre nous et dégringolèrent dans la boue jusque sur nos pieds. Toute la paroi tomba, remplie de ces membres amputés. L’odeur de pourriture devint insupportable. Fernando hurla de toutes ses forces, ne voulant pas croire à ce qu’il voyait. Paralysé par cette horreur, je cherchais tout de même comment sortir de ce profond couloir, coincé entre ces deux terrifiants abymes. En plus des araignées, une infinité de vers grouillaient sur ces membres humains. Une forme se dessina alors dans la nuit du gouffre nous faisant face. C’était un homme, ou plutôt un visage et un torse d’homme, mais avec l’abdomen et le bas du corps d’un rat, nous fixant. Il n’avait plus vraiment des yeux mais, à leur place, deux petits points noirs, alors qu’une protubérance ronde et blanchâtre enflait son front. Quelque chose de gris et de velu lui vibrait dans le dos, comme deux ailes. Les dents pleines de sang, il dévorait une jambe, et nous observait, immobile, telle une statue. Pourtant, il était bien vivant, et complétait, incarnait, le souvenir flou d’un de mes plus anciens et affreux cauchemars. Fernando restait pâle, pétrifié, sans voix, alors que, je le savais, il voulait crier de toutes ses forces. La créature ne bougeait pas. Elle restait en partie dans l’obscurité. Je repris mon souffle, déglutinai plusieurs fois afin d’obtenir une voix un tant soit peu distincte, puis dis à Fernando de me faire la courte-échelle. Il connaissait cette expression française. Avec sa voix étouffée, à peine audible, je le sentis réaliser un effort surhumain pour me répondre.

        

« Qui sort en premier ? demanda-t-il, étranglé par la peur.

        

 ̶  Moi. Je suis le plus fort. Je te hisserai après.

        

 ̶  Tu vois bien la même chose que moi ?

        

 ̶  Oui. 

        

Fernando se mit de dos contre la paroi de gauche :

        

 ̶  Et si ce côté est plein de jambes aussi ? Et s’il s’affaisse ?

        

 ̶  Tiens bon. »

        

Il s’adossa et forma une boucle de ses deux bras. Je grimpai, mis un pied entre ses mains, un autre sur son épaule droite, puis sur sa tête. Je le sentis un peu s’enfoncer dans la boue. D’une impulsion, je me projetai pour m’extirper du fossé. La terre à la surface étant plus ferme, je pus m’agripper. Alors je me… j’entendis un cri effrayant, de peur, de détresse, de mort, qui me transperça de part en part.

        

« Reviens m’aider ! » hurla Fernando.

        

Je me retournai, à plat ventre, tendant les deux bras dans le fossé. Il les attrapa. Alors je me redressai, rassemblant toutes mes forces. Il fallait le hisser. Son torse et ses jambes râpèrent la terre, des cailloux. Plusieurs veuves noires furent écrasées. Je le soulevai. Il faillit retomber. Je le tirai à nouveau.

        

Enfin dégagé, les pieds hors d’atteinte de tout bras surgissant du fossé, je le relâchai.

        

Il était blanc, comme si, du fait de sa peur, son sang avait cessé de circuler et d’irriguer son visage. Les yeux en larmes, sa mâchoire tremblait, frénétiquement.

        

Je le traînai encore sur le sol le long d’une dizaine de mètres jusqu’à un petit rocher garantissant la solidité de la terre.

        

Il ne répondit pas, se dressa, affaibli, sur ses jambes vacillantes, puis fit un pas, et un autre… pour se déplacer.

        

Alors on se mit à courir, terrorisés.

        

Mon téléphone, couvert de boue, marchait encore. J’appelai le taxi pour immédiatement le faire venir. Il fut d’accord ; mais lorsqu’il entendit ma respiration irrégulière, ma voix, effrayée, et mon intonation suppliante, il comprit que nous avions peur et se reprit pour dire qu’il ne viendrait pas, prenant comme excuse un autre client. À cet instant Fernando put enfin hurler de toutes ses forces, et pleurer. Après une rapide prière en espagnol le vieil homme raccrocha.

        

Fernando récupéra lentement son souffle.

        

« Comment on va rentrer à San Jorge, demandai-je ?

        

 ̶  Bon… Fernando réfléchissait, souffrant. Oui… il y a… un ranch, à environ vingt kilomètres. En… nous dépêchant, on y arrivera avant qu’il fasse nuit, peut-être. Je lui co… Je…le… connais, le propriétaire. Il s’entendait bien avec mon grand-père. C’est… un… passionné, d’artisanat mexicain… plutôt riche… Oui… nous allions souvent le voir. Lui… Lui il nous recevra. Pour autant que je sache, il n’a jamais eu de problèmes d’enlèvements, de disparitions… ni de cauchemars atroces. J’ai parlé plusieurs fois avec… et il s’est toujours montré distant, et incrédule, par… rapport… à ces histoires. »

        

Nous avions encore les deux bouteilles d’eau ; ce dont nous devrions nous contenter ; et espérions pouvoir peut-être manger dans ce ranch, si Fernando se rappelait de son emplacement, et si le désert, et toutes les horreurs l’environnant, le composant, n’avaient pas raison de nous, d’ici là.

        

Ainsi, nous marchâmes, sur la terre craquelée, des étendues désertiques, arides, en pleine canicule. Nous fîmes des kilomètres à travers des buissons épineux, denses, épais, presque impossibles à traverser. Au contact de mes pieds, le sol vibrait, d’un bruit sourd.

        

Connaissant le chemin, et me guidant, Fernando marchait cinquante mètres devant. À ma droite, à quelques pas, derrière un buisson, j’aperçus une forme bizarre. Je m’arrêtai, pour mieux voir, et un frisson me glaça à nouveau les veines. Il y avait un homme, à l’envers, la tête enfoncée dans la terre, jusqu’au cou, les jambes suspendues, et ses deux bras s’étalant, latéralement, sur le sol. Puis je remarquai un autre corps, un peu plus en retrait, recroquevillé, à la tête profondément enterrée aussi. Ce deuxième corps n’était pas en équilibre, mais à quatre pattes, lui, le crâne enfoui dans le sol aussi, et devait être là depuis plus longtemps, car il était asséché. On en voyait presque déjà le squelette.

        

Je rejoignis rapidement Fernando, pour lui dire ce que j’avais vu. Il répondit qu’il s’agissait de quelque chose de courant dans cette région ; qu’il avait déjà croisé des cadavres dans ces poses et ne risquait pas de revenir en arrière pour voir ces deux-là. C’était une trouvaille des trafiquants, des criminels, à l’époque où Guendati était infestée de cette vermine.

        

« Celui dont la tête est enterrée, me dit-il, ne voit rien, et ne sait pas à quel moment il recevra le coup de grâce, ce qui augmente encore l’horreur de sa situation. La tête dans la terre, un corps ne peut pas être identifié, et se veut encore plus intimidant, semblant dire que cela pourrait arriver à n’importe qui. Ça montre enfin qu’ils considèrent leurs victimes comme des chiens. Ces corps se retrouvent à quatre pattes. La tête, elle, ne bouge pas, bien enfoncée. Certains tueurs la fixaient même parfois avec du ciment, ou la coinçaient à l’aide de grosses pierres.

        

 ̶  Ces types, c’étaient de vrais pervers.

        

 ̶  Oui. Dans Guendati, ils devinrent tous encore plus violents, sanglants. Ils eurent soudain beaucoup d’idées de torture.

        

 ̶  Il ne reste aucun d’eux ?

        

 ̶  Ils se sont pratiquement tous entretués. Quelques-uns ont pris la fuite. Ceux-là, on les a souvent retrouvés morts de fatigue, de déshydratation, ou à cause des serpents, des araignées. Une poignée d’autres a réussi à disparaître dans le marécage. Un an plus tard, il arrive qu’on les revoie. Ils vont à Guendati. Mais ne peuvent pas y rester. Les cyclopes vont les chercher et les ramènent dans le marécage. Certains parviennent à leur échapper. Alors ils s’enfuient, comme des fous, et meurent, dans le désert. »

        

Après avoir traversé deux canyons, et franchi une immense vallée, épuisés, on escalada des collines, abruptes. Tout ça en ne buvant que très peu. Nos pauses se faisaient de plus en plus nombreuses. Le soleil commençait à se coucher.

        

Du sommet d’une des collines on aperçut soudain le ranch, avec, au centre, une hacienda. Il avait quelque chose de surréaliste, perdu, comme ça, en plein désert, isolé, dans la sécheresse. L’idée de pouvoir peut-être bientôt manger nous fit réaliser un dernier effort. On pressa le pas. Une fois en bas de la colline, il devint impossible de voir l’intérieur de ce vaste domaine : il n’y avait qu’un long mur, haut et gris, avec, au milieu, un grand portail en fer forgé. On fit tinter une cloche. Deux minutes plus tard, des pas foulèrent le sol, et quelqu’un parla à travers l’imposant portail. Fernando répondit :

        

« Dom Emilio est là ? Je dois lui parler. Je suis Fernis, le petit-fils de Théodoro. Dom Emilio me connaît.

        

 ̶  Oui, répondit une voix. On va vérifier ça. 

 

Les pas s’éloignèrent. Le silence, à nouveau.     

        

 ̶  Il parle un peu français, dit Fernando en se tournant vers moi. Mais juste pour dire certains mots, des expressions. Ça faisait rire mon grand-père.

        

Dix minutes plus tard, les deux battants du portail s’écartèrent à peine.

        

 ̶  Quel est ton nom, déjà ? demanda le gardien.

        

̶  Fernando. Fernis. Ami de Dom Emilio.

        

 ̶  Oui. Vous êtes juste tous les deux ?

        

 ̶  Oui.

        

 ̶  L’autre, qui c’est ?

        

 ̶  Un ami français.

        

 ̶  Eh bien… Oui. Entrez. Dom Emilio a dit que vous pouviez passer. »

        

Le portail s’ouvrit en un long grincement. Je fis un pas à l’intérieur. Il devait y avoir sept ou huit employés ; des paysans ; qui resteraient là afin de pouvoir reprendre le travail tôt le lendemain. Assemblés, ils mangeaient une soupe noire, visqueuse, où semblaient flotter des chenilles, ou de gros vers, et ne nous regardèrent pas. On sentait chez eux de la méfiance et une volonté d’afficher leur mépris à notre égard. Après tout, ils ne nous connaissaient pas, et ne paraissaient pas apprécier le traitement de faveur que nous recevions. Avec une voiture luxueuse et un costume, ils nous auraient tout autant méprisé, mais ne l’auraient pas laissé voir. Seulement, nous étions à pied, et nos vêtements étaient sales… très sales, usés, abimés, et déchirés.

 

        

Nous parcourûmes la très longue allée centrale. La hacienda était un vaste bâtiment blanc, rectangulaire, alternant portes et fenêtres, à la fois identiques, et rudimentaires. Puis on arriva devant la porte principale, amplement ouverte. Dom Emilio vint à notre rencontre. C’était un homme d’une soixantaine d’années, maigre, mais encore très vif et dynamique, presque chauve, au regard intelligent.

        

« Fernis, s’exclama-t-il ! Fernis, enfin ! Comme je suis content de te voir ! »

        

Fernando me présenta, et Dom Emilio engagea instantanément la conversation dans un très bon français pour savoir ce que je faisais au Mexique. Après m’avoir laissé répondre, il demanda poliment si je parlais espagnol. Comme j’acquiesçai, la conversation se poursuivit dans sa langue. Il avait juste voulu me mettre à l’aise, et se montrer capable d’entamer une discussion en français. Peu à peu, je sentis alors de la méfiance, dans ses paroles. Outre sa culture et ses très bonnes manières, cet homme, avec ses petites lunettes, nous regardait d’un air sévère, et ne nous faisait pas confiance. Il parlait beaucoup avec Fernando, mais, progressivement, je réalisai qu’il n’était pas si heureux que ça de nous recevoir. L’enthousiasme des premières minutes s’estompa vite. Dom Emilio en était presque gêné. Non pas que nous le dérangions. Seulement, il semblait croire que notre visite s’accompagnait de mauvaises intentions, et guettait le moindre signe le démontrant. Tout fut réglé : il accepta de nous recevoir jusqu’au lendemain, nous donna deux chambres, et même des vêtements propres. Fernando fut surpris lorsqu’il insista pour qu’on se fasse examiner par un de ses travailleurs au don de sorcier. Les convictions de notre hôte avaient donc changées. Ce fut rapide. Un vieillard s’approcha de nous avec des feuilles, comme des fougères, puis récita plusieurs phrases en zapotèque. Il affirma que le jeune était intact. Moi, il me regarda bizarrement, avec crainte. Il dit que j’étais pur, mais que c’était par miracle et que je devais faire très attention. Je dormirai dans une chambre spécialement aménagée. Il y fit mettre beaucoup d’encens et des pierres, noires, vertes, auxquelles il me demanda de ne surtout pas toucher, puis me fit boire un thé qui, à chaque gorgée, me donna envie de vomir, alors même qu’il n’avait rien d’écœurant, au contraire. Je ne m’expliquai pas cette réaction. C’était comme si je voulais rejeter quelque chose ne se trouvant pas encore en moi mais qui finirait inévitablement par y être. Mes yeux se fermèrent un peu mais je ne m’endormis pas. On retrouva Dom Emilio pour un dîner tardif. Nous avions très faim. Il servit du pozole et nous fît goûter plusieurs mezcales, le tout en parlant beaucoup du grand-père de Fernando. Selon Fernando, son grand-père était encore vivant, sous forme de cyclope ou d’atroce créature, mais il n’en toucha pas un mot à Dom Emilio, que je sentais inquiet, mal à l’aise avec nous. Il nous sondait, nous surveillait, écoutant mes paroles avec un faux détachement. En réalité il se concentrait sur tout ce que je disais, sérieux, attentif. Nous prenait-il pour des voleurs, des fantômes, ou de vulgaires profiteurs ? Il fallut aller se reposer. Toutes ces personnes devaient se lever très tôt le jour suivant.

        

Alors que nous gagnions nos chambres respectives, et marchions le long de la hacienda, je crus voir le visage de Fernando devenir celui d’un jaguar hurlant et remuant compulsivement de droite à gauche. Il redevint lui-même.

        

« Tu sais, me dit-il, arrête-toi, et colle ton oreille au sol.

        

 ̶  Sur la terre ?

        

 ̶  Oui.

        

 ̶  Pourqu…

        

 ̶  Si. C’est sérieux. Fais-le. 

        

Je me baissai, tournai la tête, et écoutai le sol.

        

 ̶  Il n’y a rien, dis-je après quelques secondes.

        

 ̶  Si, si, tu vas t’habituer. »

        

Un tam-tam, ou le son régulier d’un tambour se distingua lentement sous le sol, comme quelqu’un faisant un bruit sourd et répétitif, dans la terre, sous nos pieds, continuellement. Je l’entendais.

        

 ̶  Ça aussi, mon grand-père m’en a parlé, reprit Fernando. Souvent. Nous sommes loin du marécage, mais cette zone est dangereuse aussi ; elle est infestée de cauchemars. Le mieux c’est de ne pas dormir cette nuit. D’attendre le lever du jour. Les cauchemars seront moins violents. Emilio nous laissera dormir. Il n’en a rien à faire. 

        

Deux employés d’Emilio nous accompagnaient, en colère, perturbés, comme s’ils voulaient s’attaquer à nous.

        

Fernando continua :

        

 ̶  Il faut laisser la lumière allumée toute la nuit. Je ne dormirai pas ; je trouverai quelque chose à faire.

        

Nos deux accompagnateurs s’énervaient encore davantage en nous entendant parler une langue qu’ils ne comprenaient pas.

        

 ̶  Oui, confirmai-je. Je vais écrire quelque chose sur tous ces évènements, un article.

        

 ̶  Bien. N’écoute plus le sol. Surtout pas. Grand-père dit que ça rend fou. »

        

La chambre où je devais passer la nuit n’avait qu’un lit, et une commode. Dans un renfoncement se trouvait une autre pièce, les toilettes, sans porte ni rideaux. Le tout peint en jaune, mais un jaune pâle, sale, écœurant. Sur la commode se trouvaient tous les objets qu’avait recommandés l’espèce de vieillard sorcier mais aussi deux bouts de papier, avec des lettres en désordre, et parfois un mot, incompréhensible. Il fallait absolument que je note tout ce que j’avais vu aujourd’hui. Je voulus me mettre à écrire sur le lit, les genoux par terre, mais, ne pouvant pas résister au sommeil, je tombai sur les pages. Mes yeux se fermèrent et des images repoussantes tentèrent immédiatement de m’envahir. Le sol se courbait sous mes pieds. Je tressaillis. Dans le tiroir de la commode je pris de vieux magazines mexicains pour lire et me maintenir éveillé. Peut-être qu’un de leurs sujets pourrait m’intéresser. Je n’avais aucune idée de l’heure. J’attendais les premiers rayons du soleil. Il y eut un bruit dehors : du mouvement, des pas, qui s’arrêtèrent devant ma porte. Quelqu’un frappa.     

        

« Qui êtes-vous ? », criai-je.

        

Une voix inconnue, grave, mais dissimulant mal sa peur, me dit qu’il s’agissait juste de me parler.

        

Je répondis dans l’espagnol le plus intelligible possible que je voulais dormir. La voix répétait machinalement qu’elle voulait me parler. Je n’aurais pas dû laisser la lumière, mais l’obscurité et les visions qu’elle aurait provoquées me terrifiaient trop. Difficile de mentir plus longtemps. Je me levai, m’approchai de la fenêtre puis me penchai pour voir qui était là. Une ombre se découpa dans la nuit. C’était un des paysans. En me voyant, il ne bougea pas. De ma fenêtre, légèrement ouverte à gauche, je pus lui parler, et apercevoir son visage, sorti de nulle part, qu’il maintenait baissé, semblant tout enflé.

        

« Je ne te connais pas, lui dis-je. Et je dois dormir. Demain on parlera. Ça peut attendre. »

        

Il leva la tête, et s’élança rapidement vers moi en grandissant un couteau qu’il avait gardé caché contre sa jambe. La lame passa par le mince espace ouvert pour tenter de m’atteindre à la gorge. Reculant d’un bond, je refermai violemment la fenêtre d’un coup de poing. L’arme grinça contre le métal. L’homme retira le couteau, le jeta, et s’attrapa la tête des deux mains, comme un fou. Puis s’enfuit. Impossible d’éteindre la lumière, à cause des visions, mais je resterai sur mes gardes, toute la nuit. Je n’avais pas pensé à crier, pour réveiller d’autres personnes. C’est ce que je ferai la prochaine fois. J’avais vu le visage du paysan. Demain je le dénoncerai. Curieusement, alors que quelqu’un avait voulu m’assassiner, je n’avais pas perdu le sommeil. Au contraire, il me gagnait à nouveau. J’espérais que Fernando aurait plus de chance dans sa lutte pour rester éveillé. Je m’endormis, n’étant plus maître de moi, ni de mon corps ; ne pensant plus par moi-même. Je ne dormais pas, mais me sentais comme dans un état second, incontrôlé, soumis à autre chose. Sans savoir comment, alors je me levai, brusquement, à ma surprise, pour ouvrir la porte. Il ne fallait pas que je le fasse, mais le faisais. Je sortis et marchai, à travers la cour, sentant l’air frais de la nuit. Ce corps n’était plus le mien. J’avançai, droit devant, et reconnus le couteau qui avait failli me tuer, à droite, sur le sol, le sol tambour, ce sol qui abritait tant de bruit. Je continuai.

        

Devant une chambre, éteinte, et à la porte entrouverte, je m’arrêtai. C’est pour moi que cette porte était là. Je le savais, c’est tout. Comme en flottant, j’entrai, de tout mon poids, malgré moi, ou plutôt sans moi. La lumière s’alluma. Une femme, allongée sur un grand lit, plein de coussins, me regardait. C’était Neichaïl. Les murs étaient moisis, humides, couverts de taches verdâtres et noires. Le plâtre s’effritait. De grandes plaques en étaient tombées, laissant apparaître de vieilles briques rouges. Il y avait des mille-pattes, des scorpions. Je retrouvai Neichaïl, assise sur le lit, les seins nus. Je n’avais jamais imaginé qu’elle fut aussi attirante. Elle avait les plus beaux seins que j’aie jamais vus, longs, forts, larges, excitants au possible. Le bas de son corps restait recouvert d’un fin drap bleu, qui glissa, sur ses hanches fermes, ses longues jambes, découvrant son sexe. Une envie irrésistible me prit de la dévorer. Elle me regardait, me fixait, me provoquait, semblant se moquer en se demandant pendant combien de secondes je pourrai encore résister au si profond désir qu’elle creusait en moi. C’était bien elle, brune, bouclée, la peau mate, chaude. Elle souriait, m’observait, alors que ses doigts achevaient de faire tomber le drap bleu à ses pieds.

        

« Viens. Viens un peu », murmura-t-elle.

        

Mais le sol se déroba sous mes pieds. Avancer davantage m’aurait certainement fait perdre l’équilibre. J’aurais basculé dans une boue de plus en plus liquide sous le sol, qui se brisait, qui fondait. Je me repris ; me jetai en arrière ; et sortis cette pièce, effrayé. Je sentis avoir frôlé la mort, être passé tout près de ma fin, et regagnai rapidement ma chambre, dont j’avais laissé la porte ouverte, inconsciemment. Le couteau était encore dehors, entre quelques brins d’herbe, à la même place. Je m’enfermai. Cette fois la peur, l’effroi, m’avaient réveillé. Neichaïl n’avait pas appelé. Je réalisai alors que mon visage était gelé. Mes dents claquaient. Tous mes doigts restaient contractés, comme sous l’effet d’un grand froid. C’était la peur. Je pus sentir le tambour sous mes pieds, m’appelant. Un visage se colla à ma fenêtre. C’était le paysan, avec son couteau :

        

« Ce sera pour la prochaine fois. »

        

Il disparut.

        

La lumière allumée, je restai paralysé, terrorisé, pendant plusieurs heures, jusqu’au lever du soleil, où je sentis enfin pouvoir dormir, moins angoissé. Enfin.

        

Je me réveillai brutalement, comme en revenant à la vie, ou reprenant mon souffle après de longues secondes passées sous l’eau, et me rendis alors compte que mes pieds et mes mains étaient attachés. Le vieil homme d’hier au soir, très convaincant en sorcier, poussa la porte. Restant distant, il prononça à nouveau des mots dans sa langue natale. Ce fut très rapide. Puis il se calma, et s’approcha pour me libérer, très content, et me garantissant que j’allais bien. Pour ma part, je sentis clairement que si mon bon état de santé lui faisait plaisir, il était encore plus content de me voir m’en aller.

        

Dom Emilio fit alors irruption, énervé, en sueur, et accompagné de Fernando. Il semblait faire un grand effort pour contenir sa colère, et nous demanda de partir sur-le-champ. S’excusant auprès de Fernando, il insista. En vérité il n’avait pas l’air de savoir ce qu’il faisait, comme s’il agissait pour des motifs que lui-même ignorait. Il ajouta qu’il était midi et qu’il avait demandé à un de ses employés, déjà en train d’attendre, de nous conduire à San Jorge. Je ne reconnus plus du tout les chambres et les portes que j’avais vues, ou cru voir, dans la nuit. L’atroce paysan n’était pas là, et la chambre où Neichaïl avait voulu ma perte n’apparaissait nulle part non plus. Nulle part.

        

Nous rentrâmes à San Jorge, contrariés, démunis, encore sous l’effet de la peur. Fernando ne s’expliquait pas l’attitude d’Emilio. Son employé, lui, nous regardait sans arrêt dans le rétroviseur, comme s’il transportait deux dangereux criminels. Sans parler. Une heure plus tard, nous étions à San Jorge. Il fut heureux de nous voir descendre et le laisser repartir sans créer aucun problème. Il avait eu peur ; Dom Emilio ayant certainement inventé des choses sur notre compte. Pendant le voyage j’avais noté tout ce qui nous était arrivé sur mon cahier. Fernando rentra chez lui, inquiet des explications qu’il devrait fournir. Je lui demandai s’il pouvait m’héberger quelques jours, afin d’un peu économiser. J’achèterais de quoi manger. Il répondit que ce n’était pas possible, que tous les habitants le surveillaient, y compris sa tante, et qu’il risquerait d’être chassé du village. On se reverrait le lendemain, à deux heures, toujours devant le même restaurant.

        

Lorsque j’arrivai à l’hôtel, le réceptionniste se mit en colère contre moi. Il me rappela que j’avais payé les deux premières nuits mais pas celle qui venait de passer. Sans que je sache pourquoi, il ne me faisait plus confiance et parlait agressivement. Je le réglai immédiatement, en précisant qu’il y aurait encore d’autres nuits. Le fait d’être payé ne l’apaisa pourtant pas. Il continuait de me regarder nerveusement.

        

« Il y a des rumeurs, lança-t-il.

        

 ̶  Expliquez-moi…

        

 ̶  On me dit que vous vous mêlez de choses dangereuses.

        

 ̶  Et vous, de choses qui ne vous regardent pas. 

        

Il détourna la tête. En le voyant mettre les billets dans la caisse, je me rappelai que je devais commencer à faire attention à mes dépenses.

        

Il poursuivit :

        

 ̶   Il y a deux nuits, vous m’avez vraiment fait peur avec votre hurlement.

        

 ̶  Désolé.

        

 ̶  Vous allez donner une mauvaise réputation à l’hôtel.

        

Il passa la main dans ses étranges cheveux, puis, sur le point de me dire quelque chose, attendit quelques secondes :

        

 ̶  Quelqu’un est venu vous chercher hier soir. Il parlait avec le même accent que vous, mais son espagnol était très mauvais. On s’est à peine compris, en anglais. Quelqu’un de très sérieux qui avait l’air bien décidé à monter inspecter les chambres. 

        

 ̶  Qu’est-ce que vous lui avez dit ?

        

 ̶  Vous le savez sûrement : ici on est habitués à la violence. On voit des choses horribles. Alors, que ça vous plaise ou pas, on veut éviter les ennuis. J’ai dit qu’ici il n’y avait personne correspondant à l’individu qu’il cherchait. Apparemment, les taxis et les serveurs de la cafétéria n’ont donné aucun renseignement non plus. On n’a pas revu le type en question. Il est peut-être encore par là. Les chauffeurs de taxi disent qu’il voulait aller à Guendati, mais aucun d’entre eux n’a accepté de l’y emmener. On ne sait pas où il est parti. Il va certainement revenir. »

        

Je payai le réceptionniste pour qu’il ne dise absolument rien à mon sujet, refuse de recevoir cet autre client français, et ne laisse absolument personne entrer dans ma chambre en dehors du personnel de l’hôtel. Je lui demandai tout de même de m’en faire un portrait rapide. La réponse fut très vague : quelqu’un de grand, maigre, aux cheveux courts, à la peau pâle, s’exprimant agressivement. Cela pouvait être le frère de Neichaïl. Le réceptionniste me demanda alors de payer la quantité correspondant à une deuxième nuit, puisque pour m’aider il avait perdu un client. N’étant pas en position de négocier, j’acceptai. Mais cette nuit serait la dernière à l’hôtel. Il me faudrait trouver un autre endroit. Je devais réfléchir ; trouver une solution.

        

Montant dans ma chambre avec une grande appréhension, je repensai à l’horrible tête de chien. Il faudrait pourtant bien que j’y passe la nuit, sans m’endormir.

        

Une fois dans la chambre j’allumai toutes les lumières, pris mon cahier, m’allongeai sur le lit et commençai à écrire ; ce que j’avais vu ; lentement, dans le détail. Le sommeil s’empara de moi. Sur mon cahier, les lettres des mots semblaient bouger. Une petite araignée jaune fila sur le plancher. Je devais rester éveillé. Quelqu’un se trouvait peut-être caché derrière ma porte ; la gueule d’un chien pouvait surgir de sous mon lit et me mordre. Je dormirai un peu, de jour.

        

Le fait d’avoir vu Neichaïl, ou de l’avoir rêvée, m’avait fait une forte impression. Elle me manquait, plus que jamais. Je la sentais à nouveau. C’est pour elle que j’étais là. Je la désirais. Elle aurait fini par m’aimer. C’était certain. Ma vie avait été faite pour elle. Jamais personne ne pourrait la remplacer. Il n’y avait et n’y aurait toujours qu’elle. Elle s’en serait rendu compte, forcément.

        

Allant dans la salle de bain pour me rincer le visage, je remarquai alors un petit cercle noir sur un des carreaux blanc du carrelage. Assis sur les toilettes pour mieux l’observer, j’étais incapable de savoir s’il s’agissait d’une tache ou d’un trou. Impossible à dire. Je regardais fixement ce rond noir, et la confusion était parfaite : tache circulaire ou cavité arrondie ? J’y regardai de plus près. Impossible de trancher : cela pouvait aussi bien être l’un que l’autre.

        

Je tendis le doigt. C’était un trou : une légère perforation. Là-dessus, je me relevai, reculai, et refermai la porte en sortant. Après quelques pas dans la chambre, je doutais encore. De quoi s’agissait-il ? D’un creux ou d’une simple marque ? Il me fallut retourner dans la salle de bain et à nouveau me pencher au-dessus de ce carreau. Cela pouvait être les deux. L’œil nu ne pouvait décider. Je touchai : c’était un orifice, un vide, noir, à peine visible, dans le carrelage. Je ressortis et m’approchai du lit en observant quelques papiers froissés sur la table de nuit. Juste une tache, comme de l’encre, ou un trou ? Il valait mieux que je n’y pense plus. Je retournai dans la salle de bain pour m’en assurer une dernière fois. Du bout des doigts, c’était incrusté dans le carrelage : un trou, du vide.

        

De retour dans la chambre, je voulus à nouveau vérifier, et saisis la poignée de la porte de la salle de bain : je regardais, examinais. Impossible de faire la différence. Un point sombre ? Une aspérité révélant la noirceur sous la peinture blanche ? Oui. Un creux, une petite crevasse. La chambre, puis j’y retournai. Un trou ; une entaille, toute ronde, et sombre. Je revins. Il me sembla devenir fou, répéter sans cesse le même mouvement, délirer, ne plus me contrôler. Mes nerfs me poussaient à réitérer ce geste compulsivement, jusqu’au moment imminent où j’aurais complètement perdu la raison. Je m’arrêtai ; me retins. Tout ça n’avait aucune importance.   

        

Je m’endormis aux premières lueurs de l’aube.

        

Une fois éveillé, comme convenu, à deux heures j’allai retrouver Fernando.

        

Lorsque je passai devant l’accueil de l’hôtel, la jeune réceptionniste me regarda d’un air mauvais. Elle avait dû parler avec l’autre. Je repensai encore que je n’avais plus beaucoup d’argent. Il fallait vraiment commencer à faire attention. Dehors, un vent sec et puissant me fouetta le corps. Je sentis ma tête me tomber dans les bras, puis la remis sur mon cou. C’est bon… elle tenait.

        

Fernando était bien au rendez-vous. Je le retrouvai, très fatigué, courbé, souffrant, et parlant doucement. Malade, avec des maux de tête et des vomissements, il devait garder le lit pendant deux ou trois jours. Pour venir il s’était en quelque sorte échappé de chez lui, et devait vite rentrer. Je commandai deux alambres, qu’on nous servit au bout de dix minutes. On mangea, rapidement, et Fernando prit la parole :

        

« Je me sens vraiment mal. Ma tante ne va plus vouloir que je sorte. Je lui ai dit que j’étais resté chez Dom Emilio, mais elle s’inquiète beaucoup. Elle lui a téléphoné et il a affirmé qu’il n’avait reçu personne. Il ne veut rien avoir à faire avec tout ça. Ma tante sait que je veux en apprendre plus sur mon grand-père et que je vais parfois à Guendati. Ça la tourmente.

        

 ̶  La police n’a jamais rien pu faire par rapport à Guendati ? Il n’y a eu aucune enquête ?

        

 ̶  Tu sais, ici les gens ne veulent pas embêter les morts. Déjà… Guendati… beaucoup de personnes préfèrent dire que ce sont des inventions. La colère augmente, les gens sont agressifs, et beaucoup pensent que tout ça c’est justement à cause de la tension créée autour de ces histoires. Et puis… le marécage… je crois qu’à part moi personne ne sait où il se trouve. Après tous les meurtres qu’il a provoqués parce qu’il y en a qui le cherchent… c’est surtout devenu une légende. La police n’insiste pas. Elle préfère éviter ces endroits. Tu le sais bien : les disparitions n’occupent pas longtemps son attention.

        

 ̶  Qu’est-ce qu’on va faire ? On connaît la situation : cette haine, les cauchemars, les créatures.

        

 ̶  On ne peut pas tout détruire. D’abord, on ne sait pas où se trouvent tous les monstres. À Guendati ? Vers le marécage ? Sous la terre ? Par où commencer ? Et puis, tu serais capable de les affronter ?

        

 ̶  J’ai vu Neichaïl, quand nous étions dans le ranch d’Emilio. Je l’ai vue. Ou peut-être était-ce mon imagination. Je veux savoir ; en avoir le cœur net. Si elle est devenue un monstre, je veux l’achever. Parce que si elle se trouve ici, et qu’elle souffre, en monstre, entourée d’horreur, c’est de ma faute. Après, je partirai.

        

 ̶  Je comprends. Moi, j’aimerais voir une dernière fois mon grand-père… On doit aller une dernière fois à Guendati, et y passer la nuit.

        

 ̶  Où on resterait ?

        

 ̶  Dans une maison… Oui… Je connais un endroit où nous serons en sécurité. Le bandit qui y vivait n’avait vraiment confiance en personne : il y a un étage, tout juste une pièce, à la porte très solide, et avec une fenêtre étroite aux barreaux épais et resserrés, pratiquement comme une meurtrière, permettant de voir à l’extérieur sans être repéré. Les cyclopes viendront sans doute. Notre présence les attirera.

        

 ̶  Comment nous nous défendrons ?

        

 ̶  J’ai plusieurs machettes, et un revolver, caché chez moi, que j’ai trouvé, une fois, près du marécage. Je prendrai aussi une corde et de quoi nous éclairer. Quand tu auras revu Neichaïl et moi mon grand-père, nous en auront fini. Tu mettras un terme à ces atrocités en récupérant Neichaïl, où en l’achevant, s’il est trop tard.

        

 ̶  Et ton grand-père ?

        

 ̶  Je voudrais essayer de le sauver.

        

 ̶  Comment tu comptes t’y prendre ?

        

 ̶  J’ai mon idée. Si ça ne marche pas tu pourras t’en aller sans moi, me laisser à Guendati.  

        

 ̶  Autre chose : le type du taxi ne nous conduira plus nulle part. Tu as remarqué qu’ici on nous apprécie de moins en moins. Qui va nous emmener ? Je dois aussi te confier que je n’ai plus beaucoup d’argent. Je pense aller à l’aéroport, à México, pour avancer la date de mon retour en France. Si nous allons à Guendati il me restera à peine assez pour repartir. Il faut faire tout ça, et très vite.

        

 ̶  Je connais un garagiste à San Jorge. Il a plusieurs épaves encore capables de rouler, et les loue, de temps en temps, pour dépanner. On peut aller le voir. Ça ne coûtera pas grand-chose.

        

Fernando baissait les yeux, inquiet, épuisé par tout ce que nous avions vu et fait ces deux derniers jours.

        

 ̶  Dis-moi, lui demandai-je, cet homme-rat, horrible, lorsque nous étions coincés dans le fossé, près du marécage, tu l’as bien vu aussi, n’est-ce pas ?

        

Fernando remua la tête comme pour chasser un affreux et douloureux souvenir.

        

 ̶  Oui, répondit-il. Oui. Comment oublier ça ?

        

 ̶  C’est atroce. Dans le ranch de Dom Emilio, tu as dormi la nuit, ou seulement le matin, à partir du lever du jour ?

        

 ̶  Juste le matin. J’ai fait de nombreux cauchemars. Toi aussi, j’imagine.

        

 ̶  Un des travailleurs a voulu me tuer ; et puis j’ai vu Neichaïl, qui m’a tendu un piège.

        

 ̶  On respirait le danger. Tout était maléfique, tourné contre nous, nuisible. 

        

Ces souvenirs aussi torturaient Fernando. Tout comme moi. Seulement, je voulais être sûr qu’il y avait de l’objectivité dans ces faits ; que nos expériences concordaient.

        

 ̶  Tu as rêvé qu’un homme voulait t’assassiner d’un coup de couteau, poursuivis-je ?

        

 ̶  Non. J’ai fait des cauchemars. Beaucoup de cauchemars, très différents.

        

 ̶  Moi aussi. Si on en parle, ça va nous permettre de les extérioriser, de prendre du recul. Tu ne crois pas ?

        

 ̶  Oui. Ça a été un de mes pires cauchemars ; en fait, le pire cauchemar que j’aie jamais eu. » 

        

Fernando prit un air effrayé que je ne lui avais encore jamais vu, même lorsqu’il était dans le fossé, et qui ne devait avoir ainsi marqué son visage que depuis cet horrible cauchemar qu’il allait me raconter.

        

« J’ai rêvé de l’homme-nuit. Tu sais qui c’est ? Il est connu par ici. Les enfants en rêvent ; les adultes aussi. Pourquoi, puisque jamais personne n’en parle ? Il doit rentrer dans nos têtes tout seul. On le connaît, tous. L’homme-nuit ne fait que parler. Il peut apparaître n’importe quand, mais aime particulièrement s’immiscer dans les conversations entre amis. D’un coup, il est là. Son corps n’est qu’obscurité. C’est une absence de corps. C’est de l’insondable, des ténèbres, entourées d’une silhouette. Une forme humaine découpée, et donnant sur un vide sans fond, noir, abyssal. De nuit, certains pensent qu’il s’agit d’un corbeau ou d’une créature nocturne encore plus sombre que la nuit elle-même, avant de réaliser qu’il s’agit d’un visage ouvert sur le néant. Rien. L’opacité totale et impénétrable. Voir son visage, ce qui fait son visage, le vide, l’abîme, ou ton reflet, peut-être, qui sait ? c’est se vouer à la mort. C’est comme ça qu’il tue, en étant là, en attendant qu’on le regarde, tel un gouffre. Je n’en avais jamais rêvé. C’est la première fois. Il s’adressait à moi. Rêver de lui, c’est de très mauvais augure. Il guette.

        

Fernando baissait la tête, comme se sachant condamné à mort.

        

 ̶  Moi aussi, lui dis-je. J’ai eu le pire de mes cauchemars. J’espère pouvoir un peu reprendre le dessus en t’en parlant. C’est assez singulier (je me mis à légèrement frissonner). J’étais dans un réseau de conduits, de galeries. Une espèce de labyrinthe. Le sol était recouvert d’araignées et de petits morceaux de bois sous lesquels il y avait des scorpions ; des milliers de scorpions. Les araignées, des veuves noires, étaient particulièrement grandes et effrayantes. Leurs pattes n’étaient pas fines, mais grasses, et larges, comme un doigt humain. Leur abdomen, souple, moelleux, avait la taille d’un œuf. J’avançai en posant les pieds prudemment, lentement. Les parois, le plafond, la surface sur laquelle je me tenais, tout, sans que je sache pourquoi, mais je le savais, tout était constitué de cercueils, empilés les uns sur les autres, les uns contre les autres, sous les autres. Sous mes pieds ; à mes côtés ; devant moi ; au-dessus ; comme des briques. Tout ce réseau de tunnels, de passages, cette fourmilière, tout n’était que cercueils, contenant des cadavres, que je ne voyais pas ; mais dont je savais qu’ils étaient là. Je me déplaçais, perdu, hésitant ; rebroussant chemin ; fonçant ; tombant ; quand une idée atroce s’empara de mon esprit : je me voyais ; face à moi ; tenant un petit enfant par les pieds, et le massacrant contre des pierres. Ce petit enfant, c’était moi-même. Je le savais. Et cette idée, qui me glaça, qui m’anéantit d’effroi, fut que si je révélais ce cauchemar, si j’en parlais ou écrivais à son sujet, j’en mourrai immédiatement. Alors je me réveillai. Il était un peu plus de onze heures du matin. Ce fut avant que Dom Emilio nous chasse. Cette idée resta très fortement gravée en moi. Même maintenant, je ne pense qu’à ça.

        

 ̶  Mais, dit Fernando, tu es en train de révéler ton cauchemar. Tu vas mourir ?

        

 ̶  On ne dirait pas. Je voulais m’en défaire. Je n’aime pas être saisi par une telle idée, ou plutôt, par une telle vérité. Je ne l’accepte pas, même si, bien que je sois encore là, à en parler avec toi, je ne peux m’empêcher d’être certain que cet avertissement est vrai. Bel et bien vrai.

        

 ̶  Oublie mes problèmes de santé ; il faut en finir aujourd’hui, me dit Fernando. Il est deux  heures, allons à Guendati. On attendra, dans une de ces maisons. La pièce dont je t’ai parlée. Si nous voyons des créatures, Neichaïl, ou mon grand-père, nous prendrons une décision. Je crois que tu es décidé à réparer ta faute ; à épargner plus de souffrances à Neichaïl. Si on ne les rencontre pas, pour ma part, j’abandonnerai. Je ne retournerai plus jamais au marécage, pour rien au monde… Allons voir le garagiste. Avec la voiture, nous irons ensuite chez moi chercher le revolver et les deux machettes. Je prendrai aussi la corde. Ça pourra servir, et deux lampes. »

        

Après avoir payé le repas on se rendit au garage en question, à environ cinq cents mètres du restaurant. En arrivant devant les carcasses de voitures, un assez jeune homme, d’une trentaine d’années, corpulent, les cheveux noirs peignés en arrière, et avec une grosse barbe, leva la tête pour nous saluer, comme s’il avait senti notre présence. Sa main et son avant-bras droit dégoulinaient de sang. Il se rinçait le bras, qu’il venait de s’écorcher, dans un vieux tonneau plein d’une eau noire comme de l’encre. Il reconnut Fernando, qui, entrant tout de suite dans le vif du sujet, me présenta et jura que lui et sa tante me connaissaient et répondaient de tous mes actes. J’expliquai ce que je voulais dans un espagnol correct, et il accepta de me louer une voiture, pour cinq cents pesos, jusqu’au jour suivant. La voiture était une Nissan Tsuru, un ancien taxi, en très mauvais état ; mais il assura qu’elle ferait l’affaire, puis, donnant son numéro de téléphone, il prit le mien en appelant immédiatement ; toujours pour être sûr de notre bonne parole. Si nous avions un pépin, nous pourrions le joindre ; mais il répéta que cette voiture fonctionnait bien. Il demanda où nous allions. Je répondis que j’étais reporter pour un magazine animalier français et voulais prendre des photos de certains serpents du Oaxaca. Pensant de suite que j’avais beaucoup d’argent, il insista pour finalement m’obliger à lui laisser en gage tout ce qui me restait ; promettant qu’il me le rendrait lorsque nous ramènerions l’auto. Retenant toute l’amertume, la colère, et la violence qui s’emparèrent de moi, je lui remis la somme. La somme voulue. Le peu d’argent dont j’avais tant besoin, pour rentrer en France.

        

Je me retrouvai sans rien.

        

Retournant vers le tonneau, il se rinça à nouveau le bras.

        

J’ajoutai que j’avais le permis de conduire français, valable au Mexique. Il garantit qu’en cas de problèmes de papiers nous n’aurions qu’à mentionner son nom aux policiers, et expliquer que nous lui louions une voiture. La question serait réglée. Cela dit, nous ne rencontrerions sûrement personne. Le réservoir d’essence étant presque à sec, il y vida deux gros bidons.

        

Désormais, nous avions de quoi nous déplacer.

        

Nous rendant ensuite chez Fernando, il entra, et ressortit rapidement, avec un sac à dos noir où se trouvaient tous les objets qu’il avait dit. J’y ajoutai mon cahier et un stylo. Il était trois heures de l’après-midi.

 

        

C’est ainsi qu’errent deux individus, attirés par leur fin, aveugles. Au fond d’eux ils savent qu’ils ont tort et qu’ils y resteront. Le jour se poursuit, sec, suffoquant, à la fois infiniment long, par tous les moments vides et inutiles qu’il enchaîne, et si court, avec toute la mort qu’il répand à chaque instant, comme autant de poussière au vent.  

 

        

En chemin, à ma gauche, je vis un cadavre, recroquevillé, dans un fossé. Aux pieds de quelques montagnes, la route s’enfonça parmi des canyons pour serpenter dans une zone plus humide ; un semblant de forêt, avec quelques arbres. Puis ce fut à nouveau le vide, la sécheresse, le désert. La voiture fit soudain un bruit étrange : un claquement, métallique, de plus en plus fort, venant du capot, d’où s’éleva de la fumée. Elle ralentit, ne répondant plus à l’accélérateur, perdant de la vitesse. Fernando me regarda, inquiet. J’insistai, enfonçai la pédale. Rien. Elle accéléra à nouveau. Et roula, normalement.

        

On arriva à Guendati à quatre heures. Je fermai la voiture, et gardai la clé sur moi. Le village était sec, figé, hors du temps, effrayant, tout écrasé par la chaleur. Aucune autre voiture. Nous arrêtant cinquante mètres avant les premières maisons, avec précaution, on décida d’entrer dans plusieurs d’entre-elles. Outre leur silence et leur simplicité, ces habitations conservaient quelque chose d’étonnant : le fait de rester constamment sombres, même avec le soleil les frappant de toute son aveuglante lueur. Elles demeuraient dans l’obscurité. Seuls nos pas dans la terre résonnaient au milieu de l’unique allée. Il n’y avait personne. On atteignit une maison, à notre gauche. La porte était ouverte. À l’intérieur, des meubles, vermoulus, couverts de poussière, une cuisine qui n’avait pas servi depuis longtemps, et une petite chambre tout juste composée d’un sommier et d’un vieux matelas moisi. Le tout, très sale. Je retirai mon cahier et mon stylo du sac de Fernando pour écrire ce que je voyais. On sortit. Une autre maison succédait à celle-ci. Là encore, la poignée de la porte ne présenta aucune résistance. Toujours les mêmes meubles, pourris par le temps. Le sol, cimenté, brisé, par endroits, découvrait des parcelles de terre. Je me dis qu’il y avait peut-être des chiens qui y dormaient parfois, et me rappelai du labrador, la tête nageant dans son sang, puis me mordant, me déchiquetant. Sur les murs du salon, je remarquai des inscriptions, illisibles. Elles avaient été faites à l’aide de pierres, ou de craies. J’essayai de les déchiffrer, sans y parvenir. Il nous fallut ressortir pour inspecter une troisième maison, puis une quatrième. Il était presque six heures. La nuit allait tomber. Fernando me dit alors qu’un peu plus loin il allait me montrer la pièce sécurisée dont il avait parlée. Jusque-là, il n’avait rien vu de plus sûr pour nous. Cette construction se trouvait à cinq maisons d’où nous étions, juste à gauche de celle où avait disparu Neichaïl.

        

On y entra. En effet, cette demeure semblait mieux bâtie que les autres : le rez-de-chaussée fait de grosses briques, épaisses, solides. Nos pas rendaient un son curieux, un écho : une répercussion, sèche, et profonde, tel un coup de heurtoir contre une large porte en bois. Au fond, il y avait un escalier, en béton, montant vers la chambre en question. On le prit, pour arriver devant une seule porte, hors du commun, très impressionnante, en acier ; inviolable, une fois fermée. La clé se trouvait encore dans la serrure. Il n’y eut qu’à lui faire faire un tour, baisser la poignée, et la tirer vers nous, pour pénétrer dans cet ultime retranchement, ce repli, dont dépendraient nos vies. La pièce était vide. Rectangulaire, de vingt mètres carrés, peut-être, elle ne présentait, au fond, qu’une étroite fenêtre, verticalement traversée par deux barreaux. On entendit alors un bruit, venant de dehors. Comme une lointaine clameur. Nous rapprochant de cette fenêtre, on vit avancer tout un nuage de poussière. Des personnes se rassemblaient. Fernando observait, paralysé par la peur. Elles déambulaient. Certaines d’entre elles, privées de pieds, se déplaçaient sur leurs moignons. Leurs visages avaient quelque-chose de surprenant, d’anormal. C’étaient les cyclopes. Environ trente. Leur œil difforme et protubérant les dirigeait, avec, au-dessous, deux rangées de dents, pointues, ensanglantées. Je ne vis pas Neichaïl.

        

« Comment ont-ils su que nous étions là ?

        

 ̶  Certains cyclopes nous en veulent, à toi, ou à moi, répondit Fernando. Ils nous ont vus venir, et vont essayer de nous emporter. »         

        

Ils sortaient de tous les coins de rues, de plusieurs maisons, et se propageaient, grouillaient, de partout. Devant être désormais une centaine, ils infestaient l’allée principale. Je ne vis plus Fernando. Un cyclope l’avait attrapé. Un autre surgit par la porte. Ils l’immobilisèrent. L’un d’eux, armé d’une hache, voulut lui couper la jambe. J’intervins en leur envoyant des coups de pied. Fernando put réagir : il se dégagea, ouvrit le sac, saisit une des machettes, et leur fendit le crâne, à plusieurs reprises. Ils se débattaient, se ruaient sur nous, dégoulinant de sang, perdant leur équilibre. Fernando en égorgea un, avant de trébucher sur un autre, écrasé au sol, à qui il trancha le bras au niveau de l’épaule, malgré les atroces convulsions de tout son corps, agonisant. Il en arriva encore deux. Une lampe fut piétinée, brisée, et l’autre, percutée, alla tomber dans l’escalier. Je ramassai alors le revolver pour tirer sur trois d’entre eux, qui s’écroulèrent. Ce fut tout. Ils n’entrèrent plus. Laissant de longues traînées rouges et quelques morceaux de chair au passage, on repoussa les corps et les membres sanctionnés dans l’escalier. Fernando ferma à double tour, laissant la clé dans la serrure, et regagna le centre de la pièce, en boitant, car son mollet droit avait été trituré par leurs ongles. La porte resterait bien fermée.

 

        

Encore tremblants, tétanisés par la peur, on tenta peu à peu de retrouver nos esprits.

 

        

Il faudrait donc nous tapir ici ; rester là, enfermés, reclus, dans cette pièce, notre cellule.

 

        

On remarqua alors qu’il n’y avait pas d’éclairage électrique : aucune ampoule, interrupteur, ni même de prise de courant. Le sol, poisseux, était recouvert de sang : le sang des cyclopes, et celui de Fernando, en partie. Les murs, marron, comme de la terre, constituaient un bon exemple d’adobe : ce mélange à base de terre cuite et de sable, durci, atténuant la chaleur, et très utilisé au Mexique. Les cyclopes se répandaient partout autour. On les entendait marcher et se bousculer derrière la porte, et dans la rue, à l’extérieur. Ils ne criaient pas : ils avaient perdu la parole. Leur bouche ne servait plus qu’à grogner, à mordre, à dévorer. Ils nous attendaient. Nous devions être prudents. On remit le revolver et les machettes dans le sac. L’obscurité fût bientôt totale. Privés de nos lampes, seule la petite fenêtre permettait d’à peine voir le ciel, particulièrement sombre, cette nuit, avec d’épais nuages voilant la lune. Les cyclopes nous attendaient, sur le toit, de l’autre côté de la porte, devant et derrière la maison, et probablement, surtout, sous nos pieds, au rez-de-chaussée, et encore en-dessous, sous la terre. J’essayai d’écrire, mais il faisait désormais trop sombre. Je rédigeai pourtant quelques phrases, sans les voir, en espérant qu’elles seraient lisibles le lendemain, puis pliai le cahier en deux et le coinçai sous ma ceinture. Mon téléphone nous donna l’heure : neuf heures du soir. Je commençai à m’assoupir, et m’énervai alors contre ma situation. Il ne fallait surtout pas s’endormir ; les cauchemars s’empareraient de nous, puis, involontairement, soumis à un cauchemar, nous pourrions tourner la clé pour ouvrir la porte. Non. Il ne fallait pas s’endormir. Mais cette obscurité, c’était comme avoir les yeux fermés. Des images atroces et d’horribles pensées envahissaient mon esprit. Il fallait rester dans l’axe à peine éclairé de la petite fenêtre. Le fait de s’asseoir ou de s’allonger, c’était forcément risquer de laisser le sommeil prendre le dessus. Je me tenais debout, et regardai au dehors, en maintenant les yeux grands ouverts. Je dis à Fernando de m’imiter. Il était déjà là, à ma droite. Le ciel ; la minime portion de ciel que nous voyions ; c’était des nuages, foncés. Cependant, ils parvenaient à nous garder des cauchemars. La fatigue me gagnait. Je me sentis vaciller, perdre l’équilibre. Alors je m’énervai, luttai ; mais le sommeil était le plus fort. Il m’écrasait. Je tombai, sentant l’humidité, sous mes doigts, et me rattrapai à une chose, humaine, complètement dissimulée par l’obscurité. Je reconnus une peau sèche, peu de cheveux, un œil énorme et central, visqueux. Je rêvais. C’était Fernando. Il se réveilla aussi et me repoussa, terrifié, avec un cri. Il ne fallait pas crier ; cela en attirerait peut-être d’autres. Des pierres passèrent par la fenêtre pour s’écraser au sol. Les cyclopes nous les envoyaient. Je me rendormis, malgré moi, et d’affreux cauchemars m’assaillirent immédiatement : du sang coulant d’une pierre qui m’estropie ; une chute qui me met en morceaux ; un mort, ressuscité, avançant lentement et me tirant par les pieds ; un type me poursuivant sur des toits avec un couteau et qui finit par m’éventrer ; un ours, bleu, à la gueule immense, ayant détruit ma salle de bain et qui, m’attendant caché derrière la porte, me saute à la gorge. Mes yeux s’entrouvrirent du fait d’un bruit. Je ne voyais rien. Mon sens de l’ouïe était déréglé, égaré, mais j’entendis un bruit, un bruit de clé, dans une serrure. Fernando était en train d’essayer d’ouvrir la porte. Mon sang ne fit qu’un tour. Je sautai dans tous les sens, me cognant aux murs, me heurtant les bras, les épaules, m’écorchant la peau, et l’attrapai, enfin. Il tomba et j’entendis la clé tomber aussi. Je le réveillai, en lui secouant la tête, en le giflant :

        

« Mais tu es fou. Tu es cinglé ? Tu allais ouvrir la porte. 

        

Je baissai alors le ton, me rappelant de ce qu’il y avait derrière cette porte même.

        

 ̶  Bordel, mais fais attention. »

        

Fernando revint à lui. Il lui fallut dix bonnes minutes pour se rappeler et comprendre : où il était, et les cauchemars.

        

 ̶  Il y avait l’homme-rat, tu sais, celui du fossé. Il me poursuivait, les dents sanglantes, en riant. Il fallait que j’ouvre une porte pour m’échapper. Écoute, dit-il avec un regard désespéré, on n’y arrivera pas. On va s’endormir et ils vont finir par nous faire ouvrir. La clé, qui peut la garder ? Toi ? Moi ? C’est la même chose. Ils nous aurons. Imagine qu’ils nous fassent utiliser les machettes, ou le revolver, pour nous entretuer… »

               

Il y eut des bruits de pierres contre les murs. Ils nous lançaient à nouveau des cailloux. Fernando voulut hurler ; je recouvris sa bouche de ma main. Ils envoyaient aussi de petits papiers, en boule.

        

 ̶  Je peux garder la clé, murmurais-je. Seulement, je ne garantis rien. »

        

Je me rappelai alors que je m’étais endormi, et n’avais rien pu faire contre l’horreur que m’inspiraient les cauchemars.

        

Fernando me demanda de lui donner la clé. Il tâta mon bras, ma main, et la saisit. Tout en boitant, il se déplaça ensuite vers la fenêtre, et ramassa une des pierres, par terre, avec laquelle il frappa à plusieurs reprises la clé, se mettant la main en sang. Il continua de plus belle, faisant beaucoup de bruit. Quelques pierres, et des boulettes de papier, nous arrivèrent encore de la fenêtre. Il réussit à déformer la clé. Elle ne servait plus à rien. Après quelques coups supplémentaires, il parvint même à la casser en deux. À tâtons, et du bout des pieds, il retrouva les deux morceaux et les envoya de toutes ses forces par la fenêtre, puis, s’emparant du sac, avec tout son contenu, il en fit de même. Le sac percuta les barreaux, et bascula, à l’extérieur.

        

« Comme ça, c’est réglé, dit-il. On ne mourra pas dévorés, et on ne s’entretuera pas non plus. 

        

Jusque-là, je n’avais pas réagi, à moitié endormi que j’étais. Lentement, je réalisais pourtant ce qu’il venait de faire.

        

 ̶  Bon sang. Tu es fou, disais-je à voix basse, mais fermement. Comment on sortira ?

        

 ̶  On verra. J’ai remplacé un problème par un autre, disons, moins irrémédiable. »

        

Le sommeil me frappa à nouveau ; mes yeux se fermaient ; mon buste balançait. Le bruit des pierres sur les murs s’atténuait. Dans l’obscurité, à côté de moi, deux mains me saisirent, et des dents, puissantes, pointues, me déchirèrent le dos. Ils avaient retrouvé la clé, l’avaient reformée, et nous massacraient. Apparaissant, blancs, livides, effrayants, leurs dents comme des couteaux, dans l’obscurité. C’est peut-être le fait de vivre sous terre qui leur donnait cette blancheur anormale.

        

Fernando se sentait traqué par des démons, derrière la porte, qui étaient des personnes qu’il avait connues. Il en venait à se couper lui-même les jambes, perdu dans une immense forêt. Je m’arrachai le nez, les joues, en dévorant un cadavre ; les manches retroussées, fou. En enlevant le sac que j’avais sur la tête, mes yeux, sans cils, étaient jaunes, réunis au centre de mon visage, sans arête nasale. Devenant aveugle, je remis le sac sur ma tête. Ce qui fit bien rire mes amis. J’étais fou. La folie poursuit Fernando aussi. Sa mère s’est pendue en allant le chercher dans la fôret. Il ne faut pas qu’il devienne un monstre. Ses cris transpercent la nuit. Il est pâle comme la lune. Il fait très froid et je n’ose pas tourner la tête. Je devrais peut-être me couper les jambes aussi. Fernando se réfugie dans une maison aux murs tapissés de jambes coupées. Des serpents sont de partout dans le cimetière. Nous serons retrouvés morts par la police comme deux corps, déformés, à force d’avoir voulu forcer une porte, et repoussants, du fait de nous être ensuite entretués. C’est la présence du mal qui nous fait tomber. Des yeux rouges nous guettent, lèvent leurs doigts pointus, décharnés, et nous attrapent pour nous dévorer comme de vulgaires morceaux de viande. Je me réveillai. Impossible de dormir ainsi. Il fallait attendre que le jour se lève, résister. J’aurais alors un peu de paix. Les cauchemars diminueraient. Je réveillai Fernando, pour qu’il se rendorme d’ici une heure, puis sentis une araignée me frôler le pied droit. Il était six heures du matin à mon portable. Les premiers rayons de soleil apparurent. Pétrifiés, terrorisés, affamés, on attendit sept heures pour nous reposer dans des conditions qui se montrèrent immédiatement plus supportables. La peur se dissipa. Reprenant le contrôle de nos pensées, on put enfin dormir.

           

Épuisé, je me réveillai en sursaut à quatre heures de l’après-midi, dans un grand silence, mon cahier sur moi. Le soleil passait par la fenêtre, d’un faisceau qui suffisait à illuminer toute la pièce. Le sol, couvert de sang, était juché de nombreuses pierres, et de boulettes de papier. Il nous fallait sortir. La clé, endommagée, et brisée en deux, était dehors, avec le revolver, la corde, et les machettes. Une lampe avait été brisée, et l’autre se trouvait derrière la porte, ou dans l’escalier. Plus aucun de ces objets ne pouvait nous aider. Cette porte, massive, nous enfermait, inébranlable. Inutile de compter l’enfoncer. J’essayai quatre fois de suite, mais, à l’évidence, je ne ferai que me meurtrir les épaules. Il fallait pourtant bien trouver un moyen de sortir avant que la nuit ne tombe à nouveau. J’utilisai une partie en métal de mon stylo pour crocheter la serrure, puis les clés de la voiture. Ça ne servit à rien. Je voulus alors tout dévisser, démonter. Nouvel échec. C’était une porte hermétique, inviolable, prévue pour parfaitement protéger, et c’est ce qu’elle démontrait. Il était cinq heures du soir.

        

Nous mourrons donc dans cette pièce, enfermés, affamés, terrorisés.

        

Fernando, songeur, regardait les taches et les flaques rouges dans lesquelles baignait toute la pièce. Peu à peu, il s’endormit, et commença à parler :

        

« Je ne peux pas nier ce que je suis devenu… si instable.

        

 ̶  Qu’est-ce que tu veux dire ? Comment tu es devenu ?

        

 ̶  Je suis si instable… je m’emporte, constamment, avec toute la folie que je sens. Il y a un poison qui circule en moi et qui crée des règles que je porte dans les veines. J’en deviens quelqu’un d’autre. En tout cas, je ne me reconnais plus. Je suis en dehors de mon propre chemin. Ou est-ce qu’encore une fois je me trompe ?

        

 ̶  Tu veux dire que tu ne prends pas de décisions ? Que tu n’es pas maître de ta pensée ?

        

 ̶  Je ne suis maître de rien. J’aimerais ne plus être aussi loin de moi-même, mais je n’y arrive pas.

        

 ̶  Ce poison, qu’est-ce que c’est ? Ils t’ont converti ? Ils veulent le faire ? Ils veulent t’attirer à eux, par le biais des cauchemars, c’est ça ?

        

 ̶  Oui, et je ne m’en sens pas coupable. Il y a des voix que j’entends en moi et qui font des choix à ma place. J’essaie de résister à mes pensées, à ces pensées, mais… je ne peux pas.

        

 ̶  Je peux te faire confiance ? Tu n’es pas encore comme eux ?

        

 ̶  D’où viennent nos pensées ? me demanda alors Fernando. Nous les produisons, toutes, mais, en contrepartie, une seule d’entre elles peut suffire à nous produire, nous, tels que nous sommes ; et si cette pensée-là ne venait justement pas de nous ? Dans ce cas je n’aurais plus à me cacher à mon propre sujet : je ne serai plus responsable de moi, et tu n’aurais pas à me faire confiance.

        

 ̶  Pourquoi rechasses-tu la responsabilité de ce que tu penses ? Pourquoi en faire un poison ?

        

 ̶  Parce que je ne sais plus rien, ni ce que veut dire « être », ni ce que je suis censé être. C’est un sentiment que j’ai l’impression d’avoir toujours  ressenti : celui d’être déjà mort.

        

 ̶  Depuis toujours ? Mais… tu es très jeune.

        

 ̶  Je suis une erreur. Oui, je suis jeune, mais jusque-là j’ai été écrasé, dans l’erreur, mourant, et je continue… Voilà ce que je n’accepte pas. Je ne mérite pas de vivre sous la lumière du soleil. Je voudrais disparaître, me cacher, sous terre, m’ensevelir, et c’est ce que je sens ; que cette idée soit de moi ou pas.

        

Il sursauta en apercevant une veuve noire, et l’écrasa du pied :

        

– Cela revient au même ; que je sois moi-même ou un autre, je me déteste, je n’ai plus besoin de cette vie. Ce que je fais m’éloigne de moi-même, me détruit toujours davantage.

        

 ̶  Tu oublies ton grand-père. Moi, c’est Neichaïl. Sans eux nous ne serions pas ici, en train de parler. Ce sont nos raisons de vivre, de continuer.                                              

        

Restant plusieurs secondes méditatif, Fernando revint à lui :

        

 ̶  Ou de mourir ; d’arrêter. Ils vont nous emmener parmi eux. »

        

Il s’endormit à nouveau, et prononça une dernière fois :

        

« Ils vont nous emmener parmi eux. »

        

Je regardais les bouts de papier éparpillés sur le sol, et tout imbibés de sang. Il devait y en avoir une dizaine. Pourquoi des bouts de papier ? D’où venaient-ils ? Ils étaient tous vides : du papier, blanc, à l’exception de deux, qui portaient des inscriptions. Je les plaçais sous les rayons du soleil commençant à décliner. Il y avait plusieurs phrases, très maladroitement écrites, en espagnol, peut-être. Fernando m’observait. Il s’était réveillé et, se levant, prit un des papiers pour me le traduire :

        

« Homme à tête d’animal, qui n’a plus de jambes, chute dans un ravin et se brise le corps. Rencontre une femme cannibale qui veut le manger avec l’aide d’un poulpe. L’homme saigne et rampe. »

        

Nous restâmes stupéfaits. Qui avait pu écrire cela ? Pas les cyclopes ; c’étaient des animaux, des prédateurs, qui en étaient incapables. L’autre bout de papier fut aussi traduit par Fernando :

        

« Dans un champ, un cadavre se fait renverser par une voiture. Défiguré, il se noie en plein océan. »

        

C’était incohérent. Je les pris et les rejetai sur le sol. Ces inscriptions n’avaient aucun sens. Il ne s’agissait que de lettres qui, telles qu’elles étaient associées, ne voulaient rien dire.

        

Fernando me confia alors que ces lettres avaient bien une signification. Leur forme même renvoyait à des images.

        

« Comment sais-tu tout ça ? lui demandai-je.

        

 ̶  C’est grand-père qui m’en a parlé. Il ne s’agit pas de toutes les lettres de l’alphabet, mais seulement de quelques-unes, qui se répètent. Il faut les connaître, en tant que formes, et on saisit leur sens.

        

 ̶  Et, tu sais ce qu’elles signifient, ces formes ? 

        

– J’en connais certaines. 

        

Je pris mon stylo et mon cahier pour noter.

        

Fernando poursuivit, sérieux. Il semblait réciter, se souvenant de son grand-père :

        

C : homme plié, avec la colonne vertébrale brisée.

        

F : homme à la tête enterrée dans le sol. On ne voit que ses bras et ses                jambes, suspendus.

        

G : entrée dans un monde de souffrance dont nul ne peut sortir.

        

H : un cou ou un bras tranché.

        

J : un crochet qui se plante dans nos entrailles.

        

K : la pointe d’un couteau qui va s’enfoncer dans un estomac.

        

I : homme décapité.

        

L : la position à genoux de l’homme qui implore la pitié tellement il                     souffre.

        

O : l’abîme insondable ; le puits sans fond ; la perdition.

        

P ; Q : un œil avec une larme.

        

S : sang qui coule.

        

T : un homme aux bras écartés ; sans tête.

        

W : un fossé avec un pieu.

               

Y : homme qui tombe en arrière et tend les bras pour se retenir à                             quelque chose. »

 

        

Voilà ce que signifiaient ces lettres, et, ainsi, Fernando pouvait en tirer une suite d’images horribles, atroces, et former des récits, là où moi je ne voyais qu’un assemblage incohérent.

        

Sept heures. On pensa alors au mur. C’était de l’adobe. Sa composition n’était peut-être pas si solide que ça. On l’attaqua avec le stylo, et nos boucles de ceinture. Ça marchait. La portion du mur que je frappai de mon stylo s’effritait. Entre temps, mon portable s’était déchargé. Il ne me servirait plus à rien.

        

Fernando me demanda alors d’arrêter. Nous n’aurions pas le temps de terminer. Puis il ne fallait pas attirer les cyclopes en faisant du bruit. Nous passerions une seconde nuit dans cette pièce, pour repartir le lendemain, de jour. Enfin, c’est ce qu’on espérait, si nous étions encore en vie.      

        

Fernando ausculta la pièce ; tous les recoins. Il faudrait donc attendre le lendemain pour percer un passage.

        

« Qu’est-ce qu’il pouvait bien y avoir ici, avant ? », me demanda-t-il.

        

Puis il reprit :

        

« Regarde. Cette partie du mur est pleine de colle et de morceaux de papier journal. Ça devait être un atelier. On y fabriquait des alebrijes. La colle, les journaux, le scotch, c’est pour en faire. »

        

Il grattait le mur, cherchait quelque chose.

        

« Tu vois ces marques, là ? C’était un lit, contre le mur. Je connais cet endroit. »

        

Il continuait de s’agiter, se souvenait, d’un lit, d’une malle.

        

« Cette pièce a été ma chambre », me dit-il alors.

        

Ça avait été sa chambre. À l’époque où il vivait avec ses grands-parents. Il en était sûr ; c’était ici. Ses souvenirs refirent surface, tous, d’un coup. Il se déplaçait dans la pièce, touchant à tout, et réfléchissait, encore.

        

« Tu es sûr ? Ce n’est pas ton imagination, insistai-je ?

        

 ̶  Non. Je suis calme. »

        

De nombreuses sensations lui revenaient : des odeurs, des couleurs, des bruits.

        

« C’est ici que j’ai habité et que j’ai dormi, pendant des années. Mon lit était là. »

        

Il me montra le côté gauche de la pièce.

        

« Là, il y avait une grande armoire et ici, contre toi, une table, où mon grand-père faisait les alebrijes. »

        

Je repris la parole :

        

« Ce serait incroyable… Ta chambre… »

        

Nous étions désormais dans l’obscurité presque complète. Fermant les yeux, il s’allongea de côté, sur le sol, voulant encore parler. Mais le sommeil et la fatigue furent plus forts.

        

« Pourquoi vous ne voulez pas qu’il sorte ? »

        

Je me rendis compte que je parlais tout seul, ou que je m’adressais aux cyclopes, tout autour de nous.

        

Fernando prononçait des phrases en s’endormant :

        

« Ils nous emmènerons. On ne pourra pas résister. »

        

La nuit était tombée. J’écrivais ce qu’il disait, sans savoir comment je pouvais ainsi prendre des notes sur mon cahier.

        

Une première pierre vint frapper le mur. Fernando semblait être redevenu un enfant. Le visage tendu, il paraissait aux prises avec de nombreux souvenirs. Il s’imaginait, à six ans, dans son lit.

        

Je devais regarder par la petite fenêtre. Dans l’obscurité de la pièce, ou en fermant les yeux, d’insoutenables images d’horreurs m’auraient harcelées jusqu’à me tuer.

        

« Ils nous emmèneront », répéta Fernando.

        

Tout en dormant, il se revoyait dans son ancienne chambre, lorsqu’il était petit. Ou peut-être s’agissait-il vraiment de la chambre de son enfance. Puis il se mit à parler d’un alebrije qui lui faisait particulièrement peur. Il parlait, seul, dans son sommeil, et disait à son grand-père de ne pas lui donner cet alebrije, parce qu’il le terrifiait. Ce n’était pas la représentation d’un animal monstrueux, mais celle d’un enfant. Le grand-père avait voulu reproduire son petit-fils mais, guidé par un penchant morbide, n’avait fait que façonner un personnage repoussant qu’il laissait, la nuit, à côté de Fernando.

        

« Il est là, à côté de moi ; je n’en veux pas ! Il m’effraie ! Ce n’est pas moi… C’est un démon ! »

        

Fernando se plaignait de plus en plus fort. Au dehors, par la fenêtre, et derrière la porte, j’entendais des pas, des personnes, se bousculer, lentement, et des grincements de dents. Ils nous guettaient. Quelques bruits de pierres se firent entendre, contre le mur, autour de la petite fenêtre. Je me levai et avançai, à tâtons, vers Fernando, pour l’empêcher de parler. Impossible de le distinguer. Je me guidais à l’aide de ses paroles. Il était sous la fenêtre, accroupi dans l’angle du mur et du sol, comme un serpent. Je mis la main sur sa bouche. Une chose bougea alors de l’autre côté de la pièce, devant la porte. Les cyclopes n’avaient pas pu entrer. Je m’en serais rendu compte. Cette chose se déplaçait, rampait. Fernando, lui, dormait. Impossible de savoir ce que c’était, mais quelque chose avançait, à un rythme régulier : une petite forme, semblant tourner sur elle-même, mais qui ne s’approchait pas. Ce n’était ni un chien, ni un chat, que j’aurais reconnus. Et ça paraissait plus gros qu’un rat. Il s’agissait bien d’une chose. Elle se cogna contre le mur, puis émit un début de grognement, qui s’amplifia. J’en eus le sang glacé. Passant à travers le faible rayon de lune que dispensai la fenêtre, j’entrevis une masse, rampante, qui faisait des cercles, semblant se diriger vers moi. Je devinai un enfant, d’un an et demi, peut-être, mais au visage meurtri, difforme. Il s’approchait, se traînant. Je vis ses deux rangées de dents, telles celles d’un crocodile : sales, innombrables, tranchantes. Un nuage cacha la lune. Je le sentis près de moi. Il me mordit le tibia ! La douleur fut insupportable. Je me levai et courus tant bien que mal pour passer de l’autre côté de la pièce. Je le sentais. Un court instant, du fait de la lune, je vis ses yeux et son visage, mais surtout ses yeux, possédés, déments, rouges de rage. Il me mordit à nouveau, au mollet, et je sentis ses dents claquer jusqu’à mon os. Un hurlement m’échappa. Il poursuivit. Je ne pouvais plus bouger. « Ils nous emmèneront », dit Fernando, endormi. La chose revint à l’attaque, en pleine nuit, dans cette chambre fermée, avec un mélange de balbutiement enfantin et de grognement animal. C’est du plafond qu’il me tomba dessus, et me mordit la joue, m’en arrachant presque un morceau. La douleur fut violente. J’aperçus cette chose, assise, devant moi, sous les traits d’un petit garçon, de deux ans, peut-être, au visage répugnant. Fernando était contre moi. Je le frappai, pour qu’il m’aide. Il se réveilla, et l’enfant disparut. Je le mis en garde contre cet enfant monstrueux, là, quelque part, dont les morsures me faisaient terriblement souffrir. Nous ne devions surtout pas nous endormir. Puis, alors que nous étions sur nos gardes, je lui racontai ce qu’il avait dit dans son sommeil, et il confirma qu’il en était bien ainsi : l’alebrije, la peur. Il avait toujours détesté ce cadeau de son grand-père. Son grand-père, il l’aimait, oui, mais pas cette abominable sculpture. Il fallait parler très doucement, et tenir bon. Mais nous tombions de sommeil. Nos yeux se fermèrent, malgré nous. La chose, cet enfant effrayant, se manifesta à nouveau par un léger bruit, comme un frottement. Fernando n’arrivait pas à rester éveillé. Je le secouais pour qu’il ne se rendorme pas. Il y eut des pas, lents, sous la fenêtre. Aucun relâchement n’était permis. D’autres pas, plus sûrs, comme ceux d’un enfant de quatre ans, me réveillèrent en m’épouvantant. Mon bras fut attrapé et transpercé par une rangée de dents aussi coupantes que des couteaux. Je criai. Fernando sursauta. Je le battai, pour qu’il ne s’endorme plus. Nous devions résister. La douleur le maintiendrait éveillé. Un coup de poing que je lui assenai en pleine mâchoire l’envoya s’écraser contre le mur, lui faisant perdre connaissance. Nous n’en sortirions jamais. Il valait mieux que je m’en prenne à moi-même. Alors, une immense colère me ravagea. Refusant de crier, en pensant aux cyclopes qui nous attendaient à l’extérieur, je me cognai la tête contre les murs, m’ouvrant le front, les poings, aussi, et les épaules. Du sang me coulait sur le visage. La douleur me sauverait. Je réveillai Fernando. Puis un bruit me réveilla moi-même. Je frappai le mur d’un coup de tête, ce qui m’étourdit, et me fit chuter. Des pas s’approchèrent alors, progressivement, et je vis le monstre, abjecte, la bouche sanglante, implacable. C’est Fernando qui m’envoya un coup de pied. Il n’y eut plus rien. Plus le moindre bruit. Nous devions parler, à voix basse, nous surveiller l’un l’autre. Sous l’infime lueur provenant de la lune, par la fenêtre, nos traits ne faisaient que prendre des apparences terrifiantes, immondes, inhumaines. Nous évitions de nous faire entendre. C’est ainsi que de moins en moins de pierres vinrent frapper le mur. Puis que plus aucun projectile n’atterrit sur le sol : ni pierre, ni boule de papier. On tint bon. Nos formes, à peine visibles, se contorsionnaient, grotesquement, toujours plus terrifiantes. Il en fut ainsi jusqu’à six heures du matin. Les premiers rayons du soleil se répandirent. Nous sentant plus en sécurité, plus calmes, mais au bout de l’épuisement, la faim nous tiraillant, on se laissa aller au sommeil. Juste avant de m’endormir, je vis le visage de Fernando, en sang, à cause des coups que nous nous étions donnés. À la manière dont il m’observait, je devais être dans le même état : blessé, ensanglanté ; du fait de nous être frappé l’un l’autre, des violences que je m’étais moi-même infligées, des morsures de l’enfant-monstre, et de tout le sang répandu dans la pièce. Je m’étais aussi ouvert la main droite, et cassé l’index. La peur nous avait soustraits à une douleur que je commençais à ressentir plus vivement. Le sommeil nous gagna quand même.         

        

Lorsqu’on se réveilla, l’après-midi semblait très avancé. Nos corps meurtris et tiraillés par la faim et la soif, désormais insupportables, on reprit nos boucles de ceinture pour encore creuser dans le mur. Nous devions nous libérer, aujourd’hui même. Passer une nuit supplémentaire dans cette pièce était impensable. Nous y laisserions la vie. On creusa, de toutes nos forces. L’adobe se montrait plus solide qu’il n’y paraissait. Le soleil commença à se coucher, et nous n’avions toujours pas terminé. La faim affaiblissait nos forces. Nous devions pourtant nous échapper, aujourd’hui, coûte que coûte, avant que la nuit ne tombe. Et le soleil se couchait déjà. Redoublant d’efforts, nous réussîmes enfin à le transpercer, ce mur ; ce qui nous rendit espoir. On agrandit alors l’orifice à coups de pieds, à l’aide de nos ongles, ou toujours avec nos boucles de ceintures. Le trou permit désormais de sortir. Un trou, qui, de dehors, se situait au moins à quatre mètres au-dessus du sol, tel le repère d’une araignée tapie dans les plus hauts creux d’un mur. Il allait faire nuit. Pourtant, il n’y avait aucun cyclope. Avant de nous dégager, on entendit des bruits de pas sur le toit. On rampa à reculons, jusqu’à nous agripper à bout de bras au mur, à l’extérieur, pour nous laisser tomber.

        

Nous étions enfin dehors.

        

On examina alors rapidement les autres maisons, tout autour. Sur le toit, rien. D’où venaient donc ces pas que nous avions entendus ? On se rendit devant la porte d’entrée, pour récupérer le sac à dos. Juste au-dessus, nous surplombant, se trouvait cette mince fenêtre derrière laquelle nous étions restés si longtemps enfermés.

        

Le sac n’était plus là.

        

On l’aperçut de suite, à quelques mètres : au pied de cette même porte. Tout en nous rapprochant, on vit qu’il avait été déchiré, éventré. Parmi ses lambeaux, il ne contenait plus que la corde.

        

Sur le seuil, j’hésitais à plonger mon regard à l’intérieur.

        

« Ils ne restent pas dans les maisons, me dit Fernando. Enfin, pas que je sache. Ils regagnent leurs galeries. »

        

Faisant un pas de plus, je penchai furtivement la tête dans la pièce, vide ; puis la retirai. Je l’y engouffrais à nouveau, plus calmement, et observai. Une de nos machette se trouvait au fond, à gauche. Plus au fond encore, derrière l’embrasure de la porte donnant sur l’escalier, par terre, je distinguai le revolver. Ce revolver qu’il nous fallait. Les cyclopes avaient dû s’emparer de ces objets, puis les laisser, les oublier, ou les faire tomber.

        

– Il y a une des machettes, et le revolver, en bas de l’escalier.       

        

 ̶  Il nous les faut, répondit Fernando. Il va faire nuit, les cyclopes vont revenir.       

        

 ̶  Oui. C’est vrai… Il va faire nuit. Alors faisons vite.

        

On se regarda, terrifiés, transis d’effroi, à l’idée d’à nouveau nous enfoncer dans cette maison, de franchir l’entrée de cette pièce, dans la pénombre, et au-dessus de laquelle nous étions restés emprisonnés, parmi tant d’abominations.

        

Doucement, on s’infiltra, sur nos gardes, tremblants de peur, sentant notre pouls, notre respiration, et nous retenant. Le sol, repoussant, présentait plusieurs taches, de sang, et de nombreuses traces de pas, de genoux, et même de corps, qui avaient dû ramper, se traîner. Les murs aussi, étaient noircis de marques, de doigts, de mains, et d’égratignures, entaillés, rognés, par endroits. L’escalier était tout au bout, droit devant nous, dans un petit vestibule. Rien à droite, ni à gauche, ni dans aucun recoin. Pas de bruit, non plus. Pas de grognements, de bras, de mouvements, se précipitant vers nous. Rien. On continua. Seuls cinq mètres nous séparaient de l’escalier. Ils parurent en faire cent. Fernando ramassa la machette. Je passai rapidement la tête du côté de l’escalier. Puis regardai mieux. Rien. Alors je m’engageai. Fernando surveillait, dos-à-dos avec moi. Une forme blanche se découpa sur un mur, me fondant dessus. Un cyclope ! Non. Non. Je me repris. C’était une planche, pourrie, blanchâtre, et légèrement rebondie. Je retrouvai le revolver, mais aussi la lampe, ouverte, avec ses deux piles juste à quelques mètres. Il se pouvait qu’elle fonctionne encore. Je ramassai le tout, en un geste, sentant la peur me saisir, puis reculai vivement. Fernando me lança un regard. D’un signe de la tête je lui fis comprendre qu’on devait sortir, en essayant de garder notre calme, et de ne surtout pas paniquer ; pas avant d’être vraiment sortis.

        

Une tête apparut alors dans l’espace de la porte, depuis l’extérieur, à droite. Un crâne. Celui d’un cyclope. Il monta, puis descendit, le long de l’enceinte. Un crâne, sans corps. Il était suspendu. Suspendu… à un bras. Est-ce que nous rêvions ? S’agissait-il d’une vision ? Un délire ? De la folie ? Fernando le voyait, lui aussi, semblant pris dans un cauchemar, immobile, sans voix, étouffant. Ce crâne, au cou tranché, dégoulinant de sang, se tenait au bout d’un bras, comme une marionnette. Et l’épaule, puis le buste, rattachés à ce bras, apparurent alors, lentement, doucement, en occultant le soleil qui se couchait, assombrissant encore davantage la pièce. Nous en étions pétrifiés, terrassés, au bord de l’arrêt cardiaque, de la fin, de la fin de tout, dévastés par la peur, la dernière : celle qui aurait raison de nous. C’était Dom Emilio. Monsieur Emilio. Il montra son visage, et hurla :

        

« Il ne fallait pas venir ici ! Il ne fallait pas venir ici ! Combien de fois on vous l’a dit ! Ne jamais venir ici ! Il ne fallait pas venir ! Pas venir ici ! Surtout pas ici ! Jamais ! Jamais ! Il ne fallait pas ! Ne pas venir ici ! Il ne fallait pas venir ici ! »

        

Et son visage se déformait. Il hurlait, à en perdre haleine. Ses lunettes tombèrent, alors qu’une curieuse protubérance gonfla sous son front, rougeâtre, comme pour lui déchirer la peau, et que ses yeux, blancs, complètement blancs, révulsés, n’y voyaient plus rien.

        

Se reprenant, soudainement, Fernando lui envoya un violent coup de machette en pleine face. Puis un autre, au sommet du crâne. Et un autre, dans la gorge. Dom Emilio s’agenouilla, et tomba, à plat-ventre, déversant du sang, vraiment beaucoup de sang.

        

On passa rapidement sur son cadavre, pour sortir. Sortir de cette pièce, de cette maison. Nous en extirper. Enfin.

        

Nous étions dehors. À nouveau. Enfin.

        

Apparemment, aucun de ses travailleurs n’avait accompagné Dom Emilio.

        

Je remis les piles dans la lampe, la vissai, l’allumai. Oui…elle marchait.

        

On se dirigea vers la voiture.

        

Devant nous, la rue était vide. Le ciel, rouge, fonçait encore. Le soleil nous abandonnait. Nous marchions, attentifs, vers la voiture, à environ cinquante mètres, tout en écrasant de nombreux petits cailloux et des boulettes de papier, de partout. À ce bruit, que nous faisions, malgré nous, vinrent s’en joindre d’autres. Je m’en rendis compte, et frémis, regardant partout autour de moi. Comme l’obscurité se répandait, à ce moment un nuage de poussière gris boucha toute la rue. C’étaient les cyclopes. Il en venait de tous les côtés : de l’intérieur des maisons, des toits, du sol, de l’extérieur du village, au loin. Ils arrivaient, de plus en plus nombreux. Leur corps paraissait normal, mais leurs mains, particulièrement grandes, se prolongeaient en de très longs ongles. C’est surtout leur tête qui impressionnait : grande, disproportionnée. L’œil central, gros, observait, fixement. Leurs dents avaient pourri et se montraient, tout comme leurs lèvres, tailladées, pleines de cicatrices, habituées aux aliments durs, charnels. Fernando aussi avait très peur. Ils avançaient vers nous, en groupe, menaçants, cauchemardesques, et nous entourèrent, peu à peu. Un grand abattement nous envahit. Nous nous sentions épuisés, exténués. Le sommeil guettait. Les monstres s’apprêtaient à se jeter sur nous. Fernando me donna sa machette, sortit le revolver, et leur tira dessus. Ces détonations les arrêtèrent, un moment. Ils s’écartèrent. En même temps, leur nombre continuait de s’accroître. Alors que nous nous déplacions vers la voiture, Fernando le reconnut, lui… son grand-père.

        

Son grand-père.

        

Il avait un œil au milieu du front. Sa métamorphose en cyclope était aboutie. Impassible, il se déplaçait, vers Fernando, qui restait figé. Je le frappai alors du manche de mon arme. Le vieil homme s’écroula. Fernando voulut l’emmener. Les cyclopes venaient sur nous. Il fallut abandonner le corps, et courir, pour atteindre la voiture. Mais juste avant de m’élancer, j’aperçus un autre cyclope, immobile, seulement tourné vers moi, qui ne faisait que me dévisager. Ou plutôt… elle… me dévisageait. La transformation de Neichaïl n’était pas encore complètement opérée.

        

Je reconnus ses traits.

        

Elle me fixait, déçue, d’un air de reproche, triste. Une part d’elle voulait que je l’emmène, que je la retire de toute cette horreur. Mais je ne pouvais pas faire marche arrière. La récupérer, c’était me faire déchiqueter par toutes ces créatures, et peut-être aussi par elle-même, veuve-noire humaine. Je dus encore m’enfuir. Encore… Ils allaient nous tomber dessus. Fernando avait pris de l’avance. Les cyclopes n’étaient pas rapides ; la plupart d’entre eux avaient des moignons à la place des pieds. Et les autres semblaient avoir perdu l’habitude de courir. Ils voulaient nous atteindre, mais n’y parvenaient pas. Fernando arriva le premier à la voiture. Le rejoignant, j’ouvris les portes, entrai, puis démarrai. Il devait y avoir trois cents ou quatre cents cyclopes, qui donnaient l’impression de se marcher dessus, les uns sur les autres. Alors que je conduisais, Fernando se jeta sur le volant en m’ordonnant de faire demi-tour. Je repris le contrôle mais il ne me laissait pas conduire. Il voulait absolument que j’aille dans l’autre sens, sans quoi il se moquait qu’on ait un accident. Je le lui promis, à condition qu’il me laisse faire. Une fois le demi-tour effectué il fallut forcément traverser toute une déferlante de cyclopes. J’accélérai. On rentra dans une vingtaine de ces monstres, défonçant leur barrage. Et on passa. Il y en eut beaucoup moins. En tout cas, c’est ce que je croyais. L’un d’eux apparut, seul, isolé, désespéré : Neichaïl. Nous étions encore trop prêts des autres pour que je m’arrête. De plus, je ne savais pas comment elle réagirait. Elle m’en voulait de la laisser ainsi. Je ralentis. Des cyclopes nous rattrapèrent. Impossible de perdre une seule seconde supplémentaire. Je repartis. Au bout de deux cents mètres, on retrouva le corps du grand-père de Fernando, encore sous le choc du coup que je lui avais porté. Fernando ouvrit la portière et me dit qu’il allait sauter. Il voulait son grand-père. Je pouvais l’aider ou le laisser faire seul. Je freinai. On descendit. Les cyclopes se rapprochaient. Je pris le grand-père par les pieds, qu’il avait encore entiers, et Fernando le souleva par les épaules. On le mit sur le siège arrière, puis je redémarrai en trombe. Fernando avait déjà saisi la corde et lui nouait les chevilles, et les poignets, pour éviter tout risque qu’il nous massacre quand il s’éveillerait.

        

La nuit était tombée. Nous roulions, vite, à travers le désert, puis sur la mauvaise route du canyon isolé et boisé qui, traversant la chaîne de montagnes, interrompait quelques minutes le désert. Il n’y eut plus de cyclopes, mais des arbres, semblables à de grands pins, se succédant. Le grand-père, à l’arrière, était encore inconscient. La peau des cyclopes devenait translucide, laiteuse, du fait de vivre sous terre. De nombreuses veines violettes se répandaient sur leur visage. Si la tête prenait du volume, les cheveux, eux, tendaient plutôt à disparaître. Ils ne couvraient plus que le dessus du crâne, telle une crête. Ceux du grand-père étaient blancs, épais, et gras. Je remarquai alors une étrange ressemblance entre nous trois : un lien, une expression, un trait, une manière d’être, à trois âges différents. Nos trois vies se recoupaient, en ce lieu, en cet instant, et en raison d’un élément que j’ignorais et dont je ne savais même pas comment l’idée m’en était venue à l’esprit. Observant le cyclope, dans le rétroviseur, je ne vis pas l’énorme trou en pleine chaussée. La voiture bascula en avant dans une crevasse d’au moins cinquante centimètres sur deux bons mètres de largeur. Je me souvins l’avoir vue lorsque le taxi nous avait conduit à Guendati il y a trois jours. Nous allions alors en sens contraire et je m’étais promis d’y faire attention lors des retours, ne serait-ce que pour mettre en garde le conducteur. Seulement, la nuit, il est difficile d’apercevoir ces obstacles à temps, et je n’étais pas concentré. J’observais le grand-père.

        

Fernando avait frappé de la tête contre le tableau de bord. Quant à moi, ma poitrine était venue s’écraser contre le volant. À l’arrière, le grand-père, lui, gisait sur le plancher. Nous ne pouvions pas rester là. On descendit. Le sol continuait à produire un bruit sourd, que je sentais, sous mes pieds. Le capot, et tout l’avant de la voiture, avaient reçu un grand choc. Le radiateur était défoncé, les phares, cassés, et la suspension, hors d’usage. Le sommeil nous faisait tituber et des cauchemars allaient nous achever. C’en était fait. Nous devrions continuer à pied. Le grand-père restait évanoui.

        

« Il va falloir le laisser ici, dis-je.

        

 ̶  Ça fait des années que je le cherche… Je ne l’abandonnerai pas maintenant, ni plus jamais. Si c’est une maladie, elle peut être guérie.

        

 ̶  Tu sais, moi, j’ai perdu Neichaïl…

        

 ̶  Oui. Elle, on n’a pas pu la sauver… les cyclopes étaient trop près. 

        

Je baissai la tête, pensif.

        

 ̶  Le sommeil, repris-je, les cyclopes, les cauchemars, on va mourir. Ce n’est pas la peine de continuer.

        

 ̶  On va mourir, c’est sûr, mais laisse-moi être un peu avec mon grand-père, s’il te plaît. Quelques minutes ; ce qui nous reste… »

        

Je regardai la voiture, inutilisable, et tous ces immenses arbres autour de nous. Rien qu’une infime partie de la lune subsistait : un très mince croissant, à peine perceptible. Il disparut. Fondus dans la nuit, comme nous l’étions, seuls nous éclairaient l’intérieur de la voiture, et la faible lueur des feux arrière.

           

« Prenons la lampe, dit Fernando. Je connais un endroit. On verra combien de temps on peut s’y réfugier.

        

 ̶  Une cabane ?

        

 ̶  Non, une grotte. Il faut avancer dans la forêt. Elle doit être à un kilomètre. Fernando hissa alors son grand-père sur son dos, passa les deux bras du corps inerte de chaque côté de son cou, et se mit à marcher.

        

 ̶  S’il se réveille, lui dis-je, il pourrait te mordre.

        

 ̶  On verra. »

        

Je saisis mon cahier. On entra dans les bois. Les lumières de la voiture disparurent. La lampe suffisait juste à éclairer le sol. Nous contournions de nombreux arbres. Les feuilles sèches se brisaient sous nos pieds, qui s’enfonçaient un peu dans la terre humidifiée par la nuit. Placé derrière Fernando, j’éclairai ses pas. Lui, il supportait le poids de son grand-père, et ne nous faisait pas perdre de temps. Il savait où se diriger. Les feuilles qui craquaient et le bruit sourd de nos pas, voilà tout ce que nous entendions. Aucun animal, ni même insecte, ne se manifestait, à l’exception d’araignées et de petits scorpions. Tous ces arbres, dressés les uns contre les autres, en colonnes, infinies, nous dominaient. Je me rappelai avoir vu un menuisier, à San Jorge, confectionnant surtout des cercueils. C’est dans ces arbres là que reposent les morts. Ils nous regardent, et nous attendent. Ils veulent qu’on se perde pour plus vite s’emparer de nous ; nous plonger sous la terre, cette terre, ici, dont on ne sait jamais ce qu’il y a dessous, comme les pages d’un livre, qui se superposent. Qu’y a-t-il à chaque fois au-dessous ? Ma lampe éclaira une forme étrange, vivante : un grand serpent blanc, dressé sur deux pattes arrière, qui mangeait l’écorce d’un arbre. Sa tête, velue, pâle, était plutôt celle d’un cerf. Les cauchemars se manifestaient. L’obscurité les éveillait en nous. La terre résonnait. Je compris alors que certains arbres, avec un trou, au milieu de leur tronc tortueux, étaient comme les cyclopes et l’orifice leur servant d’œil. Ces monstres étaient là, de partout. 

        

Il y eut un cri, horrible, rauque, provenant d’un arbre. J’éclairai Fernando, qui avait laissé tomber le corps de son grand-père. Le dos ensanglanté, il venait d’être amputé de tout un morceau de son épaule que son grand-père, allongé, mâchait lentement.

        

« Il faut le tuer ! On n’y arrivera jamais comme ça !

        

 ̶  Arriver à quoi ? me répondit Fernando. C’en est fait. C’est un monstre. Je veux juste être avec lui. »

        

Le cyclope se débattait en grognant, du sang lui dégoulinant de la bouche, les poignets et les chevilles toujours solidement liés.

        

Fernando souffrait, lui aussi, tourmenté par les effets de l’obscurité. Il se reprit :

        

« La grotte doit être à une centaine de mètres. »

        

Puis il me montra son grand-père :

        

« Prends-le par les pieds, moi par les poignets, et on y arrivera. »

        

Fernando l’attrapa, tout en évitant ses ongles.

        

« Et une fois dans la grotte ?

        

 ̶  On mourra. C’en sera fini. »

        

J’étais si épuisé, souffrant et désespéré, après ces derniers jours, que je fus d’accord. Je n’avais plus rien. Je n’étais plus rien. Et notre situation n’avait aucune issue.

        

Un cyclope pâle et hideux surgit devant moi. Non, c’était un rocher. Après plusieurs arbres et des buissons qui nous écorchèrent, il y eut effectivement une caverne, très large, et haute. Il s’agissait plutôt d’une ouverture dans la roche, d’un abri, sans aucune galerie. Le creux ne se prolongeait que sur une trentaine de mètres. On alla jusqu’au fond. Là, il n’y avait plus de temps, ni de ciel, ni de bruit. Nos voix seules résonnaient. À chacun de nos pas, le sol répondait d’une courte vibration, nette, martelée, tel un choc, sourd, abyssal. Il y avait de l’espace. Nous nous trouvions comme dans une coquille géante, avec peut-être vingt mètres de large et cinq de haut. Quelques stalactites pendaient au-dessus de nos têtes, menaçantes. On cala la lampe entre des pierres. Un large rocher, plat, fit l’affaire pour y déposer le grand-père de Fernando, et on s’assit à quelques mètres. J’en profitai pour reprendre mon cahier et écrire tout ce qui était arrivé, puis me tournai vers le grand-père, en train de regarder Fernando. L’expression de ce cyclope n’avait rien d’humaine. Par moments, il grognait, et contractait ses doigts aux ongles tranchants, la bouche et les dents encore pleines du sang de son petit-fils. Soudain il s’énerva, pendant plusieurs minutes, se débattant. Puis il observa à nouveau Fernando, mais mieux, cette fois-ci. Du fait de l’éclairage de la lampe, il se calma, cessa de remuer, attentif. Il ne se débattit alors plus du tout : concentré sur Fernando. Puis il cria, très fort ; ce qui nous surprit beaucoup. Jusque-là aucun cyclope n’avait été capable d’élever ainsi la voix. Il cria. Mais pas de rage. Cela ressemblait plutôt à de la tristesse, à l’horreur que l’on ressent, pour soi-même. Et il redevint silencieux, l’œil toujours dirigé sur son petit-fils.

        

Fernando, ému, en larmes, le regardait aussi. Son grand-père et sa grand-mère étaient les seules personnes qu’il avait aimées. Eux, eux seuls, l’avaient vraiment connu, compris, et aimé. Dans le silence, il prit la parole :

        

« Que penses-tu de l’angoisse ? Tu sais, lorsqu’on est saisi par quelque chose qui nous étouffe et nous mène à notre mort.

        

 ̶  C’est un sentiment très fort, répondis-je. On n’est plus soi-même. Tourné vers la mort, on est déjà mort ; et on accepte bien d’être étouffé. C’est un sentiment total, qui implique tout notre être, et définitif. On attend de mourir. L’angoisse, ce n’est que ça : savoir que le moment de mourir est arrivé.

        

 ̶  Ça me donne envie de vomir. J’en ai la chair de poule.

        

 ̶  Moi, ça me donne envie de ne plus rien dire, et de fermer les yeux, pour toujours. Alors que je voudrais hurler. »

        

On parla ainsi pendant plusieurs minutes, sous l’attention du grand-père, qui remuait la bouche, sans produire le moindre son, alors que nos voix résonnaient dans toute la caverne. Nous ne savions plus qui disait quoi. Les phrases auraient pu m’appartenir aussi bien qu’à Fernando, à n’importe lequel de nous deux, ou de nous trois, peut-être. Je suis même sûr qu’à plusieurs reprises l’un de nous répéta mot pour mot ce que l’autre avait dit, puis inversement ; comme s’il n’y avait eu qu’une seule personne.

        

Des pierres s’entrechoquèrent, dans un éboulement, roulant les unes sur les autres. Plusieurs cyclopes s’élevèrent, juste à cinq ou six mètres, sur notre gauche, de derrière un gros rocher. Ils se levaient, peu à peu, ayant creusé un tunnel. À droite aussi, des pierres bougèrent, s’enfoncèrent dans le sol, d’où surgirent alors des bras, puis les corps de nombreux cyclopes. Ils se multipliaient, se dégageant, rampant, se hissant, dans chaque recoin. La lampe fut percutée, déplacée, son faisceau tournoyant dans tous les sens. À l’entrée aussi, on les entendait, avancer vers nous. Le grand-père n’y prêtait pas attention. Il nous fixait, semblant vouloir qu’on s’enfuie. Un cyclope attrapa Fernando par le bras et le renversa sur le sol. Ils se jetèrent de suite à quatre sur lui, puis à cinq, et le mordirent, en le maintenant plaqué au sol, le dévorèrent, lui arrachèrent des membres. Sa tête, extirpée, resta par terre, comme une fleur, qu’ils emportèrent. Moi, je courus, de toutes mes forces, esquivant cette soudaine meute de créatures, toutes plus abominables, repoussantes, effroyables, les unes que les autres, pour m’enfuir.

 

        

C’est ainsi qu’il court vers sa mort, cet homme démuni, désespéré, sans rien voir ni savoir, errant. Il trébuche dans la nuit totale, la souffrance, la peur ; et tout ça n’est rien, comparé à ce qui l’attend : le point final, la somme de l’horreur, le gouffre infini de l’obscurité.

 

        

J’avais emporté la machette. Ainsi, tout en courant, je frappai des cyclopes : ceux qui s’interposaient, ou se rapprochaient trop. Sortant de la caverne, je sentis à nouveau le contact de la terre. Il n’y avait rien que la nuit. La lampe était restée dans la caverne. Des cyclopes me pourchassaient, encore. J’en distinguais à peine l’affreuse silhouette titubante. Les atteindre au centre du visage, en plein œil, était ce qu’ils craignaient le plus. Il s’agissait d’un coup facile à porter. Je courais, et m’enfouis dans le bois. Les arbres, forcément là, restaient impossibles à discerner. Seuls leurs sommets contrastaient avec le ciel, à peine moins sombre. Je courais, les bras tendus, pour éviter les obstacles. Les cyclopes se manifestaient par un léger grognement et leurs grincements de dents. Je brandissais la machette autour de moi, mes pieds s’enfonçant légèrement dans le sol, boueux, humide. Peu à peu, ma vue s’adapta à cette nuit, complète, dans laquelle je me perdais, distinguant à peine les troncs, pour les contourner. Je gardais un bras tendu, et, de l’autre, tranchais tout. Plusieurs fois, je heurtai l’écorce d’un arbre, ou frappai des branches, par erreur. Je courais, sentant le danger : les cyclopes, derrière moi, sortant du sol, à mes côtés, essayant de me devancer. Et je les découpai, chassant leurs membres, un bras, une main, qui me frôlaient, ou tombaient à mes pieds. L’un d’eux surgit tout à coup de derrière un arbre. Je lui enfonçai mon arme au centre du visage, puis la retirai, toujours en courant. Je m’échappai, fuyant, droit devant moi, accélérant toujours, me cognant contre les arbres, trébuchant sur des racines. Pendant que quelques-unes de ces créatures voulaient m’agripper, j’en voyais arriver d’immenses vagues entières, s’élevant dans le ciel avec leurs globes blanchâtres, me surplombant, par milliers, puis me recouvrant, jusqu’à me fondre dessus telle une grêle de revenants. Le cahier, calé dans mon pantalon, sous ma ceinture, tomba. Mes notes étaient perdues. Je ne savais plus si les cyclopes étaient issus du sommeil qui m’envahissait, me soumettant à des cauchemars, ou s’ils étaient vrais. Dans tous les cas, je les abattais, et courais. Courais. À plusieurs reprises je sentis sous mes pieds des insectes, longs et visqueux, comme de gros mille-pattes, que j’écrasais. Il y en eut beaucoup, parmi les pierres, et dans les herbes. Ma fuite put prendre une heure, ou deux, probablement plus. L’effroi et le désespoir me poussaient à retarder ce que je savais être inéluctable, comme dans un dernier réflexe, insensé, mais naturel, que je poussais à ses ultimes limites. Je courais parce que je n’avais toujours fait que ça, courir, sans savoir où j’allais. Je courais. Soudainement, tout fût plus dégagé. Il n’y eut plus d’arbres. Je me retrouvais dans un lieu plat, ouvert, étendu, comme une plaine. Au loin, rien non plus. Il ne me restait qu’à poursuivre, dans ce vide, le plus vite possible. Les cyclopes auraient du mal à m’y surprendre. Une voix s’éleva de ma machette : « Ne va plus nulle part. » Je lui demandai de se taire. Mes pieds glissaient sur le sol, comme dans de la boue, mais je n’entendais pas d’eau couler. Je chutai, me relevai, et repris ma course. Tout en me relevant, mes mains avaient bien senti de l’humidité, de l’eau. Ce devait être un marais.

        

Je compris alors où j’étais, sans aucun doute : dans le marécage des disparitions ; cet endroit au cœur du malheur de Guendati ; ce lieu, pour lequel j’étais revenu.

        

C’était là. Il brillait d’un reflet argenté au milieu de l’obscurité profonde. J’avançais dessus. De l’eau m’entra dans les chaussures. Courir demandait davantage d’efforts. C’est difficilement que je relevais à chaque fois les pieds, m’embourbant dans la vase. J’en perdais l’équilibre. Devenant plus lents, un cyclope aurait facilement pu m’attraper les jambes, ou me surprendre, d’un bond. Je continuai pourtant à essayer de courir, me trouvant probablement vers le centre du marécage. L’eau restait au niveau de mes chevilles. La terre se ramollit encore sous mes pieds, sous mon poids, me laissant passer à travers elle. Alors je m’enfonçai, soudainement avalé par la vase, la transperçant, comme une légère couche de sable, humide, et tombai dans une galerie. Plusieurs litres de boue me recouvrirent le crâne depuis l’orifice formé par ma chute. Je n’y voyais plus rien, alors que de la boue continuait de se déverser, de dégouliner, et que j’avais perdu la machette. Je parvins quand même progressivement à distinguer des formes. Un cri dément, assourdissant, s’éleva du fond de la galerie. J’allais mourir. Je me rappelai de l’homme-écureuil. C’est lui qui avait hurlé ; cet horrible monstre. Il m’attraperait ; et je ne le verrais même pas, dans l’obscurité. Ce qui était encore pire, car je n’en gardais que le souvenir, et que ce souvenir était celui d’une frayeur insoutenable, d’une peur paralysante et mortelle, ancrée au plus profond de mon être. Au moment où il me saisirait je n’aurais donc que cet hideux souvenir, dépassant les limites de ce que l’horreur, dans mon esprit, peut avoir de supportable. Il m’attraperait. Je m’enfuis, sans savoir d’où était venu ce cri. Je fuis, vers ma mort. Plusieurs silhouettes m’apparurent. C’étaient des hommes, à l’envers, plantés dans le sol. Je n’apercevais que leur torse, leurs bras, ballants, la forme de leurs têtes. Ils bougeaient, se balançaient. Ce devait être ces hommes que j’avais vus, plantés dans le sol, les jambes immobiles à la surface de la terre, du fait de règlements de comptes entre truands. « Pourquoi m’écrases-tu ? » me demanda l’un d’eux. Je les évitai. Des pas semblaient se rapprocher, derrière moi. Je pris une impulsion pour courir encore plus vite, m’échapper. La terre s’affaissa alors à nouveau, formant un creux, sous mon poids, et se brisant. J’atterris dans une autre galerie, cette fois complètement obscure. Le choc me fit à nouveau traverser le sol. Dans la nuit totale, je ne sentais que la terre, s’effondrant, sous mon corps, m’enfonçant, d’une galerie à une autre, puis à une autre, sans que j’aie mal. Le sol, se brisant sous mon poids, et m’enfonçant, m’engouffrant, d’une galerie à une autre, puis à une autre. La terre, humide, malléable, se laissait traverser, mollement. J’arrivai ainsi sur une étendue plus consistante, sèche. Un sol comme celui se trouvant normalement à la surface. Mes yeux furent impressionnés par la vive lumière rouge de cet endroit. Ce n’était pas une galerie. Il s’agissait d’un vaste espace, plat, très bas, telle une grande salle, avec des piliers, en bois, pourris, rougissant çà et là sous la lumière dégagée par du feu, à même le sol. Et je n’étais pas seul. Des femmes. Elles me regardaient. Elles n’étaient pas encore des cyclopes, mais déjà des monstres. Leurs visages s’étaient déformés ; l’œil central commençant à se dessiner au-dessus de leurs longs cous tordus. Elles me regardaient, en criant, énervées. Elles étaient nues. Leur activité se poursuivait, sans qu’elles s’approchent de moi ; alors que je pensais qu’elles m’attaqueraient immédiatement. Ce travail consistait à s’agenouiller, pour attraper de longues chenilles noires, de cinquante centimètres à un mètre, parfois plus, pour les dévorer. Il s’agissait de ces insectes, à l’origine des cauchemars. Je les avais sentis, entendus, récemment, mais pas encore vus. Ceux-ci étaient visibles. Des torches, placées entre des pierres, illuminaient cette immense pièce. Le sol grouillait de scorpions et de veuves noires. Ces femmes mangeaient, déchiquetaient, ingurgitaient des insectes cauchemars. Certaines d’entre-elles les écrasaient avec des pierres pour les avaler sous forme de pâte gluante. C’est certainement parce que je restais immobile qu’elles ne ressentaient pas le besoin de s’en prendre à moi. Elles se rassasiaient de ces grosses chenilles recouvertes d’épais poils noirs et se déplaçant sur des milliers de pattes aussi fines que des cheveux ; ces chenilles avec, à une extrémité, plusieurs points rouges, qui devaient constituer la tête, et à l’autre, un dard, comme moyen de défense. Voilà l’origine des dérèglements de Guendati, de l’attraction des cauchemars, de l’influence néfaste de cet endroit, et de l’apparition des cyclopes. Certains des premiers captifs des marécages avaient découvert les insectes-cauchemars, et en avaient mangés, afin de survivre sous la terre. Tout avait commencé ainsi. Un des insectes-cauchemars me fit face, et me fixa, de ses yeux rouges, semblant ouvrir une petite bouche, écœurante, pleine d’épines, d’où sortirent des dents acérées. Plusieurs de ces créatures se retournèrent vers moi, menaçantes, pour me piquer, ou me mordre. Les femmes aussi me regardaient, pleines de haine. Cela ne venait pas de ma présence, qui ne semblait même pas les surprendre, mais de la colère que révélaient leurs visages et toute leur attitude. Elles n’étaient pas capables d’autre chose que d’avoir peur, et de tout vouloir détruire.

        

À une trentaine de mètres, à ma droite, dans cette longue et large pièce plate, toute en étendue, et se prolongeant à perte de vue, il y avait un espace sans personne ni rien d’autre qu’un feu de bois et un tronc d’arbre, d’environ deux mètres, devant servir de banc. Lentement, je me détournai des femmes et des insectes-cauchemars pour gagner cet espace, abandonné. Je marchais. La terre était sèche, et craquelée. Je m’assis sur le tronc, et regardai le feu, sur le point de s’éteindre. Personne ne m’avait suivi. Je contemplais les braises, les dernières flammes. Un contour de visage prit forme à côté du mien. Tout devint soudainement plus sombre. Le feu n’éclaira presque plus. À cinq mètres, partout autour, tout se fondit dans l’obscurité. Un visage, une forme ovale, était à côté de moi. Un trou sans fond, un morceau de néant, du vide, sur la noirceur absolue. C’est parce qu’il n’était qu’absence totale que je le distinguais, à peine, à lueur du feu s’achevant. C’était l’homme-nuit, celui qu’il faut écouter sans jamais le voir. Le voir, c’est mourir. Son insondable silhouette permettait de le reconnaître, dans cette étendue, dans la nuit presque complète. Je ne le regardai surtout pas. Il me parla. Sa voix était forte, mais sans ton particulier :

        

« J’ai des habiletés dont tu ne dois pas parler. Désormais je suis ton ombre : la part obscure qui te recouvre à jamais. Cette histoire, qui t’arrive actuellement, est déjà vieille. Ce n’est rien en comparaison avec certaines choses, que j’ai vues. Si tu es là, c’est de ton fait.

        

 ̶  Je ne sais pas pourquoi, répondis-je.

        

Une veuve noire, semblant être sortie du gouffre de l’homme-nuit glissa contre mes pieds. Il poursuivit :

        

 ̶  Depuis la disparition de Neichaïl tu penses que tout et tous sommes contre toi. Ce cauchemar, que tu étais censé ne pas raconter car il provoquerait ta mort, tu l’as raconté, à Fernando. C’est pour ça qu’il n’a pas survécu. Ce cauchemar, tu l’as même écrit. Tu ne sais pas résister au besoin de te raconter. 

        

Je me rendis compte que seul l’endroit où nous étions restait encore à peine éclairé.

        

L’homme-nuit continua :

        

 ̶  On vit en rêve. On vit dans des rêves. Des rêves qui permettent de corriger, la réalité. Finalement, on disparaît, on s’éloigne toujours plus de la vie. Mais toi, tu ramènes tout à tes cauchemars, et surtout au principal d’entre eux. Toute ta vie, et celle des autres, tourne autour de ces visions horribles. Tu n’es que cauchemars. Tu n’as vécu que pour ça. Et ainsi, en les donnant, tu te donnes toi-même ; tout ce que tu es. Tu meurs.

        

Le visage sombre cherchait mes yeux, et reprit, plus lentement :

        

 ̶  Pourquoi t’être ainsi torturé l’imagination ? À chercher une souffrance, une haine, dont tu n’avais pas besoin ?

        

 ̶  Parce que je suis cette souffrance, et cette haine.

        

 ̶  Pourquoi t’être ainsi torturé l’imagination ?

        

 ̶  Tous mes souvenirs sont ainsi. Pratiquement tous, ou tous. Je vis, ou plutôt essaye de vivre, comme ça, depuis toujours (j’attendis quelques secondes). Mais… oui. Peut-être qu’avec… Neichaïl… j’aurais pu être heureux. Peut-être.

        

 ̶  Tu n’aurais jamais dû l’entraîner dans tout ça. Ta souffrance : voilà l’insecte qui vous a atteint, ensemble. Ce cauchemar, enfoui, secret, il te suffisait de le comprendre, d’en tenir compte. À vouloir conter ton histoire, cette souffrance, ta désagrégation, tu t’es anéantit. Tu as tout détruit, et rejoint ce cauchemar : l’écriture, la solitude, l’abandon. En te trouvant, tu t’es perdu, pour de bon, et n’es plus rien. 

        

 ̶  Je ne sais pas très bien ce que je suis. Si la vie est un cauchemar ou si c’est moi, qui en suis un. C’est vrai. Je meurs. Je disparais, comme si je n’avais jamais existé. Plus jeune, je jouais à me cacher le visage, sous mes cheveux, ou bien je me cachais les yeux, avec les mains, pour disparaître, m’enfuir. Je ne suis rien, et je fais peur. Oui, fais-moi disparaître, s’il te plaît. Je t’en serais reconnaissant, tu sais. Me perdre ; disparaître. C’est ce que j’ai toujours voulu. Mais, est-ce que je m’en irai vraiment ? Tu dois me l’assurer, me le promettre. »  

        

Je me rendis alors compte que l’homme-nuit et moi étions au centre du dernier point de terre à peine visible. Tout autour, c’était l’obscurité totale. Une obscurité pas encore figée, définitive, mais qui bougeait, un peu, se déplaçait, laissant entrevoir des épines. Il s’agissait des insectes-cauchemars. Des milliers et des milliers d’entre eux nous entouraient, les uns sur les autres, collés, amassés. C’est leur noirceur qui donnait la parfaite impression d’une nuit, complète, et impénétrable. Nous étions encerclés par ces insectes, atrocement sombres, comme dans une dernière parcelle de terre subsistant au sein des ténèbres totales. Et ils se resserraient sur nous.

        

Je regardai le visage de l’homme-nuit, qui se tourna vers moi.

        

La nuit m’enveloppa.

        

Je disparus, sans avoir envie de poser aucune question, aussi sombre que lui, déjà sous terre.

        

Une voix s’éleva, tout doucement, profonde, féminine. C’était Neichaïl. Je ne compris pas très bien, puis saisis progressivement le sens de ses paroles. Elle me dit que c’était elle, ma feuille, ma seule et vieille amie, dont la présence, appréciée, et comprise, aurait pu me sauver de moi-même. Il aurait fallu que je change, que je fasse marche arrière. Sauf que je ne peux pas. Elle me dit que c’est elle qui aurait pu me récupérer, et pas le contraire. Mais qu’elle ne l’aurait jamais fait. Non. Je l’appelai. Je hurlai. Non. Elle était en colère.

        

C’est ce que je crois avoir entendu.

 

        

Je me vis, face à moi, tenant un petit enfant par les pieds, et le massacrant, contre des pierres. Ce petit enfant, c’était moi. Je le savais.

 

        

À Guendati, au cœur d’une petite maison, dans une chambre, sur le sol, une des boulettes de papier, dans son langage si particulier, raconte cette histoire. Cette histoire même.

 

        

Le marécage est toujours là.

 

        

Personne n’a jamais rien demandé à mon sujet.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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